Quentin Durward/Introduction 1

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Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 19p. 5-13).


INTRODUCTION
MISE EN TÊTE DE LA DERNIÈRE INTRODUCTION D’ÉDIMBOURG.




La scène de ce roman se trouve placée au xve siècle, à l’époque où le système féodal, sur lequel reposait la défense du pays, et l’esprit de chevalerie qui avait été l’âme de ce système, commençaient à être abandonnés par des hommes moins généreux qui concentraient leur félicité dans la possession de jouissances dont ils faisaient les objets constants de leurs vœux. Le même égoïsme s’était montré dans des temps plus anciens, mais c’était pour la première fois qu’on osait l’avouer et l’ériger en principe. L’esprit de chevalerie avait en lui-même cela de bon que, quelque outrées et bizarres que nous paraissent beaucoup de ses doctrines, elles étaient toutes fondées sur la générosité et sur l’abnégation de soi-même, qualités sans lesquelles il serait difficile de concevoir l’existence de la vertu sur la terre.

Parmi ceux qui se montrèrent les premiers à ridiculiser et à renier les principes d’abnégation de soi-même dans lesquels on élevait les jeunes chevaliers, se trouvait Louis XI, qu’on y avait formé avec tant de soin lui-même : c’était le chef de nos frondeurs du temps. Ce prince était d’un caractère si foncièrement égoïste, si étranger à tous sentiments, à tous desseins qui ne se rapportassent point à l’ambition, à l’avarice et aux désirs d’une satisfaction personnelle, qu’il semble jeté sur la terre comme un être malfaisant, destiné à corrompre dans leurs sources toutes les idées d’honneur. Il ne faut pas perdre de vue que Louis possédait à un haut degré cet esprit caustique et fin qui sait tourner en ridicule toute espèce d’action désintéressée : il avait les qualités requises pour jouer le rôle d’un homme froid et moqueur.

Sous ce point de vue, la conception de Goethe dans le caractère de Méphistophélès, esprit tentateur du singulier drame de Faust, me paraît plus heureuse que celle qui a été imaginée par Byron, et même que le Satan de Milton. Ces deux derniers grands écrivains ont donné au principe du mal quelque chose qui élève, ennoblit sa faiblesse : une résistance opiniâtre, invincible au Tout-Puissant lui-même, un mépris superbe de la souffrance comparée à la soumission, et tous ces points d’attraction dans l’auteur du mal, qui ont induit Burns et d’autres écrivains à le considérer comme le héros du Paradis perdu. Le grand poëte allemand, au contraire, a fait de son esprit tentateur un être qui, sans affecter aucune prétention, ne semble avoir existé que dans le dessein d’accroître, par ses discours persuasifs ou séduisants, la masse du mal moral, et qui par sa séduction réveille les passions endormies de l’homme qui est devenu l’objet des tentatives de l’esprit malin, passions dont le sommeil lui eût permis de mener une vie tranquille. Méphistophélès est, comme Louis XI, doué d’un esprit caustique et dénigrant, employé sans cesse à rabaisser et avilir toute action dont les conséquences ne conduisent pas d’une manière certaine et directe à la satisfaction de soi-même.

Il peut être permis à un auteur d’ouvrages de pur agrément d’être sérieux pour un moment, et de réprouver la politique de tout caractère, soit public, soit privé, qui en établit la base sur les principes de Machiavel ou sur la duplicité de Louis XI.

La grossière et vile superstition à laquelle ce prince était livré, au lieu d’atténuer ses cruautés, ses parjures et ses soupçons, ne les rendait que plus haïssables. Sa dévotion aux saints nombreux du paradis, auxquels il rendait une sorte de culte, ressemblait à la folle prodigalité d’un intendant subalterne qui tâche de cacher ou d’affaiblir l’odieux des malversations qu’il commet, par des présents à ceux qui sont chargés d’observer sa conduite, en même temps qu’il s’efforce de corrompre, par un système de déception bien suivi, les hommes les plus incorruptibles. Nous ne pouvons considérer autrement, soit la détermination que prit le roi Louis XI de donner à la Vierge Marie le titre de comtesse et le grade de colonel de ses gardes, soit l’artifice par lequel il n’accordait qu’à une ou deux formes particulières de serment une valeur qu’il refusait à toutes les autres, en cachant strictement sa pensée, forme de serment qu’il considérait véritablement comme obligatoire et comme un des plus précieux de ses mystères de gouvernement.

À un manque absolu de scrupule, ou bien peut-être de tout sentiment d’obligation morale, Louis XI joignait une grande fermeté naturelle, ainsi qu’une grande sagacité de caractère ; il s’était fait un système politique tellement raffiné, eu égard au temps où il vivait, que quelquefois il se dupait lui-même en s’efforçant d’accréditer les décisions que ce système lui avait fait adopter.

Sans doute il n’est pas de portrait si noir qu’il n’ait quelques ombres adoucies. Louis comprit les intérêts de la France, et les soutint avec constance, toutes les fois qu’il put les identifier avec les siens propres. Il préserva le pays de la crise dangereuse de la guerre qualifiée « guerre du bien public » ; il y réussit en rompant cette vaste et dangereuse alliance des grands vassaux de la couronne contre le souverain, entreprise dans laquelle un roi moins prudent et moins temporisateur, plus courageux, plus hardi et moins rusé que Louis XI, aurait probablement échoué. Il avait aussi quelques qualités personnelles qui n’étaient pas incompatibles avec son caractère public. Gai et spirituel en société, il savait caresser sa victime comme le chat, et la flatter encore au moment où il s’apprêtait à lui faire la plus profonde blessure ; personne aussi ne pouvait mieux soutenir et faire valoir la supériorité des raisons grossières et intéressées, par lesquelles il tâchait de suppléer à des motifs plus nobles que ses prédécesseurs eussent puisés dans un éminent esprit de chevalerie.

Dans le fait, ce système chevaleresque était déjà vieilli ; il avait eu même, dans son plus haut degré de perfection, quelque chose de si outré et de si fantastique dans ses principes, qu’il commençait à être tourné en ridicule comme d’autres vieilles modes, et à tomber en discrédit ; les armes de l’ironie pouvaient être employées contre lui sans exciter le dégoût et l’horreur, sentiments avec lesquels, à une époque plus reculée, eût été repoussée toute attaque de ce genre, comme une sorte de blasphème. Le xive siècle avait vu s’élever une secte d’esprits moqueurs qui prétendaient suppléer par d’autres ressources à celles de la chevalerie, et jeter le ridicule sur les principes extravagants et exclusif d’honneur et de vertu, que l’on traitait ouvertement d’absurdes, parce qu’en effet ils affectaient une perfection trop merveilleuse pour être pratiqués par des êtres fragiles. Si un jeune homme doué de sentiments élevés et ingénus se proposait de prendre exemple sur les principes d’honneur de son père, il était exposé aux railleries du monde, comme s’il se fût présenté sur le champ de bataille avec l’épée à deux tranchants de quelque bon vieux chevalier, arme ridicule par sa fabrication et sa forme antiques, quoique sa lame fût de bonne trempe et ses ornements d’un or pur.

C’est ainsi qu’en mettant de côté les principes de chevalerie, on y suppléait par des stimulants plus vulgaires. À la noble ardeur qui poussait tout homme à la défense de son pays, Louis XI substitua les efforts d’une soldatesque mercenaire toujours prête à se vendre, et persuada à ses sujets, parmi lesquels la classe mercantile commençait à faire quelque figure, qu’il valait mieux laisser à des mercenaires les risques et les travaux de la guerre, et aider la couronne à les payer, que de s’exposer eux-mêmes à des dangers pour la défense de leurs propres biens. Ce raisonnement persuada aisément les marchands. Toutefois le temps n’était pas encore venu où les propriétaires fonciers et les nobles furent également exclus des rangs de l’armée ; mais le despote Louis XI commençait à introduire ce système qui, imité et suivi par ses successeurs, finit par faire passer toutes les forces militaires de l’État dans les mains du monarque.

Ce prince était également porté à altérer les principes qui règlent ordinairement les relations des deux sexes. Les doctrines de la chevalerie avaient établi, du moins en théorie, un système d’après lequel la beauté était la divinité qui gouvernait et qui récompensait ; la valeur était son esclave : le chevalier puisait son courage dans un coup d’œil de sa belle, et donnait sa vie pour la plus légère faveur qu’il en obtenait. Il est vrai que ce système, ici comme en beaucoup d’autres circonstances, était poussé jusqu’à l’extravagance, et que le scandale s’y mêlait souvent. Ces cas étaient généralement ceux dont Burke fait mention, et dans lesquels les motifs de ces faiblesses en atténuent singulièrement la criminalité. D’après les habitudes de Louis XI, il en était tout autrement. Voluptueux vulgaire, ce prince cherchait le plaisir sans aucun sentiment délicat, et méprisait le sexe auquel il le demandait ; ses maîtresses étaient aussi peu dignes d’être comparées à Agnès Sorel, dont la conduite blâmable ne répondit point à l’élévation de son caractère, que Louis méritait peu lui-même d’être comparé à son père Charles VII, qui délivra la France du joug écrasant de l’Angleterre. En choisissant aussi ses favoris et ses ministres dans la classe infime du peuple, Louis montra le peu d’égard qu’il avait pour l’élévation du rang ou de la naissance ; et quoique, sous certains rapports ce choix fût excusable, méritoire même, lorsque la volonté du monarque élevait un talent obscur ou faisait ressortir le mérite modeste, il en était bien autrement lorsqu’il adoptait pour ses favoris des hommes tels que Tristan l’Ermite, le chef de la maréchaussée ou police. Il était dès lors évident qu’un tel prince ne pouvait plus être, comme plus tard François Ier se désignait lui-même avec tant de grâce, le premier gentilhomme de son royaume.

Il n’y avait dans les discours et les actions de Louis XI, soit en particulier, soit en public, rien qui pût lui faire pardonner une manière d’agir si peu conforme au caractère d’un homme d’honneur. Sa parole, témoignage le plus sacré des nobles sentiments, et dont la moindre violation imprime à celui qui s’en rend coupable une tache indélébile et est regardée comme un crime capital par le code de l’honneur, était par lui foulée aux pieds sans scrupule à la plus légère occasion, et souvent suivie de l’accomplissement des crimes les plus énormes. S’il transgressait sa propre foi jurée, il ne traitait pas avec plus de ménagement la foi publique. L’envoi qu’il fit au roi Édouard VI d’un domestique déguisé en héraut était, dans ces temps où les hérauts passaient pour les dépositaires sacrés de la foi nationale et publique, un trait audacieux dont peu de princes autres que Louis eussent voulu se rendre coupables.

En résumé, les mœurs, les sentiments et les actions de Louis XI étaient incompatibles avec les principes de chevalerie, et son esprit caustique était suffisamment disposé à ridiculiser un système fondé sur ce qu’il considérait comme la plus absurde de toutes les bases, puisqu’il consistait à consacrer son travail, ses talents et son temps à des objets dont, suivant la nature des choses, on ne pouvait tirer aucun avantage pour soi-même.

Il est plus que probable qu’en renonçant ainsi presque ouvertement aux liens de la religion, de l’honneur et de la morale, si puissants sur les autres hommes, Louis cherchait à obtenir de grands avantages dans ses négociations avec des gens qui pouvaient se regarder comme engagés, pendant que lui-même jouissait à cet égard d’une entière liberté. Il tressaillait sans doute en atteignant le bout de la carrière, comme le coureur qui s’est dégagé du poids sous lequel ses rivaux se trouvent encore embarrassés, et qui s’apprête à saisir le prix de la course. Mais la Providence semble se plaire à environner de quelques dangers ceux qui s’entourent ainsi de précautions. Un personnage placé dans une position élevée est d’autant plus coupable de manquer à sa parole qu’il est plus en évidence ; et les hommes en viennent enfin à compter, non pas sur ce que dit leur antagoniste, mais sur ce qu’il est dans le cas de faire. De là naît une méfiance qui tend à déjouer les intrigues d’un caractère sans foi, et qui lui est plus désavantageuse que s’il ne se fût pas affranchi des scrupules de la conscience. L’exemple de Louis XI fit naître le dégoût et la haine plutôt que le désir de l’imiter, parmi les autres peuples de l’Europe, et la fourberie dont il usa envers plusieurs de ses contemporains détermina les autres à se mettre sur leurs gardes. L’esprit de chevalerie, quoiqu’il eût déjà perdu beaucoup de sa force, survécut au règne de ce mauvais prince, qui s’efforça d’en ternir le lustre ; et long-temps après la mort de Louis XI il inspira le chevalier sans peur et sans reproche, ainsi que le galant monarque François Ier.

En effet, quoique le règne de Louis ait été, sous le point de vue politique, aussi prospère que lui-même avait pu le désirer, le spectacle de son agonie put servir de préservatif contre la séduction de son exemple. Jaloux de tout le monde, mais principalement de son fils, il s’enferma dans son château du Plessis, confiant exclusivement sa personne à la foi douteuse d’Écossais mercenaires. Ne sortant jamais de son appartement, n’y admettant personne, il fatiguait le ciel et les saints de prières, non pas pour le pardon de ses péchés, mais pour la prolongation de sa vie. D’une faiblesse d’esprit qui paraîtra sans doute incompatible avec son astucieuse finesse, il importunait ses médecins au point de se faire insulter et dépouiller par eux. Dans son extrême désir de vivre, il envoya chercher en Italie de soi-disant reliques et, ce qui est plus étonnant encore, un ignorant et stupide paysan, qui sans doute par fainéantise s’était enfermé dans une caverne et avait renoncé à manger de la viande, du poisson, des œufs et toute espèce de laitage. Cet homme, qui ne possédait pas la moindre teinture des lettres, Louis le reçut comme si c’eût été le pape lui-même, et fonda même deux monastères pour gagner ses bonnes grâces.

Au milieu de ses superstitions, quelle bizarrerie dans sa manière de considérer la santé corporelle et la félicité terrestre, qui semblaient être les seuls objets de ses vœux ! Quand on parlait de sa santé, il défendait sévèrement que l’on fît mention de ses péchés ; et un jour que, d’après son ordre, un prêtre récitait une prière à saint Eutrope, dans laquelle il implorait pour le roi la santé du corps et de l’âme, Louis lui ordonna de supprimer les deux derniers mots, disant qu’il n’était pas prudent d’importuner les bienheureux saints par deux demandes à la fois. Peut-être pensait-il qu’en se taisant sur ses crimes, il parviendrait à en soustraire la connaissance aux célestes patrons dont il invoquait l’assistance pour son corps.

Les tortures méritées qu’éprouva ce tyran à l’agonie furent si grandes, que Philippe de Comines établit une comparaison méthodique entre elles et les nombreuses cruautés infligées aux autres d’après ses ordres ; et les considérant toutes ensemble, il en vient à exprimer l’opinion que les tourments et l’agonie de Louis furent tels, qu’ils pouvaient compenser les crimes dont il était coupable, et qu’après avoir fait une bonne quarantaine en purgatoire, il pourrait trouver grâce dans les régions supérieures.

Fénélon a aussi déposé son témoignage contre ce prince, dont il a décrit le genre de vie et de gouvernement dans le passage si remarquable qui va suivre, et qui est tiré de son Télémaque :

« Pygmalion, tourmenté par une soif insatiable des richesses, se rend de plus en plus misérable et odieux à ses sujets. C’est un crime à Tyr que d’avoir de grands biens ; l’avarice le rend défiant, soupçonneux, cruel ; il persécute les riches, et il craint les pauvres.

« C’est un crime encore plus grand à Tyr d’avoir de la vertu ; car Pygmalion suppose que les bons ne peuvent souffrir ses injustices et ses infamies ; la vertu le condamne, il s’aigrit et s’irrite contre elle. Tout l’agite, l’inquiète, le ronge ; il a peur de son ombre ; il ne dort ni nuit ni jour ; les dieux, pour le confondre, l’accablent de trésors dont il n’ose jouir. Ce qu’il cherche pour être heureux est précisément ce qui l’empêche de l’être. Il regrette tout ce qu’il donne, et craint toujours de perdre ; il se tourmente pour gagner.

« On ne le voit presque jamais ; il est seul, triste, abattu, au fond de son palais ; ses amis même n’osent l’aborder, de peur de lui devenir suspects. Une garde terrible tient toujours des épées nues et des piques levées autour de sa maison. Trente chambres, qui communiquent les unes aux autres, et dont chacune a une porte de fer avec six gros verrous, sont le lieu où il se renferme ; on ne sait jamais dans laquelle de ces chambres il couche, et on assure qu’il ne couche jamais deux nuits de suite dans la même, de peur d’y être égorgé. Il ne connaît ni les doux plaisirs, ni l’amitié encore plus douce. Si on lui parle de chercher la joie, il sent qu’elle fuit loin de lui et qu’elle refuse d’entrer dans son cœur. Ses yeux creux sont pleins d’un feu âpre et farouche ; ils sont sans cesse errants de tous côtés ; il prête l’oreille au moindre bruit et se sent tout ému ; il est pâle, défait ; et les noirs soucis sont peints sur son visage toujours ridé. Il se tait, il soupire, il tire de son cœur de profonds gémissements, il ne peut cacher les remords qui déchirent ses entrailles. Les mets les plus exquis le dégoûtent ; ses enfants, loin d’être son espérance, sont le sujet de sa terreur : il en a fait ses plus dangereux ennemis. Il n’a eu toute sa vie aucun moment d’assuré : il ne se conserve qu’à force de répandre le sang de tous ceux qu’il craint. Insensé, qui ne voit pas que la cruauté à laquelle il se confie le fera périr ! Quelqu’un de ses domestiques, aussi défiant que lui, se hâtera de délivrer le monde de ce monstre. »

Le spectacle instructif, mais triste, des souffrances de ce tyran se termina enfin par la mort, le 30 août 1485.

Le choix de ce personnage pour en faire le caractère principal du roman, car on comprendra aisément que la petite intrigue d’amour de Quentin n’est employée que comme moyen de faire ressortir l’histoire, présentait de grandes facilités à l’auteur. L’Europe entière était, au xve siècle, tourmentée par des dissensions provenant de causes si diverses, qu’il eût presque fallu au lecteur anglais une dissertation pour le préparer à admettre la possibilité des scènes étranges auxquelles il allait être initié.

Du temps de Louis XI, l’Europe était en proie à de violentes commotions. Le court et brillant ascendant de la maison d’York terminait en apparence plutôt qu’en réalité les guerres civiles de l’Angleterre. La Suisse affermissait cette liberté que plus tard elle défendit si vaillamment. En Allemagne et en France, les grands vassaux de la couronne s’efforçaient d’échapper à son contrôle, tandis que Charles de Bourgogne par la violence, et Louis XI par la ruse et par des moyens indirects, travaillaient à les soumettre au joug de leurs souverains respectifs. D’une main Louis domptait ses vassaux rebelles, tandis que de l’autre il aidait et encourageait secrètement les grandes villes commerçantes de Flandre à se révolter contre le duc de Bourgogne, ce à quoi leurs richesses et leur animosité les disposaient naturellement. Dans les districts forestiers de la Flandre, le duc de Gueldre et Guillaume de La Marck, surnommé à cause de sa férocité le Sanglier des Ardennes, renonçant au noble caractère de chevaliers et de gentilshommes, exerçaient les violences et les brutalités de vulgaires bandits.

Mille machinations secrètes se tramaient dans les différentes provinces de Flandre et de France ; de nombreux émissaires, secrètement envoyés par l’infatigable Louis, bohémiens, pèlerins, mendiants, ou agents déguisés comme tels, semaient partout le mécontentement que sa politique était intéressée à entretenir dans les possessions du duc de Bourgogne.

Au milieu d’une si grande abondance de matériaux il était difficile de choisir ceux qui pouvaient être les plus convenables et les plus intéressants pour le lecteur ; l’auteur a eu à regretter que, bien qu’il eût fait un ample usage du pouvoir de s’écarter de la réalité historique, il n’ait pu donner à son histoire une forme plus agréable, plus serrée et plus claire tout ensemble. La principale source de l’intrigue est celle que les personnes même qui connaissent le moins le système féodal peuvent aisément comprendre, bien que les faits soient absolument fictifs. Le droit d’un supérieur féodal n’avait rien de plus universellement reconnu que celui d’intervenir dans le mariage d’une vassale. Ceci peut impliquer contradiction avec la loi civile et la loi canonique, qui déclarent que le mariage sera libre, tandis que la jurisprudence féodale ou municipale, dans le cas où un fief passe à une femme, reconnaît que le suzerain a intérêt de dicter à la femme le choix de son futur mari. Telle est la conséquence du principe que le suzerain est le donateur originel du fief, et qu’il est toujours intéressé à ce que le mariage d’une vassale n’ait pas lieu avec un ennemi du seigneur lige. D’un autre côté, on pourrait raisonnablement soutenir que ce droit de dicter à une vassale le choix de son époux appartient seulement au suzerain des mains duquel le fief dérive primitivement. Il n’est donc point absolument impossible qu’une vassale du duc de Bourgogne se mette sous la protection du roi de France, dont ce prince lui-même était vassal ; on peut aussi raisonnablement supposer que Louis, si peu scrupuleux, ait pu former le dessein de trahir la fugitive en lui faisant contracter une alliance qu’il aurait jugée ne pas convenir, peut-être même présenter quelque danger à son formidable parent et vassal de Bourgogne.

Je puis ajouter que Quentin Durward, qui a obtenu en Angleterre une popularité plus grande qu’aucun de ses prédécesseurs, a également joui d’un succès inespéré sur le continent, où les allusions historiques ont éveillé un plus grand nombre d’idées familières aux habitants du pays où la scène de ce roman est placée.


Abbotsford, le 1er décembre 1831.