Questions sur les miracles/Édition Garnier/15

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Œuvres complètes de VoltaireGarniertome 25 (p. 425-428).
QUINZIÈME LETTRE.
de m. de montmolin, prêtre, à m. needham, prêtre[1].
À Boveresse, 24 décembre, l’an du salut 1765.

Monsieur,

Rapport que « je suis d’un caractère très-respectable[2] », étant prédicant de Travers et de Boveresse, a bovibus[3], qui sont des armes parlantes, je vous fais ces lignes pour vous dire que, malgré l’opposition de nos deux sectes, la conformité de notre style m’autorise à user avec vous de la loi du talion.

Vous êtes prêtre papiste, je suis prêtre calviniste ; vous m’avez ennuyé, et je vais vous le rendre.

Je vous dirai donc, monsieur, que Jean-Jacques ayant fait des miracles à Neufchâtel, je procédai bravement à l’excommunier ; mais comme M. Jean-Jacques a un goût extrême pour la communion, il voulut absolument en tâter.

Il avait d’abord communié dans la ville de Genève, où vous êtes, sous les deux espèces du pain levé ; ensuite il alla communier, avec du pain azyme, sans boire, chez les Savoyards, qui sont tous de profonds théologiens ; puis il revint à Genève communier avec pain et vin, puis il alla en France où il eut le malheur de ne point communier du tout, et il fut près de mourir d’inanition. Enfin il me demanda la sainte cène, ou souper du matin, d’une manière si pressante que je pris le parti de lui jeter des pierres pour l’écarter de ma table ; il avait beau me dire, comme le diable dans l’Évangile : « Mon cher monsieur de Montmolin, dites que ces pierres se changent en pains[4] ; » je lui répondis : « Méchant, souviens-toi que Jéhovah fit pleuvoir des pierres sur les Amorrhéens[5] dans le chemin de Bethoron, et les tua tous avant d’arrêter le soleil et la lune pour les retuer, et David tua Goliath à coups de pierres, et les petits garçons et les petites filles jetaient des pierres à Diogène, et tu en auras ta part. » Ainsi dit, ainsi fait ; je le fis lapider par tous les petits garçons du village, comme M. Covelle et Mlle Ferbot vous l’ont conté.

Des impies, dont le nombre se multiplie tous les jours, ont écrit que je gardais les manteaux[6] comme Paul l’apôtre[7]. Voyez la malice ! il est prouvé qu’il n’y a d’autre manteau que le mien à Boveresse et chez les gens de Travers. Ce manteau n’est pas assurément celui d’Elisée[8], car il avait un esprit double ; et vous et moi, monsieur, nous en avons un très-simple. Je ne voulus pas, après cet exploit, commander au soleil de s’arrêter sur la vallée de Travers, et à la lune sur Boveresse, parce qu’il était nuit, et qu’il n’y avait point de lune ce jour-là.

Or vous saurez, monsieur, que Jean-Jacques ayant été lapidé, M. du Peyrou[9] citoyen de Neufchâtel, a jeté des pierres dans mon jardin ; il s’est avisé d’écrire que la lapidation n’est plus en usage dans la nouvelle loi, que cette cérémonie n’a été connue que des Juifs, et que par conséquent j’ai eu tort, moi, prêtre de la loi nouvelle, de faire jeter des pierres à Jean-Jacques, qui est de la loi naturelle. Figurez-vous, monsieur, vous qui êtes un bon philosophe, combien ce raisonnement est ridicule.

M. du Peyrou a été élevé en Amérique ; vous voyez bien qu’il ne peut être instruit des usages de l’Europe. Je compte bien le faire lapider lui-même à la première occasion, pour lui apprendre son catéchisme. Je vous prie de me mander si la lapidation n’est pas très-commune en Irlande, car je ne veux rien faire sans avoir de grandes autorités.

Il n’est pas, monsieur, que vous n’ayez jeté quelques pierres en votre vie à des mécréants, quand vous en avez rencontré ; mandez-moi, je vous prie, ce qui en est arrivé, et si cela les a convertis.

Je me suis fait donner une déclaration par mon troupeau, comme quoi j’étais honnête homme. Mais au diable, si on a dit un mot de pierres, ni de cailloux dans cette attestation de vie et de mœurs : cela me fait une vraie peine, et est pour moi une pierre de scandale[10] : car enfin, monsieur, l’Église de Jésus-Christ est fondée sur la pierre[11] ; ce n’est que parce que Simon Barjone était surnommé Pierre, que les papes ont chassé autrefois un empereur de Rome à coups de pierres ; pour moi, je suis tout pétrifié, depuis qu’on m’a pris à partie, et qu’on m’a forcé d’écrire des lettres qui sont la pierre de touche de mon génie.

Je sais qu’il est dit dans la Genèse[12] que Deucalion et Pyrrha firent des enfants en se troussant et en jetant des pierres entre leurs jambes, et que j’aurais pu m’excuser en citant ce passage de l’Écriture ; mais on m’a répondu que quand M. Jean-Jacques et sa servante se troussent, ils n’en usent point ainsi, et que je ne gagnerais rien à cette évasion.

On m’a dit que depuis ce temps-là Jean-Jacques a ramassé toutes les pierres qu’il a rencontrées dans son chemin pour les jeter au nez des magistrats de Genève ; mais, par les dernières lettres, j’apprends que ces pierres se changeront en pelotes de neige, et que tout s’adoucira par la haute prudence du petit et grand conseil, des citoyens et bourgeois.

S’il y a quelque chose de nouveau sur les anguilles et sur les miracles, je vous prie de m’en faire part.

On dit qu’on commence à penser dans les rues hautes et dans les rues basses ; cela me fait frissonner : nous autres prêtres, nous n’aimons pas que l’on pense ; malheur aux esprits qui s’éclairent ! honneur et gloire aux pauvres d’esprit ! Réunissons-nous tous deux, monsieur, contre tous ceux qui font usage de leur raison ; après quoi nous nous battrons pour les absurdités réciproques qui nous divisent.

Tâchez d’observer avec votre microscope l’étoile des trois rois qui va paraître[13] ; j’observerai de mon côté : je baise les mains au bœuf et à l’âne. Soyez toujours la pierre angulaire de l’Église d’Irlande, comme moi de Boveresse.

Je suis le plus particulièrement du monde,

Monsieur,
Votre très-humble et très-obéissant
serviteur,
MONTMOLIN.

  1. Cette lettre était la dix-neuvième dans toutes les éditions antérieures à celles de Kehl. Si je ne la remets pas à sa première place, c’est dans la crainte de rendre faux quelque renvoi. (B.)
  2. Page 5 de l’information présentée au public par le professeur de Montmolin. (Note de Voltaire.)
  3. Ce prétendu ablatif pluriel de bos était une malicieuse facétie de Voltaire, qui voulait faire passer Montmolin pour un latiniste de travers. (Cl.)
  4. Matth., IV, 3 ; Luc, iv, 3.
  5. Josué, X, 11, 12.
  6. Voyez page 423.
  7. Actes, vii, 57.
  8. IV. Rois, ii, 9.
  9. Pierre-Alexandre du Peyrou, Américain, mais devenu bourgeois de Neufchâtel où il mourut en 1794, était un des plus sincères amis du sublime et défiant Rousseau. (Cl.)
  10. Aux Rom., ix, 33 ; Isaie, viii, 14.
  11. Matth., xvi, 18.
  12. Ce mot désigne ici les Métamorphoses d’Ovide.
  13. Ceci semble indiquer que cette lettre, qui, comme je l’ai dit, parut la dix-neuvième, fut écrite vers le 25 décembre. (B.)