Questions sur les miracles/Édition Garnier/20

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Œuvres complètes de VoltaireGarniertome 25 (p. 446-449).

VINGTIÈME LETTRE.
de m. beaudinet à mademoiselle ferbot.

Mademoiselle,

S’il est vrai que vous vous soyez prise de goût pour l’agréable M. Needham, comme le bruit en est grand dans toute la Suisse, et par conséquent dans tout l’univers, vous vous intéresserez vivement au triste événement qu’il a essuyé, et que je vais vous raconter avec ma candeur ordinaire.

Vous savez que M. Needham, prêtre papiste, était allé en Souabe, chez Leurs Excellences M. le comte et Mme la comtesse de Hiss-Priest-Craft, dans l’espérance de les attirer à sa secte. Il passa imprudemment, et pour son malheur, par la ville de Neufchâtel. Le bruit se répandit aussitôt qu’un jésuite déguisé était arrivé parmi nous ; le consistoire s’assembla. Le modérateur avertit la compagnie que ce jésuite avait répandu à Genève plusieurs écrits scandaleux, comme parodies, notes théologiques, etc., que personne ne connaissait, dans lesquels écrits il osait avancer qu’il y a nombre d’erreurs de copistes dans les saintes Écritures.

Monsieur le modérateur fit habilement remarquer qu’en retranchant le mot de copiste il en résultait, selon le sieur Needham, que les saintes Écritures sont pleines d’erreurs. Il dénonça aussi plusieurs propositions téméraires, malsonnantes, offensives des oreilles pieuses, hérétiques, sentant l’hérésie.

Le consistoire, vivement alarmé, somma Needham de comparaître. Je fus présent à l’interrogatoire.

On lui demanda d’abord s’il était prêtre papiste. Il avoua hardiment qu’il l’était, qu’il célébrait sa synaxe tous les dimanches, qu’il faisait l’hocus pocus avec une dextérité merveilleuse ; il se vanta de faire Théon, et même des milliers de Théoi : de quoi toute l’assemblée frémit.

Monsieur le modérateur l’adjura, au nom du Dieu vivant, de dire nettement et sans équivoque s’il était jésuite ou non. À ce mot d’équivoque il pâlit, il rougit, il se recueillit un moment, et répondit en balbutiant : « Je ne suis pas ce que vous croyez que je suis. » Malheureusement, en disant ces paroles, il laissa tomber de sa poche une lettre du général de Rome, dont l’adresse était : « Al reverendo, reverendo padre Needham, délia Società di Giesù. » Étant ainsi convaincu d’avoir menti au Saint-Esprit et au consistoire, il fut envoyé en prison. On continua le lendemain son interrogatoire, dont voici le précis :

Enquis s’il avait dit que la généalogie qui se trouve dans Matthieu est contraire à celle qui est dans Luc, a répondu que oui, et que c’était là le miracle. Enquis comment il accordait ces deux généalogies, a dit qu’il n’en savait rien.

Enquis s’il avait dit méchamment et proditoirement que, selon Matthieu, la sainte famille s’était enfuie en Égypte, et que, selon Luc, elle ne bougea de Bethléem, jusqu’à ce qu’elle alla à Nazareth en Galilée, a répondu qu’il l’avait dit ainsi.

Et sur ce qu’on lui demanda comment on conciliait ces contrariétés apparentes, il répondit que par Nazareth il fallait entendre l’Égypte, et par l’Égypte Nazareth.

Enquis pourquoi il avait écrit que, selon Jean, notre divin Sauveur avait vécu trois ans trois mois depuis son baptême, et que, selon les autres, il n’avait vécu que trois mois, a répondu qu’il fallait prendre trois mois pour trois ans.

Interrogé comment il avait expliqué l’apparition et l’ascension en Galilée selon Matthieu, et selon Luc à Jérusalem et en Béthanie, a répondu que ce n’était pas une chose importante, et qu’on peut fort bien monter au ciel de deux endroits à la fois.

À lui remontré qu’il était un imbécile, a répondu qu’il était qualifié pour la théologie ; sur quoi monsieur le modérateur lui repartit fort pertinemment : « Maître Needham, bien est-il vrai que théologiens sont parfois gens absurdes ; mais on peut raisonner comme un coq d’Inde, et se conduire avec prudence de serpent[1]. »

Je vous épargne, mademoiselle, le grand nombre de questions qu’on lui fit, et que vous entendriez aussi peu que toutes les saintes femmes de votre caractère.

Quand il eut signé son interrogatoire, on procéda au jugement. Il fut condamné tout d’une voix à faire amende honorable, une anguille à la main, et ensuite à être lapié hors la porte de la ville, selon la coutume.

Comme on lui lisait sa sentence, arriva M. du Peyrou, homme de bien, qui, n’étant pas prêtre, fait beaucoup de bonnes œuvres. Il représenta au consistoire que la sentence était un peu rude, que M. Needham était étranger, et qu’une justice si sévère pourrait empêcher désormais les Anglais de venir dans la belle ville de Neufchâtel. Le consistoire soutint la légitimité de sa sentence par plusieurs saints exemples : il représenta que les Chananéens étaient étrangers aux Israélites, et que cependant ils furent tous mis à mort ; que le roi Églon était étranger au pieux Aod, et que cependant Aod lui enfonça dans le ventre un grand couteau avec le manche ; que Michel Servet, étant Espagnol, était étranger à Jehan Chauvin, né en Picardie, et que cependant Jehan Chauvin le fit brûler pour l’amour de Dieu, avec des fagots verts, afin de savourer le doux plaisir de lui voir expier ses péchés plus longtemps, ce qui est un vrai passe-temps de prêtre.

Ces raisons étaient fortes, elles n’ébranlèrent pourtant pas M. du Peyrou. Il trouva une ancienne loi [illisible] du temps de la duchesse de Longueville, par laquelle il n’est légal au consistoire de lapider personne sans la permission du gouverneur. Malheureusement le gouverneur n’y était pas ; on eut recours à monsieur son lieutenant ; on lui expliqua l’affaire. Le consistoire prétendait que la loi en question n’était que de calvinistes à calvinistes, non pas de calvinistes à papistes ; il ajoutait, avec assez de vraisemblance, qu’on doit y regarder de près quand il s’agit de lapider un homme de notre secte, mais que pour un homme d’une secte différente, il n’y a aucune difficulté ; qu’il était expédient que quelqu’un mourût pour le peuple[2], et qu’on était trop heureux que le sort tombât sur un jésuite. « Oh bien ! dit le lieutenant lapidez-le donc ; mais que ce soit le plus absurde de vous tous qui jette la première pierre. »

À ces mots, ces messieurs se regardèrent tous avec un air de politesse qui me charma. Chacun voulait céder la place d’honneur à son confrère : l’un disait : « Monsieur le modérateur, c’est à vous de commencer » ; l’autre : « Monsieur le professeur en théologie, l’honneur vous appartient ; » les prédicants de la campagne déféraient pour la première fois aux prédicants de la ville, et ceux-ci aux pasteurs de la campagne.

Pendant ces compliments, M. du Peyrou fit évader le patient ; vous le reverrez bientôt. Ne m’oubliez pas, je vous prie, quand vous souperez entre lui et M. Covelle, mon bon ami.

J’ai l’honneur d’être avec respect,

Mademoiselle,
Votre très-humble et très-obéissant
serviteur,
BEAUDINET.

N. B. J’apprends, mademoiselle, que vous renoncez à M. Covelle, le digne appui du calvinisme, et à M. Needham, le digne pilier du papisme on dit que vous épousez un jeune homme fort riche et de beaucoup d’esprit. Je vous prie de me mander de quelle religion il est : cela est très-important[3].

  1. Matthieu, x, 16.
  2. Expedit unum hominem mori pro populo. (Jean, xv :. 14.)
  3. C’était après ce N. B. que, dans les éditions de 1765 et 1767, était en entier le Projet de notes instructives, dont on a vu un extrait (page 437) ; et à la suite du Projet se trouvait, sur le titre de Dissertation sur les miracles, par M. J.-J. Rousseau, un long passage de la troisième des Lettres écrites de la montagne. Une seule note, ajoutée par Voltaire, était ainsi conçue :

    « Tous ces raisonnements de Jean-Jacques sont pitoyables : car, si l’Évangile est divin, il faut écrire ce qu’il rapporte sans disputer. La question se réduit donc à savoir si l’on a des preuves de la divinité de l’Évangile, et si on peut examiner son authenticité par les règles de la critique ordinaire. (Note de M. le professeur Robinet.)

    Après la Dissertation venait la Conclusion qui suit. (B.)