Questions sur les miracles/Édition Garnier/19

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Œuvres complètes de VoltaireGarniertome 25 (p. 441-446).
DIX-NEUVIÈME LETTRE.
de m. covelle à m. needham le prêtre.

Vous savez, monsieur, que, dans le dernier souper que nous fîmes ensemble avec Mlle  Ferbot, je vous avertis qu’on vous accusait de quelques petites impiétés. Je suis fâché que vous donniez sur vous cette prise ; je vais bientôt me faire prêtre, comme M. Beaudinet me l’a conseillé. Vous sentez bien qu’alors mon premier devoir sera de vous poursuivre. Épargnez-moi ce chagrin ; et si vous avez le malheur de n’être pas orthodoxe, c’est-à-dire si vous n’êtes pas de mon avis, n’offensez pas au moins les oreilles pieuses par des expressions libertines.

Comment a-t-il pu vous échapper, monsieur, de dire qu’il y a des fautes de copiste dans le Pentateuque[1] ? C’est parler contre votre conscience, c’est justifier l’opinion où est tout l’univers que vous êtes jésuite. Vous sentez bien qu’un livre divinement inspiré a dû être divinement copié. Si vous avouez que les scribes ont fait vingt fautes, vous avouez qu’ils en ont pu faire vingt mille. Vous donnez à entendre que l’esprit divin abandonna ce livre sacré aux erreurs des hommes ; par conséquent vous le soumettez à la critique comme les livres ordinaires ; ce n’est plus, selon vous, un ouvrage respectable ; vous détruisez le fondement de notre foi.

Croyez-moi, monsieur ; qui veut la fin veut les moyens. Si Dieu a parlé dans ce livre, il n’a pas souffert qu’aucun homme pût le faire parler autrement qu’il ne s’est exprimé.

Vous traitez ceux qui examinent l’Ancien Testament de « don Quichottes qui se battent contre des moulins à vent[2] ». Ah ! monsieur, l’Écriture sainte un moulin à vent ! quelle comparaison ! quelle expression ! Mlle  Ferbot, qui est fille d’un meunier, et qui s’intéresse vivement aux moulins et à la vérité, en a été toute scandalisée. De plus, mon cher Needham, de quoi vous mêlez-vous ? On vous l’a déjà dit ; ne voyez-vous pas que tout ceci est une querelle politique entre Jean-Jacques Rousseau, M.  Beaudinet, et moi, d’une part, et le consistoire de Neufchâtel, de l’autre ? Au lieu d’apaiser cette querelle, vous attaquez la chronologie de la Bible. Voici ce que vous dites dans votre brochure :

« La Vulgate fixe le déluge[3] à l’année du monde 1656, les Septante en 2262, et le Pentateuque samaritain en 2309. »

De là vous concluez que de ces trois exemplaires de l’Ancien Testament, il y en a deux qui sont visiblement erronés ; vous affectez de douter du troisième ; vous jetez une incertitude scandaleuse sur l’histoire du déluge ; et parce qu’il ne tombe que trente pouces d’eau tout au plus sur un canton dans les années les plus excessivement pluvieuses, vous paraissez en conclure que le globe n’a pu être couvert tout entier de vingt mille pieds d’eau en hauteur.

Eh ! monsieur, oubliez-vous les cataractes ? oubliez-vous que les eaux supérieures avaient été séparées des eaux inférieures ? et devez-vous nier le déluge parce qu’étant qualifié, comme vous le dites, pour concilier le texte hébreu, le texte des Septante, et le samaritain, vous n’avez pu en venir à bout, ce qui est pourtant la chose du monde la plus aisée ?

Vous doutez, dites-vous[4], que le déluge ait été universel, et que tous les animaux de l’Amérique aient pu venir dans l’arche. Vous ne pouvez comprendre que huit personnes aient pu donner, pendant une année entière, à la prodigieuse quantité d’animaux renfermés dans cette arche, les différentes nourritures qui leur sont propres. N’êtes-vous pas honteux de jeter de pareils scrupules dans les âmes faibles ? Et ne savez-vous pas de quoi huit personnes entendues sont capables dans un ménage[5] ?

Vous voilà encore bien embarrassé à compter les années depuis que Moïse parla à Pharaon jusqu’aux fondements du temple jetés par Salomon. Vous trouvez, en supputant juste, entre ces deux événements, cinq cent trente-cinq années ; et vous êtes tout effarouché que le texte dise qu’il n’y eut que quatre cent quatre-vingts ans depuis l’ambassade de Moïse vers Pharaon jusqu’à l’année où Salomon jeta les fondements du temple.

Vous remarquez qu’Esdras compte quarante-deux mille trois cent quarante et un Israélites revenus de la captivité, et que par son propre compte il ne s’en trouve que vingt-neuf mille huit cent dix-neuf.

Vous souvenez-vous, monsieur, que Mlle  Ferbot vous demanda, en soupant, quel âge avait Dina, fille de Jacob, lorsqu’elle fut violée par l’aimable prince des Sichemites ? « Seize ans, répondîtes-vous, d’après le calcul du judicieux dom Calmet. » Mlle  Ferbot, qui calcule à merveille[6] se leva de table, prit une plume et de l’encre, fit le compte en deux minutes, et vous prouva que Dina n’avait pas six ans. Vous répondîtes qu’elle était fort avancée pour son âge ; mais, monsieur, il fallait démontrer qu’elle avait seize ans, sans quoi vous ruinez toute l’histoire des patriarches.

Car, monsieur, si Dina n’avait que six ans quand elle fut violée, Ruben n’en pouvait avoir que treize, et Siméon douze, quand ils passèrent tous les Sichemites au fil de l’épée après les avoir circoncis. Croyez-vous vous tirer d’affaire en disant que, dans la race de Jacob, la valeur des filles et des garçons n’attend pas le nombre des années[7] ?

M. le proposant Théro, qui au fond est un bon chrétien, quoiqu’il n’aime pas Athanase, trouve fort mauvais que vous disiez que toute cette ancienne chronologie est erronée, ainsi que les autres calculs. Seriez-vous un malin, monsieur Needham ? Saint Luc[8] dit qu’Auguste fit un dénombrement de toute la terre, et que Cyrénius était gouverneur de la Syrie quand Jésus vint au monde ; et là-dessus vous vous écriez qu’il y a un vice de clerc dans ce passage, que jamais Auguste ne fit un dénombrement de l’empire, qu’aucun auteur n’en parle, qu’aucune médaille ne l’atteste, que Cyrénius ne fut gouverneur que dix ans après la naissance de Jésus. Oui, monsieur, cela est vrai ; mais ce n’est pas à vous à le dire.

Laissez là votre chronologie et vos calculs ; ne supputez plus si David amassa, dans le petit pays de la Judée, un milliard ou onze cents millions de livres sterling en argent comptant ; et si Saül avait trois cent soixante mille hommes de troupes en campagne, et Salomon quatre cent quarante mille chevaux : cela est absolument étranger à la morale, à la vertu, à l’amour de la patrie, qui sont notre unique affaire.

Vous prétendez qu’il y a erreur dans les copies des Évangiles, parce que Matthieu fait enfuir la sainte famille en Égypte, et que Luc la fait rester à Bethléem ; parce que Jean fait prêcher Jésus trois ans, et les autres seulement trois mois ; parce que Matthieu et les autres ne s’accordent ni sur le jour de la mort, ni sur les apparitions, ni sur un grand nombre d’autres faits. Ah ! monsieur Needham, ne cesserez-vous point d’éplucher ce qu’il faut respecter ? Ne voyez-vous pas que ces livres furent écrits en différents temps et en différents pays, qu’ils ne commencèrent à être connus que Sous Trajan, et que s’il y a des fautes dans le détail, il faut les excuser charitablement, et ne les pas étaler aux yeux des fidèles comme vous faites ?

Cessez, je vous en prie, de calomnier mes chers Savanois ; ne dites plus que de si honnêtes gens sont des anthropophages. Ne concluez point, de ce que les Juifs ont autrefois mangé des hommes[9], que les Savanois en mangent aussi. C’est comme si vous disiez qu’ils ont trente-deux mille pucelles dans un de leurs villages, parce que Moïse trouva trente-deux mille pucelles dans un village madianite.

N’appelez point les dames de Genève, qui se moquent de vous, des ravaudeuses[10] ; il ne faut jamais insulter les dames, cela est d’un homme mal appris. Si les dames se moquent de vous, il faut entendre raillerie, et les remercier de la peine qu’elles daignent prendre. Songez que les dames font la moitié du genre humain, que les railleurs composent l’autre moitié, et qu’il ne vous restera que vos anguilles : ce qui est une faible ressource pour établir le papisme à Genève, comme on vous en accuse.

Voyez quelle contradiction il y aurait à vouloir détruire l’Écriture sainte d’une main, et introduire le papisme de l’autre. Vous me dites que ce monde n’est qu’un amas de contradictions ; que notre ami Jean-Jacques s’est toujours contredit ; qu’il a écrit contre la comédie en faisant des comédies ; qu’il a tourné les miracles de Jésus en ridicule, et qu’il a fait des miracles à Venise ; que tantôt il a justifié certains prêtres contre l’Encyclopédie, et que tantôt il les a vilipendés ; qu’il a dédié une brochure à sa chère république de Genève, et qu’après il a imprimé que ses chers magistrats sont des tyrans, et le conseil des deux-cents une assemblée de dupes ; qu’il a fait l’éloge du prêtre Montmolin, a pleuré de joie en communiant de la main du prêtre Montmolin, a juré au prêtre Montmolin d’écrire contre l’auteur De l’Esprit[11], qui avait été son bienfaiteur, et qu’il s’est fait ensuite lapider dans une querelle avec ledit prêtre Montmolin. Hélas ! monsieur, vous avez raison en cela. Les lois se contredisent souvent. Les maris et les femmes passent leur vie à se contredire. Les conciles se sont contredits ; Augustin a contredit Jérôme ; Paul a contredit Pierre ; Calvin a contredit Luther, qui a contredit Zuingle, qui a contredit Œcolampade, etc. Il n’y a personne qui n’ait éprouvé des contradictions chez ses parents et dans son propre cœur.

Je vais vous donner un bon secret pour ne vous contredire jamais : c’est de ne rien dire du tout.

J’apprends que vous prétendez n’avoir rien dit de tout ce que je vous reproche dans cette lettre, et votre raison est que vous ne savez pas un mot de toutes ces choses. J’avoue que vous n’en savez rien, mais c’est précisément pour cela que vous en avez parlé.

Je serai toujours, sans me contredire, votre bon ami,

COVELLE.

  1. Page 2 de votre admirable Projet de notes instructives, véridiques, théologiques, critiques, comiques et soporifiques, pour lesquelles vous êtes qualifié. (Note de Voltaire.)
  2. Page 2. (Id.)
  3. Voyez page 436.
  4. Voyez page 433.
  5. Voyez l’article Déluge universel, tome XVIII, page 327.
  6. Catherine Ferbot était connue aussi dans l’univers par son amour pour l’argent. Voyez, à la fin du iiie chant de la Guerre civile de Genève (tome IX), comment elle fut miraculeusement ressuscitée par un Anglais hérétique. (Cl.)
  7. Vers du Cid, acte II, scène II.
  8. Chapitre II, verset 1.
  9. Ézéchiel, xxxix, 20.
  10. Page 9 des Notes instructives, véridiques, théologiques, et soporifiques de mon cher ami Needham. (Note de Voltaire.)
  11. Rousseau attaqua effectivement l’ouvrage d’Helvétius ; mais il cessa bientôt de le réfuter (vers la fin de 1758 ou le commencement de 1759) en apprenant, dit M.  Saint-Surin, que l’auteur était poursuivi. Le livre IV d’Émile contient, il est vrai, une allusion contre le désolant ouvrage d’Helvétius ; mais Rousseau était lui-même poursuivi pour l’Émile, quand il communia, purement et simplement, de la main du prêtre Montmolin, à la fin d’auguste 1762. (Cl.)