Quinze Lettres de Wagner/01

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Quinze Lettres de Richard Wagner, accompagnées de souvenirs et d’éclaircissements, par Eliza Wille, née Sloman
Traduction par Augusta Staps.
Imprimerie Veuve Monnom (p. 9--).


I. — INTRODUCTION


Voilà déjà quelques années que des amis enthousiastes de Richard Wagner m’exhortent à ne point considérer comme exclusivement miennes les lettres du Maître dont les œuvres parcourent triomphalement le monde et m’engagent à les préserver des risques de la destruction ou de la dispersion en les confiant à la garde de la nation.

Le Musée Wagner à Bayreuth serait évidemment un reliquaire digne de ce trésor, mais le culte des reliques, les fouilles faites dans la poussière à la recherche de quelques ossements morts, les collections d’autographes et d’objets touchés par des mains augustes ne sont guère de mon goût : ce ne serait là qu’un refuge. C’est dans la plénitude de la vie qu’agit et souffle l’esprit de ces maîtres qui, travaillant en créateurs, imprimant la forme en artistes, ont vaincu la mort et l’anéantissement. Leurs œuvres, qui appartiennent au monde, sont les propagateurs de leur grandeur.

J’ai laissé ces exhortations mûrir en moi : maintenant qu’arrivée à un âge avancé, je mets de l’ordre dans mes papiers, relisant et brûlant ce qui a été confié, non pas à d’autres, mais à moi seule, afin que, sous le sceau d’un consentement tacite, ces confidences meurent d’une noble mort, maintenant je fais recopier celles d’entre les lettres de Wagner qui se rapportent à quelque fait généralement connu ou à quelque phase caractéristique de sa vie ; de cette façon les originaux resteront en possession de ma famille, mais d’autres à leur tour pourront avoir part à ce qu’il y a de vraiment bon et partant de vraiment émouvant dans ces lettres.

Les lettres que je mets de côté et que je n’ai pas d’objection à livrer à la publicité, sont au nombre de quinze. Onze datent des années 1864 et 1865 et les chaleureux témoignages d’affection qu’elles contiennent correspondent aux jours que Wagner passa en ami dans notre maison de Mariafeld, au bord du lac de Zurich. Les difficultés les plus écœurantes enrayaient alors sa carrière et menaçaient parfois de paralyser momentanément la volonté et la force créatrice de ce génie puissant et audacieux, en brisant son énergie au travail.

Un bonheur extraordinaire mit fin à ce douloureux épisode : la main d’un roi le fit entrer dans un monde enchanté et entoura de rayons le front assombri de celui qui règne dans la sphère des sons. Un jeune homme, presque encore un enfant, étranger aux réalités dé la vie, ignorant les soucis du gouvernement, de la responsabilité et des devoirs royaux, dans un bel élan vers l’idéal, avait senti que sa mission était de frayer la voie à ce génie tendant si haut.

Ce ne fut pas seulement un bonheur pour Wagner, ce fut un bonheur pour le monde qui admire le Maître dans ses œuvres, que l’enthousiasme artistique de ce jeune roi, appelé par Wagner dans la dédicace de la Walküre « le gracieux protecteur de sa vie ». C’est à Mariafeld que l’envoyé du roi de Bavière vint chercher Wagner.

Les trois dernières lettres sont des années 1869 et 1870 et font allusion au bonheur serein dont Wagner, arrivé à l’un des apogées de sa carrière, à l’abri des dangers du monde, près de Lucerne, dans l’un des sites les plus enchanteurs de la terre, put enfin jouir, le cœur satisfait et l’esprit libre, auprès d’une femme de haute race comme lui, la fille géniale de Liszt.

Qu’est-ce que Mariafeld au bord du lac de Zurich ? Le nom de cette propriété ne se trouve sur aucune carte. Quels sont ces amis avec lesquels le Créateur du drame musical était si intimement lié qu’il allait les trouver à un moment qui ne comptait certes point parmi les moments lumineux de sa vie ? Ils n’appartiennent point aux personnalités que tout le monde connaît.

Les bouleversements de la Révolution de 1848 avaient réuni alors des hommes qui, sans elle, ne se seraient jamais rencontrés. Pour placer les lettres de Wagner dans leur milieu naturel, il faut donc que je parle de nous : je le ferai brièvement et prie le lecteur, tout en tenant les yeux fixés sur la figure principale, de bien vouloir accorder un peu d’attention aux traits secondaires.

En 1851, par suite de l’effondrement de la Révolution de 1848, qui avait ébranlé chaque ville, chaque village, chaque hameau et même chaque cœur sur la terre allemande, le Dr François Wille quitta Hambourg avec sa famille pour aller s’établir en Suisse ; la Suisse était la patrie de ses aïeux et, par son père, il appartenait au canton de Neuchâtel. Celui-ci était né dans le comté de Valangin, mais, marié à une Hambourgeoise, il avait vécu et était mort dans la patrie de sa femme. Pour rendre la prononciation de son nom plus facile à ceux au milieu desquels il était appelé à vivre, le père avait retranché une voyelle à son nom et le fils signait du nom moitié français, moitié allemand de « François Wille » les articles qui l’avaient fait connaître dans un cercle assez vaste. Les études universitaires allemandes l’avaient intimement uni à l’Allemagne, mais l’élément bourguignon était resté dans son tempérament et même dans son caractère, l’élément bourguignon, c’est-à-dire un élément germanique, puisque les Neuchâtelois, quoique Français de langue, descendent, paraît-il, des anciens Burgondes.

François Wille avait déjà une jeunesse assez tourmentée derrière lui quand il était entré dans le journalisme à Hambourg. De mauvaises affaires et la mort de sa mère bien-aimée avaient dispersé sa famille et l’avaient forcé, à peine sorti de l’enfance, seul et sans ressources, à se tirer d’affaires lui-même ; il avait commencé par donner des leçons de latin et de mathématiques, puis, une épave de la fortune paternelle recueillie plus tard, lui avait permis de poursuivre ses études. Affilié aux associations que formaient alors les étudiants, il s’était précipité avec toute l’ardeur de la jeunesse dans cette vie turbulente et romantique, mais bien plus stimulante pour l’esprit que la vie de corps qui prévaut de nos jours. Les circonstances mesquines dans lesquelles végétait l’Allemagne arrêtaient ces élans vers l’idéal sans lesquels la jeunesse s’atrophie ; c’est là ce qui peut nous faire excuser la fondation de la Société des Suicidés, née d’un accès de joyeux désespoir et sur laquelle tant de légendes ont couru. La fête de Hambach et l’attentat de Francfort ont eu des causes semblables. Wille n’avait pu s’empêcher de répondre à l’appel et de prendre part à la fête de Hambach, mais il a souvent avoué depuis que ses yeux s’étaient dessillés en face de ces agissements sans but précis, se résolvant en filandreux discours et que la leçon n’avait jamais été perdue pour lui. Par tempérament, il éprouvait le besoin d’exposer sa vie : inhabile à l’usage des armes, il payait volontiers des paroles prononcées à la légère en mesurant son sang-froid avec la science d’adversaires redoutables et des cicatrices de toutes formes attestaient l’activité que l’étudiant avait déployée dans cette sphère. Sorti d’une forteresse danoise où il avait été incarcéré pour avoir participé en qualité de témoin à un duel suivi de mort et dans les loisirs de laquelle il s’était fortifié parle travail et l’étude, il était rentré à Hambourg et, associé à Franz de Florencourt, était devenu rédacteur de la Gazette critique et littéraire de la Bourse ; il s’était retiré pourtant, lorsque, quelque haut qu’il plaçât son collaborateur, il n’avait plus pu marcher de concert avec lui. Il avait collaboré alors avec Ludolf Wienbarg, chef de la Jeune Allemagne, plus tard avec Hecksher, ministre de l’Empire au temps du Parlement allemand, comme rédacteur du Nouveau Journal de Hambourg, puis était redevenu copropriétaire et éditeur de la Gazette critique et littéraire de la Bourse.

Wille n’a jamais attaché beaucoup d’importance à sa carrière de journaliste, entravée qu’elle a été par la censure timorée d’un petit État ; pourtant Hoffmann von Fallersleben, dans le troisième volume de ses Souvenirs, fait remonter à cette activité une grande part de la vie politique qui se manifesta avant les événements de mars et, d’un autre côté, on estimait fort le journaliste qui, défiant une presse asservie, était toujours prêt à défendre les idées libérales avec de bonnes armes bien aiguisées et bien trempées. La parole et l’esprit obéissaient à son commandement et quoiqu’il se tînt tous les jours sur la brèche, sans cesse exposé aux traits qui le visaient par derrière, jamais il n’a été délogé de sa position.

Ce qui est le but même de toute ambition bourgeoise, c’est-à-dire de l’avancement, une place dans une classe quelconque de la société, ne semble jamais avoir été d’accord avec ses intentions. Il vivait d’après la loi de sa propre et libre personnalité, fréquentant qui lui plaisait, désintéressé, mais ne relevant absolument que de lui-même.

Des hommes comme Welcker et d’autres libéraux de l’Allemagne du Sud allaient le voir chaque fois qu’ils venaient à Hambourg ; les personnalités marquantes du Schleswig-Holstein appréciaient le journaliste dont les articles défendaient avec énergie les droits des duchés. Henri Heine, Detmold, Wienbarg, Hoffmann von Fallersleben, d’autres écrivains et littérateurs dont le nom m’échappe, étaient liés avec lui. On pouvait le rencontrer dans d’autres cercles encore, avec des hommes d’esprit, mais « sans pilote et sans étoile ». Tout ce qu’il y a d’humoristique dans la vie, attirait Wille ; les bohèmes dans le style de Fielding excitaient son intérêt, tel, par exemple, le romancier Hermann Schiff, branche folle de l’école romantique, qui se mourait alors. Il ne pouvait, au contraire, souffrir les natures surexcitées qui ne comprennent que les grimaces superficielles et non le comique irrésistible qui se dégage de certains phénomènes biologiques. Il se tenait à l’écart du grand Hebbel, sur la Judith duquel il avait pourtant écrit un article plein de profondeur. Gutzkow aussi, qui vécut longtemps à Hambourg et qu’il connaissait bien, ne faisait point partie de ceux qu’il recherchait.

Du reste, amis et ennemis s’accordaient pour certifier que François Wille n’était pas fait pour le mariage. Il s’était marié pourtant en 1845 et doit avoir eu quelque vocation pour la vie de famille, puisqu’il la pratique depuis tantôt quarante-deux ans et qu’il la pratiquera encore quelques années, espérons-le, pour le plus grand bonheur de ses enfants et petits-enfants.

Beaucoup de choses ont changé à Hambourg : la grande époque qui a donné à l’Allemagne cette unité que souhaitaient beaucoup d’entre ses loyaux enfants et qu’il leur était défendu de souhaiter il y a cinquante ans, cette époque a renouvelé, édifié, fortifié et mis un vêtement neuf à la vieille ville impériale, mais il paraît que le pavillon du Jungfernstieg avec son balcon latéral donnant sur l’Alster, est encore aujourd’hui ce qu’il était quand François Wille avait l’habitude d’y passer ses soirées d’été, devisant joyeusement et doctement.

« Vous vous approchez de nouveau, formes indécises — apportant avec vous l’image de jours joyeux — et mainte ombre chérie s’élève devant moi. — Semblable à une vieille légende à moitié perdue — surgit le premier amour et les vieilles amitiés. — La douleur redevient nouvelle et la mélancolie se reprend — à retracer l’inextricable dédale de la vie — et à énumérer les amis, qui, lésés de tant de jours — de bonheur, ont disparu avant moi — et, comme aux jours d’autrefois, je me sens envahi — par le désir de ce monde invisible, serein et grave. »

Ces nobles paroles de Gœthe, qui consacrent ce que le souvenir a de plus saint et de meilleur pour la vieillesse, m’échappent involontairement quand je cherche à percer les brouillards d’un lointain passé pour ressaisir les images de ma jeunesse ; elles pourraient suffire, mais, après avoir tracé l’esquisse du mari, il faut bien que la femme se montre, puisque c’est la personnalité qui est nécessaire ici, quelque insignifiante qu’elle puisse être.

Si la jeunesse de mon mari s’est passée dans la lutte, la mienne n’a rien connu des rigueurs de la vie : jamais enfants ne furent plus heureux dans la maison paternelle, soutenus par un amour plus profond, conduits inconsciemment au juste, au bon et au beau par un exemple plus entraînant. Oui, aujourd’hui qu’arrivée à l’âge de soixante-seize ans, je récapitule les bénédictions de ma jeunesse, je sens qu’elle fut incomparablement belle et que jamais jeune fille ne se développa plus librement d’après ses sentiments et ses dispositions naturels.

Chez nous, les jeunes filles n’allaient point à l’école ; des professeurs et des gouvernantes leur donnaient des leçons, les langues étrangères s’apprenaient par la conversation ; mon père parlait anglais avec nous, c’était sa langue maternelle ; avec notre mère et entre nous, nous parlions allemand ; avec la gouvernante, français. Le dessin, la musique, la danse, un peu de géographie et d’histoire, les rudiments de la littérature formaient les matières de l’enseignement, mais nos parents nous enseignaient à vivre, à aimer, à être reconnaissants, à servir et à obéir. Mon père vénérait l’âme de vérité qu’il y a en toute religion, mais, disciple des moralistes anglais, le devoir était pour lui le bien suprême et c’était la force initiale qu’il développait dans nos consciences. « Libre », disait-il, « tu dois l’être, mais inébranlablement ferme, liée par le devoir que tu as pris sur toi. Ce qui est ton devoir à toi, nul ne peut l’accomplir pour toi. » C’est là la pierre fondamentale qu’il avait posée et sur laquelle nous devions bâtir, quelles que fussent les circonstances de notre vie future.

Du temps de ma jeunesse, l’éducation scientifique de la femme n’était pas ce qu’elle est aujourd’hui. Une jeune fille qui voulait étudier, n’avait à sa disposition que des livres qui ne lui étaient pas enlevés, puis la conversation des hommes instruits. Il venait beaucoup de monde chez nous : comme les oiseaux, j’allais à la picorée, cherchant les grains de science dont j’avais besoin et quelle félicité il y avait à chercher et à trouver !

La musique faisait partie de notre vie. Mon père avait ses soirées de quatuors ; j’entends encore aujourd’hui vibrer au fond de mon âme le son de son violon et sa manière de phraser. Ma sœur aînée, qui avait une voix admirable, avait pour professeur Louise Reichardt, fille du maître de chapelle que nous vénérions en sa qualité d’ami de Gœthe ; mon professeur à moi était Clasing dont je conserve le souvenir avec reconnaissance, car je sais et je sens ce qu’il m’a donné.

Une fois par mois nous avions des auditions musicales qui n’étaient pas sans intérêt, mais peut-être que le souvenir en est plus beau que ne l’était la réalité ; aucun musicien n’exécuterait sans doute aujourd’hui le concerto dédié au prince Louis-Ferdinand avec l’intérêt que j’y mettais ; — il est vrai que le grand violoncelliste Bernard Romberg me faisait l’honneur de faire sa partie dans le quatuor qui m’accompagnait.

« J’entends retentir de sombres harmonies : — vaillantes, elles grandissent dans le cœur dilaté ; — jusqu’au fond de l’âme je les sens pénétrer, — éveillant en moi la douleur pour la patrie. »

C’est ainsi que commencent les stances écrites par Körner pour le prince Ferdinand, que j’aimais justement à cause de "sa douleur pour la patrie, " qui l’a conduit à la mort après la perte de la bataille de Saalfeld.

J’ai raconté ailleurs comment mon père, chassé de Hambourg, en sa qualité d’Anglais, au temps de Napoléon (Hambourg était alors une ville française, la quatrième de l’Empire), avait passé de dures années dans le Holstein, comment ma mère, avec son grand cœur et son humeur sereine, l’avait soutenu et fortifié et combien, depuis leur retour en 1815, la vie leur était devenue facile, grâce au développement des affaires de mon père. Les sentiments qui avaient fait la grandeur de la guerre de l’Indépendance, vibraient encore quand je passai de l’enfance à la première jeunesse et je pense qu’il y avait déjà quelque chose de cet enthousiasme dans l’âme inconsciente de l’enfant.

La fleur bleue du romantisme, telle qu’elle a fleuri dans les îles des Bienheureux, n’a jamais été de mon goût, mais c’est avec admiration que je contemplais ceux qui avaient pris part à la guerre de l’Indépendance ; un ami de mon père, qui en était revenu estropié, était mon idéal. Les nobles paroles de Körner retentissaient en moi aux sons triomphants des merveilleuses mélodies de Weber. Encore aujourd’hui mon âme vibre à ce souvenir. La dignité virile et l’héroïsme ! La fidélité jusqu’à la mort à la patrie et à la femme aimée ! Tels étaient les rêves que m’inspirait le romantisme. — L’année 1830 avait réveillé les champions de la liberté : Polonais et Italiens traversaient l’Allemagne en bannis et en suspects, les persécutés et les martyrs de notre patrie étaient pour nous des victimes sacrées.

Je passe les années où j’appris à connaître le monde et la vie dans le bonheur et le luxe, où j’en sondai aussi la gravité et la profondeur dans la douleur et l’épreuve ; je passe les six années qui s’écoulèrent avant que nous ne nous décidassions, Wille et moi, à marcher ensemble à travers la vie.

J’admirais et plaçais bien haut l’Angleterre que chérissait mon père, mais la foi en une Allemagne forte comme la vie, héroïque jusqu’à la mort, patrie d’hommes d’élite, cette foi brillait à mon horizon comme une lointaine clarté. Le journaliste qui travaillait et luttait dans ce but, avait pour moi quelque chose de la grandeur d’Ulrich de Hutten — n’a-t-il pas été, lui aussi, de son temps, un journaliste ?

Je ne sais, je ne veux pas soutenir que d’autres sentiments plus féminins ne m’aient pas engagée à échanger ma liberté contre la dépendance de la femme mariée. En tous les cas, la vérité et la réalité de la vie ne m’ont jamais apporté de déceptions.

Ce sont des années d’agitation et d’émotions écrasantes que celles que j’ai passées pendant que mon mari était au centre de toutes les luttes politiques. Qu’ils étaient néfastes pour l’Allemagne, ces temps où la Révolution de Juillet forçait tous les regards à se tourner vers la France, qui chantait le « Ça ira » de la liberté. Comme l’enthousiasme dont les langues de feu avaient jadis allumé la guerre de l’Indépendance, avait parlé autrement !

L’année 1830 avait électrisé le monde : l’Italie, la Pologne, l’Allemagne s’étaient levées. On avait remué beaucoup de poussière et beaucoup de boue, mais le trésor que l’on cherchait, la perle de grand prix, nul ne l’avait trouvée. Les meilleurs expiaient leurs espérances en prison ou au bagne ; le désespoir était au cœur d’innombrables familles ; les chants que les pères avaient chantés, étaient défendus : la honte et la captivité étaient la part de ceux qui avaient osé rêver une Allemagne unifiée.

En 1840, le grand courant qui portait le siècle en avant, sembla s’arrêter comme pour laisser au nouveau roi de Prusse le temps de s’engager librement dans la voie des réformes qu’on espérait obtenir de lui.

Lorsque le Landtag prussien se réunit pour la première fois, les espérances se bornaient à attendre avec confiance ce qui pourrait résulter de l’entente établie entre le pouvoir du roi et les droits du peuple, mais les désillusions se succédèrent, anéantissant toute espérance et toute confiance, et la colère finit par éclater en présence des serments violés et des droits usurpés. Ce n’est point ici le lieu de répéter ce qu’a enregistré l’Histoire, qui est le jugement porté par le monde. Je rappellerai seulement l’exaltation avec laquelle on suivit ce qui se passa dans la petite Suisse, lorsque l’opinion publique s’y souleva contre le « Sonderbund », où les insinuations des puissances étrangères se faisaient si fortement sentir.

C’est dans la montagne qu’est parti le premier coup, chantait Freiligrath en saluant le lever de la lumière et comme l’Allemagne tout entière, du sud au nord, se prononça pour le Schleswig-Holstein, qui était et voulait rester allemand et revendiquait contre la couronne danoise le droit de faire partie des états de même race que lui. Luttant pour l’unité, les membres épars de l’Allemagne s’agitaient. Mon mari appelait alors les duchés, pour la cause desquels il avait combattu par la parole et par l’action, la pierre angulaire sur laquelle allait s’élever, pour le salut de l’Allemagne, le sentiment de l’unité allemande.

Personnages et événements passent en fuyant devant moi et pourtant, ce sont des scènes bien vivantes qui émergent des brouillards du passé.

Moi qui toute ma vie avais brûlé pour la liberté et pour les Droits de l’homme, j’appris alors à trembler en face des horreurs et des puissances funestes qui se déchaînèrent en mars 1848. Coup sur coup éclatèrent les grands événements, — Berlin, Vienne, Dresde, le grand-duché de Bade firent leur révolution, — la terre allemande vibrait sous l’effort gigantesque des forces prodigieuses qui se faisaient jour.

Dans notre vieil Hambourg aussi fermentait et bouillonnait le levain du moment ; le vin nouveau ne pouvait plus être conservé dans les vieilles outres. Je vois encore le cortège qui se rendit à l’hôtel de ville où siégeait la bourgeoisie, partant du Steinweg et oscillant au milieu d’une foule immense. Parmi les spectateurs, il y avait bien des figures rendues livides par la terreur.

Avant la fin même de mars, le Vor-Parlament siégeait à Francfort ; Wille y avait été délégué par une députation des Marches du Hanovre ; son activité était devenue dévorante : c’est dans sa maison que s’enrôlaient à son appel les volontaires qui allaient se battre pour le Schleswig-Holstein. Membre du Parlement, il jugea sainement et clairement maintes questions brûlantes qui portaient à son paroxysme l’exaltation de beaucoup d’autres.

Entre-temps j’avais reconnu qu’il n’y avait rien en moi de la femme Spartiate ; le désordre et la licence m’épouvantaient et je ne me sentis rassurée que lorsque je vis défiler le régiment d’Alexandre, que la Diète envoyait aux duchés comme troupes auxiliaires ; le régiment, en route pour Altona, défila sur l’Esplanade, la rue était ornée de feuillage, mais les soldats prussiens étaient un objet de répugnance pour le peuple. N’étaient-ce pas eux qui avaient combattu contre le peuple à Berlin ? La décision de leurs mouvements, la fermeté de leur tenue et leur discipline annonçaient l’ordre et le calme : une espèce de pressentiment traversa ma pensée.

Je m’arrête ici, les événements de cette époque étant universellement connus. Je dirai seulement, pour finir, qu’en 1849, lorsque l’Assemblée législative sortie de la Révolution, siégeait à Hambourg, mon mari, alors père de famille, me fut rapporté, le bras transpercé d’une balle. Il avait dit au leader de la gauche, le Dr Trittau, sur le seuil de la salle des délibérations : « Là je dois écouter vos discours, ici je vous prie de me faire grâce de vos paroles. » Comme dans toute rencontre de ce genre, Wille, quoique blessé, avait tiré en l’air. La distance avait été de quinze pas et l’arme, le pistolet.

Mais en voilà bien assez, peut-être même trop !

Après l’échec de l’immense mouvement national, quand le Schleswig-Holstein, lui aussi, abandonné par la Confédération, réduit à ses propres forces, battu à Idstedt, fut livré à la diplomatie et réintégré par elle dans sa vieille dépendance vis-à-vis du Danemark, alors le séjour à Hambourg ne fut plus possible pour ceux qui avaient pris part à la lutte.

Ce n’était plus le temps de l’action, c’était celui de l’attente, celui où l’on regarde venir ! La lumière dont les rayons n’avaient point fait gernaer des sentiments vils, n’était pas éteinte ! Celui qui a foi en une idée, espère des miracles et le bâton du prophète, qui peut faire jaillir des sources dans le désert, n’abandonne point sa main ! Du reste, ce n’était pas un désert bien difficile à franchir que celui dans lequel nous allions pénétrer : c’était volontairement que nous partions, nulle persécution politique ne nous y contraignait.

Ma famille, qui se groupait avec quelque chose de la fidélité du clan écossais autour du couple chéri qui en était tout à la fois la tête et le lien, ma famille nous voyait partir avec étonnement et regret. « Que diable, quitter Hambourg pour aller s’empaysanner à la campagne ! » disait un franc bourgeois de la ville, artisan libéral auquel mon mari voulait du bien. D’autres, plus cultivés, étaient d’avis qu’un homme intelligent, qui a appartenu à la presse, ne peut vivre loin du tumulte d’une grande ville. " Puisque j’ai travaillé toute ma vie pour la démocratie et pour la liberté constitutionnelle, « disait Wille, » il faut bien que je m’en aille vivre ailleurs, là où je pourrai voir fonctionner ce que j’ai toujours désiré ! "

Ce n’est qu’après un séjour de dix années, lorsque Wille crut être au fait de toutes les circonstances favorables dans lesquelles se trouve la petite république fédérale, qu’il prit part aux affaires publiques. Son intention, dans le principe, était de s’absorber dans l’étude, tout en s’occupant de la gestion de sa petite propriété et en préparant ses fils à l’Université.

J’ai tant entendu parler dans mes vieux jours d’hérédité et d’atavisme, que j’en suis arrivée à me dire que mon mari a peut-être obéi à une suggestion semblable, en rentrant dans la patrie de ses pères. Le monde était ouvert devant nous ; l’Italie, cette terre idéale des nomades, aurait pu nous séduire ; je l’avais vue souvent avec mes parents et c’était encore l’Italie de Gœthe et de Byron, avec les splendeurs de sa poésie et de sa nature, avec ses chefs-d’œuvre et les ruines de son gigantesque passé. Mais nous voulions nous fixer ; nous voulions un foyer et une patrie pour nos fils : la poésie et la splendeur de l’Italie n’étaient pas ce qu’il nous fallait.

J’avais aussi vu la Suisse en 1835. Il n’y avait pas de chemins de fer alors, on voyageait lentement dans sa propre voiture et l’on voulait apprendre à connaître les petites villes. Les particularités si caractéristiques des différents cantons, les édifices imposants des grandes villes et les peintures naïves ornant les hôtels de ville et les ponts couverts, m’avaient infiniment plu. Nul plan dans ces villes, tout était né des besoins et des tendances du moment ! Lorsque nous fîmes l’ascension du Rigi, on montait encore à pied et on logeait dans un chalet. Comme je m’étais sentie planer au-dessus de la poussière de la terre, dans l’air divinement pur et dans la sérénité céleste ! Rien ne nous troublait : quelques voyageurs regardaient avec nous le lever du soleil. Ce matin-là, du fond des nuages émergeaient les pics des montagnes qui, depuis les temps primitifs, gardent les vallées et les plaines où se sont établis des hommes bons et simples et où, grâce à son travail et à son héroïsme, un peuple a su conserver depuis des siècles son indépendance, conquérant ainsi une place d’honneur dans l’histoire du monde. J’avais lu l’Histoire de la Suisse par Johannes von Muller. Le nom seul de fédération (Eidgenossenschaft) sous lequel la république s’est maintenue entre ses puissants voisins, m’attirait !

Il eût été naturel pourtant que mon mari, rentrant en Suisse, se fût fixé dans le canton de Neuchâtel auquel il appartenait. Il savait apprécier les avantages de la partie francisante de la Fédération, mais ni le comté de Valangin, ni Lassagne ne lui convenaient.

Il est étrange qu’il suffise souvent d’un hasard pour donner à la vie sa direction générale. Henri Simon, l’un des régents de l’Empire du temps où les débris du Parlement allemand siégeaient à Stuttgard, cherchant un acquéreur pour une propriété qu’il avait achetée dans les environs de Zurich et dont il voulait se débarrasser, écrivit à Wille, encore à Hambourg. La description de la propriété et le voisinage de Zurich tranchèrent la question : Wille ne devait-il pas retrouver à Zurich la culture et la science allemandes dont il ne pouvait se passer ?

Mariafeld est situé à une lieue environ de la ville, dans un site que le travail et l’industrie ont rendu florissant ; nulle part la pauvreté en guenilles n’y attriste les yeux. Dominant un peu le pays du haut de sa terrasse, entourée de prairies et de vignobles en pente douce, la maison s’élève au milieu du jardin, toute simple, mais ayant retenu dans ses lignes quelque chose de la dignité patriarcale et de son origine patricienne. Deux vieux noyers et un haut et noble platane ombragent la cour par laquelle on accède au perron. Une source d’eau vive, aussi pure que fortifiante, jaillissant alors sous deux saules, fait aussi partie des nombreux avantages qu’ofire Mariafeld. Du jardin et de la maison la vue embrasse, par delà le lac, la rive opposée où hameaux et villages s’égrènent dans une riante campagne admirablement cultivée. L’imposante chaîne des Alpes de Glarus ferme au loin l’horizon, vers le sud.

Lorsque je vis pour la première fois ces pics neigeux étinceler d’une lumière rose dans la pourpre du soleil couchant et que, le premier dimanche soir, les sons graves des cloches sonnant sur l’autre rive, montèrent jusqu’à moi avec les voix joyeuses de mes enfants jouant dans le jardin, alors je sentis un lien fort et doux qui m’attirait vers ma nouvelle patrie.

J’ai toujours évité autant quej e l’ai pu, le pêle-mêle des grandes villes, les visites obligatoires et les mille exigences de la vie mondaine aussi superficielle qu’agitée. Les rapports avec Zurich n’étant alors ni aussi faciles ni aussi commodes qu’aujourd’hui, Mariafeld était un lieu tranquille et solitaire. On pouvait s’y retrouver seul à seul avec soi-même. Lorsque l’homme qui pense et qui est instruit, peut disposer librement de son temps et de sa pensée, des trésors de connaissances s’ouvrent pour lui ; les livres, ces discrets amis, élèvent la voix, quand ils pénètrent jusqu’au fond de l’être et qu’ils sont jugés dignes de devenir des compagnons de chaque jour.

Puis, c’était un profond soulagement que le repos après toutes les tempêtes que nous avions traversées, après les discussions d’opinions et la guerre des partis, qui ne laissent plus subsister la vieille harmonie de la vie de famille, qui ne permettent plus aux amis d’être assis tranquillement à la même table, qui poussent même les plus proches et les plus aimés à se lancer des paroles offensantes.

Mes pensées allaient pourtant bien souvent chercher mes bien-aimés, parents, frères, sœurs. Le mal du pays n’est pas seulement l’aspiration du Suisse vers sa montagne ; nous pouvons aussi en parler, nous autres, enfants de la plaine ! Il y avait des heures où j’entendais dans mes rêves le mugissement de la mer, où le ciel gris me manquait, où j’avais la nostalgie de la plaine par-dessus laquelle le vent chevauche, en chantant toutes ses folles chansons. J’avais la nostalgie de ma vieille ville chérie avec ses tours, ses rues étroites et ses canaux. Tout ce que je n’avais pas trouvé beau jadis, je le revoyais à présent, au fond de mon âme, comme un pays enchanté.

La correspondance m’aidait à supporter la séparation. Puis, j’avais emporté mes meubles, parce que j’aime ce qui est vieux et que tout objet me semble devenir vivant, à mesure que nous nous en servons. Mon mari, qui ne tient pourtant pas aux reliques, attachait beaucoup de prix à la médaille qui lui avait été offerte par le gouverneur du Schleswig-Holstein en témoignage de la reconnaissance des duchés. Il la conserve encore aujourd’hui, avec le ruban noir, rouge et or. comme le dernier reste de l’idéal rêvé jadis par l’étudiant et par l’homme fait.

Pendant que je revenais peu à peu au calme de la vie ordinaire, et que je passais mes longues soirées d’hiver auprès de mes enfants qui jouaient dans un coin de la chambre, moi, lisant dans l’autre et m’édifiant naïvement et profondément à la lecture d’Uli le valet et d’Uli le fermier ou de Kettie la grand’mère " qui me montrait la voie à travers toutes les détresses ", Wille était mis en réquisition par des amis politiques, qui, arrachés à leur patrie dans les circonstances les plus diverses, se retrouvaient à Zurich. Beaucoup de nécessiteux étaient arrivés de Bade, plusieurs d’entre eux se fixèrent en Suisse.

De nos compatriotes du Nord, nul n’était parvenu jusqu’à nous. Nous savions combien de Schleswig-Holsteinois végétaient à Hambourg, les yeux fixés sur des temps meilleurs. Des amis personnels de mon mari avaient émigré en Amérique ; d’autres, qui avaient servi dans le Holstein, avaient été expédiés au Cap pour coloniser un territoire acheté dans ce but par un Bruns wickois patriote. Tout était bien sérieux alors et il y avait des choses désespérément tristes ! En décembre 1851, il passa comme un souffle orageux d’espérance sur les exilés et sur les proscrits, les événements de France produisirent une profonde surexcitation, même chez mon mari. « Le mythe napoléonien », comme il disait, avait rendu le coup d’État possible, mais une révolution en faveur de la liberté était à craindre. C’était ce qu’espéraient quelques réfugiés, ils partirent pour Paris. D’autres, qui prolongeaient leur vie par le travail, étaient fatigués de combattre et n’avaient d’espoir que dans la paix.

Avec le printemps, une vie nouvelle entra à Mariafeld, vie joyeuse et facile. Mon mari avait à Zurich des amis avec lesquels il avait étudié, le Dr Giesker, qui fut plus tard professeur à Zurich, Osenbruggen, qui avait été son camarade à Kiel, le Dr Luning, de Westphalie ; nous avions avec eux et leurs familles des rapports fréquents et agréables. L’Université de Zurich pouvait s’enorgueillir alors de la présence de Ludwig, le physiologiste, et de Mommsen, le grand historien. Mommsen nous apporta un jour les poésies de Klaus Groth et nous fit la lecture de la Pêche de Veile et d’autres choses encore ; cette lecture et ce bon accent bas-allemand furent pour moi comme un salut de la patrie, qui me réchauffa le cœur.

Il n’y a pas de société plus agréable que celle d’un petit cercle d’hommes cultivés, restant longtemps à table en face d’un verre de vin, et laissant couler librement paroles et discours. Il va sans dire que la bienveillance doit être la base même de la conversation et que le misérable sentiment de l’ « ôte-toi de là que je m’y mette » doit en être absolument absent.

Je citerai encore un savant remarquable qui a fréquenté Mariafeld pendant des années, c’est le professeur Ettmuller, si profondément versé dans la connaissance des antiques trésors de la poésie anglo-saxonne, norse et allemande. C’est lui qui nous annonça que Richard Wagner était à Zurich, étudiant les sagas héroïques et l’Edda, pour l’explication et l’exégèse desquels il allait souvent trouver le savant professeur.

C’était du temps d’Oken que ce dernier avait été appelé à l’une des chaires de la nouvelle école supérieure de Zurich ; habitué aux mœurs originales des étudiants d’Iéna, Ettmuller, comme me l’a raconté une vieille amie, avait fait sensation lorsqu’il avait traversé la ville, vêtu d’un habit moyen-âge à grand col de dentelle, et portant en sautoir une guitare aux rubans bleus, pour aller donner une sérénade à une honnête jeune fille de Zurich, devenue plus tard sa femme.

Ettmuller était des plus savants dans sa partie. Uhland lui rendait visite quand il venait à Zurich, c’était l’un des « habitués du dimanche » du comte de Benzel-Sternau, à Maria-Halden, il était lié avec Fellen, le premier protecteur et l’ami de Georges Herwegh. Dans les dernières années de sa vie, Ettmuller, avec sa longue barbe blanche qui semblait raidie par tous les frimas du nord, ressemblait à Bonhomme Noël.

Je termine ici ma causerie sur nous et sur Mariafeld ; désormais il n’en sera plus question, si ce n’est en ce qui concerne Wagner.