Quinze Lettres de Wagner/02

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Quinze Lettres de Richard Wagner, accompagnées de souvenirs et d’éclaircissements, par Eliza Wille, née Sloman
Traduction par Augusta Staps.
Imprimerie Veuve Monnom (p. 39-76).
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II. — WAGNER ET MARIAFELD
DE 1852 À 1855

Madame,

Je viens de m’installer à la campagne dans les environs de Zurich, dans l’espoir que le grand air et le beau temps à venir me remettront de mes dernières fatigues. Parmi mes moyens de guérison, je compte évidemment une et, si vous le permettez, plusieurs visites à Mariafeld et je n’aurais pas du tout eu besoin de votre aimable invitation pour m’y décider. Seulement, je ne désirerais pas m’éloigner si vite de mon nouvel asile et viens vous demander de remettre à un autre dimanche ma visite et celle de ma femme, qui vous remercie beaucoup de votre bon souvenir.

Vous priant de bien vouloir présenter mes meilleures amitiés à M. Wille, je suis

Votre reconnaissant et dévoué
Richard Wagner

Zurich, 18 mai 1852.

Tel fut le premier salut de Wagner à Mariafeld !

J’avais appris à le connaître à Dresde en 1843, à une soirée donnée par le major Serre, qui fonda plus tard l’œuvre philanthropique de l’Institut Schiller. Je n’étais pas encore mariée alors, et j’étais allée rejoindre ma sœur qui avait amené son mari à Dresde, pour l’y faire soigner par un célèbre médecin. Nous n’étions pas d’humeur à aller dans le monde et nous nous retirâmes de bonne heure, mais l’image de Wagner s’était gravée en moi, le corps élégant et souple, la tête au front puissant, l’œil perçant et le trait énergique qui se creusait autour de la bouche petite et décidée. Un peintre, qui était assis auprès de moi, m’avait fait remarquer le menton droit et saillant, qui semblait taillé dans le marbre et donnait au visage un caractère tout particulier. La femme de Wagner avait un extérieur agréable, était gaie et animée et semblait se trouver remarquablement heureuse en société. Il était extraordinairement vif et, tout en ayant conscience de sa valeur, avait une grande amabilité naturelle.

J’avais vu la veille le Vaisseau-Fantôme. Mme Schröder-Devrient était bien la Senta qu’il fallait au romantique pays de la légende que la poésie et la musique du Maître nous avaient ouvert. Cette tempête déchaînée sous le ciel du Nord, cette âme désespérée, poursuivie par de sombres puissances, ne pouvant arriver au repos que par le sacrifice que l’amour le plus pur fait de lui-même, pour conjurer la malédiction et la transformer en paix et en sérénité, tout cela m’avait empoignée ! Quel sujet pour la musique ! Mysticisme, légende et poésie ne sont-ils pas de son essence ? C’est au monde merveilleux de la polyphonie que le poète avait emprunté une langue pour celui qui, chassé du ciel, n’appartenant plus à la terre, errant sur la scène sous la forme humaine, n’est pourtant point un homme !

Hector Berlioz était aussi à Dresde alors et faisait exécuter ses grandes et fantastiques créations. J’avais aussi vu Rienzi dans la splendeur et l’illusion de la scène ; Tichatchek faisait une grande impression en tribun, avec sa voix puissante, et la Rome régénérée saluait ses messagers de paix. Tout était riche, ardent, entraînant ! Mme Schroder-Devrient, à qui Wagner rendait encore hommage dans les dernières années de sa vie comme à son unique initiatrice, réalisait le type du jeune et féal chevalier, resté seul fidèle au tribun que tous abandonnent. C’était avec le même enthousiasme que l’on admirait Wagner dans ces deux créations si opposées. Ce fut un dimanche de mai de l’année 1852 que Wagner vint chez nous pour la première fois ; il était accompagné de Georges Herwegh dont les Poésies d’un vivant avaient remué toute une génération à laquelle nous appartenions plus ou moins tous ; il s’était tu depuis. Mon mari avait appris à le connaître personnellement à Zurich. Les messieurs furent bientôt plongés dans une conversation des plus animées : le présent et le passé leur fournissaient ample matière. L’esprit artistique révolutionnaire qui devait frayer une voie nouvelle à la musique, avait lancé son premier manifeste dans Opéra et Drame et rendu le compositeur célèbre comme écrivain. Privé de la jouissance d’entendre exécuter ses œuvres, Wagner n’en poursuivait pas moins son but : il était plongé dans l’étude de l’Edda, disait-il, et il fut à plusieurs reprises question du vers allitéré. Il parlait avec reconnaissance de l’asile qu’il avait trouvé à Zurich, et du bien-être qu’il ressentait à vivre enfin délivré d’une position qui lui répugnait jusqu’au fond de l’âme.

De ce jour, il vint souvent à Mariafeld, soit avec sa femme, soit avec Herwegh, et restait parfois toute la journée. Souvent aussi ils y passaient la nuit.

« Mon mari n’a rien fait de mal », nous raconta Mme Minna, un jour que nous étions assises au jardin sous les noyers, attendant les messieurs pour le café, " il a seulement regardé du haut d’une tour les renforts qui sortaient des villages pour accourir au secours de la ville. Il n’est pas monté sur les barricades, comme on l’a dit ; il n’avait pas d’armes et il n’a dû son salut qu’à la fuite, quand les soldats prussiens sont entrés dans Dresde. " Mme Minna avait traversé bien des épreuves avec son mari, mais l’horreur qu’elle éprouvait au souvenir des derniers temps passés en Saxe, effaçait tout le reste. Elle revenait à la vie dans sa riante demeure de Zurich et était pour son mari une ménagère pleine de sollicitude. Elle aimait la société, surtout celle de ses compatriotes. Les amis enthousiastes de Wagner accueillaient aussi sa femme avec plaisir.

Herwegh, à cette époque, était seul à Zurich, on le disait en proie à une passion tragique ; ses amis ne doutaient point que tout ne rentrât un jour dans l’ordre, car sa femme l’aimait d’un amour sans bornes ; mais elle était alors séparée de lui et vivait avec ses enfants en Italie.

Les Poésies d’un vivant sont pleines de la noble ardeur de la liberté, car les passions politiques ne portaient pas en ce temps-là le masque des Furies. Mais qu’il était changé, ce poète si admirablement doué ! À sa vue la parole d’Ophélia me revenait involontairement à la pensée : « Oh ! quel noble esprit a été détruit ici ! »

La nature lui avait donné une âme vibrante, mais il avait subi l’influence d’hommes violents, organisés pour la lutte, prêts à toutes les audaces révolutionnaires, tels que le Russe Bakounine. À Paris, il avait vécu dans la société de Russes de distinction, aux tendances socialistes, et avait appris à connaître le luxe et tous les raffinements des jouissances spirituelles et sensuelles. Si le succès éclatant de ses Poésies l’avait mis en pleine lumière, ses folles et vaines entreprises du temps du « gâchis de Hecker » avaient jeté une ombre ineffaçable sur toute sa vie.

Herwegh était un homme du monde, un peu blasé, mais des plus aimables et des plus fins. Sa voix avait un timbre caressant et doux, mais, quand elle s’animait sous l’empire de la passion, la force lui faisait défaut ; elle n’avait pas les notes graves et pleines d’une nature virile en proie à la colère ou à l’amour. La passion de tête qui fait le fanatique et distille le venin de la haine, avait fait dégénérer sa virilité en indolence. Par tempérament, il aurait bien plutôt été à sa place parmi les compagnons du régent, qu’au milieu des promoteurs de l’anarchie, qu’il considérait comme l’honneur de la France. Quoique sorti du peuple, ce n’était point un tribun ayant pour mission, dans un temps dégénéré, de proclamer avec les foudres de la conscience humaine, les droits imprescriptibles de l’humanité.

Nous apprîmes par Wagner que Herwegh avait écrit, dans sa disposition d’esprit actuelle, des sonnets qui, par la forme et par la pensée, devaient en faire le poète immortel de l’amour ; mais ces poèmes, jamais il ne les livrerait à la publicité.

Ces messieurs, qui venaient souvent et volontiers à Mariafeld, ne se sentaient pas gênés l’un par l’autre : quelque différents qu’ils fussent physiquement et moralement, ils savaient apprécier, sous toutes leurs formes, l’esprit et la culture, la liberté et la grandeur des diverses conceptions de la vie.

Herwegh n’était pas musicien, mais Wagner aimait sa société ; il en était de même de Wille. « Vous n’êtes pas musicien ! Vous dites que vous n’êtes pas créateur ! Qu’est-ce que cela fait ? Vous avez la vie… quand vous êtes là, on sent sa propre pensée qui se dégage ! » C’est ce qu’il disait à Wille.

Un joyeux cercle s’était donc formé à Mariafeld. Ce qui se disait entre hommes ne pouvait m’intéresser que partiellement. Herwegh suivait le cours de physiologie du professeur Ludwig, Wille parlait de Carlyle et de Stuart Mill ; mais la littérature, l’art et la philosophie étaient un sujet inépuisable pour tous.

Pendant la matinée, ces messieurs restaient ordinairement entre eux, dans le bureau de mon mari ; quand j’étais présente, je m’occupais de quelque ouvrage de mains, écoutant tout, mais parlant rarement. Du temps auquel j’étais redevable de mon éducation et de mon instruction, on trouvait présomptueux qu’une femme parlât de choses qu’elle ne connaissait que superficiellement, ne les ayant jamais étudiées à fond.

J’avais immensément lu dans ma première jeunesse : un besoin ardent et inquiet me poussait dans ce monde merveilleux où planent et régnent les pensées des meilleurs d’entre les hommes ; j’avais trouvé là la plénitude du bonheur, de la félicité intérieure, mais ni mon père ni d’autres hommes que je vénérais, n’eussent été satisfaits, si j’avais voulu mettre mon savoir en évidence… ne savais-je pas moi-même que c’était bien peu de chose !

Une pédante ! un bas-bleu ! mais les hommes en ont horreur, à leur vue, les Grâces prennent la fuite, c’est là ce que j’avais lu et entendu dire en anglais comme en allemand. Et comme j’aimais bien à être agréable et que je voulais plaire à ceux que j’aimais, je préférais me taire, mais j’écrivais ce que je pensais, ce qui me touchait profondément et, comme le Chœur de la tragédie grecque, mes observations ramenaient de l’unité dans ce que j’avais entendu.

Herwegh avait apporté à Mariafeld les œuvres de Schopenhauer, qui étaient toutes nouvelles pour mon mari et pour Wagner ; elles firent sur tous deux la plus profonde impression. Wille aime à étudier à fond toute œuvre spéculative ; le philosophe lui sembla si remarquable qu’il voulut faire sa connaissance et, par la suite, il allait tous les ans à Francfort pour causer avec lui. Wagner, avec une vivacité de compréhension inouïe, se fut bientôt assimilé l’œuvre de Schopenhauer. Lui et Herwegh étaient émerveillés de voir l’énigme du monde ainsi résolue. Abstinence et ascétisme ! c’est à cela que l’humanité devait parvenir ! L’abstinence, vertu des saints, ne pouvait pourtant être qu’un mot retentissant, mais vide, pour des hommes qui avaient besoin du monde pour créer et pour subsister et qui n’avaient, ni l’un ni l’autre, l’intention de dédaigner ou de mépriser les jouissances de la vie.

Je recueillis alors bien des choses concernant l’antique philosophie cosmogonique des Hindous et j’appris à connaître la pureté du boudhisme. Mes initiateurs avaient une haute intelligence et parlaient d’art et de poésie en raffinés, mais, que l’homme ne fût pas une volonté libre, qu’il ne fût pas l’auteur de ses actes, que l’épée de combat par excellence qui est le courage et la noblesse des sentiments, ne servît de rien, c’est ce que je ne pus jamais admettre que comme une fable, à laquelle ils ne croyaient pas eux-mêmes. En ce temps-là, du reste, ils n’émettaient que des opinions troubles ou extravagantes sur tout ce qui concernait les liens de la famille et les devoirs de la vie. L’honneur de l’homme, qui a sa racine dans la fidélité au devoir accepté, l’humilité de la femme, qui, par la force que lui donne la profondeur de son amour, se subordonne à l’homme, tout cela devait battre en retraite devant le droit divin de la passion ! — Amour impitoyable ! c’est ainsi que le chœur des Choéphores d’Eschyle appelle la puissance funeste qui règne dans l’âme de Clytemnestre, et fait entrer l’expiation dans la maison d’Agamemnon, faisant du fils le meurtrier de sa mère.

Ce qui ne me plût pas non plus, c’est ce que Wagner dit, un jour qu’il décrivait avec sa fougue habituelle la beauté empoignante que présenterait sur la scène le Prophète de Nazareth, aimé d’un amour terrestre par Madeleine, la pécheresse. — Je le regardai avec stupeur et quittai la chambre. Je ne mentionnerais pas cela si, bien des années plus tard, Wagner n’eut pas réalisé cette idée, tout en la présentant sous une autre forme. Dans le dernier don de son génie, dans Parsifal, le Chevalier-Pontife, et dans Kundry délivrée de la puissance des mauvais esprits, se retrouve donc ce qu’il portait déjà dans sa pensée en 1852.

Au milieu de l’été les rapports avec Mariafeld cessèrent pour quelque temps d’être aussi fréquents. La grande chaleur était venue ; Wagner voulait aller plus haut dans les montagnes, et Herwegh avait l’intention de l’accompagner ; Wille était retenu à la maison par des visites de famille que nous attendions. Une grande joie m’était réservée : ma mère, avec une de mes sœurs accompagnée de sa fille, était déjà en route pour Mariafeld ; elle voyageait lentement, avec ses propres chevaux, ne se servant guère des chemins de fer ; elle avait le temps ! Mon père aussi voulait nous donner quelques jours à son retour de Carlsbad, puis les emmener toutes.

J’étais pleine de joie et d’espérance, — mes enfants jubilaient comme moi. Je fus bien reconnaissante aux amis qui vinrent nous voir le dernier dimanche et qui voulurent bien rester jusqu’au lendemain. Dans ma joie, j’étais redevenue jeune, espiègle même, et quand j’arrivai avec Mme Wagner sur la terrasse où les messieurs avaient pris place pour le café, je leur dis : « Vraiment, c’est un trio bien remarquable que celui que nous avons sous les yeux ! L’un est le créateur du drame musical ; l’autre est un poète célèbre ; tous deux sont aimés des Muses !… Mais, que dirai-je du maître de la maison ? " Alors Wagner, m’interrompant en souriant, récita ces vers que prononce Suleika, dans le Divan occidental de Gœthe :

« Peuples, valets et conquérants — tous déclarent en tous temps — que le bonheur suprême des enfants de la Terre — n’est que la personnalité ! »

Le lendemain matin, quand il rencontra Wille dans le jardin, il lui dit : — Bonjour Adam ! »

Wagner n’avait pas rencontré chez nous d’adorateurs ; l’occasion manquait à Mariafeld pour que son grand génie musical fût mis en évidence ; ce qu’il y trouvait, c’était de l’amitié et une franche hospitalité ; il s’en contentait et nous oubliions presque qu’il pouvait exiger davantage.

En automne 1852, il nous fit le plaisir de venir se reposer parmi nous après de fatigants travaux ; Herwegh vint alors plus souvent. Les messieurs étaient libres de s’entretenir de philosophie tant qu’ils étaient seuls, mais il était agréable aux dames que les poètes eussent aussi leur tour.

Herwegh louait la langue et la poésie russes ; il connaissait à fond Gogol et Pouschkine. Parmi les poètes anglais, c’était Shelley qu’il préférait, même à Bjron. Calderon, disait-il, était supérieur à Schiller, car l’idée de Schopenhauer était l’âme même de son drame : La Vie, un songe. La recherche des racines primitives devait aussi être fort intéressante, car ce sujet était inépuisable. — C’était une admirable fin d’automne ! J’aime à me rappeler les heures sereines que nous passions en plein air. Dès le matin, Wagner était disposé à se promener ; Herwegh, au contraire, aimait à rester étendu pendant des heures sur un divan, à la façon orientale, méditant quelqu’un des problèmes qui le préoccupaient. Quand il arrivait qu’on le dérangeât, il se résignait avec l’indifférence que donne l’ennui et, se joignant à nous, traînait par derrière, ce qui fit dire un jour à Wille qu’il ressemblait à un pied qui dort.

Ma plus jeune sœur, notre Benjamine, était alors avec sa fille à Mariafeld ; avec elle, la grâce y était entrée ; si, d’une part, la petite fille et les deux garçons prêtaient à la maison la joyeuse animation que donne la vie des enfants, de l’autre, les hommes ne pouvaient plus régner seuls, les femmes exerçant un empire bienfaisant, interrompaient souvent leur solitude.

Il arriva alors que Wagner vint nous trouver et, s’asseyant au piano, joua des fragments de Tannhœuser et de Lohengrin. Tout en jouant, il expliquait les mouvements de la scène, racontait l’action et chantait le texte à mi-voix. Il avait une manière étrange et toute particulière de nous faire saisir, avec toute l’intensité de son intention et de sa pensée, ce que nous ne pouvions voir de nos yeux, ni entendre par les voix d’un puissant orchestre. Il ne parlait jamais de l’œuvre qu’il était en train d’écrire, mais bien de l’agrément qu’il y avait à se laisser aller à un doux nonchaloir. L’amabilité de son humeur disait suffisamment qu’il était content du développement de son travail. — Parfois, par les claires journées d’automne, qui se dégageaient des brouillards du matin en passant par toutes les nuances d’une coloration aussi fine que vigoureuse, nous montions sur les hauteurs et les enfants étaient de la partie. Je me rappelle encore avec plaisir une promenade sur l’eau, où les mains inexpérimentées des messieurs eurent fort à souffrir du poids des rames. — Nous visitâmes aussi Ufenau, que Herwegh avait chanté.

Après souper, on restait longtemps à table et l’on se communiquait, d’après la joyeuse impulsion du moment, les vieux souvenirs ou les nouvelles du jour.

Je suis d’avis que l’esprit est comme l’étincelle qui ne jaillit du silex, qu’autant que celui-ci est mis en contact avec une force étrangère. " Il n’y a rien d’aussi plaisant que la folie d’un homme de génie, à condition toutefois que nul fou n’ait la permission de l’entendre. " Cette maxime pouvait s’appliquer à maint récit que mon mari faisait du temps qu’il était étudiant : c’étaient souvent des scènes singulières, des descriptions bizarres, mais pleines de vie et éclairées d’une lumière crue, à la manière de Callot. " Vous auriez dû écrire un Décaméron du Nord ", dit un jour un des auditeurs, mais le conteur n’était pas de ceux qui savent créer en écrivant, le poids de la plume paralysant l’essor de son esprit ; la réflexion et la critique étaient les obstacles qui l’empêchaient de donner une forme plastique définitive à ces fantastiques épisodes, appartenant au romantisme d’un autre âge.

C’était une vie bien agitée que celle dont les souvenirs se pressaient dans l’esprit du maître de Mariafeld, depuis qu’il s’était rendu en 1832, en sa qualité d’étudiant de Gottingen, à la fête de Hambach ; cette fête avait été le premier essai d’opposition tenté contre la Diète par l’opinion populaire et Wille, Georges Wirth et Venedey s’y étaient prononcés contre la fraternisation avec les sociétés secrètes françaises. À Gottingen, il avait été président d’association et avait dû quitter l’Université (de même que notre chancelier actuel) pour avoir pris part à une assemblée présidentielle qui avait prononcé une interdiction, À Kiel, Franz de Florencourt et lui avaient été les chefs de l’association générale des étudiants, d’où était sortie la lutte contre la royauté danoise.

La vie d’étudiant à cette époque-là n’avait pas pour but des résultats pratiques ; les associations étaient les derniers restes d’un concept romantique que l’on se formait du monde, mais s’il était défendu de penser à l’unité et à la renaissance de l’Allemagne, cette pensée n’en était pas moins le moteur secret agissant en tous.

Il y avait des jours où l’atmosphère morale faisait présager l’orage bien plus que le beau temps. Une fois, la colère contre l’Allemagne alla si loin qu’on déclara que tout ce qu’elle contenait méritait d’être anéanti : art, culture, mœurs, moralité, tout était pourri jusqu’au cœur, irrémédiablement perdu. Les deux révolutionnaires s’étaient si bien monté la tête, qu’ils étaient d’avis que le peuple brûlât châteaux et palais, afin que ses tyrans n’eussent plus de refuge. Wille leur fit observer que leur vœu avait été exaucé dans le Brunswick et que le contribuable avait dû rebâtir à grands frais le château.

Le débat apaisé, ces messieurs se plongèrent de nouveau dans les sciences naturelles et les recherches étymologiques. Wagner vint alors nous trouver et nous dit : " Les deux autres sont de nouveau à déterrer leurs racines ! ils en ont pour longtemps. " Il riait et s’assit au piano. Je n’ai jamais oublié comme il nous expliqua, avant de commencer, le caractère de la Neuvième Symphonie et nous indiqua la nécessité du Chœur et de l’Hymne à la Joie, pour couronner cette grandiose création polyphonique. Sous ses doigts, le piano était devenu un orchestre. Tout à coup il s’arrêta et me dit : « Écoutez maintenant : les Muses entrent, elles amènent au milieu d’accents belliqueux une phalange de jeunes hommes ! » Et il murmura comme se parlant à lui-même :

« Joyeux comme circulent ses soleils — à travers l’admirable voûte des cieux, — poursuivez, frères, votre course — gaîment, comme un héros qui marche à la victoire ! »

Puis, il mit les mains sur le clavier. Depuis, j’ai souvent entendu la Neuvième Symphonie à grand orchestre, mais cet Allegro vivace alla marcia, je ne l’ai entendu qu’une fois ! Aucun directeur et aucun orchestre ne m’a fait saisir le pas léger, ferme et rythmé des Muses comme Wagner à mon piano, pianissimo, comme se mouvant sur les nuages, mais se rapprochant, se rapprochant sans cesse, d’un mouvement sûr. Comme elle se dégagea du monde merveilleux des sons, la grandiose révélation que seul le rythme fait apparaître, le rythme qui contient toutes ces masses. Une pulsation de plus ou de moins, et l’esprit de l’auditeur prend son essor ou reste inerte ! — Wagner avait l’air grave, recueilli et pourtant très doux. Une vieille dame de nos amies, bien mesurée et peu disposée à sortir de son calme, fut comme électrisée lorsque, dans un transport d’enthousiasme et avec une force immense, il commença le chœur :

Étreignez-vous, millions d’êtres !

Mais, au milieu, il s’interrompit : « Je ne sais pas jouer du piano, » dit-il ; « n’applaudissez pas, vous ; suffit. »

Un autre soir, nous eûmes l’occasion d’entendre un peu plus de la Neuvième Symphonie dans les circonstances suivantes : Un dimanche après-midi, Wagner et Herwegh étaient venus, malgré le mauvais temps ; Wagner s’étant prononcé contre la musique que Mendelssohn a écrite pour les chœurs à’Antigone, la conversation continua sur ce sujet. Nous avions devant nous plusieurs traductions d’Antigone. Herwegh donna la préférence à celle de Minckwitz. Wagner se moqua de « cet intelligent Berlin, qui, avec toute sa science et toutes ses prétentions aux jouissances esthétiques, ne connaissait rien du sens élevé particulier au mythe d’Œdipe, rien de la grandeur de l’action d’Antigone. » On en vint à une vive controverse et comme celle-ci menaçait d’empiéter sur le terrain de la politique, j’ouvris les Poésies de Herwegh et priai mon mari de nous lire ce qu’il avait sous les yeux ; il en est de la lecture à haute voix comme de tout autre art : l’auditeur devient le vibrant écho des sentiments que le lecteur fait naître en lui par la parole magique du poète.

J’avais choisi la Chevauchée à cause de sa belle forme.

« La nuit angoissante a fait son tour. — Nous chevauchons moroses, nous chevauchons muets — chevauchons à notre perte ! — Comme il est âpre, le vent du matin ! — Dame Hôtesse, encore un verre, vite ! avant que nous ne mourions, que nous ne mourions !

« Toi, herbe fraîche, pourquoi t’élever si verte ? — Tu fleuriras bientôt comme une vraie églantine, — c’est mon sang qui te teindra. — La première gorgée, à l’épée, la main ! — je la bois afin que, pour la patrie — nous mourions, nous mourions ! »

Je cite ces deux strophes pour rappeler à la mémoire ce beau lied qui m’avait fait connaître, en 1847, le nom de Herwegh. Cette fois encore il ne manqua pas son effet. Puis je voulus encore faire entendre le XXIIIe sonnet d’un recueil que Herwegh a intitulé Dissonances. Les deux tercets expriment d’une manière intense l’esprit que respirent les autres.

« Ô, dites, n’est-ce pas le plus souvent l’heure du malheur — qui vous a soulevés vers l’Éternel — et a fait sortir de sa bouche la Révélation céleste ? — Non pas la paix, mais la tempête nous porte là-haut. — Les joies suprêmes, comme les étoiles de l’éther — sont tissues dans un fond sombre. »

Nous nous taisions tous ; Herwegh était là, comme si rien de ce qu’il avait chanté ne le regardait plus. Wagner s’assit au piano et joua de la Neuvième Symphonie :

Joie, tous les êtres t’aspirent !

Ce cri d’allégresse, jeté par les notes aiguës du soprano dans le chant à quatre voix, retentit en moi comme le céleste alleluia de l’âme délivrée. Il me semblait que Herwegh devait être heureux d’être compris dans ce qu’il avait de plus noble.

Ce soir-là on resta longtemps à table. Wagner n’avait pas encore besoin alors, pour calmer ses nerfs, de la demi-bouteille de Champagne obligatoire et Wille ne soutint pas cette fois que Herwegh s’intéressait plus à l’étiquette, qu’au contenu de la bouteille de bordeaux. Ces messieurs ne dédaignaient point les bons crus qui émergeaient du fond de la cave pour fêter le poète.

Ce fut en 1852, à Noël, que Wagner fit la première lecture d’une œuvre gigantesque dont les proportions colossales ont fait une trilogie. La lecture des Nibelungen se fit à Mariafeld en trois soirées et se prolongea fort avant dans la nuit.

Plus tard, Wagner a accordé cette jouissance à un grand nombre d’auditeurs enthousiastes réunis dans la grande salle de l’hôtel Bauer, à Zurich ; l’œuvre était alors complète et comprenait le prologue de l’Or du Rhin.

Le dernier soir de la lecture à Mariafeld, j’eus le malheur de troubler la sérénité de Wagner en sortant de la chambre pendant qu’il lisait : mon petit garçon avait la fièvre et me demandait. Le lendemain matin, quand je reparus, Wagner fit observer que cela n’avait pourtant pas été un cas de mort et il ajouta que c’était infliger une dure critique à un auteur que s’esquiver ainsi ; il m’appela « Fricka ». Je ne protestai point contre le nom et la chose en resta là. Quelques jours après, nous partîmes pour Hambourg ; de là, mon mari se rendit à Paris. Ce ne fut qu’au printemps que nous revîmes notre foyer et nos amis.

En 1853, Wagner demeurait à Zurich, au Zeltweg, et Mme Minna, qui aimait à voir du monde, faisait avec grâce les honneurs de son joli intérieur. Liszt y fit une apparition. Il avait monté Lohengrin au théâtre de Weimar et Wagner n’avait pas encore eu le bonheur de voir son œuvre à la scène. Les deux amis s’embrassèrent avec efiusion et la journée s’écoula dans une joyeuse surexcitation. Mon mari était présent, il connaissait Liszt de longue date. Dans une lettre que Wagner nous écrivit en 1870, peu après la bataille de Sedan, je trouve une allusion à cette journée passée ensemble : » Lorsqu’il fut alors question de l’empereur, que Liszt plaçait sur un piédestal, » écrivait Wagner, « Wille prophétisa que Louis-Napoléon irait encore à la voirie, ce qui sembla choquer beaucoup Liszt, qui connaissait personnellement l’empereur. Nous en parlons journellement à présent et Wille doit se résigner à passer parmi nous pour un prophète. »

Mon mari m’a aussi raconté que lors de cette réunion dans la maison de Wagner, il avait demandé à Liszt s’il ne pourrait se servir de son influence à la cour de Weimar pour faire rentrer Wagner en Allemagne, à quoi Liszt répondit qu’il ne connaissait ni position, ni théâtre qui pût convenir à Wagner. Scène, chanteurs, orchestre, il fallait que tout, en un mot, fût recréé par lui. Et sur l’observation de Wille que pareille entreprise coûterait bieii un million, il s’écria en français, se servant de cette langue comme il le faisait d’ordinaire quand il était particulièrement surexcité : « Il l’aura ! Le million se trouvera ! »

J’acceptais peu d’invitations en ville, mais j’allai pourtant une fois souper chez Wagner, qui avait réuni à sa table quelques amis de Saxe et peut-être aussi Semper et sa famille, qui se trouvaient alors à Zurich. Wagner disparut un moment et reparut au dessert dans l’uniforme de maître de chapelle du roi de Saxe, l’échine un peu ployée, se frottant les mains et ayant sur les lèvres un fin sourire sarcastique qui n’avait rien de méchant ; il nous salua tous avec une grâce des plus humoristiques, mais c’était surtout à sa femme que s’adressaient ses piquantes observations : « Oui, oui, Minna, » disait-il, « c’était bien gentil et je te plaisais alors. C’est dommage, pauvre femme, que l’uniforme soit devenu trop étroit pour moi ! »

C’est vrai, quand bien même cet uniforme avait été porté avec satisfaction par Karl-Maria von Weber (qu’il avait aimé dès l’enfance), il était réellement trop étroit pour Richard Wagner. Son génie, tendant toujours plus haut, ne lui laissait pas le loisir de s’arrêter dans son développement.

Les vieux rapports d’amitié continuaient toujours à Mariafeld, seulement le cercle s’était élargi : Semper, le célèbre architecte, Gottfried Keller, l’auteur du Grüner Heinrich, Köchly, le philologue, qui nous a rendu Aristophane accessible en l’accompagnant d’une étincelante préface, Rustow, qui a écrit, avec la collaboration de Köchly, un savant ouvrage sur les armes et l’art de la guerre chez les Grecs, Ettmüller, le sage de l’antiquité germanique, Moleschott, le physiologiste ; comment les nommer, tous ceux qui allaient et venaient, et apportaient la vie et l’animation à Mariafeld.

Venedey et Rüge venaient aussi nous voir en passant. Tous, à l’exception de Keller et de Moleschott, ne sont plus au nombre des vivants : c’est parmi bien des morts qu’errent mes souvenirs !

Quand le bon Venedey, qui ne comptait ni parmi les artistes, ni parmi les hautes intelligences, venait chez nous, il y jouait le rôle d’Atta-Troll, c’est-à-dire, « du noble Ours à tendances, de race germanique, dansant fort mal, mais logeant pourtant quelque sentiment sous sa poitrine rebondie », comme dit l’épitaphe écrite pour lui par Henri Heine, dans l’Idiome du roi Louis Ier de Bavière.

J’aimais à voir Venedey, car il avait été notre hôte à Hambourg, et avec lui, je pouvais me laisser aller à toute ma tendresse pour la vieille ville hanséatique, qui, malgré son pavillon aux trois tours, avait montré de la sympathie pour la jeune liberté dans la tourmente de 1848.

Je consigne ici avec joie que mon père avait été le premier à offrir un de ses vaisseaux, pour aider à former la flotte si nécessaire à la continuation de la guerre contre le Danemark, et qu’il avait engagé avec instance d’autres armateurs à suivre son exemple. Mon mari avait fait le premier voyage sous le pavillon noir, or et rouge pour aller saluer un vaisseau de guerre américain, à l’ancre à Bremerhaven. Le vicaire de l’Empire y avait envoyé la commission que l’Autriche et la Prusse avaient déléguée à Hambourg pour la prise de possession de la flotte. On sait comment cette flotte naissante a péri sous le marteau de la réaction, lors de l’anéantissement de toutes les institutions nées de la Révolution.

Je sus aussi par Venedey que le bon Kudlich, que j’avais appris à connaître à Zurich comme médecin-assistant de Giesker et qui avait soigné mes enfants pendant la fièvre scarlatine, était arrivé à occuper une belle position à New-York. Je m’y étais toujours intéressée : c’était lui qui, préparant son doctorat à Vienne, avait été envoyé à la Diète par le suffrage universel, né de la Révolution ; là, au milieu de la mêlée des nationalités que la révolution autrichienne avait provoquée, il avait proposé, en sa qualité de plus jeune membre, que « la noble assemblée voulût bien abolir la dépendance des paysans vis-à-vis des seigneurs féodaux, ainsi que tous les droits et devoirs en dérivant ». Après un long combat et une longue résistance, la motion de Küdlich était restée victorieuse et avait été votée. Hors cette unique et mémorable résolution, la Diète n’a rien fait de durable. J’étais heureuse dépenser que le jeune médecin emportait en Amérique le souvenir d’un tel triomphe, car pour nous qui nous tenions assis à l’écart, c’était un besoin profond et intime, que de sympathiser avec tous ceux qui avaient fait quelque chose pour aider l’humanité à conquérir ses droits à l’affranchissement et au progrès.

Venedey était un révolutionnaire ; théoriquement il ne reculait point devant les massacres et la terreur ; il les considérait comme l’œuvre de génies puissants qui tuent et anéantissent afin de purifier l’air et d’affranchir le monde, préparant ainsi l’avènement d’un avenir meilleur, mais son cœur était tendre : la haine et la colère étaient trop lourdes pour lui.

Mon mari, qui connaissait de longue date son vieux camarade de Hambach, et qui savait apprécier à leur juste valeur sa noble vie de travail consacrée à sa famille et son dévouement absolu aux idées de son temps, mon mari disait de lui : « C’est un garçon absolument honorable et digne, mais quel dommage qu’il soit si plein d’onction ! Un vrai bonze politique ! "

Je n’ai pas à parler ici de la valeur d’Albert Rüge et de ses Annales de Halle, ni de ses longs rapports avec mon mari, résultant de la communauté de leurs tendances. Je me réjouis d’apprendre à le connaître personnellement à Mariafeld.

Je citerai encore Rüstow dont l’esprit et les connaissances faisaient un spécialiste éminent ; mais il m’était difficile de vaincre une répulsion secrète pour un homme qui, foulant aux pieds l’honneur de l’officier prussien, avait été infidèle à son drapeau.

Un soir, il nous amena un ami de Berlin, un homme parfaitement honnête et bon, qui se mit à arborer le drapeau rouge et prophétisa à tous ceux qui possédaient quelque chose, que l’humanité maltraitée et méprisée se lèverait pour les anéantir. Herwegh, Semper et Wagner étaient présents ; le dernier finit par se réfugier auprès de moi dans une autre chambre, fuyant le tumulte et les vociférations, qui faisaient ressembler cette réunion à un club de Jacobins. L’une après l’autre, toutes les notions reçues étaient présentées, discutées, pesées, trouvées trop légères et supprimées. L’horreur me saisit et, précipitée en pleine réaction, je me mis à poursuivre au fond de ma pensée, les conséquences de ces condamnations qui devaient produire un monde d’où l’honneur serait exclu. Les sophismes et les opinions poussées jusqu’à l’extrême n’étaient rien de nouveau pour moi, mais les formes raffinées donnaient à ces tendances révolutionnaires une sorte de « haut goût » ; cette fois, la poésie et l’art manquaient avec leur entraînante éloquence.

Puis, les éléments étrangers disparurent, le trio se retrouva seul et reprit ses vieilles habitudes ; on parla de nouveau de Gœthe, même de Schiller. Le Romancero de Heine venait de paraître, on le lisait et le discutait beaucoup. Peut-être ai-je attaché toute ma vie plus de prix à l’esprit et à l’imagination que ne l’admet la raison, mais, c’est de contrastes et de contradictions, de la multiplicité des impressions et des expériences contradictoires, de beau et de laid, d’une part de vérité et d’une autre part d’excentricité, que se forme notre originalité : nous n’absorbons que ce que nous pouvons nous assimiler. Le mot de Montaigne convient bien à ma vieillesse : « J’aime la vie, je la pratique et la cultive telle qu’il a plu à Dieu de me l’octroyer. À mesure que l’homme extérieur se détruit, l’homme intérieur se renouvelle. »

Il y eut un temps où Herwegh était profondément démoralisé : une situation des plus pénibles amenait forcément une solution, et elle n’était pas de celles que les hommes ont l’habitude de résoudre entre eux. Wille chercha, mais inutilement, à mettre fin aux explications que l’incident Herzen-Herwegh amenait dans les journaux et envoya au baron de Herzen la provocation de Herwegh. Le baron refusa, se conformant à la décision qu’avait rendue à Londres un tribunal d’honneur présidé par Mazzini. Lorsque Henri Simon et d’autres réfugiés allemands de marque en furent informés, ils voulurent frapper Herwegh d’interdiction. Wille intervint alors comme champion du poète ; il avait fait la même chose jadis en faveur de Henri Heine, et pris sa place vis-à-vis des philistins qui traitaient le poète de lâche, parce que la sensibilité de ses nerfs lui faisait considérer un duel avec plus de crainte, que n’en éprouve en pareil cas le premier soudard venu.

Ce fut peut-être pour se distraire de tous ces ennuis que le trio entreprit un voyage en commun. Commencé à pied, ce voyage fut bientôt poursuivi en voiture ; on visita le lac des Quatre-Cantons, puis on franchit le Gothard pour faire un tour aux lacs italiens ; Wagner s’y trouva si bien, qu’il voulut y prolonger son séjour et fit venir sa femme. Le favori de tous deux, le petit chien Peps, fut naturellement de la partie.

Au commencement de l’été, Wagner, qui vivait pour ainsi dire sans musique à Zurich, eut l’occasion de diriger des fragments de ses œuvres dans un grand concert donné au théâtre. Un ami enthousiaste de Wagner, riche négociant originaire du Rhin, auquel d’autres admirateurs s’étaient joints, lui fournit le moyen de rendre cette exécution possible, en faisant entrer dans son orchestre des artistes étrangers. Musiciens et amateurs y mirent toute leur intelligence et toutes leurs forces. Wagner ne savait-il pas faire passer une partie de son âme dans ceux qu’il dirigeait ? Un vieux monsieur, grand amateur de musique, qui maniait l’archet avec une consciencieuse pédanterie, me disait : « Oui, quand celui-là est présent, on devient un autre homme et un autre musicien ! »

Un immense enthousiasme régna à Zurich après ce concert, et la respectueuse admiration que l’on avait pour le génie créateur de Wagner, grandit encore.

C’est alors, qu’à l’occasion d’un festival fédéral donné dans le Valais, on conçut l’ambition de l’acclamer comme juge d’honneur. Mais Wagner désapprouvait les chœurs d’hommes à quatre parties : un chœur auquel les voix de femmes manquaient, à moins que ce ne fût un chœur guerrier, était pour lui une chose monstrueuse. Quant à l’importance des fêtes musicales pour le développement du peuple, elle lui échappait entièrement, car le peuple n’avait pour Wagner qu’une valeur idéale dont il ne songeait point à tenir compte dans la pratique. Il n’avait pu faire autrement que d’accepter l’invitation présentée d’une façon pressante, mais, à la dernière heure, le juge d’honneur si ardemment attendu, se fit excuser.

En hiver, quand les concerts recommencèrent dans la salle du Vieux Musée, Wagner, avec des forces moindres, montra plus d’une fois la grandeur de sa direction.

En pensant à ces concerts, je ne puis m’empêcher de dire quelques mots de mon étonnement, quand j’entendis pour la première fois, dans les entr’actes, la haute société de Zurich échanger des propos de salon dans le dialecte du pays. Dans notre bon Hambourg, le patois a si bien disparu que valets de chambre et cochers se sentiraient offensés si l’on pouvait s’imaginer se faire comprendre d’eux de cette façon, mais aujourd’hui comme alors, le Zurichois cultivé, le savant même, tient à honneur le dialecte de ses pères ; c’est le signe familier et charmant de l’intimité de la vie de famille comme de la vie populaire.

Dans l’un de ces concerts, Wagner dirigea l’ouverture du Freischütz. On sait comme Weber lui était sympathique et comme la musique se transfigurait sous sa direction, devenant la vibration de l’âme elle-même. — Qui ne la connaît, la musique de Weber ? Qui ne se serait senti transporté au fond de l’ombreuse et fraîche solitude des forêts, quand les sons du cor semblent déchirer le voile de l’aurore ? Ils retentissaient mystérieusement, solennellement, et pendant que j’écoutais, un sentiment ineffable s’élevait en moi, m’envahissant comme un parfum subtil. J’étais heureuse, lors de ces concerts, d’être assise au fond de la salle, de sorte que le sens de la vue ne pouvait venir troubler ma jouissance ; avec quelle intensité je retrouvais cette jouissance chaque fois que Wagner dirigeait une symphonie de Beethoven ! J’étais heureuse alors, parce que le beau prospérait sur la terre !

Je trouve à présent une lacune dans mes notes aussi bien que dans mes souvenirs, et je saute presque une année pendant laquelle bien des choses se passèrent à Mariafeld, dans l’éternelle oscillation entre la joie et la douleur. Ce n’est qu’en 1854 que je reprends le récit de ce qui peut intéresser le lecteur, comme concernant Wagner.

Dans l’automne de cette année, Liszt revint à Zurich : cette fois il était accompagné de sa vieille amie, la princesse de Wittgenstein et de sa fille. Wagner avait terminé une partie de la musique des Nibelungen et désira la soumettre au jugement de son ami. Une jeune et belle Suissesse, la femme de Heim, le chef d’orchestre, qui avait une voix splendide et que Wagner distinguait, quoique ce ne fût point une musicienne accomplie, déchiffra avec une gracieuse docilité les parties hérissées de difficultés, en présence d’un nombreux auditoire, convié par Liszt, me semble-t-il, à cette solennité musicale qui eut lieu dans la grande salle de l’hôtel Bauer. Liszt était ravi de l’œuvre de Wagner et de la grandeur de ses Nibelungen ; exempt de toute envie, il tendit ses deux mains au Maître triomphant, et je pense encore aujourd’hui avec joie à l’ardeur et à l’abandon qu’il y avait dans leurs rapports.

Liszt vint souvent à Mariafeld accompagné des princesses et de Wagner. Il était venu jadis à Hambourg, peu après le grand incendie qui avait réduit en cendres la moitié de la ville et, avec sa générosité quasi royale, avait donné un concert au bénéfice des fonds de l’orchestre : le succès avait été tel que l’institution prit dès lors un grand développement. Wille le voyait alors tous les jours ; mon mari m’a souvent conté comment Liszt était venu à lui au moment où, ayant renoncé à sa place de rédacteur (parce que son directeur s’arrogeait le droit de censurer et de mutiler ses articles), il avait pris la résolution, malgré son dénûment, de poursuivre la chose devant les tribunaux ; Liszt alors lui avait dit : « Si j’avais une maison de campagne et que je t’invitasse à être mon hôte, te sentirais-tu blessé dans ta fierté ? C’est la même chose si je t’invite à m’accompagner dans mes voyages. Que veux-tu faire à Hambourg ? Ta place est à Paris. » Mais, quels que fussent les obstacles à vaincre, Wille ne voulait pas d’autre voie que celle qu’il se traçait lui-même : il avait ce que Wienbarg appelait « une monade inappréhensible ».

Pour ma part, j’avais vu Liszt pour la première fois à Paris en 1833 ; il était alors dans tout l’épanouissement de sa première jeunesse, et il y avait quelque chose de lumineux dans son apparition. J’aime à me rappeler une soirée intime où il se mit à jouer des valses à quatre mains avec Chopin, et où nous autres, jeunes filles, nous eûmes l’audace de danser à pareille musique. Chopin, que je voyais souvent à Paris, ne jouait pas encore dans les concerts. Jamais je n’ai entendu exécuter ses compositions avec l’exquise délicatesse et la lumineuse clarté qu’il y mettait.

Un jour, ému par les stances que, dans mon enthousiasme juvénile, j’avais adressées à son infortunée patrie, il s’assit au piano dans la pénombre de la chambre voisine et, s’abandonnant à son impression avec une merveilleuse facilité d’improvisation, il donna une forme aux sentiments qui avaient traversé son âme à la lecture du Chant d’un poète étranger. La dame de la maison, celle-là même qui lui avait communiqué mes vers, me tendit la main en souriant et me dit que jamais elle n’avait entendu Chopin jouer ainsi. Sous l’impression du moment, Chopin voulait avoir un lied de moi pour le mettre en musique, mais mes vers n’en valaient pas la peine ; je lui dis que j’attendrais la messe solennelle qu’il écrirait pour célébrer la résurrection de sa patrie.

Il me semble qu’il n’est pas juste de dire, comme je l’ai lu parfois, que Wagner a connu à Zurich les poignantes douleurs de l’exil.

Le proscrit que tous appréciaient, que beaucoup vénéraient, vivait dans la sécurité de son propre foyer ; il avait des amis qui répondaient de lui et parmi ceux là, il en était un qui trouverait difficilement son pareil. Tout homme à qui Wagner adressait la parole, se sentait honoré ; les musiciens, bons ou mauvais, levaient les yeux vers lui comme vers le Maître qui avait ouvert à la musique des voies nouvelles et admirables. S’il s’était hasardé sur les flots en fureur de la tempête révolutionnaire, le flux ne l’avait point porté sur une côte inhospitalière. Non, il n’a pas appris à connaître à Zurich les longs et amers tourments des exilés politiques, cherchant en vain la sympathie, frappant aux portes et n’en voyant s’ouvrir que bien peu ! À Hambourg, à Paris et surtout à Londres, en 1840, j’ai vu des exilés de diverses nations et ceux-là erraient dans un désert sans bornes ! Heureusement que pour quelques grandes personnalités d’entre eux il s’est trouvé une providence en la personne de Lord Shaftesbury ! Mais, parmi ceux que l’Allemagne avait repoussés, il y en avait qui ne voulaient d’autre aide que le travail et les privations, et qui rejetaient loin d’eux le pain que leur offraient des nations étrangères.

Quant à la musique qui se faisait à Zurich pendant que Wagner s’y trouvait, je ne puis en juger en connaissance de cause, mais il est naturel qu’elle ne put suffire à l’homme extraordinaire qui aspirait à la perfection.

Ce n’est que beaucoup plus tard que la vie musicale a pris son essor à Zurich et que, sous l’impulsion du chef d’orchestre Hegar, l’orchestre et les chœurs ont atteint cette perfection qui a rendu inoubliables le festival de Hændel et celui de Bach. Les oratorios de Hændel, les Passions de Bach d’après saint Mathieu et d’après saint Jean, la Grand’Messe de cet artiste sublime, la Messe solennelle de Beethoven, le Requiem de Brahms et son Hymne à la Victoire, le Faust de Schumann, tous ces chefs-d’œuvre, je les ai entendus à Zurich et que d’autres choses encore ! Hegar a prouvé ce que peuvent la persévérance et la volonté et Zurich est devenu une ville musicale dans le sens élevé du mot. La grande évolution du siècle a sans doute contribué à son développement, mais ce qui est indispensable, c’est le maître qui domine la situation et donne l’impulsion : c’est avec joie que j’inscris ici le nom de Hegar.

Comme nul autre, Wagner, avec ses exigences pour la musique dramatique, a communiqué de la vie et de l’enthousiasme à l’orchestre et aux chanteurs. Il est à espérer à présent que la noble Muse de la musique, dans son haut et fier essor, n’oublie point qu’il lui sied, à elle aussi, de respecter les harmonieuses proportions de la nature.