Râja-yoga/Chapitre 6

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Râja-yoga ou Conquête de la nature intérieure
Traduction par S. W..
Publications théosophiques (p. 83-96).


CHAPITRE VI

PRÂTYÂHÂRÀ ET DHÂRÀNÂ


L’étape suivante se nomme Pratyâhâra. En quoi consiste-t-elle ? Vous savez comment se produisent les perceptions. Elles sont transmises par les instruments externes aux organes internés qui agissent sur le corps par les centres cérébraux et frappent le cerveau. L’ensemble de ces phénomènes appliqué à un objet extérieur nous amène à percevoir cet objet. Mais la pensée étant l’esclave des habitudes, il est difficile de la faire porter, de la concentrer sur un organe unique.

Nous entendons dire et enseigner sur toute la surface de la terre : « soyez bons », et encore « soyez bons », et toujours « soyez bons ». Il n’y a guère d’enfant, où qu’il soit né, auquel on n’ait dit : « ne vole pas », « ne mens pas » ; mais personne ne dit à l’enfant comment faire pour éviter de voler ou de mentir. En vertu de quoi ne deviendrait-il pas voleur ? Nous ne lui enseignons pas à ne pas voler, nous lui disons simplement : « ne vole pas. » Eh bien, nous ne lui sommes véritablement secourables qu’en lui apprenant à dominer sa pensée. Toute action, interne ou externe, naît de l’union de la pensée et de certains centres, lesquels centres sont appelés organes. Qu’elle le veuille ou non, la pensée est amenée à se joindre aux centres, et c’est pourquoi les gens commettent des actes absurdes et ressentent la misère ; chose qui n’arriverait pas si leur pensée était sous leur contrôle. Quel résultat obtiendrait-on en dominant la pensée ? On l’empêcherait de se joindre aux centres de perception, et, conséquemment, le sentiment et la volonté seraient naturellement sous contrôle. Jusqu’à présent, la chose est claire. Est-elle possible ? Elle l’est assurément. Et en voici de nos jours la preuve : les guérisseurs par la foi apprennent à leurs adeptes à nier l’existence de la misère, de la douleur et du mal. Leur philosophie est un peu vague, mais sur ce point ils sont tombés d’accord avec le Yoga. Chaque fois qu’ils réussissent à débarrasser un individu de son mal en niant qu’il existe, ils ont réellement enseigné une part de Pratyâhâra, puisqu’ils ont su donner à la pensée de leur patient une force assez grande pour qu’elle pût repousser le témoignage des sens. De même par la suggestion : les hypnotiseurs amènent, pour un certain temps, chez leur sujet, une sorte de Pratyâhâra morbide. Ce qu’on nomme suggestion hypnotique ne peut agir que sur un corps malade et sur une intelligence obscurcie. L’opérateur ne peut jamais suggestionner avant d’avoir réussi, par la fixité de son regard, ou par tels autres moyens, à mettre l’intelligence de son sujet dans un état en quelque sorte passif et maladif.

La domination des centres obtenue pour un temps par l’hypnotiseur ou par le guérisseur par la foi est absolument coupable, car elle mène le patient à une déchéance totale ; en ce cas, en effet, les centres cérébraux ne sont pas dominés par sa propre volonté, mais ils sont, en quelque sorte, anéantis par les coups répétés que leur inflige une volonté étrangère. Et ce n’est pas ralentir la course folle d’un fougueux attelage grâce aux rênes et aux muscles, mais c’est bien plutôt demander à autrui de frapper des coups vigoureux sur la tête des chevaux pour les étourdir et les ramener ainsi, momentanément, à la douceur. Le patient perd à chaque séance nouvelle un peu de son énergie mentale, et sa pensée, au lieu d’acquérir la parfaite domination d’elle-même, perd sa forme, devient inerte, et le sujet finit dans un asile d’aliénés.

Toute tentative de domination de la pensée qui n’est pas volontairement entreprise par l’intéressé n’est pas seulement désastreuse, mais elle va à l’encontre de son but. Le but de toute âme est la conquête de la liberté, de la maîtrise de soi, c’est l’affranchissement de l’esclavage de la matière et de la pensée, la domination de la nature extérieure et intérieure. Tout courant de volonté venu d’autrui, et quelle que soit la forme par laquelle il me parvienne, soit par la domination de mes organes, soit en me contraignant à les dominer moi-même pendant que je suis sous une influence morbide, loin de me mener vers ce but, ne fait que river un chaînon de plus à la lourde chaîne préexistante des pensées, des superstitions anciennes qui nous tiennent captifs. Soyez donc circonspects dans la façon dont vous permettez à autrui d’agir sur vous. Prenez garde de ne pas conduire, sans le savoir, autrui à sa perte. Il est vrai qu’il est des personnes qui font du bien à leurs patients pendant un certain temps, en donnant un nouvel élément à leurs propensions, mais, d’un autre côté, elles font du mal à des millions d’êtres par les suggestions hypnotiques inconscientes qu’elles éparpillent autour d’elles en développant chez des hommes et chez des femmes cet état d’hypnotisme morbide, passif, qui les laisse, en fin de compte, sans âme ou à peu près. Celui, donc, qui demande à autrui de croire aveuglément, ou qui entraîne l’humanité à sa suite par la domination qu’il exerce grâce à sa puissante volonté, fait œuvre malsaine, encore que ses intentions aient pu être pures.

Servez-vous par conséquent de votre propre intelligence ; dominez vous-même votre corps et votre pensée ; souvenez-vous que, tant que vous n’êtes pas malade, aucune volonté étrangère ne peut s’imposer à vous ; détournez-vous enfin de quiconque, quelle que soit sa volonté ou sa bonté, vous demande de croire aveuglément. La terre a été envahie de sectes composées de gens qui dansent, qui sautent ou qui hurlent ; ces sectes s’étendent à la façon des épidémies ; dès qu’elles commencent à danser, à prêcher, à chanter, la même rubrique leur convient. Elles exercent pendant un certain temps une domination singulière sur les gens sensitifs, et finissent, hélas ! à la longue, par causer la dégénérescence de toute une race. En vérité, mieux vaut pour l’individu ou pour la race demeurer dans l’erreur, qu’être ainsi apparemment amélioré par telle domination morbide étrangère ; le cœur souffre à la pensée de tout le mal que, dans leur irresponsabilité, font à l’humanité de semblables fanatiques religieux, tout animés qu’ils soient des meilleures intentions. Ils ne se doutent pas que les intelligences qui, sous l’empire de leurs suggestions accompagnées de musiques et de prières, ressentent soudainement l’élan religieux, se condamnent tout simplement à l’esclavage, à la maladie, à l’impuissance, et s’ouvrent à toutes les suggestions possibles, fût-ce aux plus mauvaises. Ces pauvres êtres ignorants et trompés ne se doutent guère que, tandis qu’ils se félicitent de leur aptitude à transformer les cœurs humains (pouvoir qu’ils pensent tenir de quelque Être céleste), ils sont en train de semer la déchéance prochaine, le crime, la folie et la mort. Tenez-vous donc en garde contre tout ce qui supprime votre liberté. Sachez que c’est là un danger qui vous menace et faites tout au monde pour vous en garder. Celui qui a réussi à diriger sa pensée au gré de sa volonté, soit qu’il la mette en rapport avec les centres, soit qu’il l’en détache, a atteint au Pratyâhâra dont le sens est : « qui rassemble vers » ; il est maître des forces qui émanent de la pensée et libéré de l’esclavage des sens. Quand nous aurons conquis ce pouvoir nous serons véritablement une volonté ; c’est alors seulement que nous aurons fait un grand pas vers la liberté ; nous n’aurons été jusque-là que de simples machines.

Être maître de sa pensée ! combien cela est difficile ! On l’a comparé non sans raison à un singe fou. Il y avait une fois un singe, naturellement turbulent ainsi que tous les singes ont coutume de l’être. Mais, comme si ce n’eût suffi, quelqu’un s’avisa de le gorger de vin, ce qui le rendit plus agité encore. Et voici qu’un scorpion le mordit. Un homme mordu par un scorpion saute de-ci de-là, pendant tout un jour ; vous comprendrez donc que le pauvre singe se trouva dans une situation pire que jamais. Pour comble de malheur, un démon pénétra en lui. Quels mots pourraient bien décrire l’agitation effrénée de ce singe ? La pensée humaine est semblable à lui ; sa nature même la fait constamment active ; elle se grise du vin des désirs, et accroît ainsi sa turbulence. Puis, après que la pensée a été prise par le désir, voici la piqûre du scorpion, la jalousie de ceux dont les souhaits sont exaucés ; enfin, le démon de la vanité s’empare de la pensée et la convainc de sa grande importance. Combien il est ardu de se rendre maître d’une pensée pareille !

La première leçon consiste à s’asseoir pendant quelque temps et à laisser courir la pensée. Elle bouillonne sans cesse et ressemble à notre singe qui se trémousse. Laissez sauter le singe tant qu’il le pourra ; attendez simplement et observez. Savoir, c’est pouvoir, dit le proverbe ; ce proverbe dit vrai. Tant que vous ignorez le travail de la pensée, vous ne pouvez pas la dominer. Rendez-lui complètement la main ; il se peut qu’elle accueille les plus laides idées et vous serez surpris d’avoir pu concevoir de semblables vilenies ; mais vous vous rendez compte que, chaque jour, les divagations diminuent de nombre et de violence, que la pensée s’apaise chaque jour. Pendant les premiers mois, vous constaterez en vous un millier de pensées ; plus tard vous n’en trouverez plus que sept cents, et quelques mois après le nombre en diminuera encore jusqu’à ce que le mental soit parfaitement dominé. Pour en arriver là il faut s’exercer journellement. Dès qu’on a ouvert l’admission de la vapeur, une machine se met en marche ; de même nous sommes tenus de percevoir les objets qui sont à notre portée ; aussi, pour prouver qu’il n’est pas une machine, l’homme doit se montrer libre de toute dominotion. Prâtyâhâra est le nom de cette maîtrise de l’esprit qui lui donne l’indépendance de tous les centres. Comment pralique-t-on Pratyâhâra ? C’est une tâche ardue qu’on ne saurait accomplir en un jour. Le succès s’achète par des années d’une lutte patiente et continue.

La deuxième leçon consiste en ceci : Lorsque vous aurez pratiqué le Pratyâhâra pendant quelque temps, faites un pas de plus ; attaquez le Dhâranâ, qui consiste à fixer la pensée sur certains points. Que signifie fixer la pensée sur certains points ? C’est la forcer à sentir certaines parties du corps à l’exclusion des autres ; à essayer, par exemple, de ne sentir que sa main, à l’exclusion de toutes les autres parties du corps. Lorsque la Chitta, ou matière mentale, est confinée et concentrée en un certain endroit, on appelle cet état Dhâranâ. Il y a plusieurs sortes de Dhâranâ ; et quand on le pratique il est bon de laisser un peu de jeu à l’imagination. Par exemple, on peut contraindre le mental à ne penser qu’à un certain point du cœur. Voilà qui est très difficile ; mais si l’on se figure un lotus en ce point du cœur, la chose devient plus aisée. Ce lotus est baigné d’une lumière resplendissante. Fixez-y votre esprit. Imaginez encore que le lotus du cerveau est lumineux, ou pensez aux différents centres du Sushumnâ dont nous avons déjà parlé.

Le Yogî doit toujours pratiquer. Il doit tâcher de vivre seul ; la société distrait la pensée ; il ne doit ni parler ni travailler trop, parce que parler et travailler distraient la pensée. Après toute une journée de dur labeur, il n’est pas possible de dominer son esprit. Celui qui est décidé à se conformer à ces prescriptions devient un Yogî. La puissance du bien est telle que le moindre qu’on en fasse est grandement récompensé. Cela ne fera de mal à personne ; ce sera favorable à tous. Tout d’abord les nerfs s’apaiseront, le calme viendra avec une vue plus exacte des choses. Le tempérament et la santé s’amélioreront. Une santé robuste et une voix harmonieuse, tels seront les premiers indices de succès. Les défauts de la voix seront corrigés ; à ces premiers résultats viendront bientôt s’en ajouter beaucoup d’autres. Ceux qui travailleront consciencieusement constateront chez eux bien d’autres phénomènes ; il leur arrivera d’entendre comme un son de cloche lointaine qui grandira et puis ira diminuant. Parfois, ils verront flotter des petits points lumineux qui deviendront de plus en plus grands. Quand ces manifestations se produiront, c’est que l’on sera en rapide progrès. Ceux qui veulent devenir des Yogîs et pratiquer assidûment doivent d’abord prendre quelque peu soin de leur régime. Ceux qui désirent faire de très rapides progrès se trouveront bien de se nourrir pendant quelques mois, s’ils le peuvent uniquement de lait et de céréales. Mais ceux qui, tout en menant une vie normale et occupée, ne veulent que pratiquer un peu, peuvent manger tout ce qui leur plaira, pourvu que cela soit avec modération.

La diète stricte est indispensable si l’on veut pratiquer avec ferveur et faire de rapides progrès. L’organisme s’affinant de plus en plus, vous constaterez au début que la moindre chose suffira à vous faire perdre votre équilibre. Une bouchée de nourriture de plus ou de moins vous bouleversera, et cela jusqu’à ce que vous ayez conquis la parfaite maîtrise ; alors vous pourrez manger tout comme vous l’entendrez. Pendant vos premiers essais pour concentrer votre pensée, la chute d’une épingle vous fera l’effet de la foudre traversant votre cerveau. Les organes s’affinent et les perceptions aussi. Nous sommes obligés de passer par ces stades, et tous ceux qui persévèrent réussiront. Renoncez à discuter ou à vous distraire de toute autre façon. Que signifie le bavardage intellectuel en sa sècheresse ? Il ne réussit qu’à déséquilibrer l’esprit, à le troubler. Il faut vraiment faire l’expérience de toutes ces choses. Y parviendra-t-on en parlant ? Renoncez aux vaines conversations. Ne lisez que les livres écrits par ceux qui ont atteint à la réalisation.

Soyez comme l’huître perlière. Une jolie légende hindoue veut que, s’il pleut pendant la marche ascendante de l’étoile Svâti et qu’une goutte de pluie tombe dans une huître, cette goutte devienne une perle. Les huîtres le savent, aussi viennent-elles à la surface de l’eau quand brille l’étoile, et attendent-elles pour happer la précieuse goutte de pluie. Quand elle est tombée dans sa coquille, vite l’huître se referme et plonge au fond de la mer pour y transformer patiemment cette goutte en une perle. Nous devrions agir pareillement. Entendre d’abord, comprendre ensuite, puis renonçant à toutes distractions, former notre esprit aux influences extérieures, et nous consacrer au développement de la vérité intérieure. En nous attachant à une idée, tout simplement parce qu’elle est neuve, quille à l’abandonner pour une plus neuve encore, nous risquons fort de gaspiller notre énergie.

Fixez-vous une tâche ; accomplissez-la ; n’y renoncez pas avant de l’avoir menée à bien. Celui-là seul qui, avec une idée fixe, irait jusqu’à la folie, verra la lumière. Ceux qui, de-ci de-là, se contentent de ramasser des miettes, n’arriveront jamais à rien. Ils surexcitent momentanément leurs nerfs et voilà tout. Ils deviendront esclaves de la nature, et ne s’élèveront jamais au-dessus de leurs sens. Ceux qui veulent sincèrement devenir Yogîs doivent une fois pour toutes renoncer à toucher vaguement un peu à tout. Adoptez une idée. Faites de cette idée votre vie ; rêvez-en, pensez-y, vivez-en, imprégnez votre cerveau, votre corps, vos muscles, vos nerfs, toutes les parties de votre corps de cette idée, et négligez tout ce qui n’est pas elle. Telle est la voie du succès ; ainsi se forment les géants de l’esprit. Les autres ne sont que des machines à parler. Si nous voulons être bénis et faire que les autres soient bénis, il nous faut aller plus au fond des choses, et, dans ce but, ne pas déranger la pensée, ne pas nous mêler aux gens dont les idées sont troublantes. Vous savez tous qu’il y a des gens, des endroits, des aliments qui vous répugnent. Évitez-les. Et que ceux qui veulent atteindre au sommet évitent toute société, bonne ou mauvaise. Pratiquez avec ardeur. Que vous viviez ou mourriez, qu’importe ? Plongez-vous dans le labeur sans songer au résultat. Si vous êtes assez courageux, six mois feront de vous un parfait Yogî. Quant aux autres qui prennent un brin de ceci, un peu de tout, ils ne s’élèvent jamais. Prendre simplement une série de leçons ne rime à rien. Pour ceux que Tamas enveloppe, les ignorants et les grossiers, dont la pensée ne peut se fixer sur une idée et qui réclament toujours de quoi les amuser, pour ceux-là la religion et la philosophie ne sont que des divertissements. Ils demandent à la religion de les distraire ; et ils prennent ce que la religion leur offre de distractions. Ce sont là les inconstants qui ne persévèrent pas. Ils écoutent un orateur, trouvent très bien ce qu’il dit, puis ils rentrent chez eux et n’y pensent plus. Il faut pour réussir une immense persévérance, une volonté formidable. « Je veux boire l’océan. » « Les montagnes s’écrouleront par ma volonté », voilà ce que dit l’âme persévérante. Ayez cette énergie, cette volonté-là, travaillez dur et vous atteindrez le but.