Récits d’un Chasseur/12

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Traduction par Ely Halpérine-Kaminsky.
Ollendorf (p. 279-293).


XII


LE BIRIOUK[1]


Un soir, je revenais de la chasse, seul en drojka, j’avais encore huit verstes à faire. Mon excellente jument arpentait d’un pas rapide la route poudreuse en reniflant de temps en temps et en secouant les oreilles. Mon chien, quoique harassé, suivait juste à demi-pas des roues, comme s’il eût été retenu à l’attache. Un orage se préparait. Un gros nuage lilas et violacé montait lentement de derrière la forêt et de longues nuées se pressaient à ma rencontre ; les aubiers s’agitaient et murmuraient d’une voix inquiète. La chaleur était suffocante, mais une fraîcheur humide lui succéda, et les ombres s’embrunirent. Je frappai des guides les flancs de ma jument, je descendis dans un ravin, j’en traversai le lit desséché et tapissé de broussailles, j’escaladai un haut talus et j’entrai dans le bois. La route serpentait entre d’épais massifs de coudriers déjà pleins d’ombre. J’avançais difficilement. Ma drojka se heurtait aux racines des chênes et des tilleuls, et cahotait dans les ornières profondes, creusées par les télégas. Mon cheval commençait à butter. Tout à coup, le vent descendit des cimes, les arbres gémirent, de grosses gouttes cinglèrent les feuilles, le tonnerre gronda. L’orage se déchaînait. La pluie tomba à verse. Je n’allais plus qu’au pas, et bientôt je dus m’arrêter. Mon cheval s’était embourbé, et je ne voyais plus devant moi. Je gagnai comme je pus un abri de feuillage, et là, me courbant en deux et me cachant le visage, je résolus d’attendre la fin de l’orage… Mais tout à coup, à la lueur d’un éclair, j’aperçus, au milieu du chemin, une haute figure d’homme, dont je me mis à suivre les mouvements. Cette figure semblait croître en avançant près de ma drojka.

— Qui est là ? cria une voix retentissante.

— Toi-même, qui es-tu ?

— Je suis le garde-forêt d’ici.

Je me nommai.

— Ah ! je sais, vous retournez chez vous ?

— Oui, chez moi, mais tu vois quel orage.

— Oui, un orage, répondit la voix.

Un éclair illumina le forestier de la tête aux pieds. Un coup de foudre suivit l’éclair et la pluie redoubla.

— Cela durera longtemps, dit le forestier.

— Que faire ?

— Voulez-vous venir dans mon izba ? dit-il brusquement.

— Volontiers.

— Daignez donc rester sur votre siège.

Il prit mon cheval par le mors et le tira de biais. Je m’accrochai au coussin, qui suivait avec peine les ondulations d’un banc tourmenté comme une barque sur la mer ; j’appelai mon chien. Ma pauvre jument pétrissait la boue avec effort, glissait ; le forestier, en avant des brancards, inclinait tantôt à gauche, tantôt à droite, avec une démarche de fantôme. Nous cheminâmes ainsi longtemps. À la fin, mon guide s’arrêta.

— Nous sommes arrivés, bârine.

Une porte cria sur ses gonds, et quelques petits chiens aboyèrent à plein gosier. J’aperçus une izba dans une vaste cour entourée d’une haie. À travers une petite fenêtre, brillait une petite lumière. Le forestier mena le cheval contre le perron et frappa à la porte.

— Tout de suite, tout de suite, dit une voix d’enfant.

J’entendis un bruit de pieds nus, la porte s’ouvrit et une petite fille de douze ans parut sur le seuil, une lanterne à la main, la chemise assujettie à la taille par une ceinture de drap.

— Éclaire le bârine, lui dit le garde ; moi, je vais abriter la drojka sous l’avant-toit.

La fillette passa devant moi en m’éclairant.

L’izba consistait en une seule chambre enfumée, basse, nue, sans soupente, ni cloison.

Une touloupe trouée pendait au mur ; sur un banc, un fusil à un coup. Dans un coin, un amas de chiffons et deux grands pots près du four. Sur la table était allumée une torche qui jetait des lueurs intermittentes et tristes. Au milieu de la pièce pendait, de l’extrémité d’une longue perche, un berceau. La fillette éteignit sa lanterne et s’assit de façon à pouvoir, d’une main, balancer le berceau, et de l’autre entretenir la torche. Je regardai tout cela, le cœur serré. Ce n’est pas gai d’entrer de nuit dans une izba de moujik. Le marmot du berceau avait la respiration rapide et pénible.

— Tu es seule ? demandai-je à la jeune fille.

— Seule.

— Tu es la fille du forestier ?

— Du forestier, murmura-t-elle comme un écho.

La porte cria, le garde entra, releva la lanterne posée à terre et l’alluma.

— Vous n’avez certainement pas l’habitude de nos torches, dit-il en secouant ses cheveux.

Je regardai mon hôte. J’avais rarement vu un homme aussi beau. Il était grand, large d’épaules et de poitrine, d’une taille parfaite. Sa chemise déchirée laissait voir ses muscles puissants. Sa barbe noire cachait la moitié de son visage. Ses traits étaient austères, mâles, et ses sourcils, pendants sur ses yeux, aiguisaient l’éclat de ses prunelles. Il mit ses poings sur ses hanches et s’arrêta devant moi. Je le remerciai et lui demandai son nom.

— Foma, surnommé le Biriouk, dit-il.

Je le regardai avec une curiosité redoublée. Ermolaï et d’autres m’avaient souvent parlé du Biriouk, que tous les moujiks de la contrée redoutaient comme la foudre. À les entendre, jamais homme n’avait eu cette activité : nul moyen avec lui de voler un fagot ou seulement une petite brassée de bois mort. À quelque heure que ce fût, quelque temps qu’il fît, il vous tombait sur la tête comme la neige. Il était inutile de lutter contre lui, fort et habile comme un diable ! Et on ne pouvait le corrompre : ni vin, ni argent, rien n’avait prise sur lui. On lui avait tendu des pièges où il aurait dû vingt fois se casser le cou, mais rien ne prévalait contre lui.

Voilà ce que contaient les moujiks voisins du Biriouk.

— Ah ! c’est toi qu’on appelle le Biriouk. Eh bien, frère, je te connais, tu es celui qui ne pardonne pas.

— Je fais mon devoir, répondit-il d’un air morne. Il ne faut pas manger le pain du maître sans le gagner.

Il tira de sa ceinture une hache, s’assit sur le plancher et se mit à tailler des torches.

— Tu n’as donc pas de baba ? lui demandai-je.

— Non, répondit-il, et il s’anima à l’ouvrage.

— Morte, probablement ?

— Non… oui… morte si vous voulez, ajouta-t-il et il se détourna.

Je me tus, il leva les yeux et me regarda.

— Elle s’est enfuie avec un mestchanine de passage, dit-il. Et un sourire dur plissa ses lèvres.

La petite fille baissa les yeux, l’enfant s’éveilla et se mit à crier, sa sœur se redressa pour regarder dans le berceau.

— Tiens, dit le Biriouk, donne-lui cela. Et il lui tendit un biberon sale…

Il alla jusqu’à la porte.

— Voilà qu’elle l’a quitté lui aussi, continua-t-il à demi-voix en désignant l’enfant.

Il tourna la tête.

— Je crois, bârine, que vous ne mangerez pas volontiers de notre pain, et ici, sauf du pain…

— Je n’ai pas faim.

— Eh bien ! comme il vous plaira. Mettre le samovar, à quoi bon ? Je n’ai pas de thé. Je vais voir ce que fait votre jument.

Il sortit en faisant claquer la porte. Je jetai des regards çà et là, la chambre me parut encore plus triste qu’auparavant, une âcre senteur de vieille fumée gênait ma respiration. La jeune fille restait immobile et tenait les yeux baissés ; de temps en temps elle balançait le berceau et ramenait timidement sa chemise sur ses épaules.

— Comment te nommes-tu ? lui demandai-je.

— Oulita, répondit-elle en baissant encore plus son visage triste.

Le forestier rentra et s’assit sur le banc.

L’orage s’éloigne, dit-il après un moment de silence. Si vous l’ordonnez, je vous accompagnerai jusqu’à la lisière du bois.

Je me levai. Le Biriouk prit un fusil et inspecta l’amorce.

— Pourquoi votre fusil ? lui dis-je.

— On maraude dans la forêt, répondit-il, on coupe un arbre du côté du ravin de Kobil.

— Tu entends cela d’ici.

— De ma cour.

Nous sortîmes ensemble.

La pluie avait cessé. Au loin s’amoncelaient encore d’énormes nuages et de temps en temps brillaient de longs éclairs ; mais au-dessus de nous le ciel était d’un bleu sombre et quelques étoiles brillaient à travers les nuages pluvieux. Les contours des arbres chargés de pluie et agités par le vent commençaient à se dessiner dans l’ombre. Nous écoutâmes. Le forestier ôta son bonnet et se pencha.

— Voilà, dit-il tout à coup en indiquant une direction, voyez quelle nuit ils ont choisie.

Je n’entendais rien que le bruit du feuillage. Le Biriouk tira le cheval de l’avant-toit.

— Je vais peut-être les manquer comme cela.

— J’irai avec toi… veux-tu ?

— Soit, répondit-il en remettant la jument sous l’avant-toit. Je les surprendrai et puis je vous conduirai. Venez.

Nous partîmes. Le Biriouk marchait rapidement, mais je le suivais de près. Je ne puis comprendre comment il pouvait se diriger avec tant d’assurance. Il s’arrêtait parfois, mais c’était pour mieux savoir le point juste où frappait la cognée.

— Écoutez, écoutez, entendez-vous enfin ?

— Mais où donc ?

Le Biriouk haussait les épaules.

Nous descendîmes dans un ravin. Là le vent me sembla s’être calmé et j’entendis très distinctement des coups mesurés. Le Biriouk me regarda et hocha la tête silencieusement. Nous continuâmes notre marche à travers des fougères et des chardons humides.

Un son prolongé et sourd retentit.

— L’arbre est à bas, dit le Biriouk.

Le ciel continuait à s’éclaircir, mais dans le bois on n’y voyait guère à plus de trois pas. Nous sortîmes enfin du ravin.

— Attendez ici, me dit à voix basse le forestier.

Il se baissa et, tenant son fusil en l’air, disparut à travers les broussailles. Je me mis à écouter attentivement malgré le bruit prolongé du vent. De petits coups me parvinrent. La hache ébranlait avec précaution le tronc coupé. Des roues crièrent, un cheval s’ébroua.

— Halte-là ! cria tout à coup la voix forte du Biriouk.

Une voix lamentable comme un cri de lièvre essaya de répliquer.

— Ne ruse pas, ne ruse pas, criait le Biriouk d’une voix haletante, tu ne m’échapperas pas !

Une lutte s’engagea. Je me précipitai dans la direction du bruit, me heurtant à chaque pas et j’arrivai sur le lieu de la lutte. Le Biriouk avait renversé un moujik contre l’arbre abattu, il le tenait sous lui et le garrottait de sa ceinture, les bras croisés au dos. Je m’approchai. Le Biriouk se releva et remit sur pied le voleur. C’était un moujik tout mouillé, haillonneux, la barbe sale et désordonnée. Un pauvre cheval maigre, à demi-couvert d’un lambeau de natte, se tenait là tout près d’un train de roues. Le forestier ne parlait pas, ni le moujik, mais celui-ci branlait la tête en soupirant.

— Lâche-le, dis-je tout bas au forestier, je te paierai le prix de l’arbre.

Le Biriouk prit silencieusement de la main gauche la bride du cheval, tandis qu’il retenait de la droite le voleur par la ceinture.

— Allons, marche corbeau, fit rudement le forestier.

— Prenez donc au moins la petite cognée, marmotta le moujik.

— En effet, pourquoi perdre cette cognée ?

Et le Biriouk ramassa la cognée.

Nous partîmes, je fermais la marche. La pluie recommençait à tomber, ce fut bientôt une nouvelle averse. Nous regagnâmes paisiblement l’izba. Le Biriouk laissa le cheval dans la cour après avoir fermé la barrière, puis il attacha les chiens, emmena son prisonnier dans l’izba, relâcha les liens de sa ceinture et le déposa dans un coin. La jeune fille endormie près du four s’éveilla en sursaut et nous regarda sans parler, avec effroi. Je m’assis sur le banc.

— Quelle averse ! fit le forestier. Je vous conseille d’attendre. Ne voulez-vous pas vous coucher un peu ?

— Merci.

— Je l’enfermerais bien dans le galetas pour débarrasser de sa vue Votre Grâce, dit-il en désignant le moujik, mais c’est que…

— Laisse-le ici, ne le touche pas.

Le moujik loucha vers moi. Je m’étais promis d’employer mes efforts à le délivrer. Il se tenait immobile. À la lueur de la lanterne, je voyais son visage hâve et rude, ses sourcils jaunes, pendants, son regard inquiet, ses membres frêles. La petite fille s’étendit sur le plancher contre les pieds de cet homme et se rendormit. Le Biriouk s’assit près de la table, la tête dans ses mains. Un grillon criait dans un coin… La pluie crépitait sur le toit et filtrait à travers le cadre de la fenêtre. Nous étions tous silencieux.

— Foma Kouzmitch, dit le moujik d’une voix sourde et cassée. Hé ! Foma Kouzmitch !

— Que veux-tu ?

— Lâche-moi.

Le Biriouk ne répondit pas.

— Lâche-moi… la faim… lâche-moi !

— Je la connais, répondit d’un air morne le forestier. Vous êtes tous les mêmes dans votre village, tous voleurs !

— Lâche-moi, répétait le moujik. C’est l’intendant… Nous sommes ruinés, voilà, ruinés ! Laisse-moi aller !

— Ruinés ! Personne n’a le droit de voler.

— Lâche-moi Foma Kouzmitch, ne m’achève pas… Votre… tu sais toi-même… il me mangera !

Le Biriouk se détourna.

Le moujik frissonna comme dans un accès de fièvre. Sa tête tremblait, sa respiration sifflait.

— Lâche-moi ! répétait-il avec désespoir, par Dieu ! lâche-moi, je paierai, voilà, par Dieu !… par Dieu ! c’est la faim, la faim, les enfants qui crient… Tu sais comme c’est dur de vivre.

— N’empêche que tu ne dois pas voler.

— Le petit cheval, continuait le moujik, le petit cheval, au moins, laisse-le-moi, je n’ai que lui au monde ! Lâche-moi.

— Ça ne se peut pas ! Moi aussi je suis serf, il me faudrait répondre pour toi.

— Lâche-moi… la faim, Foma Kouzmitch, la faim… lâche-moi !

— Je vous connais, vous autres…

— Lâche-moi.

— Et pourquoi discuter avec toi ! Reste tranquille, ou bien, tu sais… Ne vois-tu pas qu’il y a ici un bârine ?

Le malheureux baissa la tête.

Le Biriouk bâilla et posa son front sur la table. La pluie ne cessait pas, j’attendais.

Tout à coup, le moujik se redressa, ses yeux s’enflammèrent.

— Eh bien ! là, mange, là ! Étouffe-toi ! fit-il en fermant à demi ses yeux et en baissant le coin de ses lèvres. Assassin ! Bois le sang chrétien, bois ! (Le forestier se détourna vers lui.) C’est à toi que je parle, asiate !

— Es-tu ivre ou fou ?

— Ivre de ce que j’ai bu à ton compte, assassin ! Ivre ! fauve ! fauve !

— Ah ! mais, toi… je te…

— Eh bien, quoi ? Ça m’est égal ! Tue-moi, ce sera au moins une fin. Où irais-je sans cheval ? Assassine-moi ! c’est toujours mourir… de faim ou de coups. Que tout périsse, baba, enfants ; et toi, attends un peu, nous te tiendrons un jour…

Le Biriouk se leva.

— Frappe ! frappe ! fit le moujik d’une voix enragée, voilà, voilà ! frappe ! frappe ! frappe !…

La petite fille se releva et regarda le moujik.

— Silence ! cria le forestier en faisant deux pas vers le moujik.

— Allons, allons, Foma, criai-je, laisse-le, qu’il reste avec Dieu !

— Je ne me tairai pas, continua le malheureux, ça m’est égal de mourir, assassin ! fauve ! Mais tu ne te pavaneras pas longtemps, attends un peu !

Le Biriouk lui posa ses mains sur ses épaules, je me précipitai au secours du malheureux.

— Ne bougez pas, bârine, nous cria le forestier.

Sans m’occuper de ses menaces, je tendais déjà le bras, quand, à mon grand étonnement, il détendit la ceinture qui serrait les poignets du moujik, le saisit par la nuque, lui enfonça son bonnet sur les yeux, lui ouvrit la porte et le poussa dehors.

— Va au diable avec ton cheval ! lui cria-t-il, mais prends garde une autre fois…

Il rentra et se mit à farfouiller dans un coin.

— Eh bien ! Biriouk, finis-je par dire, tu m’as étonné, tu es un brave homme…

— Eh ! voyons, bârine, m’interrompit-il avec dépit, veuillez seulement n’en rien dire… mais il vaut mieux que je vous accompagne. La pluie n’est pas près de cesser.

Nous entendîmes le bruit du cheval et de la telega du moujik.

— Le voilà parti, murmura le Biriouk, mais qu’il y revienne !

Une demi-heure après, il prenait congé de moi à la lisière de la forêt.

  1. Le taciturne.