Récits de voyages/À TRAVERS LES LAURENTIDES

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Typographie C. Darveau (p. 134-212).




À TRAVERS


LES LAURENTIDES

I


Vers la fin de 1844, un écrivain, qui porte un nom estimé dans la littérature française, grand chasseur devant Dieu et assez véridique devant les hommes,… pour un chasseur, venait de parcourir tout le continent du Nord-Amérique, à la poursuite des fauves nombreux, plus ou moins féroces, plus ou moins originaires du sol, ou descendants dégénérés des terribles fauves d’Asie et d’Afrique. Ces hôtes barbares des forêts sont le cuguar, le jaguar, le pouma, le chat sauvage et la panthère, sans compter le "grizzly bear" (ours gris) qui, lui, n’a pas d’ascendant connu dans les vieux continents, qui est l’habitant immémorial des montagnes Rocheuses, animal monstrueux, d’une force et d’une férocité effrayantes, la plus redoutable bête qu’un chasseur puisse rencontrer.

Le Nemrod lettré, que nous signalons au lecteur, s’était promené du Nord au Sud, la carabine et le bowie-knife à la main, sur ces vastes territoires alors à peu près inhabités, et qui sont devenus de nos jours des États de la grande République Américaine. Et maintenant, fatigué d’aventures, il arrivait à Québec, dans les premiers jours de 1844, sur l’invitation d’un capitaine d’artillerie anglais qui lui avait promis, dans une chasse, à l’orignal, un sport rempli d’émotions et de périls, comme les seuls vrais chasseurs les aiment.

Cette dernière campagne terminée, notre écrivain avait voulu l’ajouter à un récit fort intéressant, fort instructif, qu’il venait d’écrire de toutes ses courses, et voici comment il s’exprimait à cette occasion :

« Le Canada est le pays des grandes chasses ; les steppes incultes qui s’étendent au nord de Québec et de Montréal sont peuplées de Peaux-Rouges à moitié civilisés, vivant du produit de leurs chasses et de leurs pêches ; aussi, pour un Européen amateur de sport, cette contrée est-elle la plus belle entre toutes, malgré sa rudesse et son aspect sauvage qui empêcheront à tout jamais la civilisation d’y pénétrer et la colonisation d’y faire des établissements durables…

« Le capitaine avait, à l’avance, pris avec quelques Indiens de l’établissement de Sainte-Anne un arrangement grâce auquel quatre des plus habiles chasseurs de leur tribu devaient nous joindre à quarante milles de Québec, à un rendez-vous désigné par eux, sur l’extrême limite, des provinces habitées. Jack, le guide de notre caravane, nous attendait de son côté à Lorette avec ses autres compagnons…

« Le chemin qui conduisait à Lorette était large et bien tenu. Nous arrivâmes au rendez-vous après un trajet qui dura une heure…

« Nous parvînmes, à la tombée de la nuit, à un misérable hameau qui s’élevait sur les bords d’un petit lac, à une dizaine de milles de l’endroit où nous devions chasser les élans. La cabane de planches qui s’enorgueillissait du titre pompeur « d’hôtel du Roi Georges, » était un misérable abri. Cette habitation fantastique se composait d’un immense hangar divisé en deux compartiments, l’un destiné au « "Bar-Room", le compartiment indispensable du débitant de liqueurs américain, et l’autre servant de chambre à coucher à la famille du landlord, qui, à vrai dire, était et devait être dans ce désert la seule consolation du tavernier, un Anglais fort bien élevé, qui, d’après ce que j’avais appris, avait été jadis dans une heureuse position. La seule distraction de cet exilé était de recevoir de temps à autre un numéro dépareillé du Journal de Québec, où il trouvait des nouvelles de son pays natal. Une particularité digne de remarque, c’est que cet honnête tavernier éprouvait un orgueil sans pareil à nous montrer, à travers les vitres gelées de l’unique croisée de son parloir, quelques centaines d’arpents de terre défrichés sur lesquels s’élevaient onze ou douze cabanes informes, auxquelles il donnait le nom de village Royal. « Douze ans avant cette époque, nous disait-il, ma colonie n’existait pas ! »

« Il était nuit noire lorsque nous quittâmes l’hôtel du Roi-Georges, et l’obscurité de la route vint encore ajouter aux difficultés du chemin.

« Nous avancions avec précaution, car les ténèbres paraissaient s’épaissir de plus en plus, et nous craignions fort de nous êtres égarés, d’autant plus que notre guide paraissait lui-même partager cette opinion. Au moment où nous nous y attendions le moins, Jack après dix minutes d’un exercice digne d’un ophicléide de Sax, nous aperçûmes devant nous, à quelques mètres de distance, éclairées comme par magie, les fenêtres d’une habitation que Jack nous annonça être l’étape où l’on nous attendait.

« Le maître de la maison était un nommé M. Joassin, et certes sa demeure ne pouvait point passer pour un palais. Nous entrâmes dans une grande salle de trente pieds carrés, meublée à l’aide de deux lits placés dans le coin le plus éloigné, de six chaises dépareillées et d’un fauteuil à bascule. Au milieu de cet abri s’élevait un poêle de fonte rempli de bois jusqu’à la gorge et rouge incandescent. Aussi l’atmosphère qui régnait autour de nous était-elle suffocante.

« Nous trouvâmes prêts à nous recevoir, et se pressant autour du foyer, le maître de la maison, sa femme, trois grandes filles maigres et disgraciées de la nature, quatre garçons aussi peu favorisés que leurs sœurs, cinq Indiens et une demi-douzaine de chiens.

« Avant de songer au repos, nous essayâmes de souper à l’aide d’une légère collation de thé et de gâteaux empruntée à notre provision. Nous cherchâmes ensuite deux coins isolés, afin d’y pouvoir étendre nos pelisses de bisons et achever tant bien que mal notre nuit.

« Les chiens suivirent notre exemple, et comme la chaleur de nos fourrures leur paraissait préférable à l’humidité du sol, ils se glissèrent peu à peu à nos côtés, et malgré les menaces que nous leur adressâmes, ils se maintinrent près de nous sans vouloir écouter nos récriminations ; j’avais, pour ma part, un énorme camarade de lit, au poil touffu et grisâtre, semblable, pour la forme et pour la mâchoire abondamment garnie, aux loups des pays boisés de la France.

« Pour comble de bonheur, j’avais établi mon lit au pied d’une horloge de campagne, nouvellement réparée, dont le balancier marquait la mesure d’une façon désespérante. Ce métronome assourdissant, l’odeur nauséabonde qui s’exhalait de toutes parts, et la chaleur suffocante de l’air raréfié me tinrent fort longtemps éveillé. Je finis pourtant par céder au sommeil, et je fis un rêve atroce, qui représentait à mes sens abusés la chambre peuplée d’horloges, toutes fumant et crachant de leur mieux, tandis qu’un Peau-Rouge, d’une taille herculéenne, marquait la mesure du temps sur un timbre colossal.

« Le capitaine Mac-Lean n’avait point fait la petite maîtresse comme moi ; il s’était endormi en vrai soldat et n’avait pas cessé de subir l’influence somnifère de la fatigue.

« Dès que parurent les premiers rayons du jour, tout le monde fut sur pied, et les Indiens se hâtèrent de placer dans leurs tobogins nos bouilloires et nos effets de voyage. Le tobogin des Canadiens est un petit traîneau fait à l’aide de planches presque aussi minces que l’écorce des arbres, et façonné sur le devant comme la proue d’un navire. Les voyageurs chargent modérément ces allèges terrestres, et, à l’aide d’une courroie passée à l’épaule, ils traînent ainsi sur la neige, sans trop se fatiguer, le véhicule et les paquets qu’il contient. »

Et bien ! nous voilà maintenant en 1890, quarante-six ans après ce récit d’une chasse à l’orignal dans les steppes incultes et sauvages qui s’étendent au nord de Québec, dans la direction de la rivière Sainte-Anne. La cabane enfumée et chassieuse de Joassin se trouvait à quelques milles plus loin que Saint-Raymond, et l’on allait alors faire la chasse à l’élan dans ces parages, à peu près comme on irait aujourd’hui faire la chasse à l’ours blanc dans les steppes septentrionales de la mer de Hudson. Que s’est-il passé dans l’intervalle de ces quarante-six années qui nous séparent d’une époque devenue déjà presque légendaire, tant le contraste avec nos jours est étonnant, tant semblent lointains les souvenirs de l’enfance de beaucoup d’entre nous ! Ah ! « la civilisation ne devait jamais pénétrer dans ces steppes incultes ni la colonisation y faire d’établissements durables »… eh bien ! regardez maintenant. Des paroisses, pour ainsi dire encore dans l’enfance, ont reçu comme une impulsion subite, depuis le jour où ont été posés les premiers rails d’acier sur ce sol si voisin, et pourtant jusque là encore si éloigné de nous ; et leur population réunie s’élève à près de vingt mille âmes, malgré la désertion de bien des foyers alors que ravageait, avec une fureur impossible à combattre, ce fléau de dépopulation qui a jeté tant de familles canadiennes dans les manufactures des États-Unis. Jusqu’à vingt-cinq lieues dans l’intérieur, le long des rivières Jacques-Cartier, Sainte-Anne et Batiscan, sans compter leurs petits affluents, nombre de cantons nouveaux, qui hier encore avaient à peine un nom, s’étendent sous le regard dans tous les sens, et les fumées de vingt villages naissants s’élèvent dans le ciel éblouissant de l’hiver, pour attester qu’il y avait autre chose au nord de Québec que des steppes incultes ou des forêts impénétrables, que ne devaient jamais fouler d’autres pieds que ceux de l’élan, du caribou et de l’Indien s’élançant à leur poursuite. En maint endroit a cédé, sous les coups redoublés du colon, l’épaisse muraille, hérissée et flottante des forêts ; les solitudes farouches et ténébreuses ont reculé petit à petit à l’aspect de l’homme, armé de la terrible hache du défricheur ; et ces mêmes bois, et ces montagnes, et ces vallées, et ces gorges profondes, tortueuses et roulées autour des monts comme des écharpes d’abîmes, naguère encore refuges presque inviolés des vaillants quadrupèdes à panaches et des hôtes à chaude fourrure, retentissent aujourd’hui du roulement presque ininterrompu des trains, dont l’écho, vingt fois répété, roule, de massif en massif et de chaîne en chaîne, comme un tonnerre cadencé. Là où la voix de l’homme s’était encore à peine fait entendre, éclate tout à coup, dans le silence profond des campagnes éparses et assoupies, le mugissement prolongé de la locomotive, cette bête de feu, altérée d’espace, qui le traverse comme un météore, en lui abandonnant sa flottante écharpe de fumée, qui pourrait broyer des armées sur son effroyable passage, et qui s’arrête en un instant, sous une simple pression de la main de l’homme, plus docile et plus passive qu’un cheval de cirque ; plus immobile que l’eau d’un lac sur ses rives.


II


Il y a quarante-six ans, le bassin du lac Saint-Jean était absolument inconnu ; pas un colon n’y avait encore planté sa tente ni semé un seul grain de blé. Dans l’une seulement des nombreuses échancrures de la rivière Saguenay, à la baie des Ha ! Ha ! s’était établie une colonie, qui se développait péniblement dans la misère et les privations de toute nature ; aujourd’hui chacune des baies du Saguenay contient des établissements et le bassin du lac Saint-Jean, ce futur grenier de la province, la plus fertile de toutes nos régions agricoles, renferme plus de vingt-cinq mille habitants qui n’attendaient que l’ouverture de la voie ferrée pour inonder la capitale de leurs produits, et pour prendre cet essor merveilleux que la nature de leur pays, que son sol et son admirable situation géographique lui permettent de prévoir et de calculer à coup sûr.

De la rive méridionale du grand Lac, de cette petite mer intérieure, qui, jadis, couvrait un espace trois à quatre fois plus grand qu’aujourd’hui, les établissements s’échelonnent petit à petit le long de la rivière Ouiatchouane, jusqu’au lac des Commissaires, trente milles plus au sud. Il ne reste plus maintenant qu’un espace désert entre ce dernier lac et la rivière Batiscan, à 87 milles de nos murs, et encore ce désert est-il interrompu çà et là par des groupes isolés de maisons, par des stations de pêche ou de chasse, par les établissements des clubs, par des chantiers et des cabanes de défricheurs, qui ne tarderont pas à être converties en demeures permanentes ; et avant un quart de siècle, tout ce vaste territoire intérieur sera comme encerclé par une série non interrompue de colonies qui, partant de la capitale, longeront le fleuve jusqu’au lac Saint-Jean, et de là redescendront, en suivant la ligne du chemin de fer, jusqu’à ce qu’elles soient revenues à leur point de départ.

Ceux qui verront ce noble spectacle ne sauront peut-être pas à quels labeurs pénibles, à quels sacrifices, à quels efforts multipliés ils le devront. Qu’importe ! Ils moissonneront ce que nous aurons semé. Ainsi les générations se succèdent les unes les autres, en recueillant le fruit des sueurs de celles qui les ont précédées. Faisons notre œuvre ; nos neveux et nos fils feront la leur. Nos pères nous ont légué un pays à peine défriché ; nous léguerons à ceux qui nous suivront un pays agrandi, enrichi, sillonné par vingt chemins de fer là où il n’y avait jadis que de chétifs chemins de colonisation, bons tout au plus à casser le cou des téméraires qui s’y aventuraient ; et nos descendants auront encore longtemps un vaste champ d’activité à parcourir, car bien des générations passeront avant que chaque acre de terre de notre immense patrimoine ait été arraché au désert, aux savanes, aux landes sauvages et aux steppes incultes.

Il y a dix ans seulement, pour qui la vaste région comprise entre Saint-Raymond et le lac Saint-Jean n’était-elle pas un pays aussi inconnu que l’intérieur du Japon ? Et aujourd’hui encore, combien y en a-t-il qui la connaissent ? Moi-même, qui écris en ce moment sur ce sujet, moi qui avais étudié la région du Saguenay et du lac Saint-Jean au point d’en faire un livre tiré à 3,000 exemplaires et vendu avec acharnement, je n’avais aucune notion sur l’espace intermédiaire entre Saint-Raymond, situé à 36 milles de Québec, et le lac Saint-Jean proprement dit. Et où en aurais-pris, de ces notions ? Il n’y a sur l’intérieur du pays compris entre les dernières paroisses du nord de Québec et le Lac, d’autre document public que le rapport d’une exploration ordonnée par l’Assemblée Législative en 1828 et faite simultanément par trois arpenteurs, partis de trois points différents pour aboutir au même endroit sur le Lac, rapport tellement insignifiant, tellement nul, tellement dépourvu de toute notion scientifique ou agricole quelconque, que je n’ai pu en extraire, pour mon utilité, que cinq lignes, et cela sur une vingtaine de colonnes de l’énorme volume des Appendices de la Chambre. Chacun de ces trois rapports ne contient qu’une narration de voyage banale, toujours la même, sans autre différence que celle des lieux ; et dans cette marche monotone, on ne distingue aucun point de repère ; aucun jalon n’est posé, aucun fait géographique ou géologique mis en relief. Pour les trois arpenteurs, c’est la même chose, jour par jour. Aujourd’hui, ils campent à tel endroit ; ils allument du feu, fument leur pipe, jasent avec leurs guides, se couchent, dorment et se réveillent le lendemain à 5 ou 6 heures (ils ont soin de nous le dire) ; si une corneille vient croasser près d’eux, il le notent ; un tel remarque que le vent souffle du côté est ; le lendemain, il soufflera ouest, vite dans le rapport. S’ils mangent du jambon ou de la truite, ça y est ; et dans quel français, grands dieux ! Les traducteurs de dépêches de nos journaux d’aujourd’hui, qui réussissent admirablement à démolir ce qui nous reste de langue nationale, sont des puristes, comparés à ces arpenteurs-là ! L’un d’eux vous racontera que le pilote de son canot, un indien qui s’appelle Karibabnifigounfaurich, a donné à tel endroit un fier coup d’aviron, un autre qu’il a remarqué sur sa route des sapins, des épinettes et des bouleaux ; le troisième, lui, se contente de vous raconter que le vent étant ouest, ou nord-ouest, ou quart de nord-ouest, il s’est promené autour de sa tente et a remarqué un amoncellement de cailloux étranges, à la décharge d’un lac dans une rivière quelconque. Hélas ! pourquoi l’abbé Laflamme n’était-il pas là pour leur expliquer la présence de ces cailloux par le dépôt silencieux et discret qu’en aurait fait quelque grand glacier, il y a 25,000,000 d’années ! Mais à des arpenteurs provinciaux de 1828 c’eût été demander trop de science, et les rapports d’exploration de ce temps-là ne pouvaient guère être autre chose que des récits de pique-niques se prolongeant pendant plusieurs semaines, aux frais de cette éternelle vache à lait qu’on appelle le public.

Tout le nord, entre Saint-Raymond et le lac Saint-Jean était donc un pays inhabité, regardé comme inhabitable, réservé uniquement aux chasseurs du grand orignal, aux cornes longues comme des sapins et au muffle succulent, dont on peut faire un potage bien autrement exquis que celui que l’on fabrique avec la tortue verte des mers du Sud ; aux chasseurs du noble caribou, ce roi de nos forêts, ce dandy des montagnes, svelte, élégant, gracieux, courant dans les clairières des bois, le long des lacs et des précipices, comme on danse un galop, avec des jambes presque aussi minces et beaucoup plus fines que celles de bien des danseurs, qui ne se laisse jamais prendre qu’avec des précautions infinies et une astuce raffinée, qui se défend souvent avec fureur lorsqu’il est blessé, et dont l’ouïe est si délicate que les chasseurs sont obligés, pour arriver près de lui, d’ôter leurs raquettes et de marcher en quelque sorte à plat ventre dans la neige, en se dissimulant comme une motion de non-confiance ; aux chasseurs du castor, ce précieux quadrupède qui nous donne des vêtements inusables, qui est le modèle vivant de l’industrie et de la sagacité, qui apprendrait aux hommes à faire des barrages et des écluses, si l’homme n’était pas un être si parfait et d’une science si consommée sans rien apprendre de l’animal, enfin précieux par dessus tous pour les trappeurs indiens, dans leurs longues courses d’hiver à travers les forêts, lorsqu’ils sont menacés de mourir d’inanition ; et, pour revenir à ce que je disais tout à l’heure de l’espace compris entre Saint-Raymnond et le lac Saint-Jean, une contrée, en un mot, d’une physionomie si farouche, (croyait-on) et d’une charpente si osseuse, si rocailleuse et si montagneuse qu’elle excluait toute idée, non seulement de colonisation, mais même de campement tant soit peu prolongé ! On savait bien qu’il y avait quelques postes, échelonnés le long d’un chemin imaginaire conduisant jusqu’au lac Saint-Jean ; mais on ne croyait pas à ce chemin, qui avait donné lieu à toute sorte d’histoires fabuleuses, ni aux postes, que l’on regardait comme des essais de leurre public.

Du reste, on avait raison ; ce prétendu chemin était absolument impraticable, faute d’habitations sur son parcours et par suite d’hommes pour le tenir en état ; et quand on parla pour la première fois de construire un chemin de fer à travers un pays comme celui-là, un pays où les caribous, ses hôtes mêmes, ses familiers, avaient de la misère à courir, où les orignaux, les trois quarts du temps empêtrés dans la neige, ne pouvaient pas faire cent pas sans perdre haleine, où les pêcheurs à la truite, pourtant les plus hardis des hommes, n’osaient pas s’aventurer à une distance moins que respectueuse du dernier village connu, jugez un peu de la stupéfaction et de l’incrédulité qui accueillirent l’énonciation de ce projet ! Et comme nos excellents semblables, je parle surtout de nous, Canadiens, sont toujours prêts à supposer à leurs semblables toute espèce de motifs, excepté les bons, à tout ce qu’ils essaient d’entreprendre, on supposa qu’il n’y avait là qu’une spéculation de capitalistes voulant exploiter aux dépens du public les bois qui s’étendaient au delà des paroisses habitées, et toute assistance, tout concours fut immédiatement refusé aux initiateurs de la ligne.



Ce n’était pas tout. Que d’obstacles n’a-t-on pas suscités ? Que de méfiances n’a-t-on pas répandues, que de notions absurdes, je l’avouerai cependant, quelquefois inconscientes, n’a-t-on pas fait circuler ! Que d’accusations pour flétrir et le projet et ses auteurs ! Que de démarches pour le faire avorter ! Quoi ! L’histoire de la naissance et du développement de la voie ferrée de Québec au lac Saint-Jean serait une odyssée, je dirais presque douloureuse, s’il m’était permis d’employer une pareille épithète dans une matière de ce genre, et si je ne craignais d’attirer des larmes sur le sort de capitalistes, chose qui ne s’est jamais vue ! Et cependant ce pays était à nos portes ! Il était là, tout près, derrière nous, nous tendant des bras innocents, des campagnes immaculées, des lacs pleins de truites, des bois de corde qui entreraient aisément dans la maison du pauvre, des sites enchanteurs pour les touristes, des rivières au parcours infiniment pittoresque, des forêts regorgeant de gibier, des resorts nouveaux pour la belle saison, un climat bien moins exposé que celui de Québec à la violence des éléments, et enfin des maringouins et des brûlots à profusion ! Et pour faire valoir une des plus grandes forces d’avenir de Québec, une force qui est là sous la main, manifeste, saisissante, il a fallu combattre avant tout, quoi ? nos propres préjugés, des préjugés qu’une ignorance absolue de ce pays rendait intraitables, et dont le plus redoutable consistait à croire que la chaîne des Laurentides était absolument inaccessible.

Deux ans même après le commencement des travaux sur la ligne, j’avais entendu l’un des hommes les mieux renseignés de la province me formuler cette croyance comme une vérité, indiscutable, et cela en présence du fait même que le chemin de fer du lac Saint-Jean avait déjà traversé ces mêmes Laurentides et en était arrivé presqu’à la moitié de son parcours ! Quoi ! la chaîne des Laurentides inaccessible à une voie ferrée ! Mais qu’est-ce donc que cette chaîne, comparativement à la Sierra Nevada, que traverse l’Union Pacific, ou aux montagnes Rocheuses, que traverse le Pacifique canadien, ou même aux chaînons pourtant peu élevés, comparativement à tant d’autres, des cantons de l’Est, où les chemins de fer, qui conduisent au Maine, gravissent jusqu’à une altitude de deux mille pieds, tandis que le plus haut point atteint par la ligne du lac Saint-Jean n’est que de 1300 pieds au-dessus du niveau de la mer, le lac Saint-Jean lui-même n’étant que de 300 pieds environ au-dessus de ce même niveau ? Il ne s’agissait pas d’aborder les montagnes de front et d’y creuser des tunnels, comme au Saint-Gothard, mais simplement de courir le long de leurs flancs et d’en suivre le cours, quelque sinueux et brusquement changeant qu’il fût. Mais il fallait de l’argent ! oh ! de l’argent ! cela est bien plus difficile à obtenir que de traverser toutes les Laurentides du monde : Il n’y a pas de chaîne de montagnes qui résiste au vil métal, mais il n’y a pas de poitrine d’homme que vous puissiez ouvrir pour en extraire ce même métal, appelé vil par ceux qui n’en ont pas, si vous n’êtes armé de solides et indiscutables garanties. En outre, la province était alors si pauvre et Ottawa si sourd ! Les commissions royales étaient si manifestement nécessaires, rapportaient tant pour ce qu’elles coûtaient, qu’il était impossible de ne pas songer à elles d’abord et de sacrifier à ce grand objet d’utilité publique au moins une vingtaine de milles de chemin de fer ! La région des Laurentides n’en devenait que plus inaccessible et les montagnes grandissaient rapidement de cinq cents pieds sous le regard.



C’est cette pauvreté, c’est cette pénurie de nos gouvernements qui est en grande partie la cause de nos préjugés. Une longue suite d’années d’économie nous eût rendu très souples à l’endroit des Laurentides, et notre œil facilement adouci n’aurait vu que des mamelons à la place des massifs impraticables, et que des vallées dans les collines ; mais heureusement qu’aujourd’hui, grâce à une politique tout à fait sans précédent, à la vigilance du premier ministre qui a l’œil à ce que les montagnes ne prennent nulle part de fantaisies comme dans l’Écriture, nous pouvons espérer que les préjugés disparaîtront en même temps que les dépenses inutiles, et que nous deviendrons les gens les mieux renseignés du monde à force de surplus budgétaires.


III


Les lacs forment les étapes successives de ce pays si sauvage et si magnifique, et voyez par quel étrange effet d’une destinée sans doute préconçue, presque tous ces lacs se trouvent sur le parcours même de la ligne, je parle des principaux d’entre eux, de ceux qui ont un nom, car le nombre des lacs minuscules, éparpillés çà et là à une distance plus ou moins grande de la voie, est presque incalculable. Au demeurant, le Canada tout entier, depuis le littoral du Nouveau-Brunswick jusqu’à celui de la Colombie Anglaise, est le pays des lacs par excellence ; ce sont les restes du vaste glacier qui couvrait un jour (il y a de cela 200,000 siècles environ, et dire qu’on appelle le Canada un jeune pays !) les parties septentrionales de l’Amérique, et qui, en se fondant, laissa une partie de ses eaux dans toutes les dépressions du terrain qu’il recouvrait. Ce sont ces dépressions ou lacs qui ont pris, dans la suite des temps, avec l’apparition des Canadiens sur le sol qu’ils habitent, les noms divers et infiniment nombreux que l’on voit sur les cartes. Voici d’abord le lac Saint-Joseph, le premier sur la liste, à 24 milles de Québec. Cet endroit était absolument désert avant le passage de la voie ferrée, et aujourd’hui l’on y voit tout un village, groupé autour d’une scierie importante et présentant le plus riant aspect, avec ses maisonnettes toutes neuves, pittoresquement distribuées, suivant les complaisances d’un terrain rempli d’aimables accidents.

C’était autrefois tout une affaire que d’aller pêcher la truite au lac Saint-Joseph, et l’on en parlait comme d’une expédition lointaine qui pouvait permettre une foule de récits à moitié fabuleux, mais toujours piquants, comme savent en faire les grands sportsmen. Aujourd’hui, il n’y a plus moyen d’avoir l’air de venir de la mer d’Hudson quand on ne vient que du lac Saint-Joseph. Il faut continuer son chemin et se rattraper sur d’autres lacs ; heureusement qu’il y en a de quoi fournir à des légendes de pêcheurs pendant au moins encore un quart de siècle.

Voici le petit lac Batiscan, le lac Pauvre, le Bon Lac, le lac Long, le lac Belle Vue, le lac des Îles, le lac Vert, le lac Vermillon, le lac Clair, le lac au Lard, le lac du Centre encore un lac Long, le lac à la Belle Truite, le lac aux Rognons, le lac des Passes, et enfin le grand et superbe lac Édouard, qui a 18 milles de longueur et se trouve à peu près à mi-chemin sur le parcours de la ligne.

Je voudrais bien connaître l’origine des noms de tous ces lacs, afin de régaler mes lecteurs d’un plat d’érudition sauvage ; mais cela est impossible. Ces noms ont été donnés par le premier venu, tantôt par un simple chasseur ou par un pêcheur encore plus simple, tantôt par un arpenteur fatigué, qui étire ses muscles sur le bord de l’un d’eux, et qui l’appelle par conséquent lac Long, ou bien qui s’est endormi en rond de chat et qui l’appellera lac Rond (il y a à peu près une vingtaine de lacs Long et de lacs Rond dans toute la province, mais je crois tout de même qu’il y a plus de lacs Rond.)

Pendant longtemps j’avais cru que le nom d’Édouard, donné au grand lac que nous venons de mentionner, avait été comme une sorte d’hommage fait au prince de Galles, et quoique cette opinion fût assez accréditée, je n’étais pas bien sûr du fait, et mon imagination est si facile à troubler que j’en éprouvais une perturbation véritable dans mon for intérieur. Enfin, en parcourant le rapport insipide de l’exploration de 1878, je trouvai ce même nom d’Édouard donné au lac, et de plus son origine, attribuée à un simple chasseur sauvage de Batiscan, qui avait l’insigne honneur de s’appeler Édouard, lui aussi, tout comme le prince de Galles. Dès lors, je fus heureux. Savoir que le lac Édouard tire son nom d’un chasseur sauvage de Batiscan quel bonheur ! Ô beauté des découvertes ! Ô volupté de l’érudition.

Ce qu’il y a de singulier, dans ces lacs, c’est que chacun d’eux a son poisson propre, qui se distingue de celui des autres lacs par une nuance de la couleur du ventre. Ainsi, dans l’un la truite a le ventre blanc, dans l’autre elle l’a rouge ; dans un troisième la truite sera toute verte (il n’y en a nulle part de bleue) ; dans un quatrième il n’y aura que du poisson blanc ; ailleurs ce sera du bar, du touradis… ; tout cela a été arrangé exprès pour les différents goûts des gens et suivant les couleurs qu’ils préfèrent ; la Compagnie n’y est pour rien ; espérons que les pêcheurs sauront respecter cette distribution de la nature, et ne s’amuseront pas à jeter une confusion inutile parmi les poissons des lacs, peut-être plus soucieux que les hommes de garder leurs couleurs.


Et tout cela c’est du nouveau, et grâce à la construction du chemin de fer du lac Saint-Jean une immense région, absolument différente par son caractère sauvage de toutes celles où nous pénétrons en chemin de fer, va être offerte à la villégiature canadienne, lasse de fréquenter éternellement les mêmes rivages du Saint-Laurent, et d’y attendre tous les jours l’heure bienfaisante de la marée pour prendre des bains. Les familles canadiennes et les Américains vont affluer sur le parcours de cette ligne étrange, construite en pleine forêt et bordée à profusion de lacs qui, tous, regorgent de poisson. Les amateurs de vraie campagne vont pouvoir s’en donner là à cœur-joie, avec abandon, avec volupté, affranchis qu’ils seront de toutes ces contraintes, de toutes ces petites tyrannies sociales auxquelles les assujétissent les stations d’eau fashionables, et, pour goûter ce parfait bonheur d’une villégiature sans mélange, complète, absolue, partout ailleurs irréalisable, ils n’auront qu’à faire deux ou trois heures de chemin de fer, le temps à peine de lire les journaux du jour.

J’ai dit que les lacs qui bordent le parcours de la ligne regorgent de poisson. En effet, ces lacs fournissent chaque semaine à nos marchés plusieurs centaines de livres de truite en plein hiver, et c’est au point que bon nombre de familles de Saint-Sauveur vont camper sur leurs bords durant les mois d’hiver, et qu’elles y trouvent dans la pêche seule leur subsistance. Mais, d’un autre côté, il se fait là un véritable ravage et une dépopulation des lacs auxquels il est temps que le gouvernement avise, en s’emparant de chacun d’eux et en les affermant à des particuliers ou à des compagnies, s’il veut prévenir l’anéantissement complet de la truite. Le gouvernement se ferait certainement par ce moyen un revenu de 15 à 20,000 dollars, dont une partie pourrait être consacrée à augmenter le salaire des fonctionnaires irréprochables, et dont l’autre partie paierait les frais d’imprimeur des écrivains canadiens qui font des conférences ou des brochures utiles à leur pays.


IV


Un soir de fin d’octobre 1887, je descendais à la « rivière à Pierre », station de la ligne du lac Saint-Jean située à cinquante-huit milles de Québec.

La rivière à Pierre n’existait absolument que de nom, il y a trois ans ; c’était une rivière baptisée par un Pierre quelconque, et coulant dans la forêt, voilà tout. Aujourd’hui on y voit les usines que la Compagnie a fait construire et deux maisons de pension où se retirent les employés de la ligne et les quelques rares voyageurs qui vont jusque là l’hiver. Dans le canton Bois, que cette rivière traverse, une centaine de lots ont été concédés à des colons, et une quinzaine de défrichements entrepris à grand’peine sur un sol peu propre à l’agriculture. On voit çà et là, tristement, misérablement, percer à travers la forêt quelques cabanes de défricheurs, faites de troncs d’arbres empilés les uns sur les autres, et recouvertes d’un toit bas, écrasé, s’élevant très légèrement en pointe, et troué au plafond afin de donner passage au tuyau de poêle intérieur, lequel ne ressemble en rien aux fournaises à vapeur de nos maisons de ville.

Aussitôt arrivé, je me rendais chez M. St. Onge, colon, marchand, devenu depuis maître de poste de l’endroit, le premier qui y ait construit ce qu’on appelle un chantier, en anglais log-house, sorte de hutte en troncs d’arbres bruts, de six à huit pouces de diamètre, dans les intervalles desquels on met des bourrelets de paille pour se garantir de la pluie, du vent ou du froid.


Quand St. Onge arriva dans la région de la rivière à Pierre, il y a bientôt trois ans, il n’y avait absolument qu’une seule hutte dans tout le pays, et cette hutte était la propriété d’un nommé Perrault, qui pensionnait chez lui trente à quarante travailleurs des chantiers de bois, probablement empilés les uns sur les autres comme les troncs d’arbres eux-mêmes. Dans ce temps-là l’existence future du chemin de fer du lac Saint-Jean était un problème extrêmement incertain ; personne n’y croyait, tandis qu’à peu près tout le monde n’y voyait qu’une entreprise de spéculateurs pour exploiter le bois de sciage et de chauffage, qui s’y trouvait en abondance. Il n’y avait de fait que le tracé de la ligne ; les chevaux n’allaient pas plus loin qu’à la rivière Noire, six milles en deçà de la rivière à Pierre, et les bœufs, faute de chemin pour se diriger, se perdaient dans les bois. Le log-house de Perrault n’avait pas même de plancher ; il avait été dressé sur la terre brute et couvert grossièrement de larges feuilles d’écorce. C’est dans cette hutte, déjà habitée, comme je viens de le dire, par 30 à 40 hommes de chantier, que monsieur et madame St. Onge s’étaient rendus à pied, de la Rivière à travers bois, et qu’ils ont passé tout l’hiver de 1884. Quand le matin, Mme St. Onge se levait, elle avait les cheveux littéralement pris dans une masse de frimas, et il lui était impossible de les démêler avant que le feu du poêle eût attiédi le froid de ce misérable intérieur. Pour gagner sa pension, elle lavait les effets de tous les hôtes de la hutte, et souvent, m’a t’elle raconté, « j’ai cru que j’allais mourir sur place ; le docteur était convaincu que je ne verrais pas la fin de l’hiver ; comment j’ai pu résister, c’est pour moi un miracle ; je n’en suis pas morte, mais j’ai contracté des rhumatismes dont je ne guérirai jamais. » Telle est, vingt fois sur trente, la vie des défricheurs qui s’aventurent les premiers dans la forêt.

Pendant ce temps, St. Onge construisait seul, à deux milles plus loin, sur le bord même de la rivière à Pierre, le log-house qu’il habitait en 1887, mais depuis lors considérablement agrandi et amélioré. Quand il s’y rendit au printemps avec sa femme, ils n’avaient à eux deux pour toute fortune qu’un dollar, et personne, pas une âme auprès d’eux pour les aider, les secourir, leur prêter le moindre appui. Mais le chemin de fer se construisait toujours, malgré les prédictions des incrédules, et la foule des travailleurs était arrivée à la rivière à Pierre. C’est alors que St-Onge eut l’idée et trouva les moyens de commencer un petit commerce de provisions, de tabac et de tous les objets de première nécessité pour ce noyau d’hommes isolés de toute communication extérieure. Il prit des pensionnaires, commença un défrichement autour de son habitation, sema dix acres en orge et en patates, quelques autres en blé et en légumes ; ces deux derniers produits rendirent au delà de ses espérances, et même le foin qu’il avait essayé sans croire au moindre succès ; et, développant son commerce avec ses nouvelles ressources, il s’était procuré régulièrement de la viande fraîche d’un endroit appelé Notre-Dame des Anges, où conduit un chemin de colonisation de dix milles de longueur, aujourd’hui à peu près terminé et dans un état très passable.

Dans l’intervalle, de nouvelles huttes, dressées ça et là aux environs, si grossièrement et si chétivement façonnées que le cœur vous serre à leur aspect, allaient néanmoins abriter quelques colons et les travailleurs, qui avaient avec eux leurs femmes et leurs enfants, pendant que d’autres cabanes s’échelonnaient à divers intervalles, le long de deux routes ouvertes dans le bois pour communiquer avec les cantons voisins ; la Compagnie du chemin de fer avait construit ses usines, ébauché les piles d’un pont sur la rivière à Pierre, et le sifflet de la locomotive, le roulement saccadé des trains de construction, la gymnastique retentissante des machines sans cesse en mouvement et les battements répétés des lourds marteaux sur l’enclume allaient réveiller les profonds échos, endormis jusque là dans la noire et muette solitude.


Il y a de cela deux ans à peine, et déjà l’on trouve assez d’enfants dans ce village de cabanes, habité uniquement par des Canadiens-français, pour que l’on songe à ouvrir une école, dès ce printemps, et pour qu’on ait commencé à y bâtir une chapelle provisoire. En attendant, tous les dimanches, un missionnaire se rend sur les lieux et dit la messe dans un « camp », le long de la route. Il se retire chez St. Onge où a été dite la première messe à la rivière à Pierre, et où a été célébré le premier mariage par le Père Meilleur, qui voulut ensuite assister à la noce et voir ses braves colons se désarticuler dans des gigs et des reels qui durèrent toute la journée, aux grincements d’un violon construit d’après les mêmes règles que les cabanes des alentours.

Mais la maison de St. Qnge ne pouvait plus suffire à loger les employés du chemin de fer, les nombreux travailleurs et les voyageurs même qui commençaient à populariser la ligne. Il s’établit donc en face de la sienne une autre maison, mais celle-ci beaucoup plus spacieuse, comprenant de grandes pièces, deux ou trois chambrettes privées pour les dames de passage, et un véritable dortoir, contenant une demi-douzaine de lits, sur lesquels on ne pouvait s’allonger sans pendre de toutes ses jambes en dehors, ni se retourner sans dégringoler de son long sur le plancher, dont les madriers laissaient entre eux des intervalles d’un demi-pouce, par lesquels on pouvait voir ou être vu à discrétion. Une cloison, absolument semblable au plancher, séparait le dortoir des autres parties de la maison, de sorte que les gens quelque peu gênés préféraient s’étendre tant bien que mal dans la grande pièce du bas, qui était tout ce que l’on veut, un vestibule, une cuisine, une salle d’attente et de réunion pour les passants et les journaliers, et dont on aurait pu faire au besoin une salle de conférence. Cette maison, construite par un homme de Saint-Raymond, était dirigée par ses deux sœurs, deux vieilles filles pointues, serrées, pincées, escarpées, emboîtées comme des mortaises, effilées et tranchantes, qui ne connaissaient que deux ou trois mouvements automatiques, toujours les mêmes, se tournant, quand elles se tournaient, comme la faulx qui abat la tige au ras du sol, ayant toutes les formes géométriques, triangulaires, quadrangulaires, rectangulaires ; avec cela une ossature, des reliefs si tranchants qu’on n’aurait pu les toucher sans se couper, acerbes, acides, suintant le vinaigre, sans jamais un sourire ni une bonne parole, maussades et désagréables pour le plaisir de l’être, vous apportant du thé quand vous leur demandiez des patates, vous répondant, quand elles succombaient à cet excès de complaisance, par un oui ou un non si sec que la bouche leur en claquait ; mais actives, âpres à la besogne, toujours sur pied, glissant d’un bout à l’autre de la maison dans une allure fantômatique, et remplissant assez strictement leurs fonctions d’hôtesses pour réussir à garder leurs pensionnaires, pauvres gens qui n’avaient pas le choix entre la terre dure et le toit de ces deux haridelles. J’ai appris dernièrement que leur maison avait passé au feu et était entièrement détruite ; mais les deux vieilles filles, inaccessibles aux flammes, sont restées intactes.

Ainsi vient de s’engloutir dans les abîmes du temps une page des premiers établissements de la rivière à Pierre ; et pour dire un dernier mot au sujet de cet endroit intéressant, ajoutons que la Compagnie du chemin de fer y a fait construire une très jolie et très coquette petite station, à la place de la hutte qui en tenait lieu. Cette station, la première construite sur la ligne, servira de type à celles qui le seront plus tard. St. Onge est devenu maître de poste, et sa femme, une bonne grosse canadienne, encore alerte malgré ses rhumatismes, vous donnera un bon souper à votre arrivée chez elle, et ensuite un bon lit, dans une chambre à vous seul, où vous dormirez comme le juste, ce qui vaut bien la peine, pour un bon nombre d’entre vous, d’aller à la rivière à Pierre.

Le lendemain, je m’éveillai à l’heure où les coqs ont depuis longtemps cessé de chanter. Une légère dentelle blanche, comme un voile de gaze qu’aucun souffle n’agite, couvrait le sol durci. Je sortis, je marchai d’abord quelque temps au hasard, puis j’entrai dans l’usine pour voir travailler les machines qui réparent le matériel roulant ; je fis semblant d’y comprendre quelque chose, et resortant, je me dirigeai successivement vers plusieurs log-houses où je fis parler les colons, et surtout leurs tendres épouses qui, jusqu’au fond des bois, ont la langue plus déliée que le sexe qu’on appelle laid par pure antithèse. Partout j’entendis les mêmes plaintes contre le gouvernement ; pourquoi se plaignait-on de lui à ce point ? Je n’ai pas bien réussi à le comprendre, et ne le sais pas encore au juste, mais ce que je sais bien, c’est que nous sommes malheureusement plus d’une fois tombés sous des ministres qui ne comprenaient pas les dépenses utiles et profitables, qui ne savaient pas que dans un pays à peine habité comme le nôtre, l’affaire la plus importante, la dominante, celle à laquelle on doit sacrifier largement le plus de revenus possible, et surtout bien veiller à leur distribution, c’est la colonisation, article premier et qui devra être longtemps encore à l’ordre du jour de tous les programmes ministériels à venir. J’entendis encore plus d’une bouche demander avec instance l’établissement d’une scierie à la rivière à Pierre, car les pauvres colons de l’endroit sont obligés de faire venir leurs planches et leurs madriers de la rivière Noire, ce qui leur coûte $7.00 par wagon, pour un trajet seulement de six milles.

Après avoir beaucoup fait parler, je repris ma marche, j’errai dans toutes les directions, je pénétrai partout où je vis une ouverture devant moi, jusqu’à ce qu’enfin fatigué, rêveur, l’âme remplie du sombre infini qui m’enveloppait, je m’assis sur un tronc d’arbre renversé, couvert d’une mousse parasite qui l’étreignait comme un suaire. L’air s’amollissait, et quelques bouffées tièdes, comme des souffles d’esprits invisibles, couraient au travers des chantiers jonchés de débris.


Déjà, depuis un assez long temps, j’étais là assis, ne pensant à rien et pensant à tout, me laissant aller au courant des réflexions et des souvenirs ; ainsi je songeais… à l’avenir des peuples, aux Chevaliers du Travail, à la destruction de Sodôme, en ayant bien soin de ne pas regarder derrière moi, au creusement du bassin Louise, et je supputais combien il faudrait encore de siècles pour que ce travail fût complété… je pensais aux amusements délirants auxquels se livrent les factionnaires de nuit du Palais Législatif, aux comptes supplémentaires, vulgairement appelés extras, des entrepreneurs publics, lorsque mon attention fut soudainement éveillée par un bruit mystérieux, persistant, acharné, semblable à l’attaque furieuse et continue d’une souris sur une mince feuille de bois qui la séparerait d’un bon morceau de fromage. J’écoutai et je reconnus la saperde, ver à bois qui loge au cœur des plus gros arbres, les ronge jour et nuit, finit par les percer de part en part, et je me mis à faire des réflexions extrêmement profondes sur le travail invisible de ce petit être solitaire, accomplissant sans relâche son unique fonction, emprisonné toute sa vie dans un tronc épais et dur qui lui cède néanmoins, et cherchant à parvenir à la lumière, comme tout ce qui vit, comme tout ce qui respire ; je songeai à la toute-puissance de la persévérance, à la vertu magique contenue dans un travail à peine appréciable, à peine perceptible, mais dirigé incessamment vers le même but. Partout, dans la nature, Dieu a placé les infiniment petits au sein de l’infiniment grand, les uns pour détruire, les autres pour édifier. Il y a des infiniment petits qui dévorent les forêts ; d’autres, comme les termites, qui font leur pâture des plus orgueilleuses constructions navales ; d’autres, comme les polypes et les zoophites, qui élèvent, depuis des millions d’années, au plus profond des mers, à 25 ou 30,000 pieds au-dessous de leur surface, des montagnes gigantesques qui, plus tard, dressent leur tête dans les cieux, quand les océans bouleversés se déplacent ; et je ne sais trop comment, par quelle filiation inconsciente d’idées, ma pensée se porta sur l’infime minorité libérale, dévorant lentement, pendant des années, le colosse conservateur, et finissant, à un moment donné, par lui passer à travers le corps, victorieuse et triomphante, mais consternée, éperdue, béante, en arrivant au grand jour, de se trouver sur un amas de ruines, c’est-à-dire sur le budget provincial.

Les sons d’une cloche retentirent dans le voisinage ; c’était le signal du dîner pour les employés de la Compagnie. Je me rendis chez St. Onge ; je dînai, puis je causai longuement, puis je pris des notes, puis je lus, en attendant le train qui devait me conduire au bout de la ligne, cinquante milles plus loin, « au bout du fer » comme on dit sur les lieux. Il était environ quatre heures et quart quand je montai dans le seul et unique wagon que l’on attache aux trains de construction, pour l’usage des ingénieurs du chemin, des arpenteurs, des entrepreneurs de sections, de leurs femmes et de quelques rares voyageurs. C’était l’heure où, à cette époque de l’année, les premières voiles du crépuscule, encore indécises, descendent sur la terre, l’une après l’autre, toujours de plus en plus épaisses, comme pour l’endormir doucement et graduellement. Un ciel d’automne, sans couleur et sans chaleur, jetait sur la terre dénudée des torrents de mélancolie et l’inondait de reflets ternes et mats, comme l’atmosphère d’un astre mourant. Les bois dépouillés n’avaient plus ni voix ni ombrages, ni asiles pour les oiseaux depuis longtemps envolés sous des cieux plus riants ; seuls, les sapins et les épinettes dressaient leurs silhouettes raides et droites, comme des flèches que le sol eût lancées vers la nue ; seuls ils donnaient à la forêt ce qui lui restait d’ombre et cette ombre était silencieuse, immobile et noire comme la nuit sur les tombeaux ; les précipices, d’où parfois, quand les orages s’y engouffrent, s’élèvent comme des soupirs arrachés aux entrailles de la terre, étaient étouffés sous l’épaisse dépouille des feuilles mortes, que le vent d’automne leur avait jetées par tourbillons ; les lacs, arrondis et creusés au pied des montagnes, semblaient comme de grands réservoirs, pleins des larmes de la nature agonisante ; l’espace muet était déserté de tous ses hôtes, si ce n’est par le sinistre corbeau, dont l’aile noire passait comme une raie, aussitôt effacée que découpée, sur la nue immobile ; les petites rivières, çà et là, tiraient péniblement leurs eaux déjà pesantes et engourdies ; partout le silence, une atmosphère regorgeant de tristesse, une sorte de saisissement de la nature entière, dans lequel toute vie s’était arrêtée soudain, et le crépuscule épaissi donnant à tous les objets d’alentour des formes de spectres et de fantômes, qui fuyaient épouvantés devant le souffle brûlant et le jet de feu sanglant de la locomotive.

Nous allons, nous avalons l’espace, aussi vite qu’on peut le faire dans un train de construction, là où le ballastage n’est pas encore assez ferme pour permettre à la locomotive de se lancer dans la plénitude de sa force, comme le discours d’un membre convaincu. Il s’agit d’arriver pour le souper de six heures, au bout de l’île du lac Édouard, à la première traversée de la Batiscan, endroit décoré aujourd’hui du nom de station Beaudet, où s’élève un log-house aristocratique, le Windsor, quartier général et pension des entrepreneurs, des ingénieurs et des arpenteurs.

Après une course de sept milles, nous passons devant une petite construction qui n’a l’air de rien du tout, l’on croirait être une guérite de factionnaire abandonnée. Mais il faut faire attention à soi en arrivant ici, car cette guérite est la propriété d’un employé du bureau de police, sorte de station minuscule, que M. Aimé Talbot, car c’est bien lui, a fait construire à ses frais et où il descend chaque fois qu’il veut se rendre aux lacs qu’il a loués du gouvernement, dans la région avoisinante. Le domaine que M. Talbot tient sous sa main protectrice a vingt-cinq milles en superficie ; il s’étend sur la rive droite du chemin de fer et compte cinq milles en profondeur. En quittant la station Talbot, vous prenez un sentier de billots, ouvert à travers le bois sur un terrain très uni, et vous arrivez, vingt minutes après, au premier lac de la location, qui s’appelle le lac Padoue. Là vous trouverez des embarcations et un « campe » en excellent état, muni de tous les ustensiles possibles de cuisine et flanqué d’une glacière, qui sert à conserver le poisson frais, durant cette fugitive et éphémère saison que nous appelons, par métaphore, l’été du Canada. Du lac Padoue un chemin plaqué[1] vous conduit, trois quarts de mille plus loin, au lac Talbot, un lac très profond et très poissonneux, et si vous voulez vous aventurer dans la forêt, vous redécouvrirez, à peu de distance, six autres lacs, que M. Talbot a déjà découverts une première fois en faisant la chasse au caribou. C’est ainsi que se font la plupart des découvertes dans l’intérieur de notre pays, et nous devons bien plus, pour la connaissance géographique que nous en avons, aux chasseurs et aux trappeurs qu’à bon nombre des arpenteurs de la province et à leurs beaux rapports dans lesquels on n’apprend rien. Pour vingt-cinq dollars, payés annuellement au trésor public, M. Talbot a le droit de parcourir en véritable seigneur de l’époque féodale ses poissonneux domaines.

Si nous traversons maintenant sur la rive gauche de la ligne, de l’autre côté de la Batiscan, nous entrons sur le majestueux domaine du « Club des Laurentides, » qui a une superficie de cinquante milles, arrosés par on ne sait combien de lacs, dont vingt, jusqu’à présent, ont été découverts. Vous descendez à la station du Cap, qui est celle du Club, vous traversez la Batiscan dans un bac à traction et vous vous rendez par un chemin de charroyage au lac Travers, qui est le premier lac sur votre route, et où le Club a fait construire une maison pour le gardien de ses États et sa famille. C’est par là que passait autrefois le chemin célèbre, connu seulement des chasseurs et des missionnaires, qui menait de Québec au lac Saint-Jean. On suivait les lacs les uns après les autres, en faisant des portages entre chacun d’eux, jusqu’à ce qu’on fût arrivé à l’embouchure de la Métabetchouan, où les Jésuites avaient établi une ferme magnifique, et où la Compagnie de la baie d’Hudson érigea plus tard un poste et des magasins, pour faire la traite des pelleteries. Aujourd’hui, le Club des Laurentides n’a pas dépensé moins de quatorze cents dollars en chemins de colonisation, dont se servent les arpenteurs et les chasseurs, en constructions et en améliorations de toute nature ; aussi, est-il parfaitement justifiable de venir demander au gouvernement de l’aide dans son œuvre si utile à tous et si propre à faciliter d’avance l’établissement de cette région, où la terre arable se trouve en plus grande quantité que dans toute le pays avoisinant.

Soixante personnes seulement, au plus, peuvent faire partie de cette association d’élite, en payant une somme de cent dollars pour leur inscription parmi les membres du club, et ensuite une souscription annuelle, qui est de dix dollars, mais qui peut être portée jusqu’à vingt, si des améliorations ou des travaux urgents l’exigent. Le Club a fait bâtir, sur une éminence qui domine le lac Travers, une habitation complète pour ses membres, et une autre, dans le voisinage immédiat, pour les dames qui aimeront à aller faire deux ou trois jours de cette villégiature sauvage, d’un attrait tellement irrésistible, lorsqu’on y a goûté une fois, que toutes les autres paraissent, en comparaison, fades et insipides.

Le Club des Laurentides paie au trésor public une redevance annuelle de cent dollars.


Sur la route, nous traversons la rivière McQuig, est installée la boulangerie générale, capable de fournir près de 400 pains par jour aux douze cents hommes de la ligne. Nous voyons çà et là des tentes abandonnées, dont les voiles, noircies par la fumée, déchirées, loqueteuses, claquent au vent : elles ont été laissées telles qu’elles par les travailleurs, qui sont allés en planter d’autres, 20, 25, 30 milles plus loin, toujours en suivant le chemin de fer au fur et à mesure qu’il se construit, Nous passons à la course devant le lac Comfort, sorte de trou qui n’a pas plus de deux arpents de long sur un de large, mais qui a 85 pieds de profondeur, véritable baignoire pour les hommes antédiluviens. À droite, sur une hauteur, apparaît ce qui fut le "Hill Side Cottage", une hutte cachée dans un site ravissant, où le vieux Jerry, le "Joe Beef" des Laurentides, pensionnait une vingtaine d’hommes et, servait aux voyageurs, en quête de notes, un café fait aussi primitivement qu’on peut le rêver, mais bien supérieur aux tisanes infectes qu’on nous sert sous ce nom, dans les hôtels et les restaurants de la ville. Mais hélas ! le vieux Jerry n’était plus là. Il avait suffi de quelques semaines d’abandon pour donner au "Hill Side Cottage", naguère un bruyant rendez-vous, mais maintenant isolé de toutes parts, ouvert de tous côtés, béant, sinistre et lugubre, l’aspect repoussant d’une vieille ruine dédaignée. Nous passons de même la "North Pole House", ainsi dénommée du séjour qu’y firent en 1885-86 une vingtaine d’Italiens, engagés par aventure sur la ligne, et qui passèrent l’hiver à geler à 80 centins par jour. La "North Pole House", construction multiple, renfermait ce qu’on appelle un « campe » pour les hommes, un office pour le règlement des comptes, et un "store", c’est-à-dire un magasin de provisions. Il y a de cela à peine un an, et déjà tout a disparu, campe, office, store, Italiens, punaises, et l’œil n’y contemple plus guère que la noire image de la désolation répandue sur les troncs d’arbres moisissants. Encore un an, et l’on ne pourra même plus retrouver l’emplacement où était la "North Pole House"… C’est ainsi que vont et que s’en vont les choses dans notre pays si arriéré.


V


Nous voilà maintenant engouffrés dans les derniers contreforts des Laurentides, sur le versant septentrional de la chaîne. Partout, à droite, à gauche, devant, derrière nous, des gorges profondes, des ravins, des précipices, d’énormes entassements de granit, des massifs qu’on ne voyait pas l’instant d’auparavant et qui surgissent tout à coup devant le regard, comme s’ils nous attendaient pour fondre sur nous, grondant et mugissant à chaque appel du sifflet de la locomotive, comme si les échos, subitement éveillés dans leurs antres formidables, se menaçaient et se choquaient fois.

Dans ce désordre inexprimable et magnifique de la nature, le chemin de fer accomplit toute sorte d’évolutions, comme les contorsions d’un géant, et la belle rivière Batiscan, qu’on vient d’apercevoir, rayant dans sa course le pied des massifs, semblable à une couleuvre effrayée, précipite ses eaux qui, profondément pénétrées des sombres reflets des bois, semblent d’un noir lustré. Elle court, se retourne, échappe, glisse, s’enfuit, revient, agitant, frémissante, sa robe moirée, couverte d’étincelles de jais, et, après cent méandres, haletante ou rassurée, elle s’étale dans toute la force et l’ampleur de son cours.


Voici le Windsor, bâti sur un escarpement qui domine la rivière et escorté, comme d’autant de satellites, d’une douzaine de huttes qui ont déjà un petit air de civilisation, et qui, juchées çà et là, un peu au hasard, sur les nombreux reliefs du terrain, forment, aux abords de la Batiscan, un groupement des plus pittoresques et des plus ingénieux. Le Windsor restera célèbre dans les annales du chemin de fer du lac Saint-Jean. C’est une hutte comme toutes les autres, mais beaucoup plus spacieuse et bien mieux faite, bourrelée et capitonnée dans les intervalles des troncs d’arbres, ayant des divisons à l’intérieur, un rez-de-chaussée où se trouve une grande salle à manger, plusieurs chambres privées et un premier étage qui, converti en dortoir, peut loger commodément une trentaine d’hommes. C’est là que fut donné dans l’automne de 1888 un grand bal, auquel assistèrent une soixantaine de gentlemen, de dames et de demoiselles de la ville, venus dans un convoi spécial. Le même soir les travailleurs de la ligne offraient aux quatre entrepreneurs de sections un testimonial, sous forme de service en argent, en témoignage du bon accord, de la cordialité et de l’excellent esprit qui régnaient entre tous ceux, à quelque condition qu’ils appartînssent, qui travaillaient à l’exécution de cette entreprise, jugée comme impossible à son début, et menée si rondement, si merveilleusement vite par le plus entreprenant des entrepreneurs, M. Beemer.

Ce fut un spectacle inouï, invraisemblable, que celui de ce bal donné en plein cœur de la forêt, précédé d’un souper auquel prirent part pas moins de deux cents convives, dans un encadrement de verdure, en présence de mets exquis et de desserts savoureux, le tout emporté de la ville, avec les élégants et les élégantes du convoi. Les vins et les discours débordèrent, mais sans amener la moindre inondation dans les cerveaux ni le moindre écart dans l’allure générale. Aussitôt le souper des invités et des principaux employés terminé, vinrent réveillonner à leur tour cent cinquante à deux cents travailleurs, de tous grades, qui firent table rase des mets encore fumants et vidèrent jusqu’à la dernière bouteille, sans ressentir d’autre ivresse que celle de la joie et du plaisir de la fête.

Le bal dura jusqu’au petit jour, et, à un signal donné, le Windsor se vida comme par magie ; deux convois partirent simultanément, l’un ramenant à la ville les invités, l’autre ramenant les employés et les travailleurs à l’extrémité de la ligne, vingt et un mille plus loin, où l’un des entrepreneurs de section, M. Aldough, ayant sous ses ordres environ 400 hommes, tenait alors son quartier-général provisoire.

Il était un peu plus de cinq heures du matin quand nous laissâmes le Windsor pour continuer notre route. Mais avant d’aller plus loin, il est absolument nécessaire d’avoir une notion exacte de la topographie des lieux que nous parcourons. La rivière Batiscan, que le chemin de fer traverse pour la première fois, en face du Windsor, prend sa source sous le 47°, 46 de latitude, à la ligne de faîte qui sépare les eaux courant vers le lac Saint-Jean, de celles qui tombent dans notre grand fleuve.

Après une course de quelques milles, la Batiscan entre dans le lac Édouard, en ressort quatre à cinq milles plus bas et descend tout le long de l’île du lac Édouard, jusqu’à ce qu’elle reçoive les eaux de la rivière Jeannotte, qui a longé la rive opposée de l’île, à partir de la décharge du lac. C’est donc, à proprement parler, le cours de ces deux rivières qui forme l’île du lac Édouard, en y ajoutant cette partie du lac qui s’étend depuis la sortie de la Batiscan jusqu’à la décharge du lac, dans la rivière Jeannotte. L’île, comme nous venons de le voir, a une longueur de vingt-six milles ; sa largeur extrême est de huit milles. Quant au lac, il n’a que quinze milles de long sur deux milles et demi, dans sa plus grande largeur.

Au milieu du lac se trouve l’île Bélisle, d’une longueur de deux milles environ, ainsi que d’autres petits îlots ; mais si le lac lui-même contient des îles, en revanche l’île du lac renferme à son tour d’autres lacs, tels que le lac Rognon, le lac Long, le lac du Centre… tous renommés pour l’abondance et la taille de leurs truites.


Des lac, des lacs ! Il y en a partout, à profusion, à foison, sur toute la surface de l’Amérique septentrionale, et particulièrement dans le nord de notre province. On en compte jusqu’à vingt-cinq en arrière des paroisses de Saint-Raymond et de Saint-Gabriel, dans un petit espace de cent milles carrés à peine. Lorsqu’à la suite de la période glaciaire, qui couvrit la plus grande partie du globe et qui dura des centaines de siècles, d’après les géologues, le continent nord-américain émergea petit à petit de son linceul de glace, il se montra avec de terribles blessures, les côtés enfoncées ; le dos troué en maints endroits, son épaisse croûte entamée et lacérée dans les parties les plus vulnérables. C’est dans ces blessures, restées béantes, que la glace s’arrêta, s’engouffra, se fondit et forma les lacs que nous trouvons aujourd’hui presque à chaque pas, et que nous sillonnons dans de frêles canots d’écorce, en chantant « Vive la Canadienne, » sans nous douter que vingt-cinq mille siècles nous contemplent !

Nous en savons assez long maintenant pour continuer notre route. La station Beaudet, que nous venons de laisser, est à une distance de 86 milles de Québec et se trouve juste en face du lac du Centre ; dans l’île du lac Édouard. Le site qu’elle occupe est un des plus pittoresques et des plus séduisants qu’il y ait dans notre pays, pourtant si fécond en beautés naturelles ; j’ose prédire qu’avant longtemps, il y aura là invasion de touristes, de pêcheurs et de familles désireuses de passer un mois ou deux au sein de la véritable nature, loin des exigences, de l’ennui bruyant, des plaisirs forcés et de toute cette gêne soi-disant sans façon, qui ont rendu nos stations d’eau à peu près insupportables. Mais on n’y verra pas de chasseurs. Chose étrange ! Dans cette région, qui s’étend jusqu’au lac Bouchette, quinze milles en deçà du lac Saint-Jean, il y a en quantité des fauves, des caribous, des martes, des visons… ; mais on n’y voit jamais un seul gibier à plumes, on n’y trouve ni une fleur ni un fruit sauvages ; en revanche, les corbeaux, les pique-bois, les moineaux et les "meat-birds" y sont nombreux, surtout ceux-ci, espèce d’oiseaux gros comme des grives, engeance gloutonne, qui se tient toujours dans le voisinage des chantiers, pour dévorer les rebuts de viande qu’on y jette.


Nous allons parcourir assez prestement, à travers l’île, les dix à douze milles qui nous séparent de l’extrémité inférieure du lac Édouard, puis nouscôtoierons le lac lui-même jusqu’au bout de la ligne, tout en le perdant souvent de vue, mais, en y revenant aussitôt, tant les courbes, nombreuses et brusques, le dérobent et le laissent apercevoir tour à tour par échappées, et multiplient en quelques instants les aspects indéfiniment variés du paysage. Nous allons traverser encore trois fois la Batiscan : elle est sortie toute petite du lac comme un ruisseau timide, fuyant à travers les arbrisseaux nains, les gros cailloux, les troncs d’arbres renversés et les débris de la forêt, qui forment des barrières sur son passage, mais bientôt elle s’est élargie, a pris son essor et a formé des baies charmantes, que le chemin de fer contourne comme en les caressant.

Après avoir parcouru près de neuf milles, à partir de la station Beaudet, nous arrivons à la station du club Stadacona, lequel a été fondé par le plus artiste des photographes, par notre concitoyen M. Livernois. Le club Stadacona a loué du gouvernement, sur l’île du lac Édouard, un domaine, d’environ quarante milles en superficie, semé de lacs, au nombre de cinq, qui se suivent comme un collier détaché et se déchargent, par la rivière aux Rognons, dans la rivière Jeannotte ; celle-ci porte les eaux accumulées de ces cinq lacs à la rivière Batiscan. La voie ferrée passe au cœur même de ce groupe lacustre, en sorte qu’on pourrait pêcher chemin faisant, si le train ralentissait convenablement sa marche. Le nombre des membres du club est limité strictement à douze : ils paient au trésor public cent dollars par année, mais il n’y a pas de limite à leur contribution annuelle personnelle. Plus fortunés que les douze apôtres, ils ont déjà versé d’assez fortes sommes pour l’amélioration et l’embellissement de leur domaine.

Le long de la voie, nous apercevons encore quelques « campes » abandonnés, dont les lambeaux de voiles, retenus aux montants enfumés, s’agitent avec fracas dans l’air que nous refoulons ; on voit qu’ils ont été laissés, comme ils ont été dressés, à la hâte, l’ouvrage se faisant si vite que les travailleurs n’ont guère eu que le temps de monter à la course des abris provisoires ; on les voit par groupes, ici ballastant la voie, là extrayant des carrières la pierre des ponts et des ponceaux, une pierre magnifique, le véritable granit laurentien, aux grains serrés, scintillants, durs et fermes, capable de résister au choc de tous les tremblements de terre dont nous sommes prochainement menacés.

Voici le log-house du père Buchanan, une des maisons de pension échelonnées sur la ligne ; on y prend un bon repas pour vingt centins ; le prix est le même pour tout le monde, car l’ordinaire ne peut être que le même pour tous ; du reste, ce prix est invariable, dans toutes les pensions qui s’établissent, au fur et à mesure que les hommes séjournent quelque peu dans un endroit. Le père Buchanan a une belle grande fille, une blonde anglo-saxonne, aux membres d’athlète, qui vous débite en trois coups de hache une énorme bûche, et, l’instant d’après, vous servira gracieusement, avec sa main redoutable, une assiettée de soupe ou un rosbif taillé comme dans un billot. Ici, le sol est superbe pour la culture des grains et des légumes ; on le voit bien aux couches jaunes, argileuses, pâteuses, que la pelle tranche et qu’elle rejette symétriquement de côté, pour former les terrassements ; mais cette région est aussi parfois tant soit peu marécageuse, comme il arrive partout où l’on approche de l’arête de séparation des eaux ; les savanes toutefois ont peu de profondeur et un égouttement bien entendu en aurait facilement raison.

Mais qu’on me permette de remarquer combien on peut tirer d’enseignements, même d’un tout petit voyage, quand on observe bien. Une foule de choses différentes se présentent à la fois dans un cadre étroit. Tout est intéressant dans un pays neuf ; on y voit les hommes dans leur nature même, aux prises avec tout ce qui les entoure. Le moindre petit fait y prend un intérêt qui nous touche de près, et c’est ainsi que nous apprenons à connaître par le détail intime comment se sont formées les sociétés qui, plus tard, vivent en pleine civilisation. L’histoire du monde n’est pas autre chose, et c’est depuis qu’on a commencé l’étude de cette vie intime qu’a été apporté, dans les recherches historiques, un élément nouveau, absolument indispensable pour connaître l’origine, la formation et les développements successifs des sociétés, élément bien autrement considérable et important que le récit fastueux des grands événements, des actions éclatantes, des batailles, des conquêtes et des règnes de princes la moitié du temps ineptes, ignares, réfractaires à tout progrès et incapables de faire quoi que ce soit, pas même des log-houses !


Parfois on traverse des espaces ravagés par le feu. Quel spectacle grandiose et mystérieux, en apparence, que le feu dans les bois ! Vous le voyez s’allumer subitement, à droite, à gauche, devant vous, sur vingt points à la fois, poussé par une force inconnue, dévorant sans merci les arbres les plus robustes, tandis que les broussailles rampantes lui échappent. L’air est plein d’une poussière ardente, coupée de longues flammèches qui, en s’envolant dans toutes les directions, vont porter l’incendie dans des endroits jusqu’alors épargnés, pendant que d’autres, tout voisins du fléau, restent intacts. Là où le feu a pour ainsi dire sauté par dessus le dôme de la forêt, pour aller au loin distribuer ses colères, apparaissent de grands arbres, secs et dénudés, solennels, impassibles comme des rangées de squelettes, sans une branche jusqu’à la mi-hauteur du tronc, et laissant tomber de leur moitié supérieure leurs feuilles mortes, une à une, lentement, par intervalles, comme les pleurs silencieux qu’on verse dans l’abandon.

Les bouleaux surtout sont démesurément longs et maigres. Le bouleau est le yankee des forêts du nord, avec une écorce beaucoup plus souple que la peau de nos chers voisins ; sa qualité supérieure est de pouvoir pousser dans n’importe quelle espèce de terre, surtout dans la mauvaise ; c’est pourquoi il n’y a pas un pouce de terrain inutile dans notre pays, si ce n’est peut-être celui de l’ancienne caserne des Jésuites, où les bouleaux vont bientôt sans doute faire leur apparition, à moins qu’on ne les prévienne par quelque nouvelle construction monumentale, surchargée « d’extras » et sillonnée d’avance de lézardes, comme les murs de notre palais législatif.


VI


Nous habitons le pays par excellence des lacs, des rivières et des pouvoirs hydrauliques. Il n’y en a pas d’autre au monde où l’eau utilisable, pour fins industrielles, soit en plus grande abondance. Sur le parcours du chemin de fer du lac Saint-Jean on pourrait construire aisément, en quelques années, peut-être une cinquantaine de scieries, et il faudrait alors deux à trois mille wagons pour transporter tout le bois abattu, et cela durerait une dizaine d’années, et la valeur nouvelle donnée à cette région jusqu’ici improductive et inculte ne s’élèverait à rien moins qu’à une cinquantaine de millions. Eh quoi ! l’on commence à peine à exploiter la lisière de pays qui borde la voie, et déjà la valeur du bois livré à l’industrie, dans les douze derniers mois seulement, par quatre scieries peu considérables, s’élève à près d’un demi-million de dollars.[2]

Nous avons, tous, tant que nous sommes, le public en général, plus ou moins de notions sur la valeur forestière de la région parcourue par le chemin de fer du lac Saint-Jean ; mais ce que nous ne pouvons guère calculer, ce sont les étonnants résultats, directs ou indirects, qui suivront l’ouverture de cette ligne. Grâce à des conditions exceptionnellement favorables, l’industrie du bois y est en quelque sorte placée au-dessus de toute concurrence. Dans tout autre partie de la province, en effet, les commerçants de bois ont de nombreux frais à subir, avant de voir leur cargaison embarquée sur les navires d’outre-mer. [3]

Il leur faut faire chantier sur des concessions de bois (vulgairement appelées limites) souvent très éloignées, faire parvenir les billots sur les rivières jusqu’aux moulins, là, les faire équarrir, scier et cuber en madriers, état dans lequel le bois reste parfois longtemps, avant de pouvoir être expédié, enfin le faire transporter dans des barges ou des goélettes jusqu’au port d’embarquement, quand on ne l’envoie pas, sous forme de trains de bois, qui mettent un temps infini à descendre le fleuve, toutes opérations qui prennent énormément de temps et d’argent, et dont le coût diminue d’autant les profits. Ici, rien de tout cela. Le chemin de fer passe au milieu de la forêt même ; il n’y a pour ainsi dire pas de chantiers à faire, pas de flottages sur les rivières, pas de pilage. Le bois abattu, scié, mis en madriers sur les lieux, est transporté immédiatement dans les wagons de la ligne ; en quelques heures il arrive sur la jetée Louise, et, quatre jours après, il est tout chargé à bord des navires qui le transportent en Europe ou dans l’Amérique du Sud, et c’est ainsi que cette fameuse jetée Louise, que l’on a tant stigmatisée comme étant une dépense inutile, faite uniquement pour favoriser ce fossile dédaigné qu’on appelle « la vieille cité de Champlain, » va devenir d’une nécessité indispensable, non seulement pour Québec, mais encore pour la province entière.

Quoi ! il faudra avant longtemps la border de quais, sur toute sa longueur, rien que pour recevoir le bois qui y arrivera de tous les côtés, soit par le chemin de fer du lac Saint-Jean, soit par celui de Sainte-Anne, soit par celui du Pacifique, lorsqu’aura été construit l’embranchement de ce dernier qui, partant de Saint-Augustin, touchera au Cap Rouge, longera le Foulon, s’arrêtera au besoin pour charger les steamers Allan, et, parcourant toute la rue Dalhousie, viendra également, à son tour, s’arrêter sur la jetée Louise et y déposer dans les navires transatlantiques les dépouilles de nos forêts. Voyez-vous d’ici quel brillant avenir pour cette vieille cité de Champlain, enserrée, embrassée jusqu’aujourd’hui par un cercle de fer, et retentissant maintenant des mille échos de l’activité humaine ! C’est alors qu’il faudra répandre la lumière électrique à profusion, pour jouir de ce grandiose spectacle, et que la chute Montmorency, qui, jusqu’à présent, n’a donné que de l’eau, se mettra à donner du feu, avec une égale énergie et une égale abondance intarissable. Du haut de la terrasse Frontenac, nous, citoyens invariablement archi-paisibles, et confus de nous voir si attardés dans la course vertigineuse du siècle, nous nous exalterons dans les triomphes de notre esprit d’entreprise et de notre prodigieux goaheadisme ; nous nous sentirons grandir en même temps que notre ville, nous nous regarderons les uns les autres avec un étonnement mêlé d’admiration, et quand les Montréalais viendront pour nous contempler, on les reconnaîtra de suite à leur air inquiet, troublé, à leur effarement de se voir dans cette ville gigantesque, aussi admirablement éclairée, aussi admirablement entourée, et surtout aussi admirablement peuplée.

Au point où nous sommes parvenus de notre course, nous avons atteint le lac Édouard et descendu le versant septentrional de la chaîne des Laurentides. Nous n’avons pas à aller plus loin ; mais arrêtons ici nos regards et contemplons l’étendue illimitée qui se déroule devant nous, et qui tressaille encore de son enfantement d’hier à la colonisation, à la vie active et aux rudiments de la civilisation.

Qui ne se rappelle combien cet enfantement a été douloureux et longtemps empêché. La lutte contre les éléments et contre la nature n’est rien aujourd’hui, avec les moyens que l’homme possède, avec ceux qu’il découvre tous les jours, et avec sa certitude du triomphe définitif. C’est lui, lui-même, qui est son plus terrible adversaire, son plus cruel ennemi. La nature, au moins, est inerte ; mais l’homme opposé à l’homme, voilà le danger, voilà ce qui arrête et paralyse les plus nobles inspirations, les plus fécondes entreprises. Le Nord ! le Nord ! Quels cris sauvages, on dirait en quelque sorte de haine et de fanatisme incrédule, ce seul nom ne faisait-il pas éclater, il n’y pas encore un quart de siècle ! Qui ne se rappelle cette entreprise du Chemin de fer du Nord, si souvent amenée sur le tapis, si souvent et si longtemps écartée par l’ignorance, le préjugé, et cette mesquinerie envieuse et taquine qui nous fait mettre en travers de toutes les conceptions qui ont le malheur d’être celles de nos compatritotes ? Qui ne se rappelle combien il a fallu livrer de combats pour en assurer l’exécution ?

Il y a à peine quelques années de cela, et déjà le chemin de fer du lac Saint-Jean est construit et complété sur un parcours de cent quatre-vingt-dix milles. Maîtresse aujourd’hui de la position, forte de son œuvre accomplie, la Compagnie, comme il arrive toujours après les difficultés vaincues, trouve que cette œuvre ne peut lui suffire et qu’il faut aller plus loin.

Mais pour avoir une idée nette de ses nouveaux projets, remarquables par la grandeur et la hardiesse, il faut se rendre un compte au moins sommaire de la vaste région du Saint-Maurice, et c’est ce que nous allons faire dans un tableau rapide qui complétera notre course à travers les Laurentides.


VII


Le Saint-Maurice, un des plus beaux cours d’eau du Canada, débouche à Trois-Rivières, après avoir parcouru trois cente soixante milles de pays, à partir des lacs où il prend sa source, entre le 48e et le 49e degré de latitude nord, à seize milles seulement des sources de la Gatineau et à cinquante milles de celles de l’Outaouais. La descente du Saint-Maurice, de ses sources au fleuve Saint-Laurent, est marquée par un certain nombre de rapides et par des chutes, entre autres celle de la Tuque, qui se trouve à cent milles de son embouchure. Des affluents assez considérables apportent leurs eaux à cette rivière et arrosent des étendues de terrain très variables, au point de vue agricole. Ceux qui débouchent sur la rive gauche du Saint-Maurice sont la rivière Mékinac, la petite et la grande Pierriche, la grande et la petite Bostonnais, la Croche, la Trenche et enfin la Windigo.

La Trenche est la plus longue de toutes ces rivières ; elle a un parcours de cent deux milles, tandis que celui de la petite Pierriche ne dépasse pas vingt-deux milles.

À Trois-Rivières on trouve une couche profonde de sable mobile, large de deux à trois milles, qui s’avance jusqu’à douze milles au nord, de chaque côté du Saint-Maurice ; mais au delà, l’aspect géographique du pays change soudainement et l’on voit prédominer des plans élevés, couverts de riches forêts. Le long des rivières, autour des lacs, près des marais et jusque dans les bas-fonds se voient des bandes de sol d’alluvion, de la meilleure qualité, et l’on peut dire d’une manière générale que les deux tiers de la vallée du Saint-Maurice sont susceptibles d’une culture profitable. L’espace compris entre le Saint-Laurent et la rivière Mékinac, dans les seigneuries de Champlain et de Batiscan, est depuis longtemps colonisé, cela va sans dire, mais au delà, en remontant toujours le Saint-Maurice, on trouve le canton Boucher, puis le canton Carignan, puis le canton Malhiot, qu’arrosent la petite et la grande Bostonnais. Le chemin de fer des Piles traverse vingt-cinq milles de cette région, entre le fleuve et la chute de Shawenegan. À partir de celle-ci le Saint-Maurice devient navigable, pour des bateaux d’un faible tirant d’eau, jusqu’à la Tuque, soixante-quinze milles plus loin.

Les cantons que nous venons d’énumérer sont tous échelonnés les uns à la suite des autres le long du Saint-Maurice, et se terminent par le canton Langelier, le dernier de la série sur la rive gauche de cette rivière. Les terrains situés dans l’intérieur, c’est-à-dire entre les cantons qui bordent le Saint-Maurice et la rivière Batiscan, offrent cette particularité remarquable que la chaîne des Laurentides s’y est en quelque sorte comme affaissée ; les plus hautes élévations n’y atteignent pas six cents pieds au-dessus du lac Saint-Jean ; la descente vers le fleuve est à peu près insensible et la magnifique vallée de la Batiscan s’épanouit largement, librement sous le regard. Tout l’espace compris entre cette dernière rivière et le Saint-Maurice, de l’est à l’ouest, et du nord au sud, entre la Tuque et les Piles, comprend environ cinq cent cinquante milles carrés, dont quatre-cent mille, dit M. J. C. Langelier, se composent d’un sol capable de faire vivre dans l’aisance une population de trente mille âmes.


Au nord de cette région s’étendent les vallées de la grande Bostonnais et de la Croche, séparées par une chaîne de hauteurs. La grande Bostonnais a un parcours de cinquante milles et la contrée qu’elle arrose une superficie de deux cent trente mille acres, dont cent soixante-quinze mille au moins se composent d’une terre facilement cultivable.

Mais voici la vallée de la rivière Croche, encaissée entre deux chaînes de hauteur, et qui n’a pas plus d’un demi mille à deux milles de largeur, sur environ quatre-vingt-dix milles de long. L’étendue de cette vallée est par conséquent très restreinte, ne dépassant guère une soixantaine de milles en superficie, mais elle est d’une fertilité proverbiale, formée en maints endroits par des pointes d’alluvion qui produisent en abondance le foin et tous les grains que l’on récolte dans la vallée du Saint-Laurent. « C’est à peine si l’on pourrait trouver dans toute la province un sol plus fertile et plus productif que celui de cette vallée, » dit un ancien rapport du commissaire des Terres Publiques ; et pour mettre le sceau à la réputation de cet Éden national, citons le passage suivant du rapport d’un arpenteur en veine de poésiedithyrambique : « La Croche est certainement une belle rivière ; semblable au serpent qui déploie mollement ses anneaux sur la plaine verdoyante, elle décrit ses longs détours, qui reviennent et retournent nécessairement vers sa source, dessinant dans la vallée unie et richement boisée qu’elle fertilise les contours sinueux de son paisible et capricieux cours… »

Il est inutile d’aller plus loin dans la direction du nord, et d’aborder les vallées de la Trenche et de la Windigo. Ce qui nous importe, c’est surtout la région complètement inhabitée aujourd’hui qui s’étend entre la Batiscan, à l’est, et le Saint-Maurice, à l’ouest, depuis la rivière Croche au nord, et au sud, les Piles, qui sont le point d’aboutissement actuel du chemin de fer des Basses-Laurentides ; cette région contient une superficie d’environ huit cent cinquante mille acres, sur lesquels peut s’établir à l’aise une population agricole de cinquante à soixante mille âmes. Notons cependant qu’entre la vallée de la Croche et celle de la Windigo, du sud au nord, et, à l’est, jusqu’à la ligne de partage des eaux qui tombent dans le Saint-Maurice, d’avec celles qui tombent dans le lac Saint-Jean, il y a encore une vaste étendue de pays d’environ deux millions d’acres, depuis longtemps exploitée par les concessionnaires de bois, et qui contient certainement un bon million d’acres de terre arable.

La Tuque est le grand centre de l’industrie forestière du vaste territoire qu’arrose le Saint-Maurice, industrie dont les produits se sont élevés jusqu’à deux millions de dollars, dans les années prospères ; mais, depuis quelques années, elle a subi une diminution considérable, et les intérêts manufacturiers et agricoles s’en sont cruellement sentis. Naguère on ne faisait pas moins de six cent mille billots dans le territoire du Saint-Maurice ; maintenant on en fait à peine cent cinquante mille. Il faut chercher la raison de cette décadence, en partie dans le prix excessif du transport des provisions à la Tuque, par terre ou sur des chalands, en partie encore dans les frais qu’entraîne la descente des billots, depuis ce dernier endroit jusqu’à Trois-Rivières, dépenses qui diminuent énormément les profits de l’industrie forestière, maintenant que tout le pin de qualité supérieure a été abattu.


Si l’on construisait un embranchement de chemin de fer du lac Édouard à la Tuque, non seulement le prix des billots, à leur arrivée à Trois-Rivières, serait considérablement réduit, mais encore cet embranchement nécessiterait à la Tuque même, où se trouve un des plus grands pouvoirs hydrauliques de la province, la construction de scieries et autres établissements propres à développer l’industrie forestière. On pourrait y travailler économiquement, sur place, tous les bois de qualité secondaire, y compris l’épinette, et les transporter à bon marché, soit à Québec, soit à Trois-Rivières, par le chemin de fer des Basses-Laurentides.

Tout le monde sait, en effet, que le meilleur moyen de rendre l’exploitation du bois profitable est de construire des scieries sur les lieux mêmes le bois est abattu. C’est ainsi que l’exploitation des vastes forêts d’épinette de cette région deviendrait une source de revenus pour la province, de travail pour le peuple, et un puissant moyen de colonisation pour les excellentes terres qui se trouvent dans les bassins des affluents du Saint-Maurice.


De la Tuque aux grandes Piles le Saint-Maurice est navigable sur un parcours d’environ soixante-dix milles, pour des bateaux à vapeur d’un faible tirant d’eau. Tout le long de la rivière on aperçoit, çà et la, un bon nombre de petites colonies, qui sont entièrement privées de toute communication extérieure, quoiqu’on leur ait fait la promesse d’un bateau depuis bien des années, quoiqu’il y ait même dans les statuts une disposition à cet égard depuis bientôt trente ans. Eh bien ! Afin de donner une grande impulsion à la colonisation du Saint-Maurice, réduire le prix du transport des provisions pour les chantiers et apporter au commerce de bois un élan et un développement nouveaux, la Compagnie du chemin de fer du lac Saint-Jean est prête à établir un service de bateaux à vapeur sur la rivière Saint-Maurice et à le relier avec l’embranchement qu’elle se propose de construire à la Tuque.

Mais ce n’est pas tout.

Après avoir relié entre elles, par le chemin de fer de la Tuque, les vallées du Saguenay et du Saint-Maurice, la Compagnie du lac Saint-Jean se propose de compléter son œuvre en rattachant à ces deux vallées celle de l’Outaouais et en poursuivant jusqu’à la hauteur du lac Abbitibi, d’où elle enverra deux branches, l’une dans la direction du sud, vers le chemin de fer du Pacifique, l’autre dans la direction du nord, vers la mer de Hudson.

Si l’on construisait un chemin de fer jusqu’au sud de la baie James, et qu’un bateau à vapeur, partant de ce point, fît des voyages réguliers le long de la côte orientale, il y aurait affluence de voyageurs du Canada et des États-Unis vers ces rives pittoresques et grandioses à la fois, qui jouissent, pendant deux ou trois mois de l’année, d’une température agréable, et qui possèdent encore tout l’attrait et le prestige de l’inconnu.

De sa source à la tête du Témiscamingue, l’Outaouais coule de l’est à l’ouest, et ne s’éloigne qu’à de courts intervalles de la « hauteur des terres. » Il offre donc une route naturelle à la colonisation, qui se trouverait comme transportée, du jour au lendemain, dans cette région favorisée, sans avoir à traverser lentement, pas à pas, étape par étape et d’un canton à l’autre, le vaste pays d’intérieur que l’Outaouais enserre dans son coure semi-circulaire.

La création de cette route, dans la pensée des auteurs du projet, aurait les résultats suivants : ouvrir la vallée du Saint-Maurice, la partie septentrionale des comtés d’Ottawa et de Pontiac, le pays de Témiscamingue, les portions colonisables de l’Abbitibi, et plus tard, la région entre les lacs Abbitibi et la mer de Hudson ; diriger directement et rapidement sur le port de Québec l’immense production forestière de l’Outaouais supérieur.

Ce dessein, quelque vaste qu’il soit, rentre dans l’ordre des choses dont l’avenir nous réserve l’accomplissement. Le corollaire nécessaire de l’établissement du Nord-Ouest et du nord des provinces d’Ontario et de Québec, c’est la construction d’une ligne directe entre les centres de l’Ouest et un port de l’Est, situé à peu près sous la même latitude, que se soit sur le fleuve, ou dans le golfe, en deçà du détroit de Belle-Isle, ou enfin sur la côte du Labrador terreneuvien. La Compagnie du chemin de fer du lac Saint-Jean est en mesure d’offrir au commerce un port à Tadoussac, par la continuation de sa ligne actuelle jusqu’à cet endroit. Plus tard, quand on aura construit, comme le veut la force des choses, une ligne reliant le Manitoba à un port de l’Est, par le nord du lac Nepigon et de la province d’Ontario, la voie projetée pourra en former la section orientale.

C’est ce que l’on peut constater aisément en jetant un coup d’œil sur la carte. Une ligne droite, tirée de Winnipeg à Halifax, passe par la ville de Québec et est plus courte de trois cents milles que la route suivie par le chemin de fer du Pacifique, outre qu’elle passe entièrement sur le territoire canadien. Voilà pourquoi la construction d’une ligne directe entre les deux villes s’imposera un jour comme une nécessité nationale et, ce jour-là, si la voie projetée entre la Tuque et l’Abbitibi est construite, elle formera comme nous le disons ci-dessus, la partie orientale de la ligne.

  1. On entend par chemin plaqué, dans le bois, celui qui est indiqué par des entailles ou autres marques, faites aux arbres de distance en distance.
  2. On compte généralement environ trois mille acres de bois par mille de longueur, sur une largeur de cinq milles, de chaque côté de la voie ; le rendement de chaque acre est estimé à 25 cordes, et chaque corde en bois debout à 50 centins, disons en tout $12.00 par acre ; voyez un peu à combien cela se monte, sur un parcours de 150 milles !

    Le chiffre d’un demi-million de dollars, donné ci-dessus, représente approximativement le commerce de bois pour l’année 1885.

    En 1886, la production du bois, sur le parcours de la ligne, n’atteignait encore que huit millions, deux cent mille pieds de madriers et planches, et moins de deux cent mille pieds de bois carré ; c’était là l’ouvrage de deux scieries seulement, établies l’une au lac Saint-Joseph, l’autre à la rivière Noire.

    En 1888, deux ans après, ce commerce avait pris une telle extension que le nombre de wagons, chargés de bois de toute nature et expédiés à Québec, s’élevait à 7890. On comptait 29,610 cordés de bois de chauffage, dix-huit millions, cent mille (18,100,000) pieds de madriers, planches, etc., deux cent-dix mille (210,000) pieds de bois carré, et trente-six mille, six cents tonnes (36,600) de bois divers.

    Dans l’automne de 1889, on calculait d’extraire environ quarante millions de pieds de bois, l’hiver suivant, des chantiers en travail dans le voisinage de la ligne.

    Il s’était établi trois nouvelles scieries, dont une à Roberval et deux au lac Bouchette, une manufacture de fuseaux et bobines et un moulin à pulpe.

  3. La confection d’un billot livrable au commerce revient à environ trente-cinq dollars, généralement. Sur le chemin de fer du lac Saint-Jean, grâce à l’absence de frais divers, elle ne s’élèvera qu’à vingt dollars environ ; c’est un fait déjà acquis ; et les défricheurs, ces braves pionniers si pauvres, si délaissés, si misérables, qui ne vivent guère, pendant la première et même les deux premières années de leur établissement, que de patates et de galette de sarrasin, vont pouvoir vivre ici immédiatement du bois qu’ils auront droit de couper sur leurs lots, sans contrevenir aux règlements du département des Terres, règlements qui sont comme une camisole de force enroulée au corps et aux bras de nos pauvres défricheurs.