Récits de voyages/Rivière et sault Sainte-Marie

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Typographie C. Darveau (p. 92-102).

CHAPITRE VIII

RIVIÈRE ET SAULT SAINTE-MARIE

I


Nous continuons ; nous passons devant une grande île qui porte le nom singulier de « Campement d’Ours » ; nous traversons à la hâte le petit lac George, puis nous entrons dans un défilé étroit formé par la côte nord et par l’île du « Sucre, » qui suit de près l’île Saint-Joseph. Subitement, la rivière Sainte-Marie se dilate, s’ouvre en un ovale parfait, et nous entrons dans le grand lac George, une merveille cachée au fond d’un amphithéâtre de collines montagneuses, de rochers et d’épais massifs d’arbres au feuillage intense, moiré sombre et plein de reflets profonds. Le tout forme un encadrement d’une harmonie exquise dans la distribution, et d’un art merveilleux dans la composition de chaque détail qui peut concourir à la beauté de l’ensemble.

À la sortie du lac George, nous continuons dans la rivière Sainte-Marie, devenue maintenant si étroite qu’aucun détail des deux rives, canadienne et américaine, ne nous échappe.

Une procession d’îles semble venir à notre rencontre : nous avançons rapidement, mais plus rapidement encore elles disparaissent l’une après l’autre derrière nous, n’ayant eu que le temps de nous saluer. La rivière fait des détours infinis ; notre route n’est qu’une spirale irrégulière, mais continuelle ; le rivage n’est qu’une suite de criques tortueuses recélant des anfractuosités et de petites indentations où le gibier aquatique établit ses retraites, et où les Indiens s’abritent pour faire la pêche. À mesure que nous avançons les îlots se multiplient, et chaque méandre nouveau que suit le steamer nous montre de nouvelles petites baies, au-dessus desquelles planent des rochers couverts de sapins et d’arbrisseaux divers.

Des cabanes d’indiens, parfois aussi des campements, des maisons même, entourées d’un enclos cultivé, plus ou moins grand, apparaissent ça et là ; bientôt les maisons, ayant derrière elles des champs de blé et de patates, des parterres de légumes, des jardinets à leurs débuts, et devant elles une longue ceinture d’arbrisseaux, qui borde le rivage, se montreront sans interruption, surtout du côté américain, jusqu’au voisinage du sault Sainte-Marie. Les canots des Indiens glissent, volent autour de nous ; il en sort de chaque échancrure de ces innombrables rivages, qui défilent vertigineusement sous nos regards. Ici et là la rivière se bifurque et l’on court dans un chenal qui n’a pas plus de deux cents pieds de largeur. Ailleurs c’est une cascade de rochers, coiffés d’une végétation anémique, qui tombent presque tout droits dans la rivière ; le cœur se serre, on passe si près d’eux que l’on croit qu’ils vont s’abîmer sur le pont du steamer et l’engloutir avec hommes, femmes et enfants, et jusqu’à l’abominable roastbeef et aux légumes antédiluviens qu’on y sert aux passagers avec une incomparable parcimonie. Mais, malheureusement, nous passons vite et tout le monde échappe ainsi que tous les débris d’animaux pétrifiés qui formeront le menu du lendemain. Nous avons le temps d’apercevoir Richard’s Landing, seul endroit de tout ce pays où il y ait une dizaine de maisons réunies en village ; il s’y trouve aussi un magasin et un bureau de poste ; mais ce qui en fait l’unique importance, c’est le commerce de bois qui fournit des chargements aux petits steamers des lacs.


Nous allons toujours. Le côté américain devient une succession de champs cultivés, tandis que le côté canadien n’offre à la vue que quelques habitations isolées. Au loin se dessine un cercle de montagnes bleues, sans grande élévation, qui expire sur les bords du lac Supérieur. Mais voici que le côté canadien s’anime ; les maisons se rapprochent, les champs se revêtent de grains et de végétaux ; une chapelle apparaît puis une autre du côté américain ; la chapelle canadienne est celle de la « Mission », laquelle porte le nom de "Garden River".

Le site est ravissant ; toute la campagne qui l’entoure a une physionomie enfantine et joyeuse qui réjouit, qu’on est heureux de contempler, ne fût-ce que quelques minutes ; mais le torrent de la vie s’écoule et le steamer est emporté dans sa course insensible à toutes les séductions de la nature. L’air qui jusqu’alors avait été emprisonné dans un étroit chenal, se dilate ; il fraîchit, s’emplit du parfum des bois, des pures exhalaisons de la rivière rendues à la liberté, et la poitrine avide en aspire de longues bouffées qui viennent d’où…, on ne sait, mais on éprouve une sensation étrange et comme maîtresse de tout l’être ; on sent le voisinage de quelque chose de grand ; le bouillonnement du sault Sainte-Marie l’annonce ; la nature intimidée semble changer d’aspect ; des bateaux à vapeur et des barges se croisent et glissent en tous sens, la rivière et ses bords se remplissent d’activité… Qu’y a-t-il ? C’est le plus grand des lacs du globe, c’est le Supérieur qui est là, à peine à deux milles de nous, que nous ne voyons pas encore, mais que nous sentons bien, parce que toute grande chose dans la nature a pour ainsi dire son atmosphère à elle, pénétrée, saturée de sa propre essence, qui prend comme une image de ses formes et qui la révèle aux regards de l’esprit, avant que les yeux en aient pu rien découvrir.

Enfin nous voilà arrivés au sault Sainte-Marie. Il est neuf heures du soir, trop tard pour passer dans le canal, dont les écluses se ferment régulièrement tous les jours à six heures ; nous ne pourrons continuer notre route que le lendemain matin au lever du jour. Le steamer accoste le long du quai ; tous les passagers débarquent, et nous voilà nous promenant, rôdant dans la grande rue de la petite ville du Sault qui ne contient guère plus de 2500 habitants. Cette grande rue, c’est toute la ville ; en dehors d’elle il n’y a que des ruelles obscures qui conduisent aux quais ou en arrière, vers les résidences privées. La "main street" n’a peut-être pas dix arpents de longueur, mais elle renferme un excellent et grand hôtel — quelle est donc la petite ville américaine qui n’a pas un grand hôtel ? — spacieux, bien aéré, bien éclairé, blanc comme une robe de première communion, propre et luisant comme un louis d’or. Avec cela tranquille, très comme il faut. C’est le Chippewa House.

Il y a bien encore deux ou trois hôtels, sans compter sept ou huit saloons, le tout dans la grande rue, bien entendu. Abstraction faite des saloons, il ne reste plus guère que des magasins de provisions, des épiceries et des pharmacies. Mais on aurait bien de la peine à les distinguer les uns des autres ; le pharmacien du Sault est aux trois quarts épicier, l’épicier à moitié pharmacien, et le marchand de provisions participe des deux. Bon nombre d’indiens circulent, enveloppés dans l’inséparable « couverte » ; ils forment le tiers de la population urbaine et les deux tiers de celle de la banlieue. Leur seule occupation est la pêche. Ces Indiens parlent assez souvent le français, ou plutôt le canadien. Il faut dire qu’ils estropient encore moins notre langue que les deux tiers des sous-rédacteurs de nos journaux.

Il n’y avait au sault Sainte-Marie, lorsque nous y passâmes en 1883, ni chemin de fer ni télégraphe. Situé à l’extrémité du Michigan, cet important village n’avait de communications d’aucune sorte, si ce n’est par eau. L’hiver, il était absolument isolé. La station de chemin de fer la plus rapprochée était à soixante milles de distance, à Saint-Ignace, autre petite ville de 2,500 âmes, peuplée de Français, d’Indiens et de métis, et dont l’origine remonte au Père Marquette, qui y fonda une mission en 1670-71.

Saint-Ignace est situé sur le détroit de Mackinaw, par lequel les eaux du lac Michigan se réunissent à celles du lac Huron. En face est l’île de Mackinaw, jadis célèbre sous le nom de Michilimakinac, et que les Américains ont convertie en un parc national, où des milliers de touristes affluent tous les ans.

Michilimakinac, situé au seuil des communications intérieures avec le continent américain, était une position stratégique de premier ordre convoitée également et possédée tour à tour, suivant les hasards de la guerre, par les Anglais et les Français, C’est là qu’eut lieu en 1763 la fameuse conspiration du grand chef indien Pontiac, qui réussit à s’emparer du fort et massacra la garnison anglaise tout entière, épisode d’un temps où les Indiens étaient encore à redouter, et dont Parkman a fait le sujet d’un de ses pittoresques et chatoyants récits.

En 1764, on construisit le fort qui existe actuellement. Celui-ci fut cédé aux États-Unis en 1793, et les Anglais transportèrent leurs quartiers généraux quarante milles plus au nord, sur l’île Saint-Joseph, où ils élevèrent un fort, dont quelques ruines encore sont visibles.

En 1812, quand la guerre éclata entre les États-Unis et la Grande-Bretagne, le capitaine Roberts, commandant du fort Saint-Joseph, et le brave Toussaint Pothier, qui fut plus tard membre de la Législature à Montréal, se mettant à la tête de quatre cent-cinquante Canadiens et Indiens, descendirent en canot la rivière Sainte-Marie, abordèrent à Mackinaw et s’emparèrent du fort. Ils gardèrent possession de l’île et construisirent le fort Saint-George sur sa partie la plus élevée. En 1815, à la cessation des hostilités, l’île fut de nouveau remise aux Américains, et ceux-ci donnèrent au fort George le nom de fort Holmes, en l’honneur d’un de leurs officiers, tué pendant la guerre.

II


La ville de Sainte-Marie, quoique d’un aspect un peu sauvage, est néanmoins pittoresque ; elle est tout entière sur le territoire américain, de même que le canal qui porte son nom. Celui-ci, ouvert pour la première fois à la navigation le 18 juin 1855, était entièrement reconstruit et complété en 1882, au prix de deux millions, 405 mille dollars. Ce canal, qui a près d’un mille de longueur, quatre-vingts pieds de largeur, seize pieds d’eau sur les seuils, peut admettre des navires jaugeant plus de deux mille tonneaux. Ses écluses, au nombre de deux, ont cinq cent-cinquante pieds de long et rendent insensible la descente de dix-huit pieds seulement qu’accomplit le Sault, sur un parcours d’un demi-mille, avant d’atteindre la rivière Sainte-Marie, qui relie le lac Supérieur au lac Huron.

Jusqu’au 9 juin 1881, le canal a été en la possession et sous le contrôle de l’État du Michigan, qui prélevait les droits de passage pour défrayer les dépenses. Depuis lors, la propriété en a été transférée au gouvernement des États-Unis.
Celui-ci se propose de construire prochainement une seule et unique écluse ayant huit cents pieds de long, cent de large et vingt-et-un de profondeur. De son côté, le gouvernement d’Ottawa fait faire les travaux préliminaires pour la construction d’un canal sur le territoire canadien.

Le canal Sainte-Marie est toujours ouvert à la navigation depuis la fin d’avril jusqu’au commencement de décembre.

Pour les lecteurs friands de statistiques, disons enfin que le tonnage total qui a passé par le canal en 1887 s’est élevé à l’énorme chiffre de 4,897,598 tonneaux, le nombre des passagers à 9,355 et celui des voyages, aller et retour, par voilier ou bateau à vapeur, à plus de huit mille.


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