Rédalga/03

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Texte établi par Ferenczi et fils, éditeurs, L’Imprimerie Moderne (p. 20-26).

III

Le joyeux diner s’achevait aux premières explosions du jazz. Les couples allaient se mettre à danser. La parole coupée, Alvaro prit le parti de se taire. Il discutait comme du bout des lèvres avec le jeune poète brésilien. Les autres prenaient parti.

— Nous sommes l’avenir, nous !… s’écriait Rodrigo, regard de feu, dents éclatantes. Vous autres, vous êtes le passé. Nous ne méconnaissons pas vos droits d’aînesse. Nous vous respectons. Nous vous aimons.

— Oui, comme une grand’mère un peu gaga… L’Europe est pour vous une pourriture, rien de plus. Mais, au fond, comme vous êtes jaloux de nous, la vieille race blasonnée, jaloux de nos cathédrales, de notre histoire… Ce jazz est odieux, décidément !

Rodrigo ayant remarqué : « Comme ce serait mieux de t’entendre dans tes compositions !… » l’autre fit son petit sourire nostalgique.

Pâle, rasé, les yeux en grains de café sous un vaste front aux grands sourcils rapprochés et calmes, le nez gros, la bouche sans lèvres, le menton petit, avec ses cheveux lisses comme un plumage d’ébène, Alvaro, mince et sinueux, assez hautain, ressemblait à un cygne noir.

Harlingues se le disait en le considérant, Depuis que les hasards de l’art les avaient liés, il goûtait la culture universelle, la courtoisie de qualité, toutes les élégances de son camarade intermittent, et aussi ce qu’il répandait de fluides exotiques, malgré ses faux airs de snob parisien.

C’est le charme de certains étrangers de nous enchanter par des manières policées que nous n’avons plus entre Français parce qu’en famille on n’a pas besoin de se gêner.

Les Portugais, parmi toutes les nationalités qui ont choisi notre Paris, y apportent l’âme d’une race distinguée et mélancolique, peu connue chez nous qui n’avons pas étudié sur place les racines d’un pays accolé à l’Espagne et lui ressemblant si peu.

Quand Alvaro se met au piano pour y jouer en maître les choses les plus déchirantes avec l’air le plus indifférent, comment devinerions-nous que cette musique vient naturellement sous ses doigts, du fond des tavernes de Lisbonne et d’ailleurs où ceux du bas peuple, la guitare aux mains, improvisent, en même temps que l’air, les paroles désespérées qu’ils chantent pour se reposer du labeur quotidien, et s’intoxiquent de leur fado national, véritable morphine ? Comment nous douter que sa démarche et l’adresse de son moindre geste ont pour base ces danses ibériques que presque tous les Portugais du grand monde savent danser comme leur populaire ? Et pourquoi, lorsque son regard rêve, saurions-nous de quel romantisme à la Musset vit parfois chez lui ce peuple que nous n’allons jamais voir ?

Entre deux catastrophes de l’orchestre :

— Allons au bar, maintenant. Nous avons assez vu le charleston. En bas, il n’y a pas de jazz, et le public est tout de même plus drôle.

Consentants, ils se levèrent tous pour suivre Alvaro. Dans le café d’en bas la géographie entière est représentée par des consommateurs de tous pays. On y parle les langues les plus inconnues, très peu le français. La bohème étrangère est là chez elle, et ce sont les Parisiens qui y jouent le rôle d’intrus.

Harlingues, ne sortant jamais, croyait, en ce lieu bondé, si vite banal, faire un voyage autour du monde. Il avait bu beaucoup de champagne à table et la vie lui paraissait magnifique, surtout après sa journée en plein pessimisme. Dès le premier verre de la chose inconnue qu’on lui servait, ses yeux plus que pâles devinrent extrêmement tendres, et le bar tangua.

Lévesque, un peu moins gris que lui, s’intéressa beaucoup à la petite bonne femme qui circulait entre les tables, fille de dix-huit ans coiffée comme la Sarah Bernhardt de Bastien Le Page, très jolie, et dont les yeux cocaïnés, la pâleur transparente, la peau tendue sur les pommettes achevaient l’allure : une dame aux Camélias de 1927, personnification assez pathétique du romanesque moderne, qui ne va pas sans drogues, gouape et sens pratique.

— Regardez-la ! C’est la même Coco ! Elle va en mourir, ce n’est pas difficile à voir ! J’aimerais la peindre, avec son air de jeune martyre du vice et l’expression canaille de sa belle bouche qui doit dire tant d’horreurs à la minute !

— Démande-lui de poser !… fit Alvaro. Veux-tu que je te l’amène ?

— Non ! non !… Elle est plus mystérieuse d’un peu loin. Oh ! vous voyez comment elle s’est placée ? Debout sur cette marche, immobile et silencieuse, avec ses bras ! comme ça… On dirait qu’elle est crucifiée. Quel beau Rops !

— Moi, dit Rodrigo, j’aimerais mieux l’étudiante française (penchez-vous un peu, vous la verrez), qui emboîte ces deux Américains ; j’entends à peu près tout ce qu’elle dit, avec des phrases pédantes et pas mal d’éloquence.

Ayrès, seul de son bord, étudiait attentivement une tablée de Japonais. Jude Harlingues regardait tout et rien, heureux de se sentir heureux :

Les petits yeux intelligents d’Alvaro, depuis un moment, surveillaient la table mitoyenne. Il finit par attirer l’attention des autres.

Péremptoire et musical :

— Il y a quelque chose, à notre droite, de bien plus curieux que tout le reste : c’est cette femme pas jeune, toute seule à une table, et qui siffle des petits verres en monologuant. Vous voyez ce que je veux dire ? On croirait une pauvresse de Londres. Taisez-vous un peu que j’essaie d’entendre dans quelle langue elle parle, et ce qu’elle dit.

Ils tendirent l’oreille en affectant d’allumer leurs cigarettes.

Alvaro triompha tout bas :

— C’est bien ça !… De l’anglais. Vous entendez ?

Au bout d’un moment, les prunelles de Rodrigo jetèrent un éclair.

— Ce sont des vers !… murmura-t-il. Je saisis bien qu’elle les scande, mais je ne peux pas attraper les mots,

La rumeur du café, pâte épaisse comme l’air qui s’y respirait, étouffait les syllabes à mesure sur la bouche pâle de cette Anglaise évidemment ivre-morte.

— Alvaro ?… Va nous la chercher !… supplia le petit Brésilien. Il faut absolument savoir ce que c’est.

Et, tranquille comme toujours, Alvaro se leva, mince gentilhomme aux belles manières. Il s’inclina devant la buveuse et lui demanda dans sa langue si elle ne désirait pas des cigarettes, car il remarquait qu’elle n’avait plus devant elle qu’une boîte vide. Une seconde plus tard elle quittait sa place pour venir s’asseoir au milieu des cinq garçons. Elle le fit avec un front bas et des yeux peureux sous son vieux chapeau d’homme. Jupe courte devant, longue derrière, veste élimée, cache-col crasseux, ; mèches tortillées et rouges traînant dessus, elle était grande, raide, large d’épaules. L’ombre du feutre très descendu sur les yeux ne laissait en lumière que le bout de son nez et sa mâchoire, les deux bien britanniques, c’est-à-dire d’une brutalité fort distinguée.

Toutes les boîtes de cigarettes se tendirent à la fois vers elle. Elle choisit, hésitante, puis se mit à fumer en silence. Alors chacun à son tour posa sa question.

— Qu’est-ce que vous voulez prendre ? demanda en anglais Alvaro.

Elle exprima du geste : « N’importe quoi. »

Rodrigo dit, également en anglais :

— Ce sont des vers que vous récitiez, tout à l’heure ?

Le regard par terre, elle répondit :

Yes.

Harlingues, qui ne savait d’anglais que ce qu’on en apprend au collège, cria comme à une sourde :

— Parlez français, vous ?

No.

Lévesque en savait encore moins qu’Harlingues :

— Pas un seul mot ? Non ? Pas comprendre ?

Une tû pétit piou.

Et Ayrès, pour finir :

What verses where you reciting ? (Quels vers récitiez-vous ?)

Elle parut gênée par cette interrogation directes Son menton tomba plus bas encore, et, comme honteuse, elle murmura :

Mine ! (les miens !)

— Ça, s’écria Rodrigo sans se gêner, puisqu’elle ne comprenait pas, ça devient tout à fait intéressant, par exemple !

— Il reprit l’anglais :

Are you a poet ? (Vous êtes poète ?).

Elle renvoya sa fumée par le nez, et son menton répondit oui.

Do recite us some of your verses, please ! We all are artists. I am myself a poet.

(Récitez-nous de vos vers, voulez-vous ? Nous sommes tous des artistes. Moi je suis poète aussi.)

Mais, sans regardez personne, elle secoua la tête :

Not here ! (Pas ici !)

You were just reciting some of them ! (Vous en disiez bien tout à l’heure !)

It is because I was all alone. (C’est parce que j’étais toute seule.)

Why are you alone ? (Pourquoi êtes-vous seule ?)

Nobody in my life. (Il n’y a personne dans ma vie.)

— Ah ?…

Elle avala d’un seul trait le verre d’effroyable alcool que le garçon vint lui servir après les signes d’Alvaro.

Enncôre !… dit-elle.

Et tous se mirent à rire de bon cœur.

À partir de cet instant, Jude, Alvaro, Rodrigo se firent un jeu de lui verser des choses dans ce verre, tout en essayant de la faire parler. Ce pantin tombé dans leur soirée leur avait fait à tous oublier le reste.

— Qu’est-ce que ça peut être que ce numéro-là ?… répétait sans cesse Lévesque.

— Elle est gentille, ta poétesse ! gouaillait Alvaro.

Le Brésilien rétorquait :

— On ne sait jamais. Je vais lui donner ma carte et prendre son adresse. Je tiens à connaître ses vers. Ils sont peut-être très beaux.

Ayrès, lui, faisait une moue de dégoût. Quant à Jude Harlingues, pris d’un sommeil de petit enfant, pour finir il assistait au reste de la séance sans y prendre part. Et son intelligence plongeait dans un rêve de plus en plus vague.