Rédalga/04

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Texte établi par Ferenczi et fils, éditeurs, L’Imprimerie Moderne (p. 27-37).

IV

 uit jours, après cela, passèrent sans nouvelles d’Alvaro : Mais le sculpteur ne se fût guère étonné de le savoir retourné subitement dans son pays ou parti pour quelque Amérique.

Depuis les années qu’il projetait ce tendre travail, n’avait-il pas mieux fait de longuement penser l’œuvre avant d’oser y mettre la main ?

Une pâle photographie d’amateur était son unique document. Cependant il lui semblait que sa vieille morte posait pour lui dans l’invisible.

Pourquoi ne sait-on pas prévoir la mort possible de ceux qu’on aime ? Tant qu’elle avait vécu, la présence de sa mère, naturelle comme l’air qu’on respire, le laissait sans inspiration artistique.

Il regrettait, et jusqu’aux larmes, cette négligence. La petite dame âgée, toujours de noir vêtue, si proprette sous ses frisettes blanches, il ne s’habituait pas encore, malgré ce qu’il avait traversé depuis, à sa disparition totale.

Elle lui avait donné sa ressemblance. Ses yeux trop clairs, qu’en restait-il, sous la terre ? Ce n’était pas sans frisson qu’il essayait de les ressusciter dans la glaise opiniâtre. En tournant autour du buste, il ne se répétait qu’un seul mot : Maman. Et cela voulait dire, comme pour beaucoup d’hommes, tous les charmes de sa vie.

À cause d’elle, il avait fait le-petit gosse à la maison bien après l’âge où les garçons s’en vont mener à part leur existence d’homme. Son père, médiocre médecin de quartier, toujours dur et maussade pour cette femme de choix, ne pouvait l’admettre supérieure à lui.

Des orages s’étaient levés lors de la vocation de l’enfant qui, dès le bas âge, se savait voué à la médecine, ferme décision paternelle. Défendu par sa mère, malmené par son père, voilà son adolescence. Plus tard, triomphe : mais le hargneux médecin garda rancune à sa femme. Comment, alors, abandonner la fragile défenderesse seule aux mains de son tourmenteur quotidien ?

En mars 1914, elle mourait du cœur, comme tuée, à la fin, par les injustices continuelles de son mari. En juillet celui-ci la suivait après quatre mois paradoxalement inconsolables. C’était lui, le bourreau mesquin, qui ne pouvait lui survivre, et Jude, l’enfant tendre, qui restait bien portant et solide dans ses vêtements de deuil.

Quel beau départ pour la guerre, après cela ! Sûr de ne pas en revenir, cette fin lui plaisait.

Et pas même une blessure…

Son pouce passait et repassait sur la terre mouillée, à la recherche du modelé des joues.

Il est beau que le pouce, dont la caresse appelle la lumière, soit forcé de se promener du haut en bas de toute œuvre sculpturale et que, partout, l’estampille de ses empreintes signe la statue d’une signature impérieuse et cachée.

« C’est à mon tour, pensait Harlingues, de tirer du néant ma mère, elle qui m’a modelé dans son corps. »

Il recula largement pour juger son travail, et resta saisi de ce qu’il avait fait.

— C’est elle !… murmura-t-il en devenant un peu pâle.

Il regardait, le cœur battant, regard de fils et regard d’artiste, chaude expression d’amour et clignement d’yeux plein de critique.

Il n’eut pas le temps de s’attarder à cette minute intense. La porte poussée, entra, maigre, busqué, blanc de plâtre, la « barbe en pointe et qui, blanche aussi, faisait plus noirs ses yeux toulousains, Samadel, le maître mouleur, longue blouse de travail et casquette sur les sourcils.

— Bonjour ! fit-il de tout son accent solaires. Comment vas-tu ? Oh ! C’est bien, ce que tu as fait là !

Harlingues se retourna, la figure encore pétrie de son émotion.

— C’est maman !… dit-il, haletant, sur un ton d’écolier.

Puis :

— Tu arrives joliment à propos, vieux ! Nous allons mouler ça tel quel. J’ai trop peur de l’abimer. Je pourrai toujours le retravailler sur les plâtres, car tu vas me faire un bon creux.

— Bien, répondit Samadel.

Et ses yeux professionnels calculaient déjà les coutures nécessaires.

Ce collaborateur des plus grands sculpteurs met autant de foi, de goût et de probité dans son artisanat qu’ils en mettent dans leur art. Il est d’une race à peu près perdue : celles des mouleurs amoureux des œuvres qu’on leur confie, et qui, les jours de vernissage, aussi anxieux du succès que les auteurs, sont les premiers au pied des statues.

Tous les ateliers de Paris savent qu’il a réalisé ce prodige de réussir le moulage complet d’un cheval vivant, sans souffrance pour l’animal ni blessure pour l’exécutant.

— Quand peux-tu me mouler ça !

Une nouvelle arrivée les interrompit. C’était Kriegel, le petit praticien suisse, fragile et sympathique, avec son air effacé, ses yeux inquiets. Celui-là, par amour de la France, où sa vie s’est fixée, a fait la guerre dans notre infanterie, au lieu de se mettre à l’abri derrière les Alpes.

— Comment va, Krikri ?

— Pien, pien !… Et toi, Chude ?… Et fous, monsieur Samatel ? Che fiens foir quand c’est qu’on tégrossit les allégories.

Alors tous les trois, absorbés, discutèrent de leurs communes affaires. Puis enfin leur conversation dévia, mais sans pouvoir sortir du domaine de la sculpture, car Samadel avait lui-même exposé jadis, et Kriegel, en bon praticien, se doublait d’un créateur.

Cigarettes aux lèvres, debout au milieu du désordre fécond de l’atelier, ils se sentaient à l’aise, à leur place sur la terre, et comme plongés dans leur bouillon de culture.

Harlingues, malgré lui, tout en parlant, continuait à masser le visage d’argile.

Il rectifiait une ride de la tempe ou bien arrondissait une boucle sur le front.

Le bleu de l’été commençant remplissait les vitrages. Imprégné des humidités de la terre glaise et de la sueur des plâtres, l’atelier était frais comme une cave.

— Oui… Mais devant la plus travaillée de nos œuvres modernes, Praxitèle dirait : « Ce n’est pas mal parti. Voyons ce que ça va devenir ! » Et pourtant quelle simplicité dans la technique grecque ! Je me dis toujours…

Harlingues n’acheva pas sa phrase, Ce frappement autoritaire, ce ne pouvait être qu’Alvaro.

— Je te croyais parti ! s’écria Jude.

Il présenta :

M. Samadel, l’as des-mouleurs ; M. Kriegel un de nos meilleurs praticiens ; le comte Alvaro de Vasconcellos da Silva, un ami des arts.

Aux yeux en grains de café, rien n’échappe.

— Mais c’est le buste de ta mère !…, Quel chef-d’œuvre, Jude ! Tu vas le laisser comme ça, j’espère !

Pendant qu’il s’approchait pour mieux voir et même toucher, les deux autres s’éclipsèrent.

— Comme tu lui ressembles !…

Ils se regardèrent, taisant des attendrissements. Après un long silence où le Portugais contempla l’œuvre sur toutes ses faces, brusquement il changea l’atmosphère.

— Écoute, cher ! J’ai décidé que tu allais travailler pour moi. Tu connais ma petite bicoque de Bellevue. Je n’y vais pas cet été parce que, depuis que je ne t’ai vu, je m’arrange un pied-à-terre ici, sur la rive gauche. Tu comprends, je cours les antiquaires, l’Hôtel… enfin, c’est la passion déchaînée. Tu me connais. Alors je veux profiter de ce que je n’habite pas Bellevue cette année pour y faire faire des changements. Il y a longtemps que je rêve d’une fontaine devant la maison, avec le décor du parc derrière. C’est toi seul qui peut m’exécuter ça. Tu vas me dire quel jour tu viendras voir l’emplacement. Mais, tu sais, ce ne sera pas comme pour mon buste… (Harlingues fit un mouvement.) Non ! Non. Ne payer que le marbre et les frais, je trouve ça dégoûtant. Ça ne peut pas continuer. Je veux…

— Voyons, Alvaro ! Tu oublies que j’ai vécu près de trois ans des deux bustes que-tu m’as procurés pour tes compatriotes. Jamais je n’avais touché des prix pareils.

— Ce n’était même pas assez payé !… Mon petit Jude, tu vas m’obéir. Je veux ma fontaine aux conditions que tu mérites. Sinon, j’y renonce, et ce sera vraiment un chagrin.

Je vois dans tes yeux que la maquette se dessine déjà. Ce n’est pas vrai ?

Jude se mit à rire, embarrassé.

— Bon ! Alors plus un mot pour l’instant. Nous en reparlerons.

— Alvaro, je n’accepterai jamais, tu entends ?… Tu me désobligerais.

Alvaro tendit son étui à cigarettes.

— Chut !… Ah ! je voulais te dire : Rodrigo va venir me rejoindre tout à l’heure. Il a une envie terrible de voir ton atelier.

Il enchaîna pour empêcher Jude de parler :

— Tu sais, il est devenu complètement fou, avec son Anglaise ! Il est allé la voir dans son hôtel borgne, elle lui a récité des vers… Elle doit lui en donner de manuscrits car, d’abord, elle les récite dans ses dents étant toujours à moitié saoule, et puis, la poésie anglaise, même quand on est très calé, c’est horriblement difficile à comprendre. Ces animaux-là, par orgueil national, n’emploient que des mots saxons… Enfin, voilà ! Je crois que Rodrigo va devenir amoureux.

— Non !

— Mais si, cher !

— Ce serait à se tordre !… s’exclama Jude en tapant sur ses cuisses. Un beau garçon comme ça ?… Ce n’est pas possible !

— Tiens, le voilà. J’entends sa voiture qui s’arrête. Nous allons bien le faire marcher !

Mais Rodrigo n’était pas seul.

— Mrs Backeray, dit-il en entrant, a voulu m’accompagner.

Il s’effaça cérémonieusement. Elle ne salua pas, ne dit pas un mot. En sa piteuse tenue, elle se tint à l’entrée de l’atelier, les yeux au sol et comme prête à se sauver, et ne vit même pas les courbettes assez ironiques qui l’accueillaient.

— C’est moi qui fais les honneurs !… déclara le Portugais, sans plus tenir compte de cette présence muette, Viens d’abord voir la Grande Initiée. Depuis le temps que je t’en parle !

Pendant qu’ils commentaient dans le fond, l’Anglaise fit un pas. Touché à l’épaule, Harlingues crut qu’elle demandait une cigarette. Il cherchait déjà son paquet. Mais, avec des signes vers le buste, elle lui fit comprendre qu’elle admirait,

Your mother ?… devina-t-elle d’une voix basse.

— Oui, c’est ma mère.

Elle hocha longuement la tête en examinant tour à tour la sculpture et le visage de Jude. Il fut surpris de son expression. Il tira de sa mémoire quelques mots d’anglais.

— Morte… She is dead.

Aoh !… fit-elle.

Et la tristesse de ses yeux impressionna l’artiste.

Il chercha péniblement. Il voulait dire : « Elle est morte juste avant la guerre. »

Dead juste before… just before… commença-t-il.

Et puis il y renonça.

Les autres revenaient du fond. L’Anglaise, aussitôt, fit un nouveau pas. Plantée devant les allégories, avec sa manière de parler pour elle-même, elle se mit à en dire très long.

— Je vais te traduire… dit Alvaro. C’est d’ailleurs assez bien, ce qu’elle raconte. Elle trouve que ton art est celui d’un moderne qui connaît avec une profondeur égale les secrets de l’antique et ceux de notre époque.

— Mais elle est cultivée, cette femme-là !… s’étonna Jude.

— Quand je vous le dis !… murmura Rodrigo.

Alväro s’animait. Ils allèrent tous ensemble vers l’énigmatique figure remisée dans la poussière et l’ombre et dont le plâtre se patinait déjà.

Après un long silence, Mrs Backeray se prononça :

— Elle dit que ta prêtresse connaît le mystère de toutes les religions, aussi bien la nôtre que la sienne, car elles sont toutes les mêmes par le mysticisme d’une part et la mystification de l’autre… (Elle va fort, la poétesse !…). Attends… elle parle encore… Bon ! Tiens-toi bien. Elle dit qu’elle n’a jamais vu, même dans les plus-beaux musées ; une œuvre comme celle-là. Ça, nous sommes de son avis, n’est-ce pas, Rodrigo ?

— Madame, fit Jude en avançant la vieille chaise, veuillez donc vous asseoir.

Et ce geste ingénu fit rire aux larmes les deux étrangers.

Ils jugèrent qu’il fallait plutôt lui donner des cigarettes.

Jude tendit son paquet, qu’elle prit sans remercier. Un instant plus tard il s’aperçut fort bien qu’hypocritement elle enfouissait ce paquet dans son sac à main.

Il eut pitié de cette pauvreté : Sans faire remarquer ce qu’il avait surpris :

— Je voudrais bien voir sa figure. Son chapeau cache tout et elle baisse toujours le nez.

Take off your hat, please !… l’interpella Rodrigo.

Mais elle refusa, têtue, le cou dans les épaules.

— Elle doit être chauve ! raillait. Alvaro.

Il s’avança d’une enjambée dansante, et souleva le feutre, Un gros chignon d’étoupe poussiéreuse et rouge, un grand front. Vite remis en place par deux mains furieuses, le chapeau enfouit de nouveau le tout.

— Elle ne serait peut-être pas laide… (c’était Rodrigo qui parlait). Son profil a l’air assez bien. Mais on en juge mal, car, même dans son hôtel, elle a toujours gardé ça sur sa caboche.

— Elle n’est pas mal bâtie… concéda Jude dont l’œil voyait les squelettes des gens. Il y a de l’élégance dans sa raideur.

Alvaro :

— Peuh ! Une Anglaise de quarante-cinq ans qui lève le coude, comme tant d’autres… Une dévoyée. Moi, elle ne m’intéresse décidément pas.

Et tous trois la regardaient et parlaient d’elle comme d’un animal.

Alvaro reprit :

— Dis-lui qu’elle nous récite des vers, au moins. Tiens ! Installons-nous sur la table à modèle.

They want a poem !

Elle ne leva pas les yeux à ces mots de Rodrigo. Durement, elle répondit :

No !

Mais, longtemps après, comme ils s’étaient décidés à parler d’autre chose, elle remua sur sa chaise, se frotta le nez, tira sur l’une de ses mèches rousses, et, se renversant un peu, les paupières toujours baissées, elle se mit à scander, de cette voix en dedans qu’elle avait, et sur le ton étrange de la divagation.

Attentifs, ils se turent, tendus pour l’écouter. Mais, dans ce murmure sourd, ils ne discernèrent que peu de mots.

Tout à coup, elle s’arrêta :

— C’est peut-être épatant, dit Alvaro. Mais quand donc va-t-elle te donner les manuscrits ?

Il posa la question en anglais. Elle répondit :

— Un jour.

Puis, sans plus s’occuper d’eux, elle allongea la main pour une cigarette, que Rodrigo lui donna.

— Ce serait intéressant de la tirer au clair… Vous ne trouvez pas ?… demanda-t-il.

— Cher, il faudrait d’abord la baigner, la démêler et l’habiller. Et d’abord, poursuivit le dédaigneux Alvaro, pourquoi ne se coupe-t-elle pas les cheveux ? Ce serait déjà plus propre.

Là-dessus Harlingues, en petit nègre, se mit à hurler :

— Couper cheveux, vous !… Couper cheveux !…

Ce fut la première fois qu’ils virent une espèce de sourire sur ce visage morne.

— Non, couper cheveux… déclara-t-elle spécialement pour Harlingues.

Et, flegmatique, elle ajouta :

— Trop grande travail.

Alvaro haussa les épaules. Harlingues s’époumona :

— Pas assez coquette ! Not enough soignée ! Vous réciter poèmes, comprendre sculpture, et…

Plus vite et moins haut il acheva, farceur :

— Et t’es fichue comme l’as de pique, ma pauvre vieille !

Alvaro regardait ailleurs, agacé.

— Jude, demanda-t-il, voudrais-tu faire voir à Rodrigo la maquette de la Vierge du Nord. Je me souviens que c’était une si belle chose…

— Il faudrait la retrouver, dans tout ce déménagement…

— Cherchons ! Ce sera si amusant !

À mesure que le sculpteur déplaçait des plâtres sur les planches, les autres poussaient des exclamations. Ils discutèrent pendant près d’un quart d’heure sur un projet de tombeau commandé par quelqu’un qui n’en avait plus voulu.

L’Anglaise oubliée fumait, restée sur sa chaise.

Quand elle en eut assez :

I want something te drink ! … jeta-t-elle soudainement de loin, au beau milieu d’une démonstration d’Alvaro.

— Elle nous embête !… protesta celui-ci. Elle veut quelque chose à boire ! Fourre-la dans ton auto, cher, donne-lui vingt francs et dis à ton chauffeur de la conduire dans un bistro quelconque !

Mais Rodrigo fit remarquer qu’il était déjà tard.

— Je vais la poser à son hôtel, et je reviens te prendre. Ça va-t-il ?

— C’est ça. Moi je vais parler avec Jude d’un projet que nous avons pour Bellevue.

Ayant compris que le Brésilien allait la reconduire, Mrs Backeray se leva, docile, et sortit la première de l’atelier, exactement comme elle y était entrée, c’est-à-dire sans regarder ni saluer personne.