Rédalga/05

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Texte établi par Ferenczi et fils, éditeurs, L’Imprimerie Moderne (p. 38-45).


J
V

 ude n’avait pu s’empêcher, naturellement, de faire la maquette de cette fontaine. Une autre idée aujourd’hui, lui étant venue, il se mit en demeure de l’exécuter.

C’était une de ces périodes où personne ne venait le voir. Il ne les détestait pas. La solitude et le tohu-bohu l’inspiraient. Gêné dans ses gestes par l’encombrement de son taudis, sans témoins pour assister à ses véhémences, il était bien. Pêcher en eau trouble est quelquefois ce qu’il y a de plus favorable quand on travaille.

Penché sur sa cuve, à pleines mains il prenait l’argile grise, déjà verdie d’avoir tant servi, couleur et mollesse de vase. C’est celle avec laquelle on travaille le mieux. Il semble qu’elle se soit accoutumée à prendre forme et qu’elle se modèle tout seule sous les doigts.

Dans cette cuve, il y avait la substance même de la Grande Initiée, de la Vierge du Nord, des deux allégories. Arrachées par morceaux et précipitées là-dedans, elles étaient, après le moulage, retournées au néant fécond d’où sortiraient, pétries avec la même matière, des œuvres nouvelles.

Après tout, la vie et la mort ne sont peut-être pas autre chose…

Cette seconde idée de fontaine, voici qu’Harlingues, sans savoir pourquoi, la commençait grande, et sur une armature.

Il n’essaya pas de désobéir à son impulsion. Le collaborateur inconnu qui visite tous les artistes, quand ils sont dans leurs bons jours, est un maître auquel il faut se garder de résister…

Précis et rapide, il accompagnait son labeur, depuis le matin, d’un long bougonnement intérieur.

« Non, je ne souffrirai pas qu’Alvaro me paye… Sa fontaine, il l’aura. Je connais son parc et l’emplacement qu’il veut, Ce sera même une de mes bonnes choses. Mais nous verrons bien qui de nous deux aura le dernier mot ! »

Sa tête frisée, mue par l’énergie de son effort, donnait des coups, fonçait dans le vide, de toutes ses petites boucles noires, et la sueur coulait sur ses tempes. Il avait l’air de lutter avec une bête rétive.

Fort de sa science profonde du corps humain et de sa technique consommée, il n’avait pas besoin de modèle. Presque jamais il ne s’en servait. Le modèle gêne le vrai créateur, il influence son inspiration.

On a dit des Grecs qu’ils copiaient, pour sculpter leurs Aphrodites, les seins d’une femme, les jambes de l’autre, l’encolure de la troisième, et ainsi de suite. Harlingues pensait, lui, que les Grecs avaient toujours modelé par cœur, ou plutôt d’après un idéal qu’ils regardaient en dedans :

Il savait de ses confrères qui poussaient la servitude du modèle jusqu’à prendre des moulages sur la nature, tout simplement. Il en est même qui vont jusqu’à mouler des draperies, mouillées, les faisant passer ensuite pour le travail de leurs ébauchoirs.

— Je ne veux pas, disait Harlingues, que cette robe de vierge ou de prêtresse ait l’air d’une vraie étoffe. Je veux qu’elle ait l’air d’être du marbre, ou du bois, ou du bronze selon la matière choisie. S’il en était autrement, pourquoi sculpter quand il y a partout les formes de la vie ? Ce n’est pas la copie qui nous importe, c’est l’interprétation.

Les premiers coups de poing donnés, le chaos argileux commença de s’organiser. Visionnaire, Harlingues contemplait d’avance le groupe dans sa forme accomplie ; et c’était cela qu’il copiait.

« Pourvu que personne ne vienne me déranger ! » songeait-il.

Il y a des jours, dans la vie des créateurs, où une visite peut devenir criminelle. Le pauvre fâcheux est loin de s’en douter. Il sourit, croyant que sa présence oisive est un hommage, une gentillesse. Il dit en général, sur le seuil de la porte : « J’espère que je ne vous dérange pas ? » Et, lourd de l’atmosphère dévastatrice qu’il apporte, il s’installe au beau milieu du mystère de l’incarnation. Il ignore que chacune de ses paroles interrompt une harmonie muette, que sa respiration même est un attentat.

Il y avait des heures qu’Harlingues travaillait. Le crépuscule allait bientôt descendre. Personne n’était venu troubler sa fougue créatrice. Quoi qu’il arrivât, maintenant, son groupe était sauvé.

Il pouvait enfin allumer la cigarette dont il avait eu envie pendant ce temps.

Il alla laver ses mains dans le seau d’eau, sans quitter des yeux son groupe, hypnotisé comme on l’est toujours par la chose qu’on vient tout juste d’enfanter.

Il s’assit sur la vieille chaise, mit la cigarette entre ses lèvres, frotta l’allumette sur la boîte et, d’un bond, se jeta sur sa composition. [l venait de voir une masse qui ne pouvait pas rester telle qu’elle était. En quelques coups de pouce il la modifia, revint s’asseoir, cligna des yeux… et retourna modeler.

La cigarette mâchonnée se défaisait dans sa bouche, non allumée encore. Nerveusement, il la jeta.

Recherche de l’équilibre, fonds commun de tous les arts, courageux recommencement du travail jusqu’à l’instant lumineux où tout, la conscience, le sentiment, l’expérience et l’on ne sait quoi encore de plus secret, peuvent s’écrier ensemble : « C’est fini ! Cette fois nous y sommes ! »

Une lueur rouge pénétra dans l’atelier. Huit heures et demie. La cigarette n’était toujours pas fumée, Harlingues se retourna. Mrs Backeray venait d’entrer.

Il était si sûr que Rodrigo l’accompagnait qu’il crut le distinguer derrière elle. Mais il vit tout de suite qu’il se trompait. Elle était seule.

Immobilisée sur le seuil, elle le regardait de loin ; et, pendant un instant, interdit, il fronça les sourcils vers cette apparition silencieuse. Enfin, il s’approcha pour l’accueillir, ce qui n’était pas facile puisqu’ils pouvaient à peine se parler.

Quand il fut près d’elle, il s’aperçut en la saluant qu’elle tendait vers lui quelque chose qui était un petit paquet enveloppé dans un papier de journal fort sale.

« Bon Dieu, qu’est-ce que ça peut être que ça ?… » pensa-t-il.

Sinistre dans ce jour baissant, elle restait là, levant sur lui son regard de fille battue, et continuant à offrir son paquet. Et, de si près, il se rendait compte qu’elle sentait fortement l’alcool.

Pour finir, il dut prendre ce qu’elle lui donnait si ostensiblement et si lamentablement. Il ouvrit, intrigué.

Dans le papier de journal, il y avait de grandes mèches rouges tordues les unes sur les autres, ses cheveux qu’elle avait coupés ou fait couper, et qu’elle lui apportait, baroque idée d’ivrogne.

Il avait l’air si ahuri avec cela dans les mains que, pour mieux expliquer l’affaire, sans doute, elle retira brutalement son chapeau. Une tignasse furieuse, crêpelée et de la même couleur que le couchant passant au travers, apparut sur le fond de la porte ouverte.

— Ah !… fit-il.

C’était saisissant et c’était beau, certainement.

— Eh bien ! s’écria-til, ça y est ? Vous les avez coupés ?… Comme vous avez bien fait ! Vous avez une chevelure magnifique.

Poliment, il essaya de traduire :

Very well… Hair… cut… much… better…

Et ces mots difficiles s’accompagnaient de grands coups de tête, comme pour aider le vocabulaire récalcitrant.

Après cela, ne sachant que faire, il lui rendit son paquet. Elle le reprit tristement, toujours sans mot dire et sans bouger de sa place, et l’enfonça dans la poche de sa veste, geste d’automate.

Assez embarrassé, gauche, Jude avança la chaise avec des signes. Puis il alla tourner l’électricité, puis il revint fermer la porte. Ces divers mouvements tenaient de la place et remplaçaient des paroles.

Elle ne s’assit pas, mais elle avança vers le milieu de l’atelier. Elle titubait. Inquiet, il la regarda faire. Sous la lumière crue de la grosse ampoule, la chevelure éclatante jetait des ombres sur le visage défait et brutal dont les yeux très enfoncés n’étaient plus que deux cavernes profondes. Harlingues, malgré lui, cligna vers ce sujet qui se sculptait devant lui si curieusement. Mais, tout à coup, il vit la femme ivre porter vivement les mains sur le buste de sa mère, tout enveloppé dans les linges humides.

— Ah ! non !… cria-t-il en s’élançant. Pas ça, ma fille !

« Elle recula, effrayée, se cogna sur la chaise et faillit tomber.

— Me voilà propre !… gronda-t-il.

Il la prit aux épaules et l’assit.

— Restez là !… Stay there !

Tout seul, il continua :

— Il vaut mieux ficher le camp tout de suite. Dieu sait ce qui peut arriver !

Et, brusque, il se dépêchait de faire son ménage avant de partir.

Il prit sa longue pompe, la remplit dans le seau, prestement arrosa son groupe fontainier à plusieurs reprises. Il y avait de la colère dans sa hâte. Il arracha sa blouse, alla prendre son veston au porte-manteau, tâta ses poches.

— Voyons !… J’ai mes clés. Bon.

Elle le suivait des yeux sans bouger de sa chaise, dans une attitude consternée.

Il mit son chapeau sur sa tête.

— Allons ! Il faut sortir !

— Aoh !… oui… oui… bégaya-t-elle.

Mais comme elle ne se levait pas, il la tira par la main, assez doucement tout de même, puis la poussa devant lui jusqu’à la porte qu’il rouvrit : Ayant éteint derrière eux, il la poussa plus loin encore, jusque dans la rue, ferma la porte à double tour et se retrouva près d’elle, avec l’intention de lui dire bonsoir et de la quitter au plus vite.

— Ah ! Nom d’un chien !

Elle venait de s’accrocher à son bras œ un geste désespéré de noyée.

À cette minute, il détesta Rodrigo, responsable, après tout, de cette désagréable aventure qui lui arrivait. « Pourquoi m’a-t-il amené ça ? Qu’est-ce que je vais faire, maintenant ? »

— Où demeurez-vous ?… demanda-t-il, toujours criant comme un sourd pour se mieux faire comprendre. Adresse ?… Your address ?

Car il n’y avait qu’à la reconduire chez elle, évidemment.

Mais elle secoua la tête, en proie à quelque dangereuse idée fixe d’alcoolique. Et ses mains serrèrent plus fort la manche à laquelle elle s’agrippait.

Address ? … répéta-t-il en tapant du pied.

Rien. Elle s’entêterait à ne pas la dire.

Il fut sur le point de la malmener pour la faire lâcher prise. Une honte le retint. Et, rageur, avec le sentiment de son ridicule, il se mit à marcher à grands pas, traînant, contre son gré, cette compagne à son bras.

— Si je savais seulement où demeure Rodrigo ! Il sait où est son hôtel, lui !… Je pourrais aussi téléphoner à Alvaro, au Continental. Mais, à cette heure-ci, il n’y sera pas… Et puis, j’ignore s’il en sait plus long que moi. Il pourrait, n’importe comment, téléphoner à Rodrigo… Oui… Mais entrer à la poste ou chez le bistro… Qu’est-ce qu’elle fera pendant ce temps-là ?… Je vais prendre une voiture et la planter là, voilà tout.

Vraiment, pouvait-il, dans l’état où elle était, l’abandonner dans la rue, seule et à cette heure, triste proie des farceurs possibles ou du poste de police ?

Il se tourna pour l’examiner, furibond, tout en avançant à grands pas. Elle tenait toujours son vieux feutre dans sa main, Ses cheveux extraordinaires volaient au vent de la marche.

Au bout de la petite rue déserte, ce fut un carrefour assez passant. Les gens commencèrent à les regarder. Alors il diminua l’allure folle de leur course, vexé de la sensation qu’ils faisaient.

Presque sans le savoir, machinal, il se dirigeait vers le quartier où il habitait.

Il ne pouvait pourtant pas l’emmener chez lui ?

Dans l’ombre d’une porte cochère, il s’arrêta. Contenant sa voix, essayant de ne pas trop crier :

— Donnez adresse ?… Give address !… Il faut rentrer vous coucher !… Vous coucher ! You must rentrer ! Go… Go to bed ! Au lit !

— Aoh !… No !… Pas ça vouloir ! Pas ça !… Moi non coucher ! No !…

Sans comprendre, il la vit s’éloigner à grandes enjambées. Il courut derrière elle pour la rattraper, pour la sauver. Mais, très droite malgré l’ivresse, elle s’en allait vite ; et sa silhouette sans chapeau se perdit bientôt dans la nuit éclairée, parmi la foule et les voitures.