Rédalga/06

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Texte établi par Ferenczi et fils, éditeurs, L’Imprimerie Moderne (p. 46-51).


VI

 ttablé devant un rond de galantine, il se mit à rire tout seul.

C’est ce qui bien souvent arrive quand, après l’aventure, on rentre chez soi ; car, la colère passée, d’acteur on devient spectateur, et c’est surtout de soi-même qu’on se divertit.

Un mélange de cauchemar et de drôlerie restait dans son esprit.

La chevelure flamboyante, les yeux en caverne, le silence des gestes mécaniques repassaient dans sa vision, rêve funambulesque. Mais ensuite le couple qu’il formait avec sa compagne forcée, dans la rue, quelle hilarité !

Cependant, un autre sentiment succéda : la commisération.

Cette pauvre Anglaise jetée dans Paris et ne sachant que quatre mots de français lui serrait un peu le cœur.

Comment et pourquoi se trouvait-elle seule à l’étranger avec la dèche, l’alcool et quelques fragments de poèmes pour tout bagage ? Quelle sombre histoire cela représentait-il ?

En fumant enfin sa cigarette au milieu de ses livres, de ses bibelots, il se dit que, malgré tout, il était un heureux de la terre. Il goûta sa bonne santé, l’équilibre de ses facultés, la plénitude de son art, le confort de sa modeste demeure.

Être un déchet humain comme cette fille hagarde et sans doute inoffensive lui parut la dernière des misères.

Longtemps, en y songeant, il regarda la fumée de sa cigarette composer et décomposer d’informes créations. Puis, peu à peu, comme chaque soir, sa pensée retourna vers son atelier, vers son travail en train, qu’il reprendrait demain avec tant de plaisir.

« Je crois qu’Alvaro sera bien heureux quand il verra que j’ai commencé sa fontaine. »

Il jugea qu’avant de continuer il était préférable de lui faire voir l’ébauche. Après réflexion, il décida de lui envoyer un pneumatique. Il le jetterait à la poste en allant à l’atelier.

Ayant écrit cela sur sa table encombrée, après quelques bâillements il se dirigea vers sa chambre à coucher.

Ô bonheur d’aller, comme chaque soir et pour toute la nuit, retrouver son bon sommeil de brute fatiguée !

Le lendemain, au premier coup d’œil jeté sur sa fontaine, il fut satisfait. Il se défiait quelquefois de ses emballements, sachant quels désespoirs pouvaient suivre.

— Non !… C’est bien !… chuchota-t-il en passant sa blouse.

Déjà son regard dévorait modelait avant ses mains. La belle lumière du matin jouait dans la poussière et posait des pierreries sur des têtes et des épaules de plâtre. Jusqu’au moment d’aller déjeuner dans le débit du coin, quatre ou cinq belles heures de travail allaient s’écouler, rapides comme des minutes ; heures pendant lesquelles on ne sait plus où l’on est ni qui l’on est, ayant oublié même le nom qu’on porte et si l’on est un homme ou une femme.

La glaise docile attendait son maître. En plongeant dans la cuve, les manches retroussées, Harlingues se mit à chanter.

À midi seulement quelqu’un pénétra. Ce fut Samadel. Il venait dire qu’à la fin de la semaine, il pourrait mouler le buste de la maman. Il admira la gracieuse fontaine commencée, nouveauté dans l’œuvre d’Harlingues, d’ordinaire dirigée plutôt vers la puissance.

Ensuite tous deux se souvinrent ensemble de quelques faits amusants ou singuliers de leur collaboration déjà vieille. Ils fumèrent une cigarette, se séparèrent, et ce fut, pour Harlingues, l’heure d’aller prendre son repas.

Il revenait à peine, et sa blouse n’était même pas boutonnée qu’Alvaro fut là.

— Cher, tu m’as dit dans ton mot de passer aujourd’hui. Je…

« Ah ; … »

Harlingues croisa les mains pour le regarder.

Alvaro fut muet un bon moment.

— Écoute, s’écria-t-il enfin, il faut que tu me laisses t’embrasser !

Il le fit en riant de joie.

— Ce sera certainement une de tes plus charmantes œuvres, mon grand Jude ! Quelle trouvaille que ce mouvement ! Ça restera, tu sais ?… Ah ! je suis bien fier, moi, de t’avoir parlé de cette fontaine !

Il alla contempler encore, avança, recula, puis ses petits yeux noirs furent pleins de projets.

— En quoi sera-t-elle ?… En bronze ? En marbre ? Il me semble que c’est en marbre.

— Oui, en marbre, certainement.

— Tu as compris où je voulais la mettre, n’est-ce pas ?

— Mais oui. Juste devant la maison, avec le vert de la grande pelouse dans le fond.

— C’est ça !… C’est bien ça !…

Il devint presque enfantin.

— Quand crois-tu que je pourrai l’avoir ?

Et Jude riait de son impatience.

Peu après, leur première discussion se renouvela.

— Ce n’est pas possible que tu persistes, cher ! Pense ! Je veux un exemplaire unique. Je demanderai même que le moulage soit détruit. Alors ? Tu vois bien qu’il faudra m’obéir ?…

Jude finit par faire remarquer que le modelage n’étant même pas terminé, bien du temps leur restait encore et qu’il était inutile de poursuivre ces débats pécuniaires.

— Tu n’as pas envie d’aller à Bellevue ? Je pourrais t’y emmener le jour que tu voudrais. Tu as peut-être des mesures à prendre ? Nous irions déjeuner là-bas. J’ai toujours la femme de mon jardinier qui ne fait pas mal la cuisine… C’est dommage que Rodrigo soit à Londres… Nous l’aurions emmené.

— Ah !… Il est à Londres ?…

— Oui. Il a une sœur mariée là-bas… À propos, depuis le temps que je ne suis venu (Alvaro se mit à rire) tu n’as pas revu son Anglaise ?

L’instant qu’Harlingues hésita fut si bref qu’il était impossible de le percevoir.

— Non, dit-il.

Et, dès qu’il eut prononcé ce mensonge, il le regretta.

Alvaro ne lui laissa pas le temps de s’appesantir là-dessus.

— Bon ! fit-il en se frappant le front. Que je suis bête ! Je te parle de Bellevue et j’oublie que je dois m’absenter pour une semaine. Un petit voyage en Belgique. Je vais voir un antiquaire de Bruxelles qui m’écrit, et j’en profiterai pour aller dans d’autres villes. Toujours l’installation de mon pied-à-terre… Mais, dès mon retour, nous arrangerons notre déjeuner champêtre, n’est-ce pas ?… Au revoir, Jude. Je ne t’ai pas assez dit !… Ah ! que je suis heureux de ce que tu as fait !

Au lieu de chanter, maintenant, il travaillait en serrant les dents, et son visage était assombri.

Pour quelle raison incompréhensible avait-il voulu cacher ce qui s’était passé la veille ?

Une pudeur pour la pauvre autre ? Un souci de ne pas augmenter l’antipathie d’Alvaro ? Que voulait dire, vis-à-vis d’une passante, ce coup de générosité dont il s’étonnait lui-même ?

« J’aurais aussi bien pu répondre à sa question en lui racontant tout. Je ne la connais pas, cette fille, et j’espère bien, fichtre, ne la revoir jamais ! Alors, qu’est-ce que cela pouvait me faire de le voir rire ? Déjà nous nous étions assez amusés d’elle ensemble ? »

Une sorte d’humiliation, chose confuse et lourde, pesa sur son cœur.

— Ah ! oui ! Toujours la férocité naturelle qui gouverne le monde.

Ils s’étaient mis à trois, trois hommes sains, heureux, avec de l’argent dans leur poche et la considération de la société dans leur destin, à trois pour faire une marionnette de cette créature sans mâle pour la défendre, parce qu’elle était déchue, pauvre et étrangère. Ils avaient parlé d’elle devant elle, comme des mufles. Ils avaient commencé, dans ce bar, par lui remplir indéfiniment son verre, au risque de la voir rouler sous la table. Le mépris d’Alvaro pour elle, qui ne pouvait répondre, personne n’avait essayé même de le détourner. Et lui-même, Harlingues, hier, il avait failli la battre parce qu’elle s’accrochait à son bras, heureuse, peut-être, de se sentir enfin protégée contre les autres et contre elle-même par une force virile, abandonnée qu’elle était sur le pavé de Paris.

Il y avait, peut-être, un désespoir derrière sa conduite ? Le peu de paroles dites par elle dans l’atelier prouvaient qu’elle n’était pas une simple roulure de cabaret. Elle avait une éducation. Rien, dans ses manières, n’était vulgaire, malgré les petits verres.

« Et puis, quoi ?… C’est une femme ! »

Il se surprit prononçant tout haut cela.

Maintenant il comprenait qu’il avait eu simplement honte, peut-être : honte pour la corporation masculine tout entière.

« Tiens !… Après tout, j’ai bien fait de ne rien dire ! »

Et, mécontent, obscur, il donnait dans sa glaise des coups de poings violents qui n’avaient sans doute pas absolument toute leur raison d’être.

Au bout d’une heure, son esprit avait vagabondé, fait le tour du monde et même de l’univers.

Plus rien ne lui restait de sa mauvaise humeur.

Mais haletant et les cheveux trempés, long effort et chaleur de juillet, il vivait les minutes sacrées où le sculpteur sent, de tout son toucher électrisé par le travail, le frisson même de la vie commencer à naître sous ses doigts.