Rédalga/07

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Texte établi par Ferenczi et fils, éditeurs, L’Imprimerie Moderne (p. 52-62).

VII

Samadel et son aide, avec les mouvements calmes de l’expérience, se disposaient à jeter sur le buste ce premier lait de plâtre qui précède la chape au centre de laquelle s’imprimera le modelage, véritable négatif où les bosses sont en creux et les creux en bosse. Un moulage, c’est jour de branle-bas dans l’atelier. La porte reste grande ouverte, et le sculpteur ne travaille guère. Quelle que soit l’habitude qu’on en ait, il y a toujours battement de cœur quand on voit peu à peu disparaître l’œuvre qu’on a faite sous ce plâtre sans cesse épaissi. Car, somme toute, le moulage est un attentat. Cruellement, il ensevelit das son sépulcre blanc cette glaise amoureusement pétrie, et qui semblait garder encore la moiteur des mains créatrices. Condition monstrueuse de l’infortunée sculpture ! L’original, à vrai dire, est à jamais sacrifié. Du moule à creux perdu qui l’imprime, il sortira tragiquement par morceaux, à la façon d’un enfant trop gros pour la mère, et que les médecins arrachent comme ils peuvent du sein qui l’a formé. Des semaines, des mois, parfois des années de travail sont à la merci d’une erreur, d’un accident. C’est pourquoi le rôle des mouleurs est plein de responsabilités terrifiantes. Heureux ceux qui, comme l’Espagnol Hernandez, ce statuaire de génie, ont pris le parti de tailler directement dans la pierre ou le granit. Ceux-là ne connaîtront pas la douleur de voir leur cher travail sombrer dans la catastrophe nécessaire et méthodique après laquelle ils n’auront plus devant eux, pour dire toute la vérité, qu’un décalque de leur statue, et non celle qu’ils façonnèrent au prix de tant de peine et d’ardeur. Samadel, tranquille et souriant, établissait son fil sur le premier lait, puis le couvrait, opération qui doit être faite avec précision et hâte, car le plâtre prend vite et le moment où le fil est prêt à être tiré ne dure qu’un instant avant la pétrification définitive. Ensuite, ce fut le recouvrement à pleines mains, le naufrage de l’argile à forme humaine sous les stalactites et stalagmites du plâtre. Appuyé contre sa fontaine en chantier, Harlingues regardait cette mise au tombeau du visage maternel. Une triste allusion aux funérailles occupait son esprit. Il savait que, tout à l’heure, la ressemblance avec l’enterrement serait plus directe encore, quand la voiture de Samadel emporterait le moule et qu’une place resterait vide dans l’atelier. Il avait vu bien souvent ses statues s’en aller ainsi, bulles d’air enfermées dans la chape creuse. Mais, en attendant la résurrection blanche qui sortirait de là, cette seconde mort de sa mère lui faisait mal. Sans qu’on le sache, rien ne prête plus aux pensées mystiques que les divers stades du moulage. Ce que les croyants appellent « la réversibilité des mérites » ne trouvera jamais de meilleure image. La glaise travaillée, tourmentée, martyrisée pour arriver jusqu’à la statue, n’aura pour récompense que cet ensevelissement dans l’horreur du plâtre, puis cet arrachement sans pitié, puis ce retour humiliant à la cuve commune où sa substance redeviendra de la terre sans forme, prête pour de nouveaux labeurs de l’artiste. Les honneurs et l’argent, ce qu’on appelle la gloire, seront pour le double et tout ce qui sortira du double, Cependant, la primitive glaise, malgré sa destinée fatale, fut l’unique artisan de ces lendemains magnifiques. C’est elle seule qui donna sa forme à la matrice première d’où naîtront les exemplaires de la statue, c’est elle seule qui fut le chef-d’œuvre.

Quand le roulement de la voiture de Samadel se fut perdu dans les rumeurs de l’après-midi, Harlingues, resté seul dans l’atelier, sentit un immense désarroi l’envahir.

Il eut l’impression étrange que, pour quelque temps, son cœur n’existait plus qu’en creux, exactement comme le buste de sa mère.

Il tourna plusieurs fois sur lui-même, s’arrêta, soupira. Puis, il essaya d’avoir du courage, et reprit ses ébauchoirs pour continuer sa fontaine, Mais il sentit tout de suite qu’il n’allait faire que de la mauvaise besogne, et peut-être même détruire de la beauté.

D’un geste vaincu, triste, il essuya ses ébauchoirs et les rangea dans la vieille boîte. Puis, ayant arrosé l’ébauche, il défit sa blouse. Il n’avait plus qu’à s’en aller.

Il n’était pas tard. Qu’allait-il faire jusqu’à la nuit ?

Un désir d’enfant lui venait d’être, ce soir, invité par quelqu’un. Alvaro n’était pas à Paris. Il chercha, parmi ses camarades, chez lequel il pouvait aller frapper. Il ne trouva personne. Il était tout seul dans la vie.

L’idée de rentrer à cette heure chez lui l’effrayait. Son pauvre logis n’avait pas l’habitude de l’accueillir dans la journée. Il n’y trouverait qu’hostilité, silence ; et des rêveries neurasthéniques l’y attendraient.

— Je pourrais peut-être me coucher et dormir… se disait-il,

Il regarda sa table à modèle, le vieux coussin qui traînait par terre. Dormir là, parmi ses statues, valait mieux que de retourner vers son lit nocturne.

Il ramassa le coussin, le disposa sur la table, avec la certitude qu’il faisait inutilement cela. Ce n’est pas parce qu’on a le cœur gros qu’on dort, au contraire.

Un mot affreux restait dans sa Ode serrée : « je m’ennuie. »

Il leva les yeux vers les planches étagées jusqu’au haut des murs. Il y avait bien des rangements à faire dans son atelier. Les mains molles, le regard perdu, son impression était d’être tout à coup jeté dans le néant.

Il avait déjà connu ces dépressions d’artiste. Ces jours-là, seule l’idée du suicide lui était agréable.

Il s’assit sur la chaise unique qu’il possédait ; et il ne savait vraiment plus que devenir.

Il lui sembla qu’on grattait à la porte. Il finit par en être agacé. Violemment il se leva pour aller ouvrir, constater qu’il n’y avait rien derrière cette porte, rien que la rue vide où, dans un instant, il s’en irait, malgré tout, mener ses pas sans but.

— Vous ?… s’écria-t-il avec une intonation où passa de la colère.

Et Mrs Backeray fit une entrée assez étonnante.

Elle portait un petit tailleur propret, un feutre neuf, ses joues étaient poudrées et fardées, ses yeux légèrement allongés au kohl, sa bouche crayonnée de rouge. Normale, le regard direct, elle tendit la main.

You must excuse me, dit-elle, about the other day. I was se sick ! I really did not know exactly what I was doing.

Elle parlait vite, avec un demi-sourire. Voyant qu’il n’avait rien compris :

— Excuse-moi, vous… venioue vous dire… Pas bien, autre jour…

Impatientée de ne pouvoir s’exprimer, elle soupira nerveusement.

Harlingues, de tous ses yeux trop clairs, la regardait. Il ne la reconnaissait pas. Il la trouvait belle. Cette transformation gênait le sentiment confus qu’il avait en la revoyant devant lui. C’était une espèce de complicité venue de ce que, chevaleresque, il avait menti pour elle. Courtois, il avança la chaise.

Elle ne s’assit pas, mais elle ôta son chapeau. Ses cheveux, tempête de cuivre, flamboyèrent. Ainsi poudrée et fardée, elle était nette et comme repassée. Et les couleurs de son visage, aidées par l’arrangement, réapparaissaient pour expliquer son type.

Il remarqua le bleu foncé de ses yeux battus, la courbe particulière de sa bouche fatiguée, l’intellectualité de ses tempes, le coup de soleil de sa chevelure. Le peigne et la brosse avaient fait leur travail là-dedans.

Lente, appliquée, elle persistait à vouloir s’excuser.

— Moi… pas convenable… mais moi vous dire… moi comprendre…

Pensant lui venir en aide, il articulait tout bas en même temps qu’elle ; et tous deux, nez à nez, se dévoraient des yeux comme des sourds-muets.

Découragée, elle se tut. Son regard chercha dans tout l’atelier.

Your mother ?… interrogea-t-elle.

— Ma mère ?… Partie… moulage.

Pâtie… répéta-t-elle.

Et ses prunelles enfoncées se remplirent d’une tristesse immense et comme crépusculaire.

Qu’avait-elle à dire au sujet de ce buste, qui, chaque fois qu’elle était venue, l’avait tant préoccupée ? Impuissant comme elle, Harlingues ne pouvait le lui demander. Confrontés, chacun ayant sur les lèvres tout le langage humain, ils ne disposaient que de leur bafouillage respectif pour se parler.

Your mother… Votre mère… Il est morte… Vous…

Des larmes parurent dans l’ombre bleue du regard. Mrs Backeray ferma les paupières. Comme une femme s’évanouit, elle tomba sur la poitrine d’Harlingues. Et, son accent serrant les mots jusqu’à les mordre, elle jeta tout d’une pièce :

— Je t’adore !

Pensa-t-il quelque chose ? La masse légère des cheveux rouges lui couvrait les lèvres. Une odeur poivrée pénétrait ses narines subitement dilatées. Le poids d’une femme qu’on reçoit sur la poitrine ne se supporte qu’en l’entourant de ses bras. Courbé sur la proie facile qui se donnait à lui, l’homme, par simple réflexe de mâle, chercha tout de suite à baiser la bouche.

Mais une main froide écarta fortement son menton, tandis que la tête ébouriffée se nichait sur son épaule,

No, no… I don’t want that ! … Moi pas ça vouloir…

Les mêmes mots qu’elle avait dits le soir de l’aventure !

Elle continua, se berçant étroitement contre lui :

— Vous… maman morte… Moi… Vous une enfant…

Et si tendre était la voix pleine de larmes, qu’il ne chercha pas à deviner ce qu’elle voulait dire.

L’étreinte qui les unissait était trop proche pour que toute difficulté n’en fût pas abolie entre eux.

Persuadé qu’elle le comprenait :

— Chérie !… murmura-t-il, la bouche dans ses cheveux, je suis loin d’être un enfant ! J’ai bientôt quarante ans, vous savez.

Il souriait d’un sourire qu’elle ne pouvait voir, indulgence, attendrissement, avec un reste de sensualité masculine et un peu d’étonnement de ce qui lui arrivait.

Elle se redressa doucement pour le regarder, et lui prit le menton dans ses deux mains qui maintenant étaient chaudes. Ses yeux parlaient à sa place. Ils avaient l’éloquence de ceux des bêtes, quand elles veulent dire quelque chose que nous ne comprenons pas tout à fait. N’osant plus prononcer un mot pour ne pas ridiculiser cette minute, elle avait un petit frémissement des lèvres, et tout son être pantelait.

Cela dura le temps que durent les grandes émotions. Puis elle s’écarta de lui sans brusquerie et lui tendit les mains comme quelqu’un qui s’en va.

— Non !… supplia-t-il.

Et sa propre intonation le surprit.

Elle était venue avec son mystère tendre, juste comme il était seul et sans courage. Il n’avait pas besoin de comprendre. Cette femme qu’il avait vue ivre et sordide lui réapparaissait lucide et propre, devenue désirable, portant sur elle toutes les marques de sa caste distinguée et la plus douce chaleur humaine dans son regard. C’était sans doute une aventurière. Elle était tout de même d’une autre qualité que les petits modèles du sculpteur. Faible et vite persuadé par le féminin, Harlingues voulait bien accepter l’occasion passante.

Oh ! qu’elle ne s’en allât pas si vite ! Qu’elle restât avec lui ce soir, puisqu’il ne savait, aujourd’hui, que faire de sa vie…

— Mrs Backeray !… continua la voix implorante.

Et, subitement, en prononçant ce nom, il se dit qu’elle ne connaissait pas même le sien. Il se mordit les lèvres pour ne pas rire à cette idée. Mais trouvant cela pour la retenir :

You pas savoir my name… Moi vous donner carte.

Elle comprit, et répondit vite :

— Oh ! I know it ! You are Jioude Harlinneguès.

— Ah ! vous le savez ! C’est Rodrigo qui vous a dit ?

— Rodrigo, yes !

— Oui… mais moi je ne sais pas l’orthographe du vôtre.

Il ajouta, réparant un oubli fort important :

— Ni votre adresse !

Sur le mot adresse, elle chercha dans son petit sac, y prit sa carte — simplement son nom — et son geste demandait un crayon pour écrire la suite.

Harlingues finit par en trouver un dans ses boîtes. Pendant qu’elle écrivait, le petit sac lui rappelant quelque chose :

— Cigarette ?… proposa-t-il.

Elle secoua la tête en tendant la carte. Elle était pressée de partir.

« Si j’allais avec elle ? » pensa tout à coup Harlingues.

Aller avec elle ? Quel changement dans leurs étranges rapports ! Il n’y avait pas une semaine qu’il avait failli la battre pour se débarrasser d’elle.

Cette pensée le remit du coup à la raison.

— Alors, au revoir !… dit-il avec un geste de regret.

Corrects, ils se serrèrent la main sur le seuil. Mais longtemps, demeuré seul dans son atelier, le sculpteur regarda, sur la manche de son veston, un peu de poudre de riz qui restait. Et tout ce qui passait de compliqué par sa tête l’avait déjà guéri de sa neurasthénie.