Rédalga/13

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Texte établi par Ferenczi et fils, éditeurs, L’Imprimerie Moderne (p. 105-109).


XIII

 lle fumait, douloureuse et taciturne, exactement comme il la voulait pour continuer son buste.

Quand arriva l’heure du déjeuner, il fut bien embarrassé. La renvoyer à son hôtel n’était pas prudent. Elle ne reviendrait pas. L’emmener chez son marchand de vins lui déplaisait. Il fallut pourtant s’y résoudre.

Sans même l’avertir de son intention, il lui fit signe, le moment venu: « Suivez-moi ! »

Ils déjeunèrent non seulement sans se parler ; mais sans se regarder.

— Un verre d’eau-de-vie pour madame ! commanda-t-il ironiquement à la fin du repas.

Elle but cela les yeux baissés, puis attendit les ordres.

— Venez, maintenant.

Elle obéissait comme un chien : Il eut honte de sa dureté froide, composa laborieusement dans sa tête une phrase anglo-française un peu gentille, et ne la dit pas.

« Après tout, ça va très bien comme ça. »

Et, quand elle eut repris la pose, la séance recommença, dans le silence, dans la fumée d’une éternelle cigarette.

Était-il quatre heures et demie ? Harlingues aimait mieux ne pas le savoir. Il prenait bien soin de ne pas regarder l’horloge. Du reste, Mrs Backeray ne manifestait aucune agitation. Il serait toujours temps de lui donner à goûter quand elle le demanderait.

Pose, triste fille ! Tu ne te doué pas que, terminé ton buste, tu pourras saluer pour la dernière fois cet atelier dont tu n’es pas digne, ce sculpteur acharné qui, pourtant, ne veut plus de toi.

— Zut !… dit Harlingues (il dit même autre chose).

On venait de frapper à la porte.

Les mains engluées de terre, il ouvrit.

— Maître !… s’écria Rodrigo.

Ses paroles d’arrivée s’arrêtèrent là. Stupéfait, il regardait tour à tour le sculpteur et le modèle.

— Est-ce vraiment Mrs Backeray ?… s’étrangla-t-il.

— Elle-même !… répondit Harlingues avec un petit rire moqueur.

— Oh ! mais !… Alors quoi ?… Je ne savais pas… Je ne croyais pas…

Le poète brésilien bégaya pendant quelques secondes avant de reprendre ses esprits.

L’Anglaise, ayant tourné la tête, le fixait sans le saluer.

Mrs Backeray ! I am se glad te see you !

Il continua, presque haletant, tout en baisant la main qu’il avait prise. Il devait dire son admiration pour les livres de la poétesse, la joie de l’avoir lue, connue, exprimer avec volubilité tout ce qu’Harlingues avait vu dans sa lettre.

Ce dernier, l’ébauchoir en suspens, écoutait sans comprendre, ne pouvant que deviner. Et les yeux étincelants de Rodrigo, son animation exaltée lui retournaient tout à coup le cœur.

Mrs Backeray changeait de visage. Elle se mit à répondre, toute pose de modèle oubliée. Il semblait au sculpteur, comme il arrive toujours quand on ne comprend pas une langue étrangère, que tous deux parlaient avec une vitesse vertigineuse. Il voyait devant lui, la langue enfin déliée, vivre d’une vie insoupçonnée la femme ânonnante et lente avec laquelle il n’échangeait, lui, que des propos de Foottit, accompagnés de gesticulations absurdes. Et voici qu’une humiliation affreuse s’emparait de lui devant cela, voici qu’il se sentait rejeté brusquement à son rang d’étranger, d’homme qui ne sait pas se faire comprendre, ni comprendre un mot de ce qu’on lui dit.

Les yeux de Mrs Backeray brillaient d’intellectualité. En face du jeune et beau poète qui lui parlait, elle aussi retrouvait son rang. Il lui rendait sa patrie, sa place dans le monde de l’esprit, il rejetait bien loin les misères de l’ivrognerie qui ne retirent rien aux livres qu’on a faits. Il s’entretenait d’inférieur à supérieure avec la descendante de Villon et de Verlaine ; et son enthousiasme bien visible plongeait dans la confusion celui qui ne voyait plus dans cette femme d’élite qu’un pauvre modèle de passage, une fille de rien qu’on traite comme un chien ramassé dans la rue.

Ce n’était pas difficile de le prévoir. Dès ce soir, l’accord serait fait entre ces deux-là. Ferveur, poésie, richesse, tous les luxes et toutes les compréhensions venaient de se jeter entre les mains de la pauvre Anglaise. À Rodrigo l’honneur de la sauver du gouffre où elle s’enfonçait, D’un seul regard de ses yeux de vingt-cinq ans, ses magnifiques yeux exotiques, il aurait raison de toutes les tares et de tous les mauvais vices.

« Cette femme serait seulement un peu belle ou plutôt ne serait pas impossible, il y aurait de quoi avoir le grand béguin malgré son âge. »

Belle, elle l’était, maintenant, belle comme son buste en voie de chef-d’œuvre. Elle le serait plus encore entourée d’amour et de soins, promenant du Brésil à Paris ses toilettes merveilleuses et la gloire de son nom claironné partout. Car, le « grand béguin », Rodrigo, si bien préparé d’avance, venait de l’avoir, avec toute la flamme de sa race, en l’apercevant dès le pas de la porte, telle qu’elle était devenue depuis son départ.

Harlingues, peu à peu livide, refrénait ce qui montait dans son âme et dans ses mains : un désir immédiat de jeter à terre le buste qu’il faisait, et de le piétiner en grinçant des dents.

Rodrigo se tourna soudain vers lui.

— Pardonnez-moi, maître ! Je ne vous ai même pas dit bonjour. J’étais tellement bouleversé… Vous me comprenez ! Vous avez lu ma lettre !…

— Oui… dit Harlingues en s’étouffant.

— Cette femme, si vous saviez le poète que c’est ! Et voilà qu’elle est devenue physiquement comme mon rêve. C’est trop, quand on ne s’y attend pas !

— Vous n’avez donc pas rencontré Alvaro ?… demanda le sculpteur en se contenant. Je croyais qu’il était passé chez vous tantôt. Il n’a pas revu Mrs Backeray, mais je lui avais dit.

— Est-il passé chez moi ? Je suis sorti depuis ce matin.

— Il voulait même vous inviter à déjeuner pour demain, avec Mrs Backeray et moi.

Harlingues venait d’appuyer sur ces mots. Il vit Rodrigo devenir aussi pâle que lui-même. Et, pendant une seconde, ils échangèrent un regard flamboyant de mâles qui vont se battre pour la femelle.

Do look at the splendid buts he is making ! (Regardez donc le splendide buste qu’il fait), dit en se levant, innocente, Mrs Backeray.

Rodrigo força son visage à sourire.

— En effet, murmura-t-il, c’est une chose absolument admirable.

Et l’Anglaise se reprit à parler si vite et si longtemps qu’Harlingues crut qu’il allait pousser des cris. Puis elle sembla sourdement s’exalter, son regard ne quittant pas le buste. Et ses mots se détachaient, plus lents, avec un soin étrange.

— Qu’est-ce qu’elle dit ?

Un geste nerveux de Rodrigo fit taire l’interrupteur.

— Chut !… ce sont des vers.

Pieusement, la tête basse, le jeune homme écouta jusqu’au bout. La face qu’il tourna vers Harlingues, quand la femme se tut, fut celle de quelqu’un qui va mourir.

— Adieu, maître, dit-il en tendant la main pour partir. J’ai compris ces vers d’un bout à l’autre ; elle les a si bien récités ! Vous pouvez être fier. C’est vous qu’elle aime. Ah ! et de quel amour, mon Dieu, de quel amour !