Rédalga/14

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Texte établi par Ferenczi et fils, éditeurs, L’Imprimerie Moderne (p. 110-116).


XIV

 ary Backeray pouvait se demander ce qu’avait dit en français Rodrigo pendant sa visite.

Après une journée de glace, sitôt le Brésilien parti, pourquoi le sculpteur s’était-il jeté sur ses mains pour les embrasser avec cette frénésie ? Pourquoi tant de paroles inintelligibles pour elle mais visiblement pleines de flamme ?

Le soir, Harlingues l’emmenait diner, la reconduisait très tard après une promenade au Bois.

En route, elle finit par saisir à peu près qu’il viendrait la chercher le lendemain de bonne heure pour pose, et qu’ensuite tous deux déjeuneraient avec Alvaro. Elle ne savait pas au juste qui était Alvaro. Mais, sans cesse perdue dans les quiproquos, habituée déjà, sans chercher de plus amples explications, elle avait répondu yes à tout ce qu’il proposait,

Aujourd’hui, la séance du matin terminée, voici qu’une voiture s’arrêtait à la porte et qu’apparaissait ce visage étranger vu le premier soir à Montparnasse,

Are you Alvaro ? demanda-t-elle, croyant se souvenir qu’il parlait très bien l’anglais.

Il se mit à rire pour cacher son saisissement. Comme les autres, il avait peine à la reconnaître dans sa métamorphose.

Et, protocolaire, un peu précieux, exactement comme s’il ne l’eût jamais rencontrée encore :

— Jude, présente-moi, veux-tu ?

La nuance ainsi marquée, quand les noms eurent été déclinés par Jude non sans un peu d’étonnement rieur, le Portugais, incliné, baisa la main de Mrs Backeray.

Pendant le court moment qu’il s’attarda dans l’atelier pour admirer le buste impressionnant, il se montra d’une telle courtoisie envers elle qu’on l’eût cru devant une grande-duchesse. Il en fut ainsi tout le reste du temps ; et c’était sans doute pour racheter aux yeux d’Harlingues, pour effacer à jamais de son souvenir les mépris, impertinences et antipathies manifestés si péremptoirement quand celle qu’il croyait maintenant la maîtresse de son ami n’était encore que « l’Anglaise de Rodrigo. », le lamentable pantin d’une soirée de bar.

Le déjeuner qu’il leur offrait n’avait d’ailleurs pas d’autre but. Dans sa voiture louée au mois, il les emmena sur la rive gauche, vers le restaurant bas et doré comme un intérieur de navire où leur couvert était mis en cabinet particulier, et orné d’une corbeille de magnifiques roses rouges destinées à Mrs Backeray.

— Ça va bien avec sa chevelure… dit Harlingues, assez ému d’un tel accueil.

— Je n’ai jamais vu plus beau !… continua l’hôte. C’est une vraie crinière de fauve.

— Tu ne trouves pas qu’on dirait une algue rouge ?

Harlingues, là-dessus, frappa ses deux mains l’une sur l’autre.

— Enfin, tu vas pouvoir lui traduire. Comment dit-on algue rouge en anglais ?

— Mais, cher, c’est simple. On dit red sea-weed. On peut dire aussi red-algae. Mais tu devrais dire red-alga. Ça ferait un très joli nom : Rédalga.

— Rédalga ! Rédalga !… C’est ça ! C’est ça ! Je vais l’appeler comme ça !

Harlingues riait de tous ses petits yeux clairs, frisés de cils noirs. Il fallut expliquer à Mrs Backeray.

— Ah… Alors !… dit-elle en français, charmée, avec son ton amusant de petite fille.

Pendant qu’elle choisissait sur la carte cérémonieusement apportée par le maître d’hôtel, entre haut et bas Alvaro demanda :

— Mais, cher, comment faites-vous pour vous comprendre, tous les deux, quand je ne suis pas là ?

— Ça ne va pas toujours tout seul, mais enfin on y arrive tout de même, tant bien que…

Une rapide association d’idées fit que Jude s’interrompit brusquement.

— Et Rodrigo ? Il n’est pas là ?… Je croyais que tu l’invitais aussi ?

— Mais oui, j’oubliais de te raconter ! Figure-toi qu’il a dû repartir en coup de vent pour le Brésil. Il m’a téléphoné hier au soir pour me dire adieu.

— Ah !… tiens !…

Jude avala la nouvelle en regardant ailleurs. Il avait peur de faire voir sa joie sauvage.

— Il ne t’a rien dit ?… Il ne t’a pas parlé des livres de Mrs Backeray ?

— Non, cher, il ne m’a parlé de rien. Il avait l’air si pressé par l’heure.

— Est-ce que tu sais qu’elle est un poète extraordinaire ? Tiens, puisque tu acceptes d’être notre interprète, il y a des tas de choses que je veux lui demander.

— À ton service, fit Alvaro gaiement.

Les hors-d’œuvre arrivaient. Le maître d’hôtel soumit le menu choisi par madame. Parlant anglais, il avait pu s’entendre avec elle.

— Elle s’y connaît, remarquait Alvaro. Regardez donc.

Le sommelier entra.

— Et les vins, cher ?… Qu’est-ce qu’elle aime ?

Alvaro se mordit la langue. La gêne ne dura pas le quart d’une seconde.

— Conseillez-nous, continua-t-il en s’adressant au sommelier d’un air fort dégagé.

Pendant la première demi-heure, Harlingues crut qu’il allait profiter de la présence d’Alvaro pour éclaircir toutes les obscurités de leur singulier amour. Il sentit bien vite que les mille nuances passées sous silence entre eux ne pouvaient pas être révélées, même à un camarade très aimé. Pudiquement, il garda ses secrets, — leurs secrets, — et ne demanda presque rien.

Par ailleurs, Alvaro s’était mis à converser en anglais tout naturellement et, le plus qu’il pouvait, il traduisait pour Harlingues.

— Très amusant !… s’écria-t-il à la fin du poisson. Mrs Backeray dit que, la première fois qu’elle nous a rencontrés à Montparnasse, elle n’a accepté de venir à notre table que parce qu’elle avait une envie folle de fumer et n’avait plus de cigarettes.

Un peu plus tard :

— Elle dit que, pendant que tu la fais poser, elle regarde tes grandes statues et que c’est comme si elle écoutait un splendide poème. Elle dit que ta Grande Initiée lui inspirera certainement des vers. Elle la comprend bien, tu sais ! Je ne m’étonne pas que ce soit un grand poète. Elle est d’une culture inouïe, et originale à un point… Quel malheur que tu ne puisses pas l’entendre !

— Je sais bien !… gronda Jude avec désespoir.

— Ce qu’elle aime peut-être avant tout, c’est le buste de ta mère.

— Oui. oui, je sais ça… Veux-tu lui dire que je sais ça ?…

Pendant qu’Alvaro transmettait, il regarda l’Anglaise dans les yeux. C’était, entre eux, un mystère sur lequel ils ne s’étaient pas compris. Mais, mi l’un ni l’autre, ils ne cherchèrent à le dévoiler par l’intermédiaire du tiers. Mrs Backeray regardait aussi le sculpteur dans les yeux. Entre eux passa quelque chose de sacré. Puis Harlingues reprit, sans vouloir rien préciser :

— Veux-tu lui demander qu’elle me recopie un certain poème qu’elle a dû faire à propos de son buste à elle ?… J’aimerais l’avoir, même sans pouvoir le lire.

La réponse fut :

— Vous l’aurez un jour, mais pas tout de suite.

La bouche mince d’Alvaro se relevait.

— Vous n’allez plus pouvoir vous ire de moi, je vois.

Au moment des liqueurs :

— Veux-tu lui dire qu’elle me fait un très grand chagrin les jours où elle sent l’alcool ?

— Oh ! cher, qu’est-ce que tu me demandes ! Jamais je n’oserai traduire une chose pareille !

— Il le faut !… s’écria Jude avec force, et peut-être le champagne qu’il avait bu l’aidait-il, à ce moment. Il n’y a pas que des poèmes dans son histoire ! Alvaro, je t’en prie !… Si tu savais !… Il faut que j’arrive à la corriger, à la régénérer. Elle en vaut la peine, tu peux en juger toi-même aujourd’hui.

— Cher, je ne ferai jamais ça.

— Tu ne veux pas m’aider ? Déjà j’ai tant de peine avec notre parler impossible. Et puis, je ne suis pas tout le temps là. Il faudrait vivre avec elle, ne pas la quitter d’un pas. Comment veux-tu que je fasse ? Je ne peux pas la prendre chez moi. On me donnerait congé le lendemain. La seule chose à faire ce serait de partir avec elle pour la campagne, loin de tout, d’être seul avec elle dans un coin. Je lâcherais bien tout pour elle, va ! Mais quoi ! Je ne suis qu’un pauvre bougre sans le sou… Je…

Alvaro frappa sur la table, les yeux allumés par sa trouvaille inattendue.

— Cher, cher !… écoute ! C’est magnifique, l’idée qui me vient ! Puisque tu fais l’idiot avec moi pour cette fontaine, voilà : tu la tailleras dans le marbre à Bellevue même. Je te prête ma maison. Tu sais bien que je ne l’habiterai pas cette année. Mes gens sont là qui vous serviront pendant tout le temps que vous y resterez. Tu me feras l’honneur et l’amitié d’accepter mon hospitalité complète. Vous ne vous occuperez de rien. Je t’ai dit que ma gardienne faisait bien la cuisine. Tu peux accepter, en échange de ta charmante fontaine. Et je serai encore ton débiteur à n’en plus finir. Et, ça, je peux-te le jurer, tu me rendras encore service en habitant Bellevue. Rien n’est plus mauvais que de laisser les maisons trop longtemps fermées. Depuis août dernier je ne suis pas retourné là-bas. Il y a un garage avec électricité qui pourra te servir d’atelier. Ça y est, dis ?… D’abord, tu ne peux pas refuser, dans l’intérêt même de ton amie.

Ils parlèrent longtemps, discussion animée. Mrs Backeray fumait les belles cigarettes apportées devant elle, et son visage était perdu dans les rêves.

— Puisque c’est enfin accepté, conclut Alvaro, je vais mettre au courant Mme Rédalga.

Harlingues tressaillit à ce nom trouvé par lui sans le vouloir ; mais, du geste, il arrêta le Portugais.

— Non, je t’en prie ! Mrs Back… Rédalga n’est pas habituée à ce qu’on lui explique rien. Elle verra bien ce qui arrive quand nous serons installés là-bas.

Car il avait peur d’un refus de sa part, pour plusieurs raisons qu’il aimait mieux ne pas dire. Alvaro les croyait amants et ne savait pas qu’ils ne le deviendraient, par la force des choses, qu’en habitant ensemble.

— Comme tu voudras, cher.

Une lueur de curiosité passait dans les yeux en grains de café. Mais, discret, le gentilhomme ne demanda rien.