Rédalga/19

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Texte établi par Ferenczi et fils, éditeurs, L’Imprimerie Moderne (p. 149-154).

XIX

Que la pluie continuât à tomber, qui gâtait le mois d’août, rabaissait le ciel de plusieurs étages, enfermait le parc dans un filet gris, remplissait la maison de crépuscule, Harlingues ne le regrettait pas.

C’était une raison pour faire poser Régalda sans le remords de la priver de la nature. Il en avait une autre : pour la coupable, cette réclusion constituait à la fois une surveillance étroite et une pénitence.

Elle savait trop bien que sa faute était découverte pour n’accepter pas d’être châtiée de cette façon qui valait peut-être mieux que les coups. Du reste, son expression concentrée et morne n’avait pas changé depuis l’autre soir, et ces séances de pose rappelaient singulièrement celles de Paris pendant les plus mauvais jours.

Privée même de liqueur de table, elle fumait sans arrêt. À quatre heures et demie, dans le garage même, elle acceptait son unique verre de porto, ses sages biscuits, sans aucune réclamation. Quel Carmel pour elle ! Harlingues en convenait secrètement, étonné, touché par sa résignation héroïque.

Quand revenait la nuit, comme dans certains contes bleus, le mentor et la fille punie se transformaient. Ils devenaient d’autres êtres, vivant une vie sans aucun rapport avec celle du plein jour. L’amant s’était plié vite à l’espèce d’hypocrisie de cette existence double. Il n’ignorait pas, en envahissant la chambre électrisée, qu’à l’instant cessaient entre eux les différences de race, de langage et de moralité. Une autre personne l’attendait, autre personne lui-même, dans l’alcôve nocturne. Et, jusqu’aux premières annonces du jour, c’était l’entente parfaite et l’accord harmonieux, trêve éminemment physique où leur âme n’avait pas d’autre rôle que d’être à l’unisson de l’animale et divine nature, hantée dans l’ombre par l’inquiétude amoureuse des bêtes.

Ainsi, privés de toutes les nuances qui forment l’ensemble de ce qu’on appelle le sentiment, se côtoyaient-ils de jour et s’étreignaient-ils de nuit sans pourtant que leurs esprits communiquassent autrement que ceux de deux prisonniers mitoyens, parvenus par des coups dans le mur à une sorte de langage embryonnaire leur apportant simplement cette assurance : chacun dans sa cellule, ils ne sont pas tout à fait seuls.

Jude se savait aimé. Les raisons de cet amour lui échappaient. Rédalga, de même, ne pouvait deviner que, révélée par cette lettre du poète brésilien, elle avait été, pour ainsi parler, aimée par oui-dire avant de l’être pour son mystère exaspérant et son corps passionné.

Peut-être Harlingues eût-il été détraqué par une telle liaison, à laquelle manquait justement le principal, si sa bonne santé d’âme et de sang n’eût été puissante assez pour le garder en équilibre au milieu de ces hauts et bas saccadés.

Du reste, les mêmes raisons qui les séparaient à l’aube de leur union avaient toutes les chances d’en maintenir l’enchantement au delà des limites ordinaires, puisqu’ils étaient appelés à rester indéfiniment un secret l’un pour l’autre, et dans cet état de non-développement qui crée le charme de tous les préludes.

À la fois immense et menu, le bruit de la pluie cessa dans l’après-midi du quatrième jour. La grisaille, fragmentée par quelque coup de vent, s’écarta pour laisser reparaître dans le ciel un beau quartier de bleu pur. Un coup de soleil passa par la lézarde, et le parc ruisselant brilla d’une lumière fatigante pour les yeux.

Harlingues en était au plus attachant de son nouveau travail. L’ébauche qu’il avait faite d’une Rédalga coiffée de fleurs des champs, évocation de toute la poésie anglaise, menton haut, bouche de drame, profil à la Rossetti, commençait à prendre vie. Il l’avait sculptée jusqu’à la taille, le cou nu dans sa blouse de toile bise. La raideur britannique de ses épaules et de son torse ajoutait à l’expression particulière qui était la sienne.

La joie de retrouver son art faisait chanter l’âme de l’artiste. Il avait vu le coup de soleil dans le parc, mais il ne voulait pas l’avoir vu. Quitter sa glaise pour aller jouer les collégiens en vacances ne lui était pas possible.

« Je l’empêche de sortir… » répétait cependant sa conscience.

Un peu blagueur de sa nature, il ajoutait :

« Vice pour vice, je lui dois un second verre de porto tout à l’heure. Mais elle ne l’aura pas ! »

Tout de même, quand le moment fut venu du repos du modèle, magnanime, il eut le courage de la prendre au bras pour lui faire faire un tour dehors.

Elle le suivit, corps sans âme. Elle était si visiblement minée par la privation que même les fraîcheurs du parc remis à neuf sous les averses ne la réveillèrent pas de son abattement.

— Ça passera, va !… disait Harlingues en lui serrant le bras. Et tu me remercieras bientôt de t’avoir opprimée comme ça.

Elle ne pouvait l’entendre plus qu’une bête à laquelle on tient des discours en la menant en laisse, mais il avait quand même plaisir à lui parler, ayant besoin d’extérioriser son exubérance.

— Tu ne sais pas ? Quand j’aurai fini le modelage, je le moulerai moi-même. Ça te distraira. Tu verras ce chambard ! Tiens ! Ce sera le symbole de ce qui t’arrive ! Tu sortiras toute blanche, toute blanche, après un martyre à tout casser, et tu seras solide, solide, ne craignant plus rien des effondrements de l’argile. C’est bien dommage que tu ne me comprennes pas, ma girl !

Il riait en se penchant pour la regarder, car c’est une posture fort comique que de faire de l’éloquence devant des sourds.

— Je pourrais t’expliquer avec l’ardoise, mais zut pour l’ardoise ! Nous avons autre chose à faire !

Le lendemain, le beau temps était complètement revenu. Harlingues hésita longtemps avant de se décider ; mais il finit par en prendre son parti. C’était trop égoïste de sa part de ne penser qu’à son travail. Aujourd’hui, pas de pose. Ils resteraient tous deux au parc ou bien iraient faire une belle promenade. Il ne fallait pas exagérer. Il n’avait pas emmené Rédalga loin de Paris pour la rendre malheureuse. Elle souffrait déjà trop par ailleurs.

Dès qu’ils se furent levés de table, vers une heure et demie :

To day, ne studio… déclara-t-il.

Et, des bras et de la tête, il indiquait : « dehors ! »

Elle y fut avec lui, sans joie. Ils détachèrent le chien éperdu de bonheur. Mais à peine Mary Backeray sembla-t-elle remarquer sa présence joyeuse.

— Bateau ?… Boat ? … proposa Jude.

Elle fit non de la tête. Rien ne l’amusait plus.

Il y eut le tour des allées ; puis ils s’installèrent dans l’herbe, séchée par toute une belle nuit.

Avec ses doigts, Jude imita le tressage d’une couronne de fleurs. La tête secouée répondit encore non.

— Mais si !… Fabriques-en une autre. Ça servira pour la pose !

Il dut longtemps faire le pitre avant qu’elle devinât ce qu’il voulait dire.

— Oh !… I see !

Et, docilement, elle alla cueillir les fleurs.

— Pauvre chérie, va ! Tu me fais tant de peine !… dit-il quand elle revint s’asseoir pour se mettre à l’ouvrage. C’est donc si dur que ça de ne plus boire ?… Mais attends seulement huit jours, et tu verras que ça ira bien mieux !

Couché dans l’herbe, le menton dans les poings, il la regardait, persuasif, tendre, et son âme devait lui sortir des yeux.

— C’est pour ton bien, malheureuse ! Je te sauve, en ce moment ! Je te sauve comme je me l’étais juré. Tu ne sais donc pas combien je t’aime ?…

Pas de réponse, hélas ! jamais de réponse. Elle était le personnage ensorcelé des légendes, inaccessible aux paroles, changée en pierre par le mauvais magicien.

Il contempla tristement ses mains qui remuaient sur les fleurs dans un peu de soleil et d’ombre. Le chien, étendu près d’elle, ne souffrait pas, lui, de ne pouvoir lui parler. Il la sentait respirer près de lui, dans la douceur d’un beau jour. Il était heureux.

« Comme les humains compliquent tout avec leurs besoins de mots !… » pensait l’artiste.

Et, là-dessus, comme quand il était seul, son esprit vagabonda.

Finished !… annonça tout à coup Régalda.

Tiré d’un songe, Harlingues lui sourit.

Let us go and work !… continua-t-elle en se levant.

Elle allait vers le garage, suivie du chien. Jude se leva pour la suivre aussi, sans savoir ce qu’elle avait dit.

Il la vit entrer dans l’atelier de fortune. Il crut qu’elle voulait ranger la couronne. Mais elle la disposa sur sa tête et s’assit, reprenant la pose. Généreuse, elle lui faisait cadeau de cette journée de plein air et de flânerie dans l’herbe.

« Chérie ! » murmura-t-il en lui embrassant les mains.

Le chien s’installa, tranquille, au pied de la chaise. Avec un frémissement de plaisir, Harlingues démaillotait déjà son modelage.