Rédalga/20

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Texte établi par Ferenczi et fils, éditeurs, L’Imprimerie Moderne (p. 155-161).

XX

 a nouvelle figure de terre, la belle Rédalga couronnée, s’acheva dans l’enthousiasme. L’amour et l’art s’y rejoignaient. Ce fut une œuvre inspirée. Le moulage suivit, plein d’émotions. Harlingues, bien qu’il manquât d’habitude, en vint à bout avec succès, Quand, démoulés, la tête fleurie et le torse expressif reparurent, blancheur immaculée, le sculpteur faillit danser de joie devant ce travail réussi.

Mrs Backeray sembla tout de même s’intéresser à l’opération, encore que restée dans la stupeur morne dont rien ne la faisait sortir. Flle en était maintenant au neuvième jour de sa grande cure. Il semblait qu’elle dût commencer à souffrir un peu moins.

— Ça ne va pas mieux ?… demandait de temps en temps Harlingues. Not better ?

Elle disait oui pour lui faire plaisir, mais il voyait bien qu’elle n’était pas encore heureuse. Il ne fallait compter que sur le temps. Chaque jour écoulé la menait d’un pas sûr vers la délivrance. Son visage de condamnée ne parvenait pas à calmer la bonne humeur de l’artiste. Il savait en bonne voie l’œuvre entreprise, nonobstant les apparences. Il était sûr de la réussir exactement comme il avait réussi son moulage, malgré toutes les difficultés.

Le beau temps se maintenait, dont les amants continuaient à ne profiter guère. Il fallut, pour les arracher de leur garage laborieux, l’arrivée de la fontaine de plâtre, apportée par Samadel et Krikri.

— Le ploc de marbre sera là demain ! dit le praticien. L’endrepôt me l’a bromis. On fa poufoir trafailler !

Et, jusqu’au soir, les trois amis furent occupés à préparer, dans le jardin, les assises de ce bloc que Jude avait décidé de tailler sur place, seule condition favorable, puisque l’air, la lumière, l’ombre, font partie intégrante d’une œuvre sculpturale.

Perdue au milieu de leur français animé, Rédalga, plus exilée que jamais, se tenait sans rien dire au soleil. Harlingues oubliait de lui donner son goûter restrictif. Il s’en aperçut à la longue avec un peu de honte.

— Allons à l’atelier prendre un verre de porto !… dit-il.

Ils trinquèrent tous ensemble, gentiment. Les cigarettes s’allumèrent.

— Maintenant, il vaut redourner drafailler !… remarqua Krikri. Nous n’aurons bas vini afant la nuit. Nous defrons même refenir temain madin.

Invitée par signes à ne plus s’occuper d’eux, Rédalga déchaîna le chien. Ils l’aperçurent de loin tournant dans les allées, puis ramant sur la pièce d’eau, parmi les aboiements désespérés de Flic resté sur la rive. La captive, pour la première fois depuis dix jours, retrouvait un semblant de liberté.

En plein air, les manches retroussées, ivre de sa force en action, Harlingues, pendant plus de deux mois, désormais, devait lutter avec son marbre.

Alvaro, prévenu, vint assister aux premiers coups de pointe dans ce rectangle brut d’où sortirait un jour la charmante fontaine.

De petites proportions, mais grande par la noblesse de ses lignes, elle dormait, encore incréée, au sein du marbre informe, avec ses deux personnages, le garçon et la fille, allongés l’un en face de l’autre au-dessus du point d’où jaillirait l’eau. Le modèle de plâtre, sous l’abri fabriqué par Samadel et Krikri, proposait la forme à venir, offrait ses contours harmonieux, complaisamment, aux durs outils chargés de l’imiter.

Pour commencer, il n’y avait encore que l’annonce des premiers trous dans le bloc. Harlingues et Kriegel, acharnés, semblaient aller à la délivrance d’un jeune couple enseveli.

Longtemps, Alvaro les regarda faire. Mrs Backeray causait avec lui. Exprimer sa pensée devait lui paraître une fête, après tant de silence. De la voir se ranimer rendait Jude tout heureux.

— Tu n’as pas idée des choses admirables qu’elle me dit !… s’écriait Alvaro de temps en temps. Tu verras qu’elle écrira là-dessus le plus beau de ses poèmes !

Harlingues n’avait pas le temps de s’attarder ; mais il était fier de savoir son amie si compréhensive.

Les jours qui suivirent ce beau début furent un peu plus austères.

Lasse de rôder seule dans le jardin, Rédalga, tristement assise à l’écart, le chien allongé près d’elle, tournait, quand elle ne fumait pas, une herbe dans sa main. De temps en temps elle bâillait.

« Si elle pouvait écrire ce poème !… pensait Harlingues. J’aimerais tant la sentir en travail comme moi ! »

— Vous faire des vers !… Make verses !… lui criait-il de loin.

Mais elle, les sourcils bas, le regard perdu :

I cannot (Je ne peux pas !)

« Elle s’ennuie, évidemment. »

Au bout de quelques jours :

— Allez donc promener le chien dans le bois. Go out with dog… Woods !

Elle résista quelque temps à cette idée. Puis un jour, vaincue par l’inaction, elle s’en alla comme il l’y conviait, arpenter sans lui le pavé des gardes et les sentiers étroits.

Elle revint avec des fleurs dans les mains. Le chien haletait après sa belle promenade. Et, de ce jour, l’habitude fut prise.

Levé de très bonne heure, à présent tué de fatigue, Harlingues ne passait plus toute la nuit dans la chambre de son amie. Allait-il aussi la sevrer d’amour ? Cependant il remarquait, sans vouloir le montrer par peur de rompre le sortilège bienfaisant, qu’un changement s’opérait dans la vie de Mary Backeray.

Autour de la fontaine en chantier, ses jeux avec le chien, tant qu’elle restait là, devenaient presque gais. L’allure qu’elle avait en se mettant en route pour la promenade quotidienne se faisait allègre. Il la vit avec surprise, à table, mettre de l’eau dans son vin. Plusieurs fois elle oublia de rentrer pour l’heure du porto. Puis, un soir qu’il frappait à la porte de sa chambre, il la surprit écrivant dans son lit. Des vers ! Elle les récita le lendemain dans ses dents, tout en regardant les gradines, aux mains du sculpteur et du praticien, aplanir et faire se rejoindre les trous pratiqués dans le marbre.

Alors un mot lumineux chanta, plus beau que toutes les musiques : Désintoxication.

— Ça y est ! Elle renaît ! Son génie revient ! Je l’ai sauvée !… Je savais bien qu’elle finirait par retrouver sa saine nature, au plein air et dans la sobriété ! Il n’a pas fallu plus d’un mois. Je n’en espérais pas autant !

Le soir, dans la maison, il lui baisait les mains avec des rires de triomphe. Kriegel ayant dû repartir pour un travail pressant à Paris, resté seul devant son bloc, tout en frappant et cisaillant pour approcher la forme, il reprit leurs chères conversations, dialogues bouffons et tendre que ne pouvait plus gêner le sourire amusé du témoin.

La belle existence qu’ils allaient mener maintenant ! Chacun avec ses moyens, côte à côte, ils allaient créer de la beauté. La noblesse de l’art allait les tirer de la vie toute bestiale imposée à eux par le silence qui séparait leurs races. Un jour, quand l’heure serait venue des grammaires et des méthodes, délivrance à portée de la main, ils se rejoindraient dans la clarté longtemps cachée, et leur amour de grands cultivés s’accomplirait tout entier.

— Je sens que je vais t’aimer encore plus !… chuchotait l’amant, la bouche perdue dans la brousse en flamme des cheveux fous.

Boy !… le grondait-elle, don’t you know I cannot understand french ?… (Petit garçon, ne savez-vous pas que je ne puis comprendre le français ?…)

Un nouvel orage dérangea l’été. Jude choisissait parmi les ciseaux lorsque cela se déchaîna. Les menaces noires accumulées au-dessus de sa tête n’étaient pas pour l’interrompre dans son travail. Mais, sortie depuis une demi-heure avec le chien, Mrs Backeray, peut-être, était encore loin de la maison, Le premier coup de tonnerre fut suivi d’un passage rapide de vent. Tous les arbres en attente frissonnèrent.

— Ça, c’est la pluie dans deux minutes !

La girl allait avoir peur, toute seule dans les bois. Elle allait être mouillée. Inquiet, Harlingues laissa là ses outils, et, sans même retirer sa blouse, il alla du côté de la grille. On croit qu’en parcourant la moitié du chemin on va faire rentrer plus vite les absents pour lesquels on craint.

Où la retrouver dans ces bois ? Un nouveau coup de tonnerre éclata, plus proche de l’éclair. Harlingues sursauta. Du côté de la maison, en réponse à la foudre, sourdement, il venait d’entendre aboyer le chien effrayé.

« Ils sont donc rentrés ? Mais par où ? »

Déjà rassuré, d’un pas vif, il bifurqua.

L’éclair, le coup et l’aboiement nouveaux le frappèrent ensemble à deux pas du perron. De larges gouttes commençaient.

« Mais ils sont dans la maison !… Rédalga n’était donc pas sortie ?… »

Il s’arrêta net. Derrière les buissons qui la dissimulent, la porte de la cave venait de s’ouvrir. Le chien bondit dehors et courut à sa niche. À sa suite, deux formes humaines, Mary Backeray, Gilbert. En apercevant la blouse blanche, ils redisparurent, fermant la porte sur eux. Trop tard. La porte écartée d’un coup de poing, le sculpteur était devant eux.

— Madame s’est… s’est mise à l’abri… commença le jardinier dont la moustache grise tremblait.

Il ne continua pas son mensonge. Le regard d’Harlingues venait de tout voir, les deux verres à moitié vides posés sur le tonneau, plusieurs bouteilles, vin et liqueurs, à côté, les deux chaises face à face.

Pendant qu’il la croyait en promenade, chaque jour, derrière lui qui travaillait innocemment, Mary Backeray, depuis presque une quinzaine, passait son temps dans cette cave, enfermée avec le malheureux chien, à boire en compagnie du vieux Gilbert. À travers tous les empêchements, les deux ivrognes s’étaient retrouvés et compris, et, dans cet intérieur à la Téniers, trinquaient.

Le tonnerre formidable déchira le ciel pendant qu’une main de fer tombait sur le poignet de Rédalga. Sans dire un seul mot, Harlingues l’entraîna dans la maison.