Réflexions sur l’esclavage des nègres/Chapitre IX

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IX.

Des moyens de détruire l’eſclavage des Negres par degrés.


Si les raiſons que nous venons d’expoſer paroiſſent ſuffiſantes pour ne point employer le ſeul moyen de détruire l’eſclavage, qui ſoit rigoureuſement conforme à la juſtice ; il y en a d’autres qui peuvent, du moins à la fois, adoucir l’état des Negres dès les premiers inſtans, & procurer la deſtruction entiere de l’eſclavage à une époque fixe & peu éloignée. Mais ſi nous les propoſons, c’eſt en gémiſſant ſur cette eſpece de conſentement forcé que nous donnons pour un tems à l’injuſtice, & en proteſtant que c’eſt la crainte ſeule de voir traiter l’affranchiſſement général comme un projet chimérique, par la plupart des politiques, qui nous fait conſentir à propoſer ces moyens.

1.o Il ne peut y avoir, pour les gouvernemens, aucun prétexte pour tolerer, ni la traite des Negres faite par les négocians , ni aucune importation d’eſclaves. Il faut donc défendre abſolument cet horrible trafic, mais ce n’eſt point comme contrebande qu’il faut le prohiber, c’est comme crime ; ce n’est point par des amendes qu’il faut le punir, mais par des peines corporelles & déſhonorantes. Celles que, dans chaque pays on décerne contre le vol, pourroient suffire. Nous ne faiſons, ſans doute, aucune comparaiſon entre un voleur, & un homme qui trafique de la liberté d’un autre homme, qui enleve de leur patrie les hommes, les femmes, les enfans ; les entaſſe, enchaînés deux à deux, dans un vaiſſeau, calcule leur nourriture, non sur leurs beſoins, mais ſur ſon avarice ; qui leur lie les mains pour les empêcher de mourir ; qui, s’il eſt pris de calme, jette tranquillement à la mer ceux dont la vente ſeroit le moins avantageuse, comme on ſe débaraſſe d’abord des plus viles marchandiſes. On peut commettre des vols & n’avoir point étouffé tous les ſentimens de l’humanité, tous les penchans de la nature, ſans avoir perdu toute élévation d’ame, toute idée de vertu ; mais il ne peut reſter à un homme qui fait le commerce des Negres, ni aucun ſentiment, ni aucune vertu, ni même aucune probité ; s’il en conſervoit quelque apparence, ce ſeroit de cette probité des brigands, qui fideles à leurs coupables engagemens, bornent leur morale à ne point ſe voler entr’eux. Cette premiere diſpoſition de la loi adouciroit le ſort des Negres dans le premier moment, parce que les propriétaires auroient un intérêt beaucoup plus grand de conſerver leurs eſclaves[1].

La ſeconde diſpoſition auroit pour objet l’affranchiſſement des Negres qui naiſſent dans les habitations, & qu’on ne peut avoir aucun prétexte de ſoumettre à l’eſclavage. Un officier général de la marine de France, diſtingué par ſes lumieres & ſon humanité[2], a proposé de déclarer libres tous les enfans qui naîtroient mulâtres. En effet, ils n’ont été mis au nombre des eſclaves que par une application ridicule de la loi romaine, Partus ventrem sequitur.

Il est ſingulier peut-être qu’une loi tyrannique, établie par des brigands sur les rives du Tibre, renouvellée par le mari d’une courtiſane ſur les bords de la Propontide, faſſe encore au bout de deux mille ans, des malheureux dans les mers de l’Amérique. Mais enfin cette loi ne pouvoit avoir qu’un motif, la certitude de la mere, & l’incertitude du pere : ici le pere est aussi certain que la mere, on sait qu’il est blanc, & libre par conséquent. La maxime, Partus colorem sequitur, paroît donc bien plus juſte, & (puiſqu’il faut toujours citer quelques axiomes de droit) plus conforme à cette regle ſi ancienne, que, dans les cas douteux, la décision doit pencher vers la douceur & en faveur de l’opprimé.

Nous ne voyons à cette loi, juste en elle-même, qu’un ſeul inconvénient, les traitemens barbares dont on accableroit les Negreſſes ſoupçonnées de porter dans leur sein un enfant inutile à leur maître, les cruautés qu’on exerceroit sur celles qui auroient été convaincues de ce crime, & la néceſſité d’avoir un établiſſement public pour ces enfans.

L’affranchiſſement de tous les enfans à naître, noirs ou mulâtres, a les mêmes inconvéniens. À la vérité, dans ce cas, l’intérêt bien entendu des maîtres ne ſeroit pas d’empêcher de naître des gens dont les bras doivent un jour leur devenir utiles ; mais cette idée de ſe réserver, pour un temps éloigné, un homme dont il faudroit payer le salaire, frapperoit moins un colon que la perte du travail des Negreſſes groſſes. Ainſi ces loix juſtes, dictées par l’humanité, deviendroient une ſource de crimes.

Nous propoſerons donc, non d’affranchir les Negres à naître au moment de leur naiſſance, mais de laiſſer aux maîtres la liberté de les élever & de s’en ſervir comme eſclaves, à condition qu’ils deviendront libres à l’âge de trente-cinq ans ; le maître étant obligé, à cette époque de liberté, de leur avancer les vivres, l’entretien pour ſix mois, & une penſion alimentaire pour la vie, s’ils ſont eſtropiés ou jugés hors d’état de travailler, par un médecin chargé de cette inſpection. Si le maître refuſoit de se charger de l’enfant, il ſeroit déclaré libre, & porté à un établiſſement public. La mere ſeroit transportée au même établiſſement avant l’époque de ſes couches, & y reſteroit une année après l’accouchement ; terme auquel on fixeroit le tems néceſſaire pour allaiter ſon enfant ; cette perte de travail ſeroit un petit ſacrifice que les colons feroient à l’humanité, & une bien foible compenſation pour tant d’outrages.

On auroit ſans doute tout lieu de craindre, que les maîtres qui ne voudroient pas ſe charger d’enfans, ne fiſſent avorter les Negreſſes à force de travaux ou de mauvais traitemens. On peut diminuer ce danger, en ordonnant, chaque deux mois, une viſite dans toutes les habitations ; cette viſite, faite par un médecin ou un chirurgien, accompagné d’un homme public, conſtateroit l’état de groſſeſſe de chaque Negreſſe. Dans le cas où l’avortement auroit lieu, ſi les gens de l’art, deſtinés à cette fonction, étant appellés à tems, le jugeoient produit par la fatigue ou par les mauvais traitemens, la Negreſſe ſeroit guérie aux dépens du maître, déclarée libre, & le maître condamné à lui payer des alimens, ſoit pour le temps où il ſera jugé qu’elle eſt hors d’état de travailler, & pour ſix mois de plus ; ſoit pour la vie, si ſes infirmités sont incurables. Si l’on ne repréſentoit point l’enfant d’une Negreſſe, inſcrite parmi les femmes groſſes, & que le médecin n’eut pas été appellé pour conſtater la naiſſance ou l’avortement ; la Negreſſe ſeroit déclarée libre. Il n’y auroit point d’injuſtice dans cette loi, le légiſlateur ayant non-ſeulement le droit, mais étant obligé, par la juſtice, de détruire tout eſclavage. L’affranchiſſement d’une Negreſſe, fait sans motifs, ou même en vertu d’une erreur, eſt toujours une choſe juſte. Le maître eſt dans le cas d’un homme à qui l’on auroit permis de voler, sur un grand chemin, toutes les femmes qui ne ſeroient pas groſſes, & à qui on feroit reſtituer ce qu’il a volé à l’une d’elles, parce qu’on ſe ſeroit trompé sur ſon état. Quant aux alimens exigés du maître, quelle que ſoit la cause de l’état d’infirmité où ſe trouve un eſclave, il eſt de l’exacte juſtice d’obliger le maître à lui donner des alimens, parce que l’on peut toujours ſupposer que ſi l’eſclave eût été libre, & né de parens libres, il eût pu épargner ou hériter un pécule ſuffisant pour ſubvenir à ſes beſoins.

On déclareroit libres à quarante ans, les Negres qui ſeroient au-deſſous de quinze ans, au moment de la publication de la loi. Quant à ceux qui ſeroient alors au-deſſus de quinze ans, du moment où ils auroient atteint cinquante ans, il leur ſeroit demandé, à une visite générale faite deux fois chaque année, ce qu’ils préferent, ou de reſter chez leur maître, ou d’entrer dans un établiſſement public, dans lequel ils ſeroient nourris ; & s’ils choiſiſſent cette maiſon, leur maître qui a profité du travail de toute leur vie, ſeroit obligé de payer une pension annuelle, fixée par la loi. Cette condition ne ſeroit pas injuſte à l’égard du maître ; après avoir exercé, pendant cinquante ans, une injuſtice horrible sur ces malheureux, après avoir profité plus de trente ans de leur travail, il leur doit, en vertu du droit de la nature, & indépendamment de toute loi, non-ſeulement la nourriture, mais un dédommagement. Cependant nous reſpectons trop l’avarice des maîtres pour rien demander au-delà de la plus ſimple nourriture.

On pourroit craindre que ce changement ne rendît plus dur le ſort des Negres actuellement eſclaves. Ainſi il y faudroit pourvoir par une autre diſpoſition de la loi. Dans les viſites faites chaque deux mois, tout Negre, sur le corps duquel le médecin trouveroit des marques de mauvais traitemens, ſeroit déclaré libre, tout Negre malade, & qui manqueroit des ſecours néceſſaires, d’après l’examen du médecin, ſeroit déclaré libre, tranſporté hors de l’habitation, guéri aux dépens du maître, & nourri à ſes frais, juſqu’à ce qu’il fût en état de travailler. En général, la penſion de tout Negre hors d’état de travailler, ſeroit toujours, ou pour tout le tems que peut durer ſon infirmité, ou pour la vie, s’il eſt aſſez malheureux pour que ſon infirmité ne puiſſe avoir d’autre terme. Si le Negre déclaré libre eſt encore enfant, ou s’il eſt au-deſſus de quarante-cinq ans, le maître ſera condamné à lui payer chaque année la ſomme que peut valoir la nourriture d’un Negre, ou juſqu’à l’âge de quinze ans, ou juſqu’à ſa mort.

Nous ne parlons, dans ce dernier article, que des Noirs qui peuvent reſter eſclaves à perpétuité, & de leurs enfans. Les eſclaves engagés juſqu’à trente-cinq ans ſont des citoyens capables d’avoir action devant les tribunaux, pour forcer leurs maîtres à tenir les conventions faites en leur nom par la loi, ou de les faire punir de les avoir violées ; ils peuvent donc demander également juſtice pour leurs enfans. Ainſi, non-ſeulement il faudroit que cette claſſe de Negres obtint la liberté & les dédommagemens dans le même cas que les autres, mais on ne pourroit leur ôter le droit d’appeller leurs maîtres devant les tribunaux lorſqu’ils ſe croiroient lézés. En effet, ils ne ſont point réellement eſclaves, ils ne ſont que des domeſtiques engagés à tems.

On régleroit pour eux une forme de mariage, pour laquelle, pendant le tems de l’engagement, le conſentement du maître ſeroit néceſſaire ſi les deux époux n’étoient pas ſur ſon habitation, ou que l’un d’eux fût eſclave non engagé. La naiſſance, la mort de chaque Negre ſeroit conſtatée légalement ; tout Negre que l’on trouveroit dans une habitation, sans que sa naiſſance fût conſtatée, ſeroit déclaré libre. Si un Negre, homme ou femme, a diſparu, ſans que le maître puiſſe prouver qu’il a pris la fuite, l’officier public délivrera, à ſon choix, deux eſclaves du même sexe, entre vingt et trente ans[3]. Le maître ſera tenu de nourrir les enfans des eſclaves engagés à tems, puiſqu’il a profité & qu’il profite encore du travail de leurs parens. Ces enfans deviendroient libres à l’époque de la liberté de leur pere ; & à celle de la liberté de leur mere, ſi le père étoit mort eſclave, ou qu’il fût de la claſſe des eſclaves perpétuels ; ou enfin, que l’enfant fût illégitime.

Ce ſeroit à l’âge de dix-huit ans qu’on accorderoit aux enfants mâles ou femelles des Negres eſclaves perpétuels, le droit d’intenter une action personnelle contre leur maître.

Si l’action étoit admise, ils ſeroient, pendant la durée de l’action, placés aux dépens du maître, dans un établiſſement public.

Il y auroit dans chaque colonie, ou dans chaque canton, un officier public chargé ſpécialement de défendre les cauſes des Negres, & le même officier ſeroit le tuteur des enfans des Negres eſclaves au-deſſous de dix-huit ans, & pourroit pourſuivre les maîtres lorſqu’il jugeroit que leur délit ne ſeroit point assez puni par l’affranchiſſement de ces enfans engagés, & la condamnation à leur payer des alimens.

Enfin, on formeroit un tarif, fixant le prix moyen de la valeur d’un Negre, ſuivant les differens âges, pour les differentes époques d’engagement ; & tout Negre qui offriroit, ou pour qui on offriroit à ſon maître la ſomme fixée par le tarif, ſeroit libre du moment où l’offre ſeroit dépoſée chez un officier public. Cet article auroit ſur-tout l’avantage de délivrer les Negreſſes de tout ce que la débauche & la férocité de leurs maîtres les expoſent à ſouffrir. L’humanité ou même l’incontinence les auroient bientôt délivrées ; car ce ne ſeroit point pour les faire changer d’eſclavage, mais ſeulement pour les affranchir, qu’il ſeroit permis de les racheter. Si, après avoir eu connoiſſance du dépôt fait chez l’officier public, un homme détenoit l’eſclave contre ſa volonté ; s’il retenoit un eſclave au-deſſus du terme que la loi a fixé à l’eſclavage, alors, & dans tous les cas ſemblables, le maître ſe ſeroit rendu coupable du crime de retenir un homme libre dans l’eſclavage, & devroit être puni comme pour un vol.

Cette légiſlation n’auroit aucun des inconvéniens qu’on ſuppoſe toujours aux changemens trop bruſques, puiſque les affranchiſſemens ne ſe feroient que peu à peu. Elle donneroit à la fois, aux colons, le tems de changer inſenſiblement leur méthode de cultiver, de ſe procurer les moyens de faire exploiter leurs terres, ſoit par des Blancs, ſoit par des Noirs libres, & au gouvernement, celui de changer le ſyſtème de la police & de la légiſlation des colonies.

Il en réſulteroit, qu’en portant à cinquante ans le terme de la fécondité des Negreſſes, & à ſoixante-cinq celui de la vie des Negres, il ne reſteroit plus aucun eſclave dans les colonies au bout de ſoixante & dix ans ; que la claſſe des Negres, eſclaves pour leur vie, finiroit au bout de cinquante ; qu’à cette époque même, celle des Negres engagés ſeroit peu nombreuſe ; qu’enfin, après trente-cinq à quarante ans, le nombre des Negres eſclaves ſeroit preſque anéanti, & même celui des Negres engagés dans l’eſclavage pour un tems, réduit tout au plus au quart du nombre actuel.

  1. Pluſieurs des colonies Angloiſes de l’Amérique Septentrionale ont prohibé l’importation des Negres, il y a déjà quelques années. Ce n’eſt pas le ſeul exemple d’humanité & de raiſon qu’elles donneront à l’Europe, ſi leurs préventions en faveur de la conſtitution & des principes politiques de l’Angleterre, ſi les préjugés de l’eſprit mercantile, ſi la fureur pour le papier-monnoie & l’agiotage des effets de banque, n’y viennent pas détruire les ſentimens d’amour de la paix, de reſpect pour l’humanité, de tolérance, de zele pour le maintien de l’égalité, qui paroiſſent caractériſer ce bon peuple.
  2. M. de Bori, chef d’eſcadre, ci-devant gouverneur des Iſles françoiſes. Il y a quelques tems que les habitans de la Jamaïque s’aſſemblerent pour prononcer ſur le ſort des mulâtres, & pour ſavoir ſi, attendu qu’il étoit prouvé phyſiquement que leur pere étoit Anglois, il n’étoit pas à propos de les mettre en jouiſſance de la liberté & des droits qui doivent appartenir à tout Anglois. L’aſſemblée penchoit vers ce perti, lorſqu’un zélé défenſeur des privileges de la chair blanche s’aviſa d’avancer que les Negres n’étoient pas des êtres de notre eſpece, & de le prouver par l’autorité de Monteſquieu ; alors il lut une traduction du chapitre de l’Eſprit des loix sur l’eſclavage des Negres. L’aſſemblée ne manqua point de prendre cette ironie ſanglante contre ceux qui tolerent cet exécrable uſage, ou qui en profitent pour le véritable avis de l’auteur de l’Eſprit des loix ; & les mulâtres de la Jamaïque reſterent dans l’oppreſſion. Cette anecdote m’a été certifiée par M. d’Hele, officier Anglois, connu en France par pluſieurs pieces qu’il a données à la comédie de Paris.
    Chez les habitans des Philippines, les enfans naturels des femmes eſclaves naiſſent libres, & la mere le devient. A l’Iſle de France l’un & l’autre sont eſclaves. M. le Gentil y a vu avec horreur des peres vendre leur propre enfant avec la mere. Le Gentil, Voyage dans les mers de l’Inde, Tome II, page 72. Voyez ce qu’il dit dans le même volume des habitans de Madagaſcar ; c’est un nouveau déclamateur, dont il faut augmenter la liſte de ceux qui ne trouvent pas que l’eſclavage des Negres soit une invention fort juſte, fort humaine & fort utile.
  3. Il n’eſt peut-être pas inutile de répéter ici que cette diſposition n’eſt point injuſte, quand même le maître seroit innocent de la disparition de l’eſclave ; en effet, comme on l’a déjà dit, ce n’est pas seulement deux eſclaves, mais tous les eſclaves, que le légiſlateur a droit, & même est dans l’obligation d’affranchir.