Réflexions sur l’esclavage des nègres/Chapitre X

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Société typographique (p. 53-62).

X.

Sur les projets pour adoucir l’eſclavage des Negres.


Nous avons propoſé les loix qui nous ont paru les plus ſûres pour détruire graduellement l’eſclavage, & pour l’adoucir tant qu’il ſubſiſtera. On pourroit imaginer que des loix ſemblables aux dernieres ſeroient capables, non de rendre l’eſclavage légitime, mais de le rendre moins barbare & compatible, ſinon avec la juſtice, du moins avec l’humanité.

Nous croyons de pareilles précautions inſuffiſantes pour adoucir l’eſclavage, elles ne peuvent être utiles qu’autant qu’elles ne ſeront établies que pour un eſpace de tems limité, & qu’elles ne feront qu’accompagner un ſyſtème d’affranchiſſement. Dans les moyens que nous avons employés, la ſeule peine du maître est la liberté de l’eſclave, ou tout au plus une petite penſion ; & comme nous l’avons dit, l’une & l’autre ſont exigibles dans l’ordre de la juſtice naturelle, quand même le maître n’auroit jamais abuſé de son pouvoir. Ce ſont des dédommagemens néceſſaires du tort qu’il a fait à ſon eſclave en le retenant dans l’eſclavage, crime qui n’a pas beſoin d’une information pour être conſtaté. Cette néceſſité de reparer le crime qu’on a commis eſt une conſéquence du droit naturel, & n’a besoin d’être reglée d’avance par aucune loi. Ainſi il eſt juſte de condamner celui qui enleve à ſon ſemblable l’uſage de la liberté, à reparer ſon tort, ſans qu’il ait été néceſſaire de l’avertir par aucune loi qu’il s’expoſe à cette condamnation en commettant le crime ; ou de prouver qu’il a joint à ce premier crime, ou des outrages, ou de mauvais traitemens. Mais pour infliger d’autres peines que cette réparation, il faut, 1o. qu’elles aient été établies par une loi expreſſe, antérieure au crime, 2o. que l’action particuliere pour laquelle on les inflige, ait été légalement prouvée. Cependant ces ſimples reparations ne ſeroient pas une peine ſuffiſante pour arrêter les violences des maîtres. Un homme qui aura fait donner la question à ſes Negres, qui les aura fait brûler à petit feu, mérite des punitions d’un autre ordre ; or, pour lui infliger ces punitions, il ne ſuffit point de les établir par une loi, il faut que le crime ſoit prouvé. Seroit-il juſte d’admettre, dans ce cas, le témoignage des Negres contre leurs maîtres. Quelques publiciſtes pourroient le penser. Ils diroient : Les maîtres n’ont aucun droit d’avoir des eſclaves ; on conſent qu’ils en aient, à condition que, s’ils ſont accuſés d’un crime contre un de leurs eſclaves, ils pourront être condamnés par le témoignage des autres. C’eſt librement, c’eſt pour ſe conſerver le droit, ſi cher à leurs yeux, de violer tous les droits de la nature, qu’ils s’expoſent à ne plus jouir des précautions que la loi a priſes pour défendre la ſureté des citoyens. Qu’ils affranchiſſent leurs eſclaves, qu’ils ſoient juſtes, & la ſociété le ſera avec eux. Nous croyons qu’on peut oppoſer à ce raiſonnement, non-ſeulement l’injuſtice d’une telle loi, qui ſuit évidemment des principes que nous avons établis page 8, mais l’encouragement qu’elle donneroit aux vices des eſclaves. D’un autre côté, ſi on n’admet pas le témoignage des Negres, toute preuve de délits commis par le maître devient impoſſible.

D’ailleurs, toute loi qui tendra à adoucir l’eſclavage, tombera en déſuétude : les hommes chargés de veiller à ſon exécution, iront-ils pourſuivre le colon dont ils veulent épouſer la fille, avec qui ils paſſent leur vie, pour ſoulager de miſerables Negres ? A-t-on vu quelque part le pauvre obtenir juſtice contre le riche, toutes les fois qu’il n’y a point plus à gagner à pourſuivre le riche qu’à ſe laiſſer corrompre ? A-t-on vu ailleurs que dans les gouvernemens populaires, le foible obtenir juſtice contre le fort ? Plus la loi ſeroit ſévere contre le maître, moins elle ſeroit exécutée.

Les hommes (s’il peut être permis de leur donner ce nom) les hommes qui oſent aſſurer dans des livres, & ſur-tout dans des mémoires préſentés aux gouvernemens, que l’eſclavage des Negres eſt néceſſaire, ne manquent guere d’ajouter à leurs ouvrages un petit projet de loix, pour adoucir le ſort des malheureux qu’ils outragent : mais eux-mêmes ne croient pas à l’efficacité de ces loix, & ils ajoutent l’hypocriſie à la barbarie. Ils ſavent bien que tout cet appareil ne ſauvera pas aux Negres un ſeul coup de fouet, n’augmentera point d’une once leur miſerable nourriture. Mais, colons eux-mêmes, ou vendus aux colons, ils veulent du moins endormir les gouvernemens, arrêter le zele de ceux des gens en place dont l’ame ne s’eſt pas dégradée au point de regarder comme honnête tout ce qu’il est d’uſage de laiſſer impuni. Ils ſemblent craindre, tant ils font honneur à leur ſiecle, que les gouvernemens n’aient pas aſſez d’indifférence pour la juſtice, & que la raison & l’humanité n’aient trop d’empire.

Les loix mêmes que nous avons propoſées, quelques douces qu’elles ſoient, ne ſeroient pas exécutées si elles étoient perpétuelles, si elles exigeoient d’autres preuves qu’une ſimple inſpection, ou l’avis d’un médecin. Ce n’eſt pas au haſard que nous avons fait dépendre, d’un homme de cet état, l’exécution de cette partie des loix. C’eſt dans cette claſſe ſeule, qu’on peut eſpérer de trouver dans les colonies, de l’humanité, de la juſtice, des principes de morale. Les magiſtrats, les employés des différentes puiſſances, ſont tous des hommes qui vont chercher aux Iſles une fortune à laquelle ils ne peuvent prétendre en Europe[1]. S’ils ne ſont pas des intriguans déjà déſhonorés, du moins ils ſont tirés de cette claſſe d’hommes avides, remuans & ſans moyens, qui produit les intriguans.

Quelques officiers François ont apporté dans leurs colonies une ame pure ; mais plus occupés du militaire que des loix, faciles à ſe laiſſer ſéduire par l’hypocriſie des colons, révoltés par la corruption des Negres, qui ſavent moins cacher leurs vices, et trop peu philoſophes pour ſentir que cette corruption n’eſt qu’une raiſon de plus pour les plaindre & pour haïr leurs tyrans ; liés à ces tyrans par le ſang, par l’intérêt, par l’habitude, ils ont, ou cédé au préjugé qui fait croire l’eſclavage néceſſaire, ou manqué du courage qu’il faut avoir pour s’occuper des moyens de détruire la ſervitude des Negres. Tel ne craint point la mort, qui craint de déplaire à ceux dont il est entouré ; tel brave le canon dans une bataille, qui n’oſera braver des ennemis ſecrets, accoutumés à ſe jouer de l’humanité. Les Prêtres chrétiens, établis dans les Iſles, soit Évangeliques, soit Romains, sont des intrigans, des fanatiques ou des ignorans. S’ils connoiſſoient les principes de leur religion, s’ils avoient le courage de les ſuivre dans la pratique, les miniſtres du Saint Évangile recevroient-ils les colons à la ſainte-Cene ? Les prêtres de l’église romaine les admettroient-ils à l’Euchariſtie, leur donneroient-ils l’abſolution ? Eſt-ce que les colons, poſſédant des eſclaves, ne ſont pas des pécheurs publics, des hommes ſouillés d’un crime public, qu’ils renouvellent tous les jours. Il n’y a pas de milieu, tout prêtre chrétien qui ne refuſe pas, ſoit la ſainte Cene, ſoit l’abſolution à un poſſeſſeur d’eſclaves, ou n’a point l’idée des devoirs de ſon état, ou a vendu sa conſcience à l’iniquité[2].

Parmi les médecins qui paſſent la mer, il y en a un grand nombre qui n’ont été entraînés que par l’envie de voir des choſes nouvelles, & ſi le gouvernement les choiſit avec ſoin, il peut trouver parmi eux des véritables amis de l’humanité. Il ſuffiroit enſuite d’avoir, dans chaque colonie, un défenſeur de la cause des Negres, & alors l’on pourroit ſe flatter que les loix, en leur faveur, ſeroient exécutées. Cette derniere condition ſeroit-elle impoſſible à remplir, & ne trouveroit-on pas, dans toute l’Europe, une douzaine d’hommes qui n’aimaſſent point l’or, & qui ne craigniſſent point le ſuc de manioc ?

D’ailleurs, en ſupposant que les colons trouvâſſent des moyens d’éluder, en grande partie, les loix que nous avons propoſées, du moins la durée de l’eſclavage ne peut ſe prolonger au-delà de ſoixante & dix ans. La loi qui permettroit aux Negres d’acheter leur liberté, & aux hommes libres de racheter les Negres, ſuivant un tarif ; la loi qui déclareroit libres les Negres à un certain âge, celle qui affranchiroit leurs enfans avec eux, toutes ces dispoſitions ne peuvent être éludées que par une prévarication ouverte de la part des juges ; & le crime que commettroit le colon, en retenant des Negres libres, pourroit être prouvé par des preuves juridiques, ſans avoir recours, ni aux témoignages des Noirs, ni aux dépoſitions plus ſuſpectes encore, des Blancs. Ainſi, du moins les maux que les autres diſpoſitions de la loi n’auront pu empêcher, auront un terme ; le nombre des Negres eſclaves, & par conſéquent le nombre des crimes, diminueroit chaque année, & les loix d’adouciſſement, ne ſauvaſſent-elles qu’une seule victime, elles auroient encore produit un grand bien. En un mot, ſi l’eſclavage reſte perpétuel, l’appareil d’une légiſlation douce, en faveur des Negres, peut produire un bien momentané & foible, mais le mal demeure éternel : ici au contraire c’eſt le bien qui ſera éternel, & le défaut d’exécution dans la loi peut rendre les progrès du bien plus ou moins lents, mais non les arrêter.

  1. Tout homme né ſans bien, & qui acquiert une grande fortune, eſt néceſſairement un homme avide, peu délicat sur les moyens d’acquerir, qui a ſacrifié ſon plaiſir & ſon repos à ſon avarice ; plus les moyens de s’enrichir lui ont couté de ſoins, plus il a été obligé de s’occuper d’affaires d’argent ; plus il eſt certain que l’amour des richeſſes eſt ſa paſſion dominante. Or les ames attaquées de cette paſſion peuvent prendre le maſque de toutes les vertus, & même du déſintéreſſement, mais elles n’en ont réellement aucune. Si vous n’avez beſoin que d’une probité commune, on en trouve dans tous les états, dans toutes les fortunes, mais si vous exigez quelque choſe de plus, ne le cherchez jamais parmi les hommes, qui ayant paſſé de l’indigence à une fortune médiocre pour leur état, ne s’y ſont pas arrêtés.
    Nous ne parlons point ici des hommes qui doivent l’augmentation de leur fortune à l’économie.
  2. Quoique miniſtre d’une autre communion, nous croyons devoir rendre justice à un moine François, de l’ordre des freres prêcheurs. Dans un ouvrage publié il y a quelques années, ſur la colonie de St. Domingue, il a eu le courage de préſenter un tableau vrai de l’horrible barbarie exercée contre les Negres, & une réfutation des calomnies que leurs maîtres s’occupent d’accréditer contre eux en Europe.