Réparation (Pradez)/8

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Payot & Cie, éditeurs (p. 187-203).


VIII


Le lendemain, Jacques roulait du côté de Paris. Comme si la hâte fébrile d’Isabelle l’avait saisi à son tour, il n’était rentré chez lui que pour embrasser en courant sa mère et il avait pris le premier rapide nocturne. Il ne songeait pas à dormir. Trop de pensées l’obsédaient. Au bruit des roues qui lui remplissait les oreilles, il repassait mot à mot le récit d’Isabelle et il arrivait toujours à la même conclusion. Ce qu’il fallait, pour rendre le calme à cet esprit tourmenté, c’était une certitude. Devant le fait accompli, quel qu’il fût, Isabelle pourrait, selon les cas, avoir une secousse, mais, peu à peu, elle se tranquilliserait. Ses sentiments violents, exaspérés par le doute, redeviendraient ceux d’un enfant, c’est-à-dire faits de cette matière légère que les passions d’un autre âge chassent comme une poussière de fleur morte. Jamais aussi bien qu’en écoutant l’ardent réquisitoire de la jeune fille, il n’avait senti à quel point elle était désormais indispensable à sa vie.

Dès qu’une première lueur d’aube pénétra dans le coupé où il se trouvait seul, il abaissa la glace et regarda fuir le paysage sous le crépuscule froid du matin. Des champs, des prairies, des hameaux, à peine entrevus, glissaient comme de fuyants tableaux tristes et incolores, mais, quand enfin le soleil parut, l’or des blés coupés et le vert intense des prés sortirent de l’ombre, le monde terne s’égaya de couleurs fraîches et vives, et les inquiétudes qui avaient peuplé l’insomnie de Jacques se dissipèrent en partie à la perspective d’un nouveau jour radieux. Jusqu’à ce que le train sifflant entrât en gare, un engourdissement fugitif l’enveloppa de bien-être, mais à peine eut-il posé le pied sur le quai, encombré et bruyant, que le malaise de la nuit le ressaisit à l’improviste et, tout de suite, le vacarme des rues, auquel il n’était plus habitué, le tapage assourdissant des voitures, ce va-et-vient de fourmilière où il n’avait plus ni place, ni besogne, ni intérêt, l’excédèrent. Au lieu de le distraire de ses pensées, la mise en scène excitante et capiteuse de la grande ville semblait en accentuer l’amertume. Le gai soleil versant sur la vivante cité des torrents de lumière, où la poussière flottait comme une vapeur d’or, l’animation des grandes artères, malgré l’heure encore matinale, le luxe des étalages avec leur profusion fastueuse, tout cela n’était à ses yeux qu’une fantasmagorie irritante qui excitait davantage son désir de s’en retourner là-bas, dans le coin de terre silencieux où Isabelle l’attendait.

Dès qu’il put le faire sans inconvenance, il se rendit chez l’oncle de Lucien. À tort ou à raison, avant de recommencer les démarches faites à l’étranger par Philippe, il avait cru sage de consulter le seul parent connu du jeune homme, et tandis qu’il roulait du côté de son bureau d’affaires, il se demandait, pour la première fois, quelle sorte d’homme pouvait être ce personnage muet, à qui la dernière communication de Philippe, si grave pourtant, n’avait pas même arraché un mot.

Une demi-heure plus tard, il gravissait des escaliers de marbre revêtus d’un tapis turc moelleux et cossu, et on l’introduisait dans une salle d’attente où l’impression qu’il avait eue en pénétrant dans cette maison claire et spacieuse se fortifia. C’était plus que l’aisance, c’était la richesse, l’abondance, l’habitude d’une libre dépense qui avaient présidé au choix et à l’arrangement de cette installation somptueuse.

Puisqu’il jouissait d’une si brillante situation financière, pourquoi l’oncle de Lucien avait-il refusé, autrefois, de s’occuper de son neveu ? Il avait allégué ses propres fils à pourvoir d’abord, mais, dans des affaires montées sur ce pied, il y a place pour tant de travailleurs différents !

Au milieu de ce luxe pesant, dans cette chambre sans air où l’on n’entendait que le roulement assourdi et lointain des véhicules, tout de suite Jacques étouffa. Il alla soulever l’épaisse tenture qui voilait la fenêtre et, coupé par l’angle des toits, un carré de ciel bleu parut. Tout en bas, comme au fond d’une citerne, une cour sans soleil et sans vie dormait. Il pensa aux grands horizons libres, aux vastes étendues dorées des champs, à la pure atmosphère des campagnes qui remplit de vie les poumons, et le luxe des grandes villes avec son envers étroit lui sembla mesquin et peu digne d’envie. À son oreille, à travers la rumeur incessante des rues, il entendait distinctement la voix d’Isabelle, la voix affectueuse, aux tons bas, murmurer : «  Demain… demain déjà ? » C’est alors qu’il l’avait serrée contre son cœur, non comme une fiancée candide et chérie, mais comme la femme passionnément aimée que rien ne pourrait plus lui arracher. Avoir Isabelle toute à lui, loin de ce vacarme étourdissant, dans le pays où elle avait grandi sous ses yeux en cachant, au fond de son cœur, d’enfant, un chagrin muet et obstiné, là était désormais le but de tous ses efforts, de toutes ses pensées et de tous ses désirs.

Il était si absorbé dans sa méditation que, lorsqu’on vint enfin le chercher de la part de M. Roche, il tressaillit comme au réveil trop brusque d’un rêve heureux.

À l’entrée de son visiteur, M. Roche, penché sur un registre, acheva tranquillement l’inscription commencée, montrant le sommet luisant d’un crâne dégarni, puis il ferma l’énorme bouquin et releva la tête. Ses yeux pâles et ronds avaient, derrière l’éclat du binocle, un regard fixe qui s’immobilisa aussitôt sur le visage inconnu et, au geste bref indiquant un fauteuil, au « Monsieur ? » sec jeté en forme de question, Jacques saisit l’impatience de l’homme préoccupé de la valeur du temps. Il dit vivement :

— Je ne vous dérangerai pas longtemps, monsieur, je n’ai que quelques mots à vous dire et les voici. Je suis l’ami de M. du Plex, chez qui votre neveu a séjourné autrefois.

— M. du Plex ? ah ! oui… parfaitement… parfaitement.

— Vous avez été instruit dans le temps du départ de ce jeune homme et de son extraordinaire disparition. Depuis six ans, malgré d’actives, d’infatigables recherches, il a été impossible de retrouver ses traces et…

— Les traces de Lucien ? se récria M. Roche en montrant brusquement, sous l’épaisse moustache rousse, une double rangée de dents trop parfaites, mais, mon cher monsieur, voilà six ans qu’il est ici, Lucien ! Où diable voulez-vous donc qu’il soit ?

Jacques demeura quelques secondes silencieux. Il n’avait pas un instant envisagé l’éventualité de trouver Lucien en chair et en os établi chez son oncle. Ce brusque éclaircissement de l’obscurité planant comme un ciel d’orage sur l’intérieur de Philippe le prenait par surprise. Cela le jetait dans une confusion d’idées qu’il n’avait pas prévue. Il murmura enfin lentement :

— Il est ici, en vérité ?

— Parbleu ! Où diable voulez-vous donc qu’il soit ? Après avoir satisfait sa sotte fantaisie d’aller courir les aventures, il en a eu assez au bout de huit jours. À la première étape, il a décampé sans dire gare et il m’est arrivé ici un beau matin sans un fil ni un sou. C’est le cas de dire que les rats savent où se trouve le grain sans qu’on le leur apprenne, pas vrai ?

— Mais alors, monsieur, ayez l’obligeance de m’expliquer pourquoi la lettre que M. du Plex vous a adressée à son sujet est restée sans réponse.

Sur la physionomie lourde de M. Roche une surprise sincère se peignit :

— Vous devez faire erreur, monsieur ; dans ma maison il est fait droit à toutes les demandes, même à celles d’intérêt privé. M. du Plex a dû’recevoir en son temps une réponse à sa lettre.

Il s’interrompit une seconde et continua :

— À moins que… ma foi oui, ce serait possible après tout… à moins que Lucien ait négligé de lui envoyer cette réponse. Rien ne m’étonne de la part de ce garçon. Il n’a pas pour un sou de sens pratique dans la cervelle. Je lui ai moi-même remis la lettre de M.du Plex, en le chargeant d’y répondre sur-le-champ. C’était bien le moins qu’il se débrouillât tout seul après s’être volontairement jeté dans des embarras stupides, car, enfin, pourquoi diable ne restait-il pas là où il était ? Il est l’exacte reproduction de son père, ce type-là, et je m’en doutais avant de l’avoir vu. Pas pour un liard de sens pratique.

Il ôta son binocle, l’essuya longuement sans lever les yeux, le remit, et poursuivit comme s’il continuait un monologue intérieur ou répondait aux objections d’un interlocuteur invisible :

— Des étude… des études !… Où est-ce que ça mène aujourd’hui ? À crever de faim et à compter sur les autres ; voilà où ça mène. Moi, j’ai dit à Lucien : « C’est bon, je te donnerai de l’ouvrage puisque te voilà ; mais quant à te laisser moisir sur tes herbes sèches comme ton père, ma foi, non ! Du solide, des chiffres et puis des chiffres. Si cela te va, c’est bon. Sinon, je t’aiderai à retourner là-bas et tu t’arrangeras avec M. du Plex comme tu voudras ».

Il a mieux aimé rester ; il est resté. Voilà.. Il ajouta en martelant le bord d’acajou de son bureau de petits coups d’ongles impatients :

— Un garçon sans goût pour rien. Gagner de l’argent ! Pst ! Il s’en soucie autant que de ça !

Il fit claquer bruyamment le pouce et l’index et continua :

— Il ne sait pas même jouir de sa jeunesse pendant qu’elle dure. Quand elle est finie… cours après ! Moi, je me défie de ces garçons trop sages. Ça cache quelque chose.

Jacques dit avec effort :

— Son père lui a légué une passion que la vie ne lui a pas permis de satisfaire. Voilà probablement ce qu’il cache.

— Un legs ! Vous me faites rire avec votre legs. Fameux votre legs, vrai ! S’échiner toute une vie à respirer du foin sec et en arriver là ! Il faut que vous sachiez, monsieur, que mon frère a eu le même héritage que moi pour commencer la vie, de quoi partir doucement. Jusqu’à son second mariage, cela ne marchait pas trop mal. Il avait une place de professeur. Il s’était même distingué dans sa partie, à ce qu’on me disait. Mais, moi, je me défiais ; je disais à ma femme : « Attendons la fin ». Un beau jour, il m’annonce qu’il s’est remarié et qu’il vient en passant nous montrer sa nouvelle acquisition. Une brunette à dents blanches, avec deux lèvres rouges et gourmandes. Elle ne me plut pas, cette petite-là. À côté de mon frère, elle avait l’air d’une personne qui vient de conclure une bonne affaire ; ils ne se rapprochaient pas plus l’un de l’autre que si la mer était entre eux. À partir de ce moment-là, tout périclita chez eux. Ce fut d’abord le petit qui fut malade et resta longtemps chétif, puis mon frère commença à décliner. Il dut prendre des congés de plus en plus souvent et un beau jour, crac, il passa le détroit sans dire gare. Voilà.

Il enleva son binocle d’un geste vif, le posa sur la table et attacha sur Jacques deux yeux ronds, éteints de myopie. Sa hâte d’en finir avait tout à fait disparu. Il éprouvait à raconter les vicissitudes de son frère une joie, un triomphe évidents. Il reprit :

— Ce n’est pas pour rien que je me défiais. Cette petite femme brune a dû tout dévorer avec ses dents blanches et ses deux lèvres gourmandes ; Lucien n’a pas eu un sou à la mort de son père. Moi, soupçonnant ce qui se passait, quand j’ai su qu’au bout d’un an, à peine, elle s’était remariée et qu’elle voulait gentiment me doter de l’enfant, j’ai dit : « Pas de ça ; tu l’as, garde-le, ce n’est que juste. Plus tard, s’il ne ressemble pas trop à son père, on verra ». Un jour le garçon me tombe des nuages. Que faire ? Je ne pouvais pas le jeter dans la rue. Jamais ma femme ne me l’aurait permis. Aujourd’hui, elle le dorlote presque plus que ses propres fils. C’est qu’aussi, il est presque toujours à la maison, tandis que les autres on ne les y voit guère. Le travail fini, ça s’amuse, que diable ! À leur âge, moi, je devais bûcher tout le jour, je n’avais pas le temps, mais ce n’est pas l’envie qui me manquait. Sapristi, non !

À plusieurs reprises il se frappa le genou du plat de la main et son visage épais s’épanouit d’un rire silencieux.

Jacques se leva.

— Il y a un point où vous vous trompez absolument, monsieur, dit-il glacé. Le père de Lucien ne l’a pas jeté à la misère comme vous le croyez. Il a fait un testament en bonne forme, où, au cas d’un second mariage de sa femme, il laissait la totalité de sa fortune à son fils à l’époque de sa majorité. Cette époque est arrivée et c’est pour en conférer avec vous que, croyant Lucien introuvable, je suis ici.

D’un mouvement brusque M. Roche replaça son binocle sur son nez, et derrière l’éclat du verre le regard reprit son immobilité tandis que les lèvres murmuraient :

— Bah… bah… et cet imbécile de Lucien qui m’affirmait le contraire !

À son tour, il se leva ; les deux hommes se dévisagèrent. Il y avait entre eux une telle distance d’âme que Jacques réfléchissait, indécis. Jamais cet homme, resté si vulgaire d’instincts au milieu de son luxe, ne pourrait croire à l’indifférence de Philippe au sujet de l’héritage de Lucien. Il ne comprendrait rien à l’irritation injuste, mais réelle, de Philippe en face de l’hôte innocent jeté par le sort entre Germaine et lui. Non, jamais il n’accepterait la vérité telle qu’elle était, c’est-à-dire l’oubli de Philippe, l’oubli absolu de cette question d’argent, tandis que sa passion d’un jour se débattait pour ne pas mourir. Il dit enfin :

— Autrefois, dans une maladie assez grave, j’ai soigné Lucien. Peut-être se souviendra-t-il de moi. Puiqu’il est ici, permettez-moi de le voir.

Un sourire ironique écarta les lèvres charnues de M. Roche, et les deux rangées de dents artificielles s’étalèrent un moment, méchantes :

— Lucien est absent pour quelques jours ; mais, si ce que vous dites est exact, il est temps de l’avertir, en effet… il est plus que temps… en effet…

— Vous ignorez, protesta Jacques froidement, que pour retrouver ce jeune homme M. du Plex a dépensé des sommes considérables, que sa disparition a empoisonné sa vie et celle de sa famille pendant toutes ces années, tandis qu’il était ici et qu’un mot de vous aurait suffi à le rassurer.

— Eh bien, soit ! À la bonne heure ! N’en parlons plus. Mais aussi pourquoi diable ce garçon, qui n’avait encore à s’acquitter d’aucun travail régulier, n’a-t-il pas répondu comme je le lui disais ? C’était son affaire, pas la mienne !

Les mains dans les poches, il arpenta une ou deux fois la chambre sans rien dire, puis il s’arrêta brusquement :

— On ne se fait presque pas scrupule de se ficher d’un garçon comme celui-là, je le sais. C’est son père trait pour trait. Quand j’étais petit, ce que je m’amusais à le faire aller, son père, bien qu’il fût mon aîné de plusieurs années ! Je lui faisais avaler des histoires, mais des histoires, rien ne l’étonnait.

Il ajouta sans reprendre haleine :

— C’est bon… n’en parlons plus. Dès que Lucien sera de retour, je vous l’enverrai làbas. Tout ça, c’est son affaire, pas la mienne. Si soit premier mot n’est pas pour ses plantes sèches, je veux bien être pendu. Il n’en a pas encore démordu, de cette idée. Elle lui tenait au cœur comme une griffe de fer. Eh bien, c’est bon, qu’il fasse ce qu’il veut, ça m’est égal, mais qu’il ne vienne pas une seconde fois se mettre à la crèche ici quand il aura tout mangé ! Ah, pour ça, par exemple, non !

Jacques prit brusquement congé. Il se retrouva dans la rue au milieu du bruit et du monde. Un écœurement l’accompagnait. Il marchait droit devant lui, talonné par le dégoût, mais peu à peu le fait précis qui seul l’intéressait reprit le dessus. Il songea que, dans peu de jours, les souvenirs puissants d’Isabelle redeviendraient de la vie, et les dents serrées, il murmura :

— Elle est à moi !

Il marcha longtemps au hasard, absorbé par ses pensées, et peu à peu la nuit descendait. La circulation sur les boulevards encombrés et tapageurs devenait de plus en plus difficile. Impatienté du frôlement de cette cohue étrangère où son trouble intérieur s’irritait, Jacques passa le premier pont qui se* présenta et tout de suite la paix et l’ombre du quai tranquille le calmèrent. Il avait laissé derrière lui la fièvre de la grande ville indifférente et il regarda le fleuve noir, déjà étoilé des feux de la nuit, couler sans bruit. L’eau s’en allait paresseuse et pesante.

Étouffant au fond de son cœur quelque chose de caché qui se débattait pour venir au jour, il suivait des yeux les formes noires qui se mouvaient à la surface du fleuve et les lumières flottantes glissant sur l’eau. Tout à coup, du sein de cette flottile d’embarcations légères, le cri aigu d’une sirène déchira l’air. Jacques sursauta violemment, et au même instant le contrôle sévère qu’il exerçait sur sa pensée lui échappa. Il murmura à contre-cœur :

— Ton devoir d’honnête homme ! Mais pourquoi ?

Et le visage flétri et soucieux de sa mère tel qu’il était au moment où, prenant hâtivement congé d’elle la veille, il l’avait mise, en deux mots, au courant des confidences d’Isabelle, le vieux visage tendu et attristé se dessina en traits précis devant ses yeux.

Sans qu’il sût pourquoi, l’attention muette que sa mère avait prêtée à la communication incomplète des événements lui avait pesé comme du plomb. Quand il s’était tu, elle avait gardé un long silence, plein de choses qui semblaient se dérober, puis elle avait dit sourdement :

— Va, fais ton devoir d’honnête homme, quel qu’il soit ; va, et reviens bientôt. Oh ! comme tu vas me manquer ici mon enfant !

Il s’était enfui sans répondre, pressentant sous le vague des paroles autre chose qu’une secrète-participation à ses propres inquiétudes, oui, une sorte de prescience ouvrant sur les possibilités de l’avenir une perspective beaucoup plus lointaine.

Pas une fois, pendant le trajet de la nuit, le souvenir de sa courte entrevue avec sa mère ne l’avait dominé. Il l’avait relégué au fond de sa mémoire et il avait réussi à le tenir inactif dans l’obscurité de sa prison. Mais la réminiscence inquiétante, avec son sens cruel et complet, venait de sortir toute vivante des replis de sa conscience, et Jacques l’interrogeait face à face, le cœur rebelle :

— Ton devoir d’honnête homme ! Pourquoi ? Qu’avez-vous voulu dire par là ?

Une seconde fois le cri de la sirène vibra, et sur la nappe lisse du fleuve une masse noire évolua lentement avec un bruit de roues et un clapotis d’eau remuée. Toutes les lumières multicolores reflétées au fond de l’eau entremêlèrent leurs rayons, les confondirent, les brouillèrent.

Jacques répéta une troisième fois :

— Ton devoir d’honnête homme !

Et il s’en alla.

Quelques heures plus tard il roulait de nouveau vers sa patrie d’adoption.