Révolution chrétienne et Révolution sociale/Chapitre X.

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CHAPITRE X


RÉVOLUTION FRANÇAISE. — BABEUF : ENTRÉE
EN SCÈNE DU SOCIALISME


La vieille société féodale, qui avait duré quinze siècles, s’écroula en 1789 au souffle de l’esprit nouveau.

Héritiers, à leur insu, des grands martyrs hérétiques, Voltaire, Rousseau, ces déistes, Diderot, cet athée, avaient jeté la semence d’une rénovation. Et, tandis que, dans les campagnes, sous le poids des misères accumulées, les petits-fils des Jacques allaient, farouches, par bandes, brûlant les châteaux, pendant les seigneurs, dans les cités, les hommes s’éveillaient à la conscience et à la vie, des idées couraient comme des frissons à la surface du corps social, la genèse d’un monde s’élaborait.

Huit mois d’émeutes et trois cents insurrections locales précédèrent le coup de foudre du 14 juillet qui, frappant à mort le vieil arbre, fut le signal de la tempête.

La marée des idées et des événements dura cinq années et couvrit tout, découronnant les Tuileries, déracinant les trônes. Puis, comme il y avait eu le flux, il y eut le reflux. Les plus révolutionnaires des novateurs furent guillotinés, les autres pactisèrent avec l’ennemi, les idées se mitigèrent : la fusion entre le monde du passé et celui de l’avenir s’accomplit.

Profitant de la lassitude générale, de l’écrasement des nobles, de l’ignorance du peuple, la classe moyenne, — moyenne en tout, en conceptions, en courage — accapara pouvoir et capitaux ; en un mot, escamota la Révolution.

Certes, on ne peut faire un crime aux hommes d’alors de n’avoir pas prévu l’évolution industrielle et commerciale du siècle qui allait suivre. La science sociale, même de nos jours, est encore trop imparfaite pour permettre d’entrevoir l’avenir autrement que dans ses grandes lignes. Il n’en est pas moins vrai que les représentants du Tiers s’attribuèrent le butin de la victoire avec un égoïsme monstrueux : « Les révolutions qui se sont passées depuis trois ans, écrivait Lepelletier de Saint-Fargeau, ont tout fait pour les autres classes de citoyens, presque rien encore pour la plus nécessaire peut-être, pour les citoyens prolétaires dont la seule propriété est dans le travail. La féodalité est détruite, mais ce n’est pas pour eux ; car ils ne possèdent rien dans les campagnes affranchies. »

Si l’industrialisme gigantesque du xixe siècle était difficile à prévoir, tout au moins, les législateurs qui s’arrogèrent une autorité plus absolue que celle d’un monarque eussent-ils pu trouver des solutions équitables pour favoriser l’émancipation du prolétariat agricole. La propriété foncière reprise aux seigneurs eût pu être transformée en propriété communale, accessible à tous les paysans. Mais les plus hardis de ces révolutionnaires politiques reculèrent devant une transformation propriétaire ; d’ailleurs, toute la tourbe des agioteurs affluait, agitant des assignats, le nouvel État avait besoin d’argent, et le sol, morcelé à l’infini, fut attribué aux seuls assez riches pour le payer. Les misérables hors d’état d’acheter des biens nationaux devinrent des salariés.

L’ancien régime avait eu deux sortes d’adversaires :

Les idéologues, qui revendiquaient le droit de penser et rêvaient de substituer au dogme du droit divin un contrat social dont ils seraient les rédacteurs ;

Les matérialistes, qui voulaient, avant tout, conquérir le droit à la vie.

Les premiers proclamèrent les Droits de l’Homme, firent et défirent quatre constitutions et entrèrent dans l’histoire drapés en philosophes législateurs.

Les seconds jetèrent bas les nids féodaux, rasèrent les églises, prirent possession du sol, emportèrent la Bastille au 14 juillet, les Tuileries au 10 août, coururent spontanément à la frontière refouler l’invasion monarchique, violèrent la Convention rebelle et ne s’arrêtèrent qu’exténués, décimés, trahis par leurs anciens meneurs devenus leurs maîtres. Toute la grosse besogne de la Révolution a été faite par eux et, pour prix, ils n’ont récolté qu’épithètes ignominieuses.

Le Tiers-État ayant triomphé dans la nation et les avocats dans le Tiers, Robespierre devint le pontife de la Révolution. Il était bien l’homme du moment et de la caste arrivée : assez politique pour surmonter les embûches des partis, assez ferme pour frapper sans pitié à droite et à gauche ; du reste, ignorant tout du peuple. Ces métaphysiciens étatistes ne dépassaient guère l’enceinte de la Convention, tout au plus celle du club des Jacobins où se mijotaient les popularités.

D’autres hommes, vivant plus près des déshérités, virent où était la plaie et, sincèrement, cherchèrent le remède. Jacques Roux, qui conduisait les faubourgs à l’assaut des accapareurs ; Chaumette, Vincent, Hébert, qui rêvaient Commune bonne mère assurant à tous la suffisante vie ; après eux, Babeuf, qui proclama non plus Commune mais Communisme, furent les précurseurs d’une révolution à venir, fille de la première ; de leur sang est né le socialisme moderne. Alors que la masse, enfiévrée par ses tribuns, mourait pour des abstractions, que la religion de la Patrie, des Droits de l’homme et des immortels principes, entée sur un vague déisme, disputait la place au vieux culte proscrit, les enragés prêchant la satisfaction des besoins matériels et déclarant le riche aussi despote que le noble, jetaient les germes de cette révolution prolétarienne dont notre fin de siècle est destinée à accoucher.

Les besoins matériels du peuple, vraiment ils s’en souciaient les idéologues qui répondaient par des déclarations de principes à la clameur des déshérités demandant du pain ! « Âmes de boue qui n’estimez que l’or, je ne veux point toucher à vos trésors, quelque impure qu’en soit la source ! » déclamait imbécilement Robespierre défendant la propriété, et il ajoutait : « Il s’agit bien plus de rendre la pauvreté honorable que de proscrire l’opulence. » Et tous les puritains du jour, jouisseurs du lendemain, d’applaudir l’incorruptible.

Il y eut, cependant, parmi ces bourgeois quelques hommes de cœur, mais, en général, leur amour des mots les empêcha de voir clair dans les faits : brisant les liens corporatifs, bien lourds à la vérité, ils isolaient le travailleur des villes, livré désormais à la merci de l’exploiteur. Prescrivant le rachat des terres reprises aux seigneurs par les paysans, ils privaient de tout droit à la propriété rurale des millions de prolétaires qui n’avaient pu, comme les robins et les marchands, économiser de gros écus. Le servage économique allait succéder au servage féodal.

Dès le premier jour, les représentants de la bourgeoisie louvoyèrent entre le roi qu’ils voulaient abattre et le peuple qu’ils voulaient évincer. Ce peuple, animalisé par des siècles de servage et aveuglé soudain par la liberté, comme par une lumière trop vive, les épouvantait. Leur écrivain, Taine, l’a comparé à un éléphant pris de rage. Aussi, tous les efforts des nouveaux gouvernants tendirent-ils à maîtriser cette force énorme : pour y arriver, ils édifièrent une nouvelle autorité, celle de la Loi, plus équitable en apparence que celle du monarque absolu, mais mille fois plus tyrannique, car, sourde, aveugle, impersonnelle et, par conséquent, invulnérable, elle frappait le peuple au nom du peuple lui-même.

Voltairiens hypocrites, ils rouvrirent la porte au clergé après l’avoir, pensaient-ils, domestiqué. On se trompe, en croyant que Bonaparte, seul, restaura le catholicisme : Bonaparte, en dépit de ses capacités militaires et de son talent encore plus réel de metteur en scène, ne fut que l’homme de la bourgeoisie tripoteuse et chauvine, chauvine parce que la guerre lui permettait d’agioter et d’accaparer sans bruit les capitaux. Cette bourgeoisie, lassée des orages révolutionnaires, était trop pratique pour emboîter le pas aux piètres avocats des Conseils. Avide de consolider ses conquêtes, elle s’appuya sur l’épée du premier ambitieux venu. Au fait, qu’était Bonaparte ? un parvenu, lui aussi, affichant bien haut son intention de se faire médiateur entre deux siècles rivaux : comment toute la classe des juste-milieu ne l’eût-elle pas suivi ?

On rendit les prêtres, on rouvrit les églises à ce peuple auquel, déclare M. Prudhomme, il faut bien une religion, bon peuple assez naïf pour tout croire et assez patient pour tout supporter, à condition d’être heureux dans l’autre vie sinon dans celle-ci. L’homme de brumaire et du Concordat prononça plus tard le mot juste de la situation : « Quant à moi, je ne vois pas dans la religion le mystère de l’incarnation mais le mystère de l’ordre social ; elle rattache au ciel une idée d’égalité qui empêche que le riche ne soit massacré par le pauvre. »

L’absorption ou, pour mieux dire, l’étouffement de la Révolution française par Bonaparte fut un phénomène à la fois d’ordre politique, économique et moral.

D’ordre politique, — psychologique en même temps, — l’exaltation n’est jamais de longue durée ; le corps social, après d’aussi fortes oscillations, tendait à reprendre son centre de gravité. À l’enthousiasme pour les choses neuves, pour les constitutions, pour les droits, pour la patrie en danger, avait succédé la fatigue des orages révolutionnaires, l’énervement des harangues grandiloquentes, des cérémonies théâtrales, des drames et des comédies parlementaires, la haine des taxes et du maximum pour les commerçants, du cours forcé pour ceux que l’on payait en assignats, des mesures vexatoires pour tous.

« La France, disent les frères de Goncourt (Histoire de la Société française pendant le Directoire), lasse de dieux, de tribuns, de héros, de bourreaux ; lasse de luttes, d’efforts, de cris, d’anathèmes, d’enthousiasmes, de fièvres, d’ivresses, de tempêtes, de triomphes, d’angoisses ; — la France lasse de révolutions, de coups d’État, de constitutions, de législatures, lasse de 10 août, lasse de Thermidor, lasse de prairial, lasse de Fructidor ; — lasse de vaincre, lasse d’être sauvée ; — la France lasse de Belgique soumise, d’Italie conquise, la France à qui toutes les aigles d’Allemagne portées aux Invalides ne feraient pas tourner la tête ! — la France lasse d’escalader le ciel, d’amasser les empires, d’accaparer le monde ; la France assouvie de gloire ; la France brisée, couchée sur un matelas de cadavres, couchée sur un lit de lauriers ; la France épuisée d’hommes, d’argent, de crimes, d’idées, d’éloquence ; — la France, comme Mirabeau mourant, ne demandant aux médecins de ses destinées qu’une chose, une seule chose : — dormir », crut, en se jetant dans les bras de Bonaparte, avoir trouvé le repos.

D’ordre économique : la grande lutte industrielle et commerciale commençait. Les liens des vieilles corporations ayant été tranchés, les initiatives purent plus librement surgir et se faire place. Les écrivains comme Drumont, qui voudraient nous ramener au bon vieux temps, feignent de regretter cet emprisonnement du prolétaire dans des corporations fermées, jalouses, ennemies les unes des autres et savamment hiérarchisées. « Il y avait plus de solidarité », gémissent-ils, mais cette solidarité lourde, autoritaire, imposée par des règlements et non par la conscience, était devenue insupportable à tous et, lorsque l’Assemblée constituante abolit jurandes, maîtrises et privilèges corporatifs, un cri de joie s’échappa des poitrines ouvrières.

Seulement, on tomba dans un excès tout opposé, — chose fréquente en temps de révolution. Qu’allait être le développement de l’industrie et du commerce, sinon une grande bataille entre producteurs ? Et, dans cette bataille, les mieux armés, c’est-à-dire les plus intelligents ou les plus riches, allaient fatalement écraser leurs infortunés rivaux. Plus tard, la vapeur, dont on commençait vaguement à entrevoir le rôle immense, devait, annihilant de plus en plus la petite industrie, créer tout un peuple de salariés usant leur vie à édifier pour leurs maîtres des fortunes énormes.

Au point de vue de la production agricole, même phénomène. Les plus perspicaces des conventionnels avaient compris que la Révolution, si profondément paysanne jusqu’en 93, n’aurait de vitalité que si elle assurait à tous ce complément indispensable de la liberté, le bien-être, par la possession d’un capital productif. Et quel capital plus productif que la terre ? Toute une école d’économistes, les physiocrates, avait prêché le retour à cette mère commune, trop négligée pour les grandes villes, ces foyers de corruption physique et morale.

Mais comment s’effectuerait ce retour à la terre qui, fécondée par un travail opiniâtre, décuplerait de fertilité ? (Jamais le sol, constate Michelet, ne fut mieux travaillé que pendant l’année qui suivit la dépossession des seigneurs). Les plus avancés, obéissant malgré eux à leur rage de pasticher les vieilles formes romaines, rêvaient partage et loi agraire. Avant Babeuf, nul d’entre eux n’osa concevoir un état social où les sources de production rendues communes, c’est-à-dire indivisibles et inaliénables, donneraient à tous les humains la jouissance des produits.

La révolution de 1789 fut, en effet, nettement individualiste. De là, vint le développement intellectuel et aussi l’asservissement économique du prolétariat : l’individu, annihilé pendant des siècles, courbé de par le dogme, de par le roi, de par le seigneur, entravé dans chacun de ses mouvements, fut pris d’une soif immodérée d’expansion : son premier cri fut : « Liberté ! » liberté de penser, liberté aussi d’exploiter ou de se faire exploiter.

Pour effectuer et poursuivre cette exploitation, les nouveaux maîtres, c’est-à-dire les bourgeois possesseurs de capitaux, avaient besoin d’un homme qui maintînt la paix au-dedans, déclarant la révolution terminée et qui imposât par la guerre l’écoulement des produits français sur les marchés européens, en même temps qu’il userait par les conquêtes l’esprit révolutionnaire du peuple.

Et, pendant que les va-nu-pieds qui s’étaient levés pour aller à Jemmapes et à Valmy, frissonnant aux mots de patrie et de liberté, continuaient, rompus par l’habitude, le cerveau obscurci par la fumée des batailles, à suivre le drapeau tricolore dans ses pérégrinations, à Berlin, à Vienne, à Madrid, à Moscou, les détenteurs d’écus, succédant aux agioteurs sur les assignats, accaparaient à vil prix les terres manquant de bras par suite du départ aux armées des ci-devant serfs de la glèbe.

Dans l’ordre moral : ce n’est pas en quelques années qu’un peuple façonné depuis quinze siècles à la servitude, peut secouer le joug de l’atavisme. L’esprit de soumission lui a été transmis dans le sang par ses pères. Jeté hors de ses vieilles habitudes par des événements terribles, il tend à y revenir dès que le moteur qui le faisait agir n’existe plus, semblable au pendule qui, après avoir été violemment secoué, tend bientôt à reprendre le cours de ses oscillations isochrones.

Il s’en faut que, dans les étapes de l’humanité, l’évolution morale ait marché de pair avec le progrès des idées. Actuellement, il ne manque pas d’athées qui vont à la messe et de partisans de l’union libre qui se marient : nombre de conservateurs endurcis déclarent, dans l’intimité, que les conceptions socialistes et même anarchistes leur semblent parfaitement justifiées. « Nous ressemblons, a très bien dit un écrivain, à ces Canaques ou à ces Indiens qui, amenés tout enfants dans nos écoles, s’assimilent avec une surprenante facilité les éléments de nos sciences sans pouvoir s’adapter à nos conditions sociales et qu’un irrésistible instinct rappelle à la vie sauvage dès qu’ils ont atteint l’âge d’homme. »

Évolution, révolution, réaction, tel est l’ordre fatal dans lequel l’humanité s’achemine vers le progrès indéfini. Vienne l’heure et, comme dans ces gigantesques marées d’équinoxes, la vague humaine s’élance avec une force irrésistible pour se replier ensuite sur elle-même après avoir balayé tout ce qui pouvait lui faire obstacle.

L’agent le plus actif des révolutions et des réactions a toujours été la femme. Ce fut elle qui reçut et infiltra dans la société païenne le christianisme. Écrasée, soumise aux caprices du maître époux, répudiable lorsqu’elle avait cessé de plaire, esclave du gynécée ou du lupanar, elle avait communiqué à la doctrine nouvelle tous les élans de son âme, toutes les ardeurs de son mysticisme ; enthousiaste et tenace à l’excès, nul ne fut meilleur propagandiste.

Une fois vainqueur, le christianisme se montra ingrat. Au lieu d’élever la femme à la hauteur de l’homme, il se contenta de river sa chaîne en proclamant l’indissolubilité du mariage. C’était tomber d’un excès dans un autre, à une situation instable et humiliante substituer l’esclavage perpétuel. Bon pour la caste princière ces divorces hypocrites que l’Église, toujours accommodante avec les puissances, autorisait sous le nom d’annulations. Mais l’épouse du bourgeois ou du rustre était livrée pour toujours à la tyrannie du mâle, vassal au dehors, roi au foyer. Esclave de l’esclave, sur elle pesaient toutes les misères ; qu’on juge si Jacques Bonhomme, bafoué, torturé, rançonné, était assez porté à abuser de sa double autorité paternelle et maritale.

Maltraitée chez le gueux, domestiquée, mise sous cloche chez le bourgeois et même chez le seigneur jusqu’au xvie siècle, époque où la Réforme fit pénétrer une lueur d’émancipation, claquemurée au couvent lorsqu’on voulait s’en débarrasser, la femme fut le grand souffre-douleurs du moyen âge. De cette compression, elle sortit broyée au physique et au moral, inerte ou névrosée.

La révolution de 1789, n’en déplaise aux panégyristes bourgeois, fut l’œuvre des passionnés plus que des raisonneurs. Ceux qui prirent la Bastille et rasèrent les nids féodaux étaient gens grossiers, ignorant Rousseau et les encyclopédistes, ne sachant pas lire pour la plupart. Rien ne ressemble moins à un logicien qu’un homme d’action : l’un est tout cerveau, l’autre est tout muscles. Entraînés par la force de la situation, aiguillonnés par la misère, avec l’intuition vague qu’ils avaient des siècles de servitude à venger, les plébéiens se levèrent.

Tout de suite, la femme fut de leur côté : à Montlhéry, pendant la grande disette, ce sont des femmes qui éventrent les sacs de blé à coups de ciseaux. À Paris, ce sont elles qui, en octobre, vont à Versailles chercher le boulanger. Et, dans ces journées où la multitude grondante essaie ses forces avant de donner au pouvoir l’assaut définitif, qui donc, apparaissant à la tête des faubourgs, guide l’attaque ? Théroigne. Qui anime la résistance ? Antoinette.

La force d’une révolution peut se mesurer infailliblement à la part qu’y prend la femme. Pendant quatre ans, des salons aux mansardes, elle est pour : et la vague géante, comme obéissant à une invisible magicienne, continue à s’avancer. Quatre-vingt-treize marque la période culminante, le sinistre se mêle de plus en plus à l’héroïque, mais la situation est si grave, il ne faut pas chicaner sur les remèdes à employer et puis l’enthousiasme n’est pas encore usé ! mais 94 multiplie les hécatombes, les fervents de la veille s’exterminent sur les débris du trône renversé. Après la reine, l’Autrichienne détestée, ce sont des jeunes filles inoffensives qu’on immole ou de vieilles folles comme Catherine Théot ; le sentiment populaire se trouble, il va s’indigner : les froids jacobins, qui ont jeté au panier les têtes de ces grands passionnés, remueurs de foules, Danton, Hébert, Clootz, sont perdus. Parfois vaillantes comme Charlotte Corday, toujours féroces, nobles dames, prostituées ou vendéennes, des créatures charmantes et furieuses bondissent avec des élans de tigresse : malheur à leurs victimes ! jacobines fouettées, sans-culottes assommées, le poignard du bandit et l’épée du ci-devant venant en aide à la guillotine dans sa besogne contre-révolutionnaire, les fougueux tribuns de la veille, captifs, comme Tallien et Barras, de ces séduisants démons, le débordement de toutes les luxures, — ah ! on les avait voulues républicaines et austères, eh ! bien, les voilà dévotes royalistes et courtisanes : c’est l’époque des bas fleurdelysés, des robes de linon, des étoffes transparentes et des poitrines nues : Vénus et Marie liguées contre Marianne. « Le 9 thermidor, a dit Michelet, fut la réaction de la femme. »

C’en est fait : comme un ressort qui, tendu jusqu’au bout, se détend ensuite sans interruption, la contre-révolution poursuit sa marche inexorable. Les unes après les autres, les têtes tombent : têtes de jacobins après têtes d’anarchistes, têtes de modérés, têtes de libéraux, têtes de suspects : la terreur a changé de camp.

Et, c’est à ce moment où la Révolution, délaissée par la masse prolétarienne qu’elle n’a pas su émanciper, semble à l’agonie, qu’une poignée d’hommes complote une révolution autrement profonde. « Du pain et la Constitution de 93 ! » avaient clamé, en prairial 95, cent mille affamés déferlant en houle humaine sur la Convention. Un an plus tard, avec Babeuf, Darthé, Buonarotti, Sylvain Maréchal, le communisme apparaissait, revendiquant non plus un morceau de pain, mais le tout à tous.

Babeuf et Darthé payèrent de leur vie ce beau rêve : c’est le sort des novateurs. Mais ce communisme hâtif et basé sur le sentiment plus que sur l’étude une fois vaincu, le torrent d’idées auxquels eux avaient donné passage ne fut pas tari : il filtra dans les profondeurs et s’y creusa un lit : il reparaîtra plus tard. La tentative révolutionnaire des babouvistes eut pour résultat de poser nettement le problème social ; sans eux, qui sait si Fourier, Saint-Simon, Cabet et nombre de penseurs du xixe siècle ne seraient pas passés inaperçus !