Aller au contenu

Racine et Shakespeare (édition Martineau, 1928)/Racine et Shakspeare II/Lettre VII

La bibliothèque libre.
Texte établi par Henri MartineauLe Divan (p. 151-154).
◄  Lettre VI
Racine et Shakspeare II

LETTRE VII

Le Romantique au Classique.


Paris, le 1er mai 1824.



Quoi, monsieur, vous croyez les Débats une autorité en littérature !

Faut-il donc troubler le repos de ces vieux rhéteurs qui vivent encore sur l’esprit de Geoffroy ? Depuis que la mort de cet homme amusant faillit tuer leur journal, ce corps d’anciens critiques a été soutenu par le talent vivant de M. Fiévée ; mais il ne se recrute pas. Ce sont des hommes qui, depuis 1789, n’ont pas admis une idée nouvelle, et, ce qui achève de déconsidérer leurs doctrines littéraires, c’est qu’ils sont enchaînés par le caissier du journal. Quand ces messieurs le voudraient, les propriétaires des Débats, véritables Girondins de la réaction royaliste, ne leur permettraient pas de louer une chanson de Béranger ou un pamphlet de Courier.

L’homme d’esprit dont la lettre A[1] signe les jolis articles passe pour l’un des plus fermes soutiens des idées surannées. Quand ils sont de lui, on trouve de l’agrément et des traits piquants dans les articles ordinairement si tristes que les Débats consacrent à gronder la génération actuelle de ce qu’elle ne pense pas comme en 1725. Dernièrement, lorsque ce journal a osé attaquer l’un des géants de la littérature libérale, M. de Jouy, c’est M. A. qui a été chargé de plaisanter cet homme célèbre sur le soin qu’il prend de nous faire connaître qu’il est fort gai, et d’orner de son portrait, comme il dit, chaque nouvel ouvrage qu’il donne au public. M. A. est même allé jusqu’à faire à M. de Jouy des interpellations d’un genre plus sérieux ; il l’a accusé d’ignorance ; il a rappelé le mot latin agreabilis, peu agréable, dit-on, à l’auteur de Sylla, etc., etc. Je ne sais jusqu’à quel point tous ces reproches sont fondés ; mais voici un petit exemple du profond savoir de MM. les écrivains classiques.

Dans le numéro du Journal des Débats du 22 mai 1823, M. A. entreprend de rendre compte en trois énormes colonnes, car les Classiques sont lourds, de je ne sais quel ouvrage dans lequel M. le vicomte de Saint-Chamans attaque les romantiques. M. A. nous dit :

« Du temps de l’Homme aux quarante ëcus, un Écossais, M. Home, critiquait les plus beaux endroits de l’Iphigénie de Racine, comme aujourd’hui M. Schlegel critique les plus beaux endroits de Phèdre ; et de même que l’Allemand de nos jours, l’Écossais de cette époque donnait le divin Shakspeare comme le vrai modèle du goût. Il citait, comme exemple de la belle manière de faire parler les héros de la tragédie, un discours de lord Falstaff, chef de la justice, qui, dans la tragédie de Henri IV, présentant au roi un prisonnier qu’il vient de faire, lui dit avec autant d’esprit que de dignité : — Sire, le voilà ; je vous le livre ; je supplie Votre Grâce de faire enregistrer ce fait d’armes parmi les autres de cette journée, ou… je le ferai mettre dans une ballade avec mon portrait à la tête… Voilà ce que je ferai, si vous ne rendez ma gloire aussi brillante qu’une pièce de deux sous dorée et alors vous verrez dans le clair ciel de la renommée ternir votre gloire comme la pleine lune efface les charbons éteints de l’élément de l’air, qui ne paraissent autour d’elle que comme des têtes d’épingles. J’ai cru devoir passer quelques expressions, par trop romantiques aussi. »

Quel est l’écolier qui ne sait pas aujourd’hui que Falstaff n’est point un grand juge ni un lord, mais bien un faux brave plein d’esprit, personnage fort plaisant, aussi célèbre en Angleterre que Figaro l’est en France ? Faut-il accuser les rhéteurs classiques de mauvaise foi ou d’ignorance ? Ma foi, je suis pour l’ignorance. Je craindrais d’abuser de votre patience si je vous présentais d’autres exemples du savoir de ces messieurs dans tout ce qui ne tient pas à la littérature ancienne. M. Villemain, l’un d’eux, celui qui, au dire de son propre journal, réfute, et de si haut[2], les erreurs des romantiques, va jusqu’à placer le fleuve de l’Orénoque dans l’Amérique du Nord[3]

Agréez, etc.


  1. De Féletz. N. D. L. É.
  2. Débats de mars 1823.
  3. Quatorzième liv. des Théâtres étrangers, pag. 325.