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Racine et Shakespeare (édition Martineau, 1928)/Racine et Shakspeare II/Lettre VIII

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Texte établi par Henri MartineauLe Divan (p. 155-165).
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Racine et Shakspeare II

LETTRE VIII

Le Romantique au Classique.


Andilly, le 3 mai 1824



Vous me dites, monsieur, que je ne trouve de raisons que pour détruire ; que jamais je ne m’élève au-dessus du facile talent de montrer des inconvénients. Vous m’accordez que les journaux libéraux mènent la jeunesse ; que le Journal des Débats, tout en jugeant Shakspeare et Schiller sans les avoir lus, égare l’âge mûr, qui, comme la jeunesse, n’aime point à lire des chefs-d’œuvre nouveaux qui donneraient la fatigue de penser, mais veut aussi des phrases toutes faites. Le genre dramatique, celui de tous qui a le plus illustré la France, est stérile depuis bien des années ; l’on ne traduit à Londres et à Naples que les charmantes pièces de M. Scribe ou les mélodrames. Que faut-il faire ?

1o Confier l’exercice de la censure à des hommes doux et raisonnables, qui permettent toutes choses à M. Lemercier, à M. Andrieux, à M. Raynouard et autres personnes sages ennemies du scandale.

2o Détrôner la gloire des premières représentations. En Italie, ces premières représentations sont presque entièrement sans importance. Tout opéra nouveau, quelque mauvais qu’il soit, se donne trois fois ; c’est le droit du maestro, vous dit-on. Le Barbier de Séville de Rossini ne fut pas achevé à Rome le premier jour, et ne triompha que le lendemain.

Ne serait-il pas raisonnable d’imposer à nos théâtres la loi de jouer trois fois les pièces nouvelles ? La toute-puissante police ne pourrait-elle pas exclure absolument les billets gratis de ces trois premières représentations ?

S’il était sage, le public qui se serait ennuyé le premier jour ne reviendrait pas le second. Mais que nous sommes loin, grand Dieu, de porter tant de tolérance dans la littérature ! Notre jeunesse, si libérale lorsqu’elle parle de charte, de jury, d’élections, etc., en un mot du pouvoir qu’elle n’a pas, et de l’usage qu’elle en ferait, devient aussi ridiculement despote que quelque petit ministre que ce soit, dès qu’elle a elle-même quelque pouvoir à exercer. Elle a au théâtre celui de siffler ; eh bien ! non-seulement elle siffle ce qui lui semble mauvais, rien de plus juste ; mais elle empêche les spectateurs qui s’amusent de ce qui lui semble mauvais de jouir de leur plaisir.

C’est ainsi que les jeunes libéraux, excités par le Constitutionnel et le Miroir, ont chassé les acteurs anglais du théâtre de la Porte-Saint-Martin, et privé d’un plaisir fort vif les Français qui, à tort ou à raison, aiment ce genre de spectacle. On sait que les sifflets et les huées commencèrent avant la pièce anglaise, dont il fut impossible d’entendre un mot. Dès que les acteurs parurent, ils furent assaillis avec des pommes et des œufs ; de temps en temps on leur criait : Parlez français ! En un mot, ce fut un beau triomphe pour l’honneur national !

Les gens sages se disaient : « Pourquoi venir à un théâtre dont l’on ne sait pas le langage ? » On leur répondait qu’on avait persuadé les plus étranges sottises à la plupart de ces jeunes gens ; quelques calicots allèrent jusqu’à crier : À bas Shakspeare, c’est un aide de camp du duc de Wellington !

Quelle misère ! quelle honte pour les meneurs comme pour les menés ! Entre la jeunesse si libérale de nos écoles et la censure, objet de ses mépris, je ne vois aucune différence. Ces deux corps sont libéraux également, et c’est avec les mêmes égards pour la justice qu’ils proscrivent les pièces de théâtre qui ne leur conviennent pas. Le genre de leurs raisonnements est le même, la force. Or, on sait quel sentiment la force excite dans les cœurs lorsqu’elle se sépare de la justice.

Au lieu de vouloir juger d’après des principes littéraires et défendre les saines doctrines[1], que nos jeunes gens ne se contentent-ils du plus beau privilège de leur âge, avoir des sentiments ? Si de jeunes Français de vingt ans, habitant Paris, et formés au raisonnement par les leçons des Cuvier et des Daunou, savaient écouter leur propre manière de sentir, et ne juger que d’après leur cœur, aucun public en Europe ne serait comparable à celui de l’Odéon. Mais peut-être alors n’applaudirait-on pas des vers tels que

L’âge de ses aïeux touche au berceau du monde.
Le Paria.

Un bibliothécaire de mes amis, qui affiche les opinions classiques, faute de quoi il pourrait bien perdre sa place, vient de me donner, en secret, la liste des ouvrages qui sont le plus souvent demandés à sa bibliothèque. Ainsi que dans les cabinets littéraires de la rue de l’Odéon, on y lit bien plus Laharpe que Racine et Molière.

La grande célébrité de Laharpe a commencé après sa mort. Pédant assez mince de son vivant, car il ne savait pas le grec et peu le latin, et dans la littérature française ne se doutait pas de ce qui a précédé Boileau, il est devenu un père de l’église classique, voici comment :

Lorsque Napoléon suspendit la révolution, et crut, comme nous, qu’elle était finie, il se trouva toute une génération qui manquait entièrement d’éducation littéraire. Cette génération savait cependant qu’il y avait une littérature ancienne ; elle attendait des jouissances des pièces de Racine et de Voltaire. Au retour de l’ordre, chacun songea d’abord à avoir un état, l’ambition fut une fièvre. Aucun de nous n’eut l’idée que du nouvel ordre de choses lui-même dans lequel nous entrions, il pût naître une littérature nouvelle. Nous étions Français, c’est-à-dire ne manquant pas de vanité, et pleins du désir non de lire Homère, mais de juger Homère. Le Cours de Laharpe, célèbre dès 1787, se trouva là à point nommé pour répondre à nos besoins. De là son immense succès.

Comment faire oublier à nos élèves en droit ce code de la littérature ? Attendre qu’il soit usé ? Mais alors il faut perdre trente ans. Je ne vois qu’une ressource : il faut le refaire, il faut présenter à l’avide vanité de nos jeunes gens seize volumes de jugements tout faits sur toutes les questions littéraires qu’on est exposé à rencontrer dans les salons.

Mais, me dites-vous, prêchez une doctrine saine, lumineuse, philosophique, et vous ferez oublier les phrases de Laharpe. — Pas du tout. La pauvre littérature éprouve le malheur qu’il y a d’être à la mode : les gens pour qui elle n’est pas faite veulent à toute force en parler.

Ici, monsieur, j’éprouve la vive tentation d’ajouter vingt pages de développements. Je voudrais foudroyer les intolérants classiques ou romantiques, donner les principales idées d’après lesquelles, dans mon nouveau Cours de littérature en seize volumes, je jugerai les morts et les vivants, etc.[2]. Ne craignez rien toutefois, au milieu du vif intérêt de nos circonstances politiques, je tiens que toute brochure qui a plus de cent pages, ou tout ouvrage qui compte plus de deux volumes, ne trouvera jamais de lecteurs.

Au reste, monsieur, les Romantiques ne se dissimulent point qu’ils proposent aux Parisiens la chose du monde la plus difficile : réfléchir l’habitude. Dès qu’il ose déserter l’habitude, l’homme vaniteux s’expose à l’affreux danger de rester court devant quelque objection. Peut-on s’étonner que de tous les peuples du monde le Français soit celui qui tienne le plus à ses habitudes ? C’est l’horreur des périls obscurs, des périls qui forceraient, à inventer des démarches singulières et peut-être ridicules, qui rend si rare le courage civil.

Il me reste, monsieur, à solliciter votre indulgence pour la longueur de mes lettres, et surtout pour la simplicité non piquante de mes phrases. J’ai rejeté, pour être clair, bien des aperçus nouveaux qui auraient fait grand plaisir à ma vanité. J’ai voulu non seulement être lucide, mais encore ôter aux gens de mauvaise foi l’occasion de s’écrier : Grand Dieu ! que ces romantiques sont obscurs dans leurs éclaircissements !

Je suis avec respect, etc.


  1. M. Duviquet, Débats du 12 novembre 1824.
  2. 1o Jamais de combats sur la scène, jamais d’exécutions ; ces choses sont épiques et non dramatiques. Au dix-neuvième siècle le cœur du spectateur répugne à l’horrible, et lorsque, dans Shakspeare, on voit un bourreau s’avancer pour brûler les yeux à de petits enfants, au lieu de frémir, on se moque des manches à balai peints en rouge par le bout, qui jouent le rôle de barres de fer rougies.

    2o Plus les pensées et les incidents sont romantiques (calculés sur les besoins actuels), plus il faut respecter la langue, qui est une chose de convention dans les tours non moins que dans les mots, et tâcher d’écrire comme Pascal, Voltaire et la Bruyère. Les nécessités et les exigences de messieurs les doctrinaires paraîtront aussi ridicules dans cinquante ans que Voiture et Balzac le sont maintenant. Voyez la préface de l’Histoire des ducs de Bourgogne.

    3o L’intérêt passionné avec lequel on suit les émotions d’un personnage constitue la tragédie : la simple curiosité qui nous laisse toute notre attention pour cent détails divers, la comédie. L’intérêt que nous inspire Julie d’Étanges est tragique. Le Coriolan de Shakspeare, est de la comédie. Le mélange de ces deux intérêts me semble fort difficile.

    4o À moins qu’il ne soit question de peindre les changements successifs que le temps apporte dans le caractère d’un homme, peut-être trouvera-t-on qu’il ne faut pas, pour plaire en 1825, qu’une tragédie dure plusieurs années. Au reste, chaque poëte fera des expériences à la suite desquelles il est possible que l’espace d’une année soit trouvé le terme moyen convenable. Si on prolongeait la tragédie beaucoup au delà, le héros de la fin ne serait plus l’homme du commencement. Napoléon affublé du manteau impérial en 1804 n’était plus le jeune général de 1796, qui cachait sa gloire sous la redingote grise, qui sera son costume dans la postérité.

    5o C’est l’art qu’il faut dérober à Shakspeare, tout en comprenant que ce jeune ouvrier en laine gagna cinquante mille francs de rente en agissant sur des Anglais de l’an 1600, dans le sein desquels fermentaient déjà toutes les horreurs noires et plates qu’ils voyaient dans la Bible, et dont ils firent le puritanisme. Une bonne foi naïve et un peu bête*, un dévouement parfait, une sorte de difficulté à être ému par les petits incidents et à les comprendre, mais en revanche une grande constance dans l’émotion et une grande peur de l’enfer, séparent l’Anglais de 1600 des Français de 1825. C’est cependant à ceux-ci qu’il faut plaire, à ces êtres si fins, si légers, si susceptibles, toujours aux aguets, toujours en proie à une émotion fugitive, toujours incapables d’un sentiment profond. Ils ne croient à rien qu’à la mode, mais simulent toutes les convictions, non point par hypocrisie raisonnée comme le cant des hautes classes anglaises, mais seulement pour bien remplir leur rôle aux yeux du voisin.

    Le major Bridgenort de Pévéril du Peak, dont le père avait vu Shakspeare, agit avec une bonne foi morose et sombre d’après des principes absurdes ; notre morale est à peu près parfaite, mais en revanche on ne trouve plus de dévouement sans bornes que dans les adresses insérées au Moniteur. Le parisien ne respecte que l’opinion de sa société de tous les jours, il n’est dévoué qu’à son ameublement d’acajou. Pour faire des drames romantiques (adaptés aux besoins de l’époque), il faut donc s’écarter beaucoup de la manière de Shakspeare, et par exemple ne pas tomber dans la tirade chez un peuple qui saisit tout à demi-mot et à ravir, tandis qu’il fallait expliquer les choses longuement et par beaucoup d’images fortes aux Anglais de l’an 1600.

    6o Après avoir pris l’art dans Shakspeare, c’est à Grégoire de Tours, à Froissart, à Tite-Live, à la Bible, aux modernes Hellènes, que nous devons demander des sujets de tragédie. Quel sujet plus beau et plus touchant que la mort de Jésus ? Pourquoi n’a-t-on pas découvert les manuscrits de Sophocle et d’Homère seulement en l’an 1600, après la civilisation du siècle de Léon X ?

    Madame du Hausset, Saint-Simon, Gourville, Dangeau, Bézenval, les Congrès, le Fanar de Constantinople, les histoires des Conclaves recueillies par Gregorio Leti, nous donneront cent sujets de comédie.

    7o On nous dit : le vers est le beau idéal de l’expression ; une pensée étant donnée, le vers est la manière la plus belle de la rendre, la manière dont elle fera le plus d’effet.

    Oui, pour la satire, pour l’épigramme, pour la comédie satirique, pour le poëme épique, pour la tragédie mythologique telle que Phèdre, Iphigénie, etc.

    Non, dès qu’il s’agit de cette tragédie qui tire ses effets de la peinture exacte des mouvements de l’âme et des incidents de la vie des modernes. La pensée ou le sentiment doivent avant tout être énoncés avec clarté dans le genre dramatique, en cela l’opposé du poème épique. The table is full, s’écrie Macbeth frissonnant de terreur quand il voit l’ombre de ce Banco, qu’il vient de faire assassiner il y a une heure, prendre à la table royale la place qui est réservée à lui le roi Macbeth. Quel vers, quel rhythme, peut ajouter à la beauté d’un tel mot ?

    C’est le cri du cœur, et le cri du cœur n’admet pas d’inversion. Est-ce comme faisant partie d’un alexandrin que nous admirons le Soyons amis, Cinna ; ou le mot d’Hermione à Pyrrhus : Qui te l’a dit ?

    Remarquez qu’il faut exactement ces mots-là, et non pas d’autres. Lorsque la mesure du vers n’admet pas le mot précis dont se servirait l’homme passionné, que font nos poëtes d’Académie ? Ils trahissent la passion pour le vers alexandrin. Peu d’hommes, surtout à dix-huit ans, connaissent assez bien les passions pour s’écrier : Voilà le mot propre que vous négligez. Celui que vous employez n’est qu’un froid synonyme ; tandis que le plus sot du parterre sait fort bien ce qui fait un joli vers. Il sait encore mieux (car dans une monarchie on met à cela toute sa vanité) quel mot est du langage noble, et quel n’en est pas.

    Ici la délicatesse du théâtre français est allée bien au delà de la nature : un roi arrivant la nuit dans une maison ennemie dit à son confident : Quelle heure est-il ? Eh bien, l’auteur du Cid d’Andalousie n’a pas osé faire répondre : Sire, il est minuit. Cet homme d’esprit a eu le courage (le faire deux vers :

    La tour de Saint-Marcos, près de cette demeure,
    A, comme vous passiez, sonné la douzième heure.

    Je développerai ailleurs la théorie dont voici le simple énoncé : le vers est destiné à rassembler en un foyer, à force d’ellipses, d’inversions, d’alliances de mots, etc., etc. (brillants priviléges de la poésie), les raisons de sentir une beauté de la nature : or dans le genre dramatique ce sont les scènes précédentes qui donnent tout son effet au mot que nous entendons prononcer dans la scène actuelle. Par exemple : Connais-tu la main de Rutile ? Lord Byron approuvait cette distinction.

    Le personnage tombe à n’être plus qu’un rhéteur dont je me méfie pour peu que j’aie d’expérience de la vie, si par la poésie d’expression il cherche à ajouter à la force de ce qu’ll dit.

    La première condition du drame, c’est que l’action se passe dans une salle dont un des murs a été enlevé par la baguette magique de Melpomêne, et remplacé par le parterre. Les personnages ne savent pas qu’il y a un public. Quel est le confident qui, dans un moment de péril, s’aviserait de ne pas répondre nettement à son roi qui lui dit quelle heure est-il ? Dès l’instant qu’il y a concession apparente au public, il n’y a plus de personnages dramatiques. Je ne vois que des rapsodes récitant un poëme épique plus ou moins beau. En français l’empire du rhythme ou du vers ne commence que là où l’inversion est permise.

    Cette note deviendrait un volume si j’essayais d’aller au-devant de toutes les absurdités que les pauvres versificateurs, craignant pour leur considération dans le monde, prêtent chaque matin aux romantiques. Les classiques sont en possession des théâtres et de toutes les places littéraires salariées par le gouvernement. Les jeunes gens ne sont admis à celles de ces places qui deviennent vacantes que sur la présentation des gens âgés qui travaillent dans la même partie. Le fanatisme est un titre. Tous les esprits serviles, toutes les petite ambitions de professorat, d’académie, de bibliothèques, etc., ont intérêt à nous donner chaque matin des articles classiques ; et, par malheur, la déclamation dans tous les genres est l’éloquence de l’indifférence qui joue la foi brûlante.

    Il est, du reste, assez plaisant qu’au moment où la réforme littéraire est représentée comme vaincue par tous les journaux, ils se croient cependant obligés à lui lancer, chaque matin, quelque nouvelle niaiserie qui, comme le lord Falstaff, grand juge d’Angleterre, nous amuse pendant le reste de la journée. Cette conduite n’a-t-elle pas l’air du commencement d’une déroute ?


    * Voir la diatribe de M. Martin contre les expériences de notre célèbre Magendie. Chambre des Communes, séance du 24 février 1825.