Racine et Shakespeare (édition Martineau, 1928)/Racine et Shakspeare II/Lettre X
LETTRE X
Monsieur,
i nous revenons au monde vers l’an 1864, nous trouverons affiché aux coins des rues :
Tragédie en cinq actes et en prose.
À cette époque, la figure colossale de Napoléon aura fait oublier pour quelques siècles les César, les Frédéric, etc. Le premier acte de la tragédie, qui mettra sous les yeux des Français l’action la plus étonnante de l’histoire, doit être évidemment à l’île d’Elbe, le jour de l’embarquement. On voit Napoléon impatient du repos et songeant à la France : « La fortune me servit au retour d’Égypte sur cette même mer qui entoure ma patrie ; m’aurait-elle abandonné ? » Ici il s’interrompt pour observer avec sa longue-vue une frégate à pavillon blanc qui s’éloigne. Arrive un auditeur déguisé qui lui apporte les derniers numéros de la Quotidienne. Un courrier de Vienne venu en six jours lui dit qu’on va le transporter à Sainte-Hélène, et tombe de fatigue à ses pieds. Napoléon prend son parti, il ordonne le départ. On voit les grenadiers s’embarquer ; on les entend chanter sur le brick l’Actif. Un habitant de l’île d’Elbe s’étonne ; un espion anglais achève de s’enivrer et tombe sous la table au lieu de faire son signal. Un assassin, qui arrivait déguisé en prêtre, jure et maudit Dieu de ne pouvoir gagner le million promis.
Le second acte doit se passer près de Grenoble, à Lafrey, sur le bord du lac, et montrer la séduction du premier bataillon du 7e léger que le général Marchant avait envoyé pour barrer la route étroite pratiquée entre la montagne et le lac.
Le troisième acte est à Lyon : Napoléon oublie déjà ses idées raisonnables et populaires ; il se remet à faire des nobles ; le danger passé, il se réenivre des jouissances du despotisme.
Au quatrième acte, on le voit au Champ de Mars avec ses frères en habit de satin blanc et son acte additionnel.
Le cinquième acte est à Waterloo, et la dernière scène du cinquième acte à l’arrivée sur le roc de Sainte-Hélène avec la vision prophétique des six années de tourments, de vexations basses et d’assassinats à coups d’épingles, exécutés par sir Hudson Lowe. Il y a un beau contraste entre le jeune Dumoulin, qui, à Grenoble, au premier acte, se dévoue à Napoléon, et le général impassible qui, à Sainte-Hélène, dans l’espoir d’un cordon de seconde classe, entreprend de le faire mourir à petit feu, et sans qu’on puisse accuser son maître d’empoisonnement.
Autre contraste entre des personnages du second ordre : M. Benjamin Constant plaidant la cause d’une constitution raisonnable aux Tuileries avec Napoléon, qui se montre franchement despote, traite la France comme son domaine, ne parle que de son intérêt propre à lui, Bonaparte, et trois mois après M. le comte de Las-Cases déplorant, dans l’amertume et la sincérité de son cœur de chambellan, que l’Empereur ait été sur le point de se trouver dans le cas d’ouvrir une porte lui-même.
Voilà évidemment une belle tragédie ; il ne manque plus que cinquante ans d’intervalle et du génie pour la faire. Elle est belle, parce que c’est un seul événement. Qui pourrait le nier ?
Une nation, sans résolution pour entreprendre de .......... mieux .......... un grand homme par ses .......... Le grand homme a le courage de hasarder : il réussit ; mais, entraîné par l’amour de la fausse gloire et des habits de satin, il trompe cette nation, il tombe. Un bourreau s’empare de lui. Voilà une haute leçon ; la nation a des torts : le grand homme aussi a les siens.
Je dis qu’un tel spectacle est touchant, qu’un tel plaisir dramatique est possible ; que cela vaut mieux sur le théâtre qu’en épopée ; qu’un spectateur non hébété par l’étude des la Harpe ne songera nullement à se tenir pour choqué des sept mois de temps et des cinq milles lieues d’espace qui sont nécessaires.
Je suis avec respect, etc.