Raison et sensibilité/L

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Raison et Sensibilité, ou les Deux Manières d’aimer
Traduction par Isabelle de Montolieu.
Artus-Bertrand (tome III et IVp. 190-207).

CHAPITRE L.


Elinor éprouva bientôt la différence qu’il y a entre l’attente d’un fâcheux événement, et la certitude ; elle s’avoua qu’en dépit de sa raison elle avait toujours admis un léger espoir, tant qu’Edward ne serait pas marié, qu’il arriverait quelque chose qui romprait son mariage avec Lucy, soit des réflexions sur le caractère de cette jeune personne, soit la médiation de quelques amis, soit quelque établissement plus avantageux pour Lucy… Mais actuellement tout était fini ; ils étaient mariés, et elle condamna son propre cœur de cette flatterie cachée qui augmentait encore sa peine. Jamais elle n’avait mieux senti combien Edward lui était cher, qu’au moment où elle devait y renoncer pour toujours. Dans les commencemens de son inclination pour lui, elle s’y abandonna sans crainte ; il ne lui vint pas alors dans l’esprit qu’il y eût des obstacles à un mariage entre elle et le frère de sa belle-sœur. Quand ensuite cette dernière le lui fit sentir, il était déjà trop tard pour en revenir à l’indifférence pour un homme qui lui convenait sous tous les rapports. D’ailleurs cet homme serait libre un jour de se marier à son gré, et dans chaque occasion il déclarait positivement que c’était la seule chose sur laquelle il ne prendrait de conseil de personne que de son propre cœur. Elinor sentait dans sa conscience qu’elle ferait son bonheur, puisque toute sa conduite annonçait qu’il lui était tendrement attaché. Madame Dashwood le désirait ; et ni l’une ni l’autre n’imaginaient que madame Ferrars, qui paraissait aimer son gendre, voulût le blesser en refusant une de ses sœurs pour belle-fille. Elle sentait à présent combien elle s’était bercée de chimères, et que son bonheur était évanoui sans retour !

Elle ne comprenait pas ce qui avait pu décider Edward à se marier aussi vite, vraisemblablement avant sa consécration, et ne pouvant encore aller habiter son presbytère ; mais elle savait combien Lucy était vive et active quand son intérêt personnel était en jeu. Elle avait voulu sans doute s’assurer de lui et ne pas courir les risques d’un délai. Ils s’étaient mariés à Londres, et ils allaient sûrement passer quelque temps chez leur oncle Pratt à Longstaple, en attendant qu’ils eussent une habitation à eux. Qu’est ce qu’Edward devait avoir senti en étant à quatre milles de Barton, en voyant le domestique de la chaumière, en entendant le message de sa femme ? Son silence complet l’exprimait bien ; son cœur était trop oppressé pour qu’il pût dire un seul mot ; et la pauvre Elinor souffrait autant pour lui que pour elle-même. Du moins elle était libre ! mais lui, avec qui était-il associé pour la vie ? Elle aurait bien pu dire aussi, comme Maria disait de Willoughby : Pauvre Edward, privé pour toujours du bonheur domestique ! Elle supposait qu’ils seraient bientôt établis à Delafort, Delafort ! cette place à laquelle tout conspirait à l’intéresser, qui serait peut-être un jour aussi la demeure de sa sœur, qu’elle désirait et craignait encore plus de connaître. Elle se les représentait dans leur joli presbytère, si bien arrangé par les soins de leur protecteur. Elle voyait Lucy active et ménagère avec vanité ; unissant une apparence d’élégance et de dépense devant les étrangers, à la frugalité la plus parcimonieuse quand ils seraient en tête à tête ; économisant sou sur sou pour briller quelques mois d’hiver à Londres, et laisser son mari seul à ses devoirs de pasteur ; causant familièrement avec tous les paysans, et, exigeant d’eux avec rigueur leurs redevances ; ne donnant jamais rien et recevant tout ; poursuivant sans cesse son intérêt personnel ; ne songeant qu’à elle seule au monde, et trop contente d’elle-même, quand par quelque ruse elle avait obtenu quelque avantage ; courtisant le colonel Brandon, madame Jennings et tous les amis riches, etc. etc. Elle voyait Edward, le pauvre Edward ! Hélas ! elle ne savait pas elle-même comment elle devait le voir, heureux ou malheureux. Rien ne lui plaisait : elle détournait autant qu’elle pouvait ses pensées de lui ; mais elles y revenaient sans cesse.

Elle ne comprenait pas non plus qu’aucune de ses connaissances de Londres ne lui écrivît ce mariage, ne lui en dît les particularités. À quoi pensait madame Jennings, pour qui un mariage était toujours un événement intéressant dont elle aimait à causer ? Et le colonel, n’avait-il donc rien à lui dire de son nouveau pasteur ? Ils lui paraissaient tous coupables au moins de paresse et de négligence.

— Ne voulez-vous pas écrire au colonel Brandon, chère mère, et lui rappeler la promesse de venir nous voir ? dit-elle un matin à madame Dashwood.

— Je l’ai fait, mon ange ! lui répondit-elle, la dernière semaine ; et comme il ne m’a pas répondu, et que je le pressais beaucoup d’arriver, je l’attends d’un jour à l’autre. Je ne serais pas surprise de le voir ce soir ou demain. Faites préparer sa chambre, mon cher amour ! Combien je me réjouis de le revoir ! Il sera bien étonné de trouver Maria aussi bien. En revenant de la promenade elle avait des couleurs, elle était presque aussi jolie qu’avant ses chagrins ; ne le trouvez-vous pas ? Il me tarde que ce cher colonel la voie.

Il tardait aussi à Elinor de le voir, d’apprendre de lui tout ce qu’il saurait sans doute de M. et madame Ferrars. Elle alla faire arranger la chambre destinée aux visites, et fit bien, car en rentrant au salon elle vit de la fenêtre un homme à cheval s’avancer. Le voilà ! s’écria-t-elle ; c’est le colonel ! Sa mère et ses sœurs regardent aussi. Il était dans la cour ; il descendait de sa monture, et… ce n’était pas le colonel Brandon, c’était… Edward en personne. Est-ce possible ? s’écrie Elinor, c’est Edward ! Edward ! répétèrent-elles avec émotion et surprise. Elinor est la plus calme ; elle fait un effort inouï. Hé bien ! c’est Edward, notre ancien ami, qui vient de chez son oncle pour nous voir. Faites entrer, dit-elle à Thomas qui l’annonçait. Je veux être calme, je veux être maîtresse de moi-même. Je vous en conjure, ma mère, mes sœurs, recevez-le bien, sans froideur, sans gêne. On n’eut pas le temps de lui répondre. Il est à la porte, il entre…

Certes il n’avait pas la contenance d’un heureux époux ; il était aussi pâle, aussi ému que celles qui le recevaient. Son regard baissé semblait redouter leur réception et sentir qu’il n’en méritait pas une bonne. Madame Dashwood en fut touchée, et, tant pour suivre la recommandation de sa fille que celle de son propre cœur, elle le salua avec une bienveillance un peu forcée, lui tendit la main, et lui souhaita joie et bonheur, mais avec un ton bien différent de sa manière ordinaire.

Il rougit et bégaya une réponse inintelligible. Elinor voulut dire comme sa mère ; elle ne put articuler un mot. Elle voulut aussi lui donner la main ; c’était trop tard, il s’était assis. Au bout d’une minute elle prit une contenance qu’elle crut très-naturelle, et avec un son de voix altéré, parla du beau temps qu’il avait eu pour sa course. Maria le salua d’un mouvement de tête sans ouvrir la bouche, et s’assit aussi loin de lui qu’il lui fût possible. Emma qui, sans savoir tout, savait cependant qu’il était marié, et qui trouvait très-mauvais que ce ne fût pas avec sa sœur Elinor, garda aussi un digne silence, et alla s’asseoir à côté de Maria. Elles prirent leurs ouvrages, afin de n’être pas tentées de le regarder. Pour le monde, Maria n’aurait pas adressé la parole au mari de Lucy Stéeles. Quand Elinor eut cessé de se réjouir du beau temps, de la sécheresse, un silence général suivit. Edward était visiblement dans le plus grand embarras. Sans savoir ce qu’il faisait, il prit les ciseaux d’Emma qui étaient sur la table, les sortit de leur étui de maroquin rouge, et se mit à le couper en petits morceaux. Emma poussa Maria du coude, et lui dit à l’oreille : C’est mon pauvre étui qui en porte la peine ; mais j’aime mieux qu’il le coupe en entier que de lui parler. Maria leva les épaules et ne répondit rien.

Madame Dashwood voulut enfin rompre ce ridicule silence, et, avec un demi-sourire qu’elle croyait honnête, et qui n’était qu’amer, elle lui dit : J’espère, monsieur, que madame Ferrars est bien.

— Très-bien, madame. Un autre silence suivit. Elinor qui voyait l’excès de son embarras, ne voulait pas y ajouter, en ayant l’air de s’en apercevoir ; elle voulut au contraire chercher à le remettre en lui parlant amicalement : elle fit donc un nouvel effort sur elle-même, et lui dit avec l’air de l’intérêt : Est-ce que madame Ferrars est à Longstaple ?

— À Longstaple ! reprit-il d’un air de surprise ; non, ma mère est à Londres.

— Je voulais parler, dit Elinor en prenant aussi son ouvrage, de… non pas de madame Ferrars la mère, mais de la jeune madame Ferrars. Elle ne leva pas les yeux, n’osant pas le regarder. Madame Dashwood et ses deux cadettes, au contraire, tournèrent les yeux sur lui. Il rougissait, était en perplexité ; enfin, après quelque hésitation, il dit : Peut-être vous entendez la femme de mon frère, madame Robert Ferrars ?

— Madame Robert Ferrars ! Ce nom fut répété par madame Dashwood et par Maria avec l’accent de la surprise. Elinor ne pouvait dire un seul mot, ne savait ce qu’elle entendait, et ses yeux attachés sur lui demandaient une explication.

— Peut-être vous ne savez pas, dit-il d’une voix un peu plus ferme… il me parait à présent que vous ignorez que mon frère s’est marié dernièrement avec la plus jeune des… avec mademoiselle Lucy Stéeles ?

Ces paroles furent répétées en écho ; excepté par Elinor. Toute sa présence d’esprit, toute sa fermeté l’avaient abandonnée. Elle sentit qu’elle allait ou se trouver mal, ou fondre en larmes, et n’eut que la force de se lever et de passer dans la chambre à manger. Sa mère qui l’avait vue pâlir, la suivit immédiatement. Edward aurait bien voulu en faire autant ; il fut retenu non seulement par sa timidité naturelle, mais par Maria qui vint à lui au moment où sa mère et sa sœur furent sorties, et lui prit vivement les deux mains entre les siennes, en lui disant : Ô Edward ! ô mon ami ! mon frère ! dites, répétez encore que vous êtes libre, que Lucy est mariée, et que ce n’est pas avec vous !

— Ah ! non, non, grâce au ciel ! pas avec moi… Mais Elinor ? dit-il en regardant vers la porte avec inquiétude ; ah ! Maria, s’il est vrai que je suis votre ami, votre frère, conduisez-moi aux pieds d’Elinor et de votre mère… Je me suis cru rejeté pour toujours quand j’ai vu votre réception ; à présent je retrouve la vie et l’espoir du pardon.

— Faut-il aussi vous pardonner d’avoir coupé mon étui ? dit Emma en relevant les petites pièces de maroquin et en les lui montrant dans sa main.

— Allons, dit Maria en passant son bras sous le sien, allons trouver ma mère et ma sœur. Vous avez mon aveu ; mais tout dépend d’elles.

— Et j’ose compter sur leur bonté, dit l’heureux Edward.

Ils passèrent dans la salle à manger, où la mère et la fille pleuraient de joie dans les bras l’une de l’autre…

— Ô ma mère ! ô mon Elinor ! dit Edward à genoux devant elles.

— Mon fils ! mon cher Edward ! répondirent-elles toutes les deux en même temps… Ces mots lui suffirent. Il se releva pour embrasser Maria et Emma ; il revint auprès de son Elinor. Pendant long-temps il n’y eut entre eux que des acclamations de bonheur et de joie. À quatre heures le dîner fut servi, et l’heureuse famille réunie autour de la table, mangea peu, mais but de bon cœur à l’engagement d’Edward et d’Elinor ; l’on ne savait lesquels étaient les plus contens. Maria semblait avoir oublié toutes ses peines et ne plus exister que pour sa sœur. Cependant, sur la fin du dîner, quelques soupirs échappèrent de son cœur lorsqu’elle pensa que le bonheur dont jouissait Elinor était fini pour elle. Elinor s’en aperçut, et reprenant plus de calme, elle pria Edward de leur raconter les détails d’un événement qu’à peine elles pouvaient croire ; par quel miracle, Robert qui blâmait si fort son frère de son engagement avec Lucy, qui le voyait pour cela rejeté de la famille, avait pu se mettre à sa place ? Quelquefois Elinor craignait de faire un songe, et tremblait du moment du réveil. Edward, libre de son engagement, et sans avoir aucun reproche à se faire ! c’était un événement si inespéré, si inattendu, qu’elle ne pouvait le comprendre. Il ne peut s’expliquer, dit-il, que par le caractère de mon frère, celui de sa femme et le mien, et je demande la permission d’entrer là-dessus dans quelques détails. Chère Elinor, c’est le premier moment où j’ose vous offrir mon cœur ; il faut qu’il vous soit connu en entier jusque dans ses moindres replis, ainsi qu’à votre mère et à vos sœurs. Je dois expier un tort de jeunesse dont j’ai été bien puni par les tourmens qu’il m’a donnés. Une fois j’ai craint d’avoir à m’en repentir toute ma vie. Le ciel m’a pardonné sans doute ; et je suis bien plus heureux que je n’aurais osé l’espérer.

Il commença son récit, qui fut souvent interrompu.