Raison et sensibilité/XIX

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Raison et Sensibilité, ou les Deux Manières d’aimer (1811)
Traduction par Isabelle de Montolieu.
Arthus-Bertrand (tome I et IIp. 286-306).

CHAPITRE XIX.

Edward passa une semaine à la chaumière, il fut vivement pressé par madame Dashwood d’y rester plus long-temps ; mais on aurait dit qu’il était décidé à se mortifier lui-même, il prit tout-à-coup la résolution de quitter ses amis au moment où il sentait le plus le bonheur de les revoir. Son humeur dans les derniers jours, quoique toujours inégale était cependant beaucoup plus agréable. Il paraissait chaque jour plus content de l’habitation et des environs ; il ne parlait jamais de son départ qu’avec un soupir ; il avouait que rien ne le rappelait ailleurs ; il était même incertain où il irait en les quittant, mais cependant il voulait partir. Jamais, disait-il, aucune semaine de sa vie ne lui avait paru plus courte ; jamais il n’avait été plus complètement heureux ! Ses paroles, ses regards, des attentions légères, mais qui de sa part disaient beaucoup, tout devait rassurer Elinor sur ses sentimens ; mais cependant sa conduite devait la surprendre. Libre de prolonger son séjour auprès d’elle, pourquoi cette obstination de partir ? Il n’avait aucun plaisir à Norland, il détestait Londres, et il voulait aller à Norland ou à Londres. Il appréciait leurs bontés, leur amitié au-delà de tout ; son plus grand bonheur était d’en jouir, et cependant il voulait les quitter à la fin de la semaine malgré elles et malgré lui, et sans avoir rien à faire qui fût un obstacle à leurs désirs mutuels.

Mais Elinor n’était ni susceptible ni défiante, elle mit sur le compte de madame Ferrars tout ce qui l’étonnait dans la conduite de son fils. Il était heureux qu’Edward eût une mère dont le caractère lui était si peu connu qu’il pouvait servir d’excuse pour tout ce qui paraissait étrange dans la manière d’être d’Edward. Sa réserve, sa froideur, ses inégalités, son départ, tout fut mis sur le compte de cette mère. Elle en estima davantage son ami de ne pas lui résister ouvertement, et d’attendre en silence le moment où il serait le maître de déclarer ses sentimens et ses intentions. Elle ne craignait pas de grandes difficultés de la part d’une famille déjà alliée à la sienne ; elle aurait bien sûrement l’appui de son frère, et sa belle-sœur même n’oserait pas faire autrement que son mari. Edward était assez riche pour n’écouter que le choix de son cœur en se donnant une compagne, lorsqu’à tout autre égard ce choix était honorable. Si madame Ferrars avait l’air de s’y opposer, c’était moins par rapport à elle que pour tenir son fils dans sa dépendance tant qu’elle en avait le droit ; et sans doute il jugeait plus sage et plus prudent de ne pas la heurter encore, de temporiser avec elle, et par sa condescendance actuelle de mériter la sienne quand le moment serait arrivé. Ainsi rassurée sur sa conduite, Elinor chercha et trouva la consolation de son départ dans le souvenir de chaque preuve de son affection, de chaque regard pendant cette semaine si vîte écoulée, et surtout de cet anneau qu’il portait à son doigt, et qui plus que le reste encore l’assurait de sa constance. Quand il lui serait resté quelques doutes, ils se seraient tous évanouis au moment de son départ. Il était l’image vivante de la tristesse et des regrets ; à peine pouvait-il retenir ses larmes ; il ne pouvait cacher combien son cœur était oppressé. Maria fut enfin contente de lui, et lui exprima aussi à sa manière animée ses regrets de le voir partir. Elinor avait assez à faire à garder bonne contenance, et madame Dashwood essayait de remonter un peu son futur gendre. Vous êtes mélancolique, mon cher Edward, lui disait-elle ; sans doute il est toujours triste de se séparer de ses amis, mais il n’y a d’ailleurs nulle circonstance affligeante, vous pouvez revenir quand vous le voudrez, et nous désirons tous que ce soit bientôt, n’est-ce pas, Elinor ?… Vous êtes à tout égard un heureux jeune homme, il ne vous manque qu’un peu de patience, ou si vous voulez lui donner un nom plus doux, de l’espoir. Votre mère vous gêne peut-être un peu dans ce moment ; mais enfin celui de votre indépendance, viendra bientôt. Madame Ferrars assurera votre bonheur, c’est son devoir, et sans doute sa volonté.

— Je ne suis pas né pour le bonheur, dit-il en secouant la tête tristement.

C’était le moment du départ, sa tristesse augmenta la peine que chacune en ressentait, et laissa surtout une forte impression dans l’âme d’Elinor ; mais elle était déterminée à la surmonter. Elle employa toutes les forces dont elle était capable à cacher ce qu’elle souffrait ; elle n’adopta pas la méthode dont Maria s’était servie avec tant de succès, dans une occasion semblable, pour augmenter et fixer son chagrin, par le silence, la solitude, l’oisiveté. Dès qu’Edward fut parti, Elinor se mit à son dessin, et employa utilement et agréablement la journée, sans chercher à parler de lui, et sans éviter d’en parler, prenant intérêt à tout ce qui se disait. Si par cette sage conduite elle ne diminua pas ses peines, elle prévint au moins qu’elles ne s’augmentassent inutilement, et sa mère et ses sœurs n’eurent aucune inquiétude sur son compte. Sans se séparer de sa famille, sans les quitter pour se promener seule, sans passer ses nuits blanches, Elinor trouvait encore fort bien le temps de s’occuper d’Edward et de sa conduite, avec les variations de la disposition de son âme, avec tendresse, pitié, blâme, approbation, confiance, doute, etc., etc. Elle pouvait commander à ses actions, à sa manière extérieure, mais non pas à ses pensées ; et le passé et le futur se présentaient successivement à son imagination. Maria qui pouvait à peine lui pardonner le calme avec lequel elle supportait l’absence d’Edward, et qui l’attribuait à une sorte d’apathie de caractère qui la rendait incapable d’éprouver une forte passion, aurait été bien étonnée si elle avait pu lire dans le cœur de sa sœur, de le trouver rempli d’un sentiment pour le moins aussi vif, et peut-être plus tendre que le sien pour Willoughby.

Peu de jours après le départ d’Edward, Elinor était seule dans le salon, devant sa table à dessiner, et plongée dans ses rêveries, lorsqu’elle en fut tirée par un bruit de voix dans la petite cour verte ; elle leva les yeux vers la fenêtre, et vit beaucoup de monde près de la porte. C’était sir Georges, sa femme, sa belle-mère, mais il y avait de plus un monsieur et une dame qu’elle ne connaissait point. Elle était assise près de la fenêtre, et dès que sir Georges l’eut aperçue, il laissa les autres frapper à la porte, et traversant le gazon, il l’obligea d’ouvrir la fenêtre pour lui parler, quoique la distance entre la fenêtre et la porte fût si petite qu’il était impossible qu’ils ne fussent pas entendus.

— Eh bien ! dit-il, je vous amène une visite qui vous fera plaisir j’en suis sûr : devinez qui.

— Je ne le puis… Mais chut, on nous entendra.

— À la bonne heure ; c’est seulement mon beau-frère et ma belle-sœur Palmer. Madame Jennings a, comme vous savez, marié sa fille cadette il y a six mois à M. Palmer, très aimable jeune homme comme vous verrez. Charlotte est très jolie, je vous assure : avancez un peu la tête vous pourrez la voir.

Comme Elinor était certaine de la voir tout à son aise dans quelques minutes, sans faire une impolitesse, elle n’avança point.

— Où est Maria, dit sir Georges, s’est-elle sauvée quand elle nous a vus ? Son piano est ouvert. Depuis que quelqu’un que je sais bien n’est plus là, elle ne peut souffrir personne.

— Non, je vous assure, j’étais seule, je crois qu’elle se promène.

Ils furent joints par madame Jennings, qui n’eut pas la patience d’attendre qu’on eût ouvert la porte pour causer avec sa chère Elinor. Eh bon jour ! chère enfant, comment vous portez-vous ? Un peu triste, je présume, c’est tout simple ; et votre mère et vos sœurs ? C’est mal à elles de vous laisser ainsi à vos regrets ; mais nous voici pour vous distraire. Je vous amène ma fille cadette et mon fils Palmer ; vous en serez charmée. Ce n’est pas pour la vanter, mais c’est un vrai bijou que ma Charlotte ! Ils sont arrivés hier soir au moment où nous les attendions le moins. Nous étions à prendre le thé, j’entends le bruit d’un carrosse ; jamais il ne m’entra dans l’esprit que ce fût mes enfans ; je pensais que c’était le colonel Brandon qui revenait ; je dis à sir Georges, j’entends une voiture, je parie que c’est Brandon. Il faudra bien qu’il nous conte ce qu’il est allé faire à Londres. Sir Georges se lève et…

Elinor fut obligée de lui tourner le dos au milieu de son intéressante histoire, pour recevoir le reste de la compagnie. Lady Middleton présenta sa sœur et son beau-frère. Madame Dashwood et Emma descendirent en même-temps, et tout le monde s’assit. On se regarda mutuellement avec curiosité, on dit quelques lieux communs. Madame Jennings rentra avec sir Georges et continua son histoire.

Madame Charlotte Palmer était de quelques années plus jeune que lady Middleton, et totalement différente et pour la figure et pour les manières, quoiqu’elle fût dans le fond tout aussi insipide, mais dans un autre genre ; ce qui prouve que l’insipidité même peut varier. Elle était petite et grasse, son teint était beau, tous ses traits jolis et gracieux, et une expression de gaîté et de consentement ne l’abandonnait jamais. Sa figure n’avait ni la noblesse, ni la beauté de celle de sa sœur, mais elle était beaucoup plus prévenante. Elle entra en souriant, elle sourit tout le temps de sa visite, excepté quand elle riait, et sourit encore en s’en allant.

Son mari formait avec elle un parfait contraste. C’était un homme de vingt-cinq à vingt-six ans, d’une assez belle figure ; aussi grand et mince qu’elle était courte et ronde, aussi brun qu’elle était blanche, aussi grave et sérieux qu’elle était gaie et riante, aussi important qu’elle était affable : enfin au physique et au moral c’étaient deux êtres d’une nature différente. Il entra dans la chambre d’un air assez dédaigneux, salua légèrement les dames, sans dire un seul mot s’assit auprès d’une table, jeta un regard rapide sur elles et sur l’appartement, prit un papier nouvelle qui était sur la table, et le parcourut tout le temps de la visite.

Madame Palmer au contraire fut à peine assise, que son admiration pour tout ce qu’elle voyait éclata. Ah ! mesdames, quelle délicieuse habitation ! que ce salon est commode et bien arrangé ! Voyez, maman, combien tout ceci est embelli depuis que je ne l’ai vu. J’ai toujours trouvé le site délicieux ; mais vous en avez fait tout ce qu’il y a de plus charmant. Vous ne m’aviez pas dit, ma sœur, avec quel goût tout ceci est arrangé. Ah ! combien j’aimerais avoir une maison comme celle-ci ! Cela n’est-il pas possible, mon cher amour ?

M. Palmer ne répondit rien, et ne leva pas les yeux de dessus le papier qu’il tenait.

— C’est à vous que je parle, mon amour. (Même silence) M. Palmer ne veut pas m’entendre, dit-elle en riant ; cela lui arrive souvent. Il est si drôle quelquefois, M. Palmer ; c’est qu’il a beaucoup, beaucoup d’esprit, et il est absorbé dans ses pensées : elle rit encore. Madame Dashwood les regarda tous deux d’un air étonné.

Madame Jennings de son côté achevait l’histoire de sa surprise de la veille et ne la finit que lorsqu’il n’y eut plus rien à dire. Madame Palmer rit aux éclats de l’étonnement qu’on avait eu au Parc, en les voyant arriver ; et lady Middleton prit sur elle de dire bien froidement, que c’était une agréable surprise.

— Vous pouvez penser combien j’étais charmée de les voir, reprit madame Jennings, mais, ajouta-t-elle en se penchant vers Elinor, j’étais fâchée qu’ils eussent fait un si long voyage, car ils sont venus de Londres tout d’une traite, et… une jeune mariée… Vous comprenez… il y avait du danger dans sa situation. Je voulais au moins qu’elle se reposât tout le jour ; mais retenez ces jeunes femmes ! Elle a absolument voulu venir avec nous, elle languissait de vous voir.

Madame Palmer rit, baissa les yeux, dit que ce qui faisait plaisir n’était jamais dangereux.

— Elle n’entend rien encore à cela, reprit sa mère ; une première grossesse… Vous comprenez. Elle doit je pense accoucher en février.

Lady Middleton excédée d’une conversation aussi triviale, l’interrompit pour demander à M. Palmer, s’il y avait quelque chose de nouveau dans les papiers.

— Rien du tout, madame, ennuyeux à périr ; et il continua de les lire.

— Ah, je vois venir la belle Maria, dit sir Georges ; je vous conseille de cesser votre lecture, Palmer, si vous voulez voir une des plus belles personnes que vous ayez jamais vues. Il alla au-devant d’elle dans l’entrée, la prit par la main et la fit entrer. À peine eût-elle paru que madame Jennings lui demanda si elle venait d’Altenham. Madame Palmer éclata de rire à cette question, et prouva par-là qu’elle la comprenait. M. Palmer se leva, la regarda pendant quelques minutes, puis se rassit et reprit son papier nouvelle. Madame Palmer ne se rassit pas, elle alla examiner les dessins qui garnissaient les murs et son déluge d’admiration recommença. Ah ! que c’est beau ! que c’est délicieux ! Regardez donc, maman, je n’ai jamais rien vu de si charmant ; je serais toute une journée à les regarder. Après en avoir vu un ou deux, elle se rassit, sans penser qu’il y en avait encore une douzaine.

Bientôt après lady Middleton donna le signal du départ. Alors M. Palmer se leva d’un air important, posa le papier, étendit les bras en bâillant, et regarda avec distraction autour de lui.

— Avez-vous dormi, mon amour, lui dit sa femme en riant ? On dirait que vous vous réveillez.

Il ne fit aucune réponse et après avoir examiné la chambre ; il observa judicieusement qu’elle était trop basse et que le plafond était voûté : ce sont les seuls mots qu’il prononça ; il salua comme en entrant, et sortit avec les autres.

Sir Georges avait été très pressant pour que les habitantes de la Chaumière vinssent passer toute la journée le lendemain au Parc. Madame Dashwood avait là-dessus sa petite fierté, et ne se souciait pas de dîner au Parc plus souvent qu’on ne dinait à la Chaumière ; elle refusa donc absolument pour elle, et laissa ses filles maîtresses de faire ce qui leur ferait plaisir. Mais elles n’avaient plus de curiosité de voir rire madame Palmer, bâiller son mari, et d’entendre les éternelles histoires de madame Jennings ; elles essayèrent aussi de s’en dispenser. Le temps était incertain ; elles ne voulaient pas quitter leur mère. Sir Georges avait réponse à tout, et ne voulut entendre aucune excuse. Miss Emma resterait ; il enverrait son carosse. Mesdames Jennings et Palmer se joignirent à ses supplications ; lady Middleton même les pressa de venir. Ils avaient tous l’air de craindre également de rester en famille. Elles furent obligées de céder.

— Ils sont persécutans, dit Maria, lorsqu’ils furent partis. Le loyer de la Chaumière est bas, mais en vérité, nous payons trop cher encore s’il faut aller amuser tous ceux qui viennent chez eux, ou leur mener tous ceux qui viennent chez nous. Ils pourraient avoir telles visites que vous seriez bien aise de voir, dit Elinor, et nous ne pouvons reconnaître leurs bontés pour nous que par notre complaisance.