Raison et sensibilité/XV

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Raison et Sensibilité, ou les Deux Manières d’aimer (1811)
Traduction par Isabelle de Montolieu.
Arthus-Bertrand (tome I et IIp. 218-238).

CHAPITRE XV.

Madame Dashwood et deux de ses filles, l’aînée et la cadette, partirent après déjeûner pour leur visite projetée au Park ; Maria s’excusa d’en être sous quelque léger prétexte d’occupation. Sa mère présuma que Willoughby avait à lui parler et lui avait promis de venir pendant leur absence ; elle le trouva très naturel au point où ils en étaient, et ne fit nulle objection. Ai-je deviné, dit madame Dashwood à Elinor en riant, lorsqu’à leur retour, environ sur les trois heures, elles trouvèrent en effet le caricle du jeune homme devant la porte de la chaumière avec son domestique. Elle se hâta d’entrer avec gaîté, et croyait aussi trouver les jeunes amoureux bien contens ; mais à peine eût-elle ouvert la porte du passage qui conduisait au petit salon, qu’à sa surprise, elle en vit sortir Maria qui paraissait dans une grande affliction. Son mouchoir couvrait ses yeux et on entendait des sanglots : sans faire aucune attention à sa mère et à ses sœurs, elle traversa rapidement l’allée et monta l’escalier. Surprises et alarmées, elles entrèrent dans la chambre qu’elle venait de quitter, dans laquelle elles trouvèrent Willoughby assis près du feu, la tête appuyée contre le chambranle de la cheminée, et leur tournant le dos. Il se leva quand il les entendit entrer ; et sa contenance abattue et ses yeux aussi pleins de larmes, témoignèrent assez qu’il partageait fortement l’affliction de Maria.

— Qu’est-ce qu’a ma fille, dit vivement madame Dashwood en entrant ? lui serait-il arrivé quelque accident ?

— J’espère que non, madame, dit Willoughby, en essayant de sourire ; c’est moi plutôt qui dois m’attendre à être malade, car j’éprouve la plus cruelle contrariété.

— Vous, monsieur, quoi donc !

— Oui, madame, cruelle en vérité. Je ne puis avoir l’honneur de dîner avec vous. Madame Smith use du pouvoir des riches sur un pauvre diable de cousin ; elle m’envoie à Londres pour une affaire pressée. J’ai reçu mes dépêches et pris congé d’Altenham, et je suis venu, madame, m’excuser auprès de vous, et vous faire mes adieux.

— À Londres ! vous allez à Londres ce matin !

— Dans ce moment.

— C’est précisément comme le colonel Brandon, dit Emma ; mais au moins M. Willoughby ne fait pas manquer une partie de plaisir en allant à Londres.

— C’est moi qui perds tout le mien, reprit-il en soupirant, tout mon bonheur.

— Pour peu de temps, j’espère, dit madame Dashwood, mais peu c’est quelquefois beaucoup. Faites bien vîte les affaires de madame Smith, et revenez plus vite encore auprès de vos amis. Quand peut-on espérer de vous revoir ? Il rougit et répondit avec embarras : Vous êtes trop bonne, madame, mais je n’ai aucun espoir… Je ne crois pas revenir en Devonshire cette année ; l’année prochaine peut-être… Je ne fais à madame Smith qu’une visite dans l’année.

— Est-ce que madame Smith est votre seule amie, dit madame Dashwood avec un sourire mélé de reproche et d’amitié ; est-ce qu’Altenham est la seule maison en Devonshire où vous soyez sûr d’être bien reçu ? Est-ce chez moi, cher Willoughby, que vous attendrez une invitation ?

Sa rougeur augmenta, des larmes remplirent de nouveau ses yeux, et la tête baissée sans regarder madame Dashwood, il lui dit seulement : Vous êtes trop bonne.

Madame Dashwood surprise, regarda Elinor, et vit dans ses yeux qu’elle ne l’était pas moins. Pour quelques momens tout le monde garda le silence ; madame Dashwood le rompit la première.

Je vous répète encore, mon jeune ami, lui dit-elle, qu’en tous temps vous serez le bien-venu à la chaumière de Barton ; je ne vous presse plus d’y revenir immédiatement, c’est à vous seul de juger de ce qui peut plaire ou déplaire à madame Smith. Sur ce point je ne veux pas plus douter de votre jugement que de votre inclination. Dites-moi seulement que nous nous reverrons le plutôt que vous le pourrez.

Mes engagemens sont pour le moment si nombreux, madame, et d’une telle nature, que je… je n’ose me flatter… Je ne puis dire… Il s’arrêta, et tout témoignait son embarras et sa confusion.

Madame Dashwood était trop étonnée pour pouvoir parler. Un autre silence suivit ; il fut cette fois rompu par Willoughby, qui dit avec une gaîté forcée. Allons il faut partir, il faut s’arracher de cette chère chaumière. C’est une folie de prolonger son tourment en restant plus long-temps dans des lieux qu’on regrette et avec une société dont on ne peut plus jouir. Adieu ! il fit un salut de la main, sortit promptement. Elles le virent de la fenêtre monter lestement dans son caricle, et dans une minute il fut hors de vue.

Madame Dashwood ne put prononcer que ce seul mot : ma pauvre Maria ! Et sortit aussi, en faisant signe de la main à ses deux filles de ne pas le suivre. L’inquiétude d’Elinor était égale au moins à celle de sa mère, et peut-être même plus profonde. Tous ses doutes sur les sentimens ou plutôt sur les intentions de Willoughby revinrent à-la-fois dans son esprit. Cet inconcevable départ, ses adieux bien plus inconcevables encore, son embarras, son affectation de gaîté, la manière marquée dont il avait repoussé l’invitation amicale de sa mère ; toute sa conduite, en un mot, si différente de la veille et de lui-même, la confondait d’étonnement. Ne sachant que penser, elle eut l’idée que quelque querelle d’amant avait eu lieu entre sa sœur et lui ; la tristesse avec laquelle Maria avait quitté la chambre avant son départ, et le laissant seul, pouvait autoriser l’idée d’une brouillerie. Mais d’un autre côté, quand elle se rappelait avec quelle passion Maria l’aimait, adoptait à l’instant toutes ses idées, ne voyait, ne pensait que d’après lui, une querelle lui semblait presque impossible.

— Mais enfin, quelque fût le motif et les particularités de leur séparation, l’affliction de sa sœur était indubitable, et elle pensait avec la plus tendre compassion au violent chagrin auquel Maria se livrait par sentiment, et qu’elle regardait même comme un devoir. Elle aurait voulu tout de suite aller auprès d’elle pour essayer de l’adoucir ; mais sa mère y était sans doute et y réussirait mieux encore, leurs âmes étant tout-à-fait à l’unisson. Elle attendit son retour avec impatience ; elle ne revint qu’au bout d’une demi-heure, et quoique ses yeux fussent rouges sa physionomie était plus sereine.

— Vous avez vu Maria, maman, lui dit Elinor, comment est-elle !

— Je ne l’ai pas vue ; elle est enfermée dans sa chambre ; elle pleure, et m’a conjurée de la laisser seule quelque temps. Pauvre enfant ! ses larmes sont bien naturelles ; laissons passer ce premier moment sans la tourmenter d’inutiles consolations.

— Elinor ne répondit rien ; elle aurait voulu que les larmes de sa sœur se fussent séchées sur le sein de sa mère, qu’elle eût ouvert sa porte. Elles prirent leurs ouvrages, et s’assirent en silence. Emma sortit pour prendre ses leçons par l’ordre de sa mère. Notre cher Willoughby est déjà à quelques milles de Barton, dit madame Dashwood après quelques minutes, et Dieu sait, Elinor, comme il voyage tristement. Elinor étouffait, elle avait besoin qu’un mot de sa mère l’encourageât à ouvrir son cœur. Tout cela est bien étrange, répondit-elle ! s’en aller si subitement ; ce départ a l’air d’un mauvais songe. Aujourd’hui à quelques milles de nous, et hier il était là à cette place, si heureux, si gai, si affectionné, comme s’il devait y passer sa vie, et actuellement il part sans projet de retour, sans savoir s’il nous reverra, et il nous quitte d’une manière si singulière, avec un embarras si marqué ! Il faut qu’il soit arrivé depuis hier quelque chose qu’il n’a pas voulu dire ; il n’était plus le franc, le tendre Willoughby d’hier. Vous avez sûrement senti cette différence tout comme moi, maman ! Peut-être se sont-ils querellés. Sur quoi ! je ne puis le concevoir, ni cependant expliquer autrement son peu d’empressement d’accepter votre invitation.

— Ce n’est pas l’inclination qui lui manquait, Elinor ; je l’ai vu bien clairement. Il ne dépendait pas de lui de l’accepter. Au premier moment je trouvais toutes ses manières aussi singulières que vous les trouvez vous-même ; mais je viens d’y réfléchir avec calme, et je puis vous assurer que je le comprends à merveille et que je puis tout expliquer.

— Vous le pouvez, maman !

— Oui, ma fille ; je me suis tout expliqué à moi-même de la manière la plus satisfaisante ; mais vous, Elinor, qui doutez toujours de l’amour, vous ne serez pas satisfaite : je vous prie cependant de ne pas me dire un mot contre ma confiance en Willoughby ; elle est entière et complète. Je suis donc persuadée que madame Smith, qu’il a un si grand intérêt à ménager, soupçonne son attachement pour Maria et le désapprouve, peut-être parce qu’elle a d’autres vues sur lui. Elle a donc désiré de l’éloigner, et elle a inventé quelque affaire pressée pour lui faire quitter le voisinage de Barton. Voilà je crois ce qui est arrivé. Il n’a sans doute pas encore osé lui avouer ses engagemens avec Maria, et il est obligé, bien à contre cœur, de lui obéir pour le moment et de quitter quelque temps le Devonshire. Vous me direz, je le sais, que cela peut être ou ne pas être ; mais je ne veux écouter aucun doute, à moins que vous ne puissiez m’expliquer la chose d’une manière aussi satisfaisante. À présent, Elinor, qu’avez-vous à dire ?

— Rien, ma mère ; vous aviez prévu ma réponse ; ce que vous croyez peut être vrai, peut être faux : nous n’en savons rien, mais lequel des deux que ce soit mes inquiétudes sont les mêmes.

— Fille insensible ! dit madame Dashwood avec un peu de dépit, vous voulez croire le mal plutôt que le bien ; vous préférez voir Willoughby coupable et votre sœur à jamais malheureuse, plutôt que d’admettre ce qui peut le justifier. Il a pris congé de nous, dites-vous avec moins d’affection qu’à l’ordinaire : n’accordez-vous donc, rien au chagrin qui l’oppressait ? Le pauvre garçon ne savait ce qu’il disait ni ce qu’il nous entendait dire seulement ; à mes yeux la singularité de sa conduite dans cet instant est plutôt une preuve de son amour et de sa sincérité.

— De son amour peut-être, dit Elinor ; je connais peu les effets de l’amour, mais de sa sincérité !! Ah ! ma mère ne pensez-vous pas qu’un entier aveu de son amour, des difficultés qui se présentaient pour le moment, et de ses intentions de les surmonter, nous l’aurait encore mieux prouvée. Sans doute il est des cas où le secret est nécessaire ; mais encore je ne puis m’empêcher d’être surprise que lui, Willoughby en ait été capable. Peut-être en effet est-il obligé de cacher ses engagemens avec ma sœur (si du moins ils sont engagés) à madame Smith, mais je ne vois aucune raison pour nous les cacher à nous.

— Pour les cacher, Elinor ! ai-je bien entendu ? est-ce bien vous qui reprochez de la dissimulation à Willoughby et à Maria, quand chaque jour, chaque instant vos regards leur reprochaient de n’en avoir pas assez ?

— Je ne manque pas de preuves de leur amour, maman, mais bien de leurs engagemens.

— Je suis aussi sûre de l’un que de l’autre.

— Alors je me tais et je suis contente ; mais pardon : j’ai cru que ni l’un ni l’autre ne vous en avaient parlé.

— Ni l’un ni l’autre, il est vrai ; mais qu’ai-je besoin de paroles quand les actions parlent si ouvertement ? Est-ce que toute la conduite de Willoughby avec Maria, et avec nous toutes, n’a pas prouvé positivement qu’il l’aimait et la considérait comme sa future compagne, et nous, comme ses parentes de cœur et de choix ? N’a-t-il pas demandé tous les jours mon consentement par ses regards, ses attentions, son tendre respect ? Ne le lui ai-je pas donné tacitement en souffrant ses assiduités auprès de ma fille ? Ô mon Elinor, comment pouvez-vous douter qu’ils ne soient solennellement engagés l’un à l’autre par des promesses positives ? Comment pouvez-vous supposer que Willoughby, persuadé de l’amour de votre sœur, comme il doit l’être, pourrait la quitter, et pour long-temps peut-être, sans s’assurer de la retrouver un jour pour la vie ? Pourquoi penserions-nous mal d’un homme que nous avons tant de motifs d’aimer, quoique nous ne le connaissions pas depuis long-temps ? Il n’est pas étranger ici ; et qui nous a dit un seul mot à son désavantage ? Vous voyez comme il est aimé de mon cousin sir Georges, qui s’intéresse assez à nous pour nous avoir averties s’il y avait quelque chose à dire contre lui. Au contraire ne cherche-t-il pas toujours dans ses parties à le rapprocher de Maria ? Non, non, je n’ai aucun doute, aucune crainte ; il reviendra j’en suis convaincue. En attendant, Elinor, je vous prie de ne pas déchirer davantage le cœur de votre pauvre sœur en ayant l’air de douter de lui. La pauvre enfant aura bien assez de peine à supporter son absence.

— Je me tairai avec elle, maman, et je désire de tout mon cœur de m’être trompée ; j’aime Willoughby, et un soupçon sur son intégrité ne peut pas vous être plus pénible qu’à moi. S’il nous écrit, si une correspondance s’établit entre lui et ma sœur, je n’aurai plus aucun doute.

— Vraiment, vous accordez cela ! quand vous les verrez devant l’autel, vous vous douterez alors qu’ils vont se marier.

Elles furent interrompues par l’entrée d’Emma. Elinor put réfléchir sur leur entretien ; elle voulait aller tâcher d’être admise auprès de sa sœur ; mais madame Dashwood l’en empêcha. Il fallait, disait-elle, laisser au moins cette matinée à son affliction, après quoi l’espoir de l’avenir la calmerait.

Elles ne la virent donc qu’au moment du dîner. Maria entra dans la chambre à manger sans dire une parole ; ses yeux étaient rouges et humides ; elle semblait retenir ses larmes avec difficulté ; elle évitait les regards, et ne pouvait ni parler ni manger. Après quelques momens sa mère lui pressa tendrement la main. Maria voulut lever les yeux sur elle, mais ils se tournèrent sur la place que Willoughby aurait occupée ; son faible courage l’abandonna ; elle fondit en larmes, et quitta la chambre.

Elle rentra un quart-d’heure après ; mais l’oppression de son cœur continua de même toute la soirée. Elle était sans pouvoir sur elle-même, parce qu’elle ne voulait même pas commander à son affliction ; la plus légère mention de ce qui pouvait avoir quelque rapport à Willoughby, la décomposait entièrement, et quoique sa mère et ses sœurs eussent la plus tendre attention de ne rien lui dire qui pût renouveler sa douleur, il aurait fallu ne pas parler du tout pour l’éviter. Elle avait tellement identifié sa vie, ses pensées, ses actions avec Willoughby, qu’on ne pouvait parler de rien qui n’y eût quelque rapport.