Rapports du physique et du moral de l’homme/Quatrième Mémoire

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QUATRIÈME MÉMOIRE




De l’influence des âges sur les idées et sur les affections morales.




INTRODUCTION.

Tout est sans cesse en mouvement dans la nature ; tous les corps sont dans une continuelle fluctuation. Leurs élémens se combinent et se décomposent ; ils revêtent successivement mille formes fugitives : et ces métamorphoses, suite nécessaire d’une action qui n’est jamais suspendue, en renouvellent à leur tour les causes, et conservent l’éternelle jeunesse de l’univers.

Pour peu qu’on y réfléchisse, il est aisé de sentir que tout mouvement entraîne, ou suppose destruction et reproduction ; que les conditions des corps qui se détruisent et renaissent, doivent changer à chaque instant ; qu’elles ne sauroient changer, sans imprimer de nouveaux caractères aux phénomènes qui s’y rapportent ; qu’enfin, si l’on pouvoit marquer nettement toutes les circonstances de ces phases successives que parcourent les êtres divers, la grande énigme de leur nature et de leur existence se trouveroit peut-être enfin assez complètement résolue, quand même l’existence et la nature de leurs élémens devroient rester à jamais couvertes d’un voile impénétrable.

§. i.

La durée de l’existence des différens corps, sous la forme qui leur est propre, et les faces sans cesse nouvelles qu’ils doivent prendre, dépendent sans doute de leurs matériaux constitutifs : mais elles dépendent encore plus des circonstances qui président à la formation de ces corps. Il paroît que ces circonstances et la suite d’opérations qu’elles occasionnent, dénaturent considérablement les matériaux eux-mêmes ; et c’est vraisemblablement dans la manière dont ils sont modifiés par elles, que consiste le principal artifice de la nature.

Quand on jette un coup-d’œil véritablement observateur sur cette immense variété de combinaisons, que le mouvement reproducteur affecte, on reconnoît bientôt que certains procédés, plus, ou moins généraux, les ramènent toutes à des chefs communs ; que certaines différences essentielles et constantes les distinguent et les classent. Les compositions et décompositions des corps qu’on peut appeler chimiques, se font suivant des lois infiniment moins simples que celles de l’attraction des grandes masses ; les êtres organisés existent et se conservent suivant des lois plus savantes que celles des attractions électives : et du végétal à l’animal, quoique l’un et l’autre obéissent à des forces qui ne sont proprement ni mécaniques, ni chimiques, il est encore des différences si générales et si marquées, que c’est la main de la nature elle-même qui semble les avoir distinguées dans les tableaux de la science : enfin, entre le végétal et le végétal, entre l’animal et l’animal, on apperçoit des nuances et des degrés qui ne permettent point de confondre les êtres que leurs caractères principaux ont placés dans le voisinage le plus immédiat.

Dans les plantes même, dont l’organisation est la plus grossière ou la plus simple, on observe déjà des forces exclusivement propres aux corps organisés : on remarque dans les produits des différentes parties de ces plantes, plusieurs traits distinctifs absolument étrangers à la nature animale. Quelques animaux, dont l’organisation semble à peine ébauchée, offrent néanmoins, dans cet état informe, certains phénomènes, ou certains résultats particuliers qui n’appartiennent qu’à la nature sensible.

C’est dans les végétaux que la gomme, ou le mucilage commence à se montrer. En passant dans les animaux qui vivent d’herbes, de grains ou de fruits, et dont il forme la véritable, ou du moins la principale nourriture, le mucilage[1] éprouve un nouveau degré d’élaboration ; il se transforme en gélatine, en suc muqueux, en lymphe coagulable et fibreuse. Par l’action des vaisseaux de la plante, par le mélange de l’air et des autres gaz, en un mot, par l’effet de cette suite de phénomènes compris sous le nom de végétation, le mucilage devient susceptible de s’organiser, d’abord en tissu spongieux, ensuite en fibres ligneuses, en écorce, en feuilles, &c. dans les opérations qui constituent la vie animale, la gélatine élaborée à différens degrés, s’organise, d’abord en tissu cellulaire, ensuite en fibres vivantes, en vaisseaux, en parties osseuses : de sorte, qu’à côté d’un phénomène végétatif, on pourroit presque toujours placer le phénomène analogue que l’animalisation présente.

En examinant le mucilage, on voit qu’il a, par sa nature, une forte tendance à la coagulation. Si-tôt que l’eau, qui le tient si facilement dissous et suspendu entre ses molécules, vient à lui manquer, il se rapproche et s’épaissit. Si la dissipation de l’eau s’est faite d’une manière rapide, le résidu muqueux ne forme qu’un magma confus et sans régularité. Mais quand le mucilage perd l’humidité surabondante par une évaporation graduelle, on découvre çà et là dans son sein, des stries allongées qui se croisent ; et l’on ne tarde pas à s’appercevoir que ces stries, en se multipliant et se rapprochant, transforment le mélange en un corps assez régulier, divisé par locules, ou par rayons, dont les cloisons transparentes peuvent aisément être apperçues au microscope.

Tels sont les premiers matériaux du végétal.

Maintenant, si l’on observe la gélatine dans des circonstances analogues, on verra que sa tendance à se coaguler est encore plus forte que celle du mucilage. Combinée, ou simplement mêlée avec la fibrine (qui n’est elle-même qu’une de ses formes nouvelles), elle s’organise directement en fibres, plus ou moins tenaces, suivant la température plus ou moins élevée qui produit l’évaporation de son humidité surabondante : et leur entrelacement, assez semblable en apparence, à celui des filamens mucilagineux, est d’autant plus régulier, que l’expérience est conduite avec plus de lenteur et de repos.

Tels sont les premiers matériaux de l’animal.

Nous avons dit que les produits végétaux ont des caractères qui ne se trouvent point dans le règne minéral ; que les produits des matières animales diffèrent essentiellement de ceux des parties fournies par les plantes. Les diverses combinaisons des gaz répandus dans le sein de la nature, et la production de certains gaz particuliers qui paroissent résulter du développement des corps organiques, paroissent aussi déterminer ces différences. Nous devons cependant observer que dans quelques plantes, dont la saveur piquante et vive plaît en général aux animaux, et qui peuvent devenir des remèdes utiles pour eux, dans les cas d’affoiblissement des forces assimilatrices, on découvre déjà quelques traces du gaz qu’ils sont regardés comme exclusivement propres à former ; gaz que la décomposition dégage en si grande abondance de l’intime structurede leurs parties. Dans d’autres végétaux, ou plutôt dans leurs graines, dont les peuples civilisés tirent une grande partie de leur nourriture, la chimie a démotré l’existence d’un gluten, qui se rapproche singulièrement de la fibrine animale. Dépouillé d’un amalgame purement gommeux, ou amylacé, qui le masque, le pénètre et le divise, ce gluten présente l’aspect d’une membrane animale ridée et flottante : ses fibres tenaces se prêtent à tous les efforts ; elles obéissent à la main, et s’alongent sans peine : rendues à elles-mêmes, elles se retirent vivement, et reprennent leur première forme : enfin, pour compléter la ressemblance, elles contractent en peu de temps, l’odeur propre aux débris des animaux ; et la chimie en retire les mêmes gaz.

Mais ces observations, dont il est absolument nécessaire de tenir compte, n’empêchent pas qu’on ne puisse toujours distinguer les matériaux[2] et les produits affectés à ces deux grandes divisions des corps organisés : rapprochées par des nuance, elles n’en sont pas moins séparées l’une de l’autre par des caractères essentiels ; quoique d’ailleurs ces points de contact, s’ils peuvent être multipliés par l’observateur, entre le végétal et le minéral, doivent servir peut-être un jour à développer le mystère de l’organisation.

Le mucilage a donc la propriété de s’épaissir, et de former des fibres plus, ou moins fermes et souples, suivant les circonstances où il se rencontre : la gélatine et la fibrine animales ont la propriété de former des fibres et des membranes d’une ténacité, d’une élasticité, d’une souplesse beaucoup plus remarquables et plus constantes encore. Cependant, il n’y a point une plante dans la goutte de mucilage qui s’épaissit ; il n’y a point un animal dans la goutte de gélatine qui devient cellulaire, ou dans la fibrine fluide qui devient fibre musculaire. D’où vient donc cette vie particulière dont l’une et l’autre peuvent être animées, jusque dans leurs derniers élémens ?

Quelque idée qu’on adopte sur la nature de la cause qui détermine l’organisation des végétaux et des animaux, ou sur les conditions nécessaires à leur production et à leur développement, on ne peut s’empêcher d’admettre un principe, ou une faculté[3] vivifiante, que la nature fixe dans les germes, ou répand dans les liqueurs séminales. Comme c’est ici l’opération la plus étonnante de toutes celles qu’offre l’étude de l’univers, les circonstances en sont extrêmement délicates et compliquées : elles restent couvertes d’un voile mystérieux ; et l’on n’a pu jusqu’à présent, en saisir que les apparences es plus grossières. Mais nous savons que dans beaucoup de plantes, et dans la plupart des animaux, la matière de leurs premiers rudimens, ou leurs premiers rudimens eux-mêmes, déjà tout formés, existent à part de la cause qui doit leur donner la vie, c’est-à-dire, de la matière prolifique qui en contient le principe. Cette dernière matière, en s’unissant à la précédente, forme avec elle une combinaison d’une durée quelconque, déterminée par les circonstances elles-mêmes. Dans le végétal, elle s’attache à des organes peu connus, mais qui font certainement ensuite partie de l’écorce : dans l’animal, elle s’identifie au système nerveux ; et de là, elle exerce son influence sur tout le corps, pendant le temps que dure la combinaison, ou que rien n’empêche l’action des organes vitaux.

L’observation des phénomènes qui suivent l’amputation des parties susceptibles de se régénérer chez différens animaux ; l’histoire mieux connue de la suppuration, de la formation des cicatrices, de la reproduction des os ; les recherches sur le corium du sang et sur l’organe cellulaire ; enfin, l’examen plus attentif des coagulations lymphatiques-membraneuses, qui recouvrent souvent les viscères, dans les inflammations mortelles, ont fait voir que la gélatine et la fibrine sont la véritable matière des membranes, d’où se forment ensuite les vaisseaux, les glandes, les enveloppes des nerfs, &c., qu’elles contiennent les principes des fibres musculaires, et ceux même de l’ossification : et s’il est vrai, comme je crois l’avoir porté ailleurs à un assez haut degré de vraisemblance, que la fibre musculaire organisée soit produite par la combinaison de la pulpe nerveuse et du tissu cellulaire[4], réunis et transformés l’un et l’autre dans leur mélange, les élémens des corps animés se réduisent à la gélatine, simple ou fibreuse, et à la partie médullaire des nerfs. Quoi qu’il en soit, au reste, de ce point de doctrine, comme l’état du muscle se rapporte toujours à celui des autres parties, qui sont évidemment formées de tissu cellulaire, les conséquences resteront toujours les mêmes relativement à l’objet qui nous occupe ; c’est-à-dire, relativement aux dispositions physiques des organes dans les différentes époques de la vie, et à l’influence directe que ces dispositions exercent sur toutes les fonctions intellectuelles et morales.

Je vous demande pardon, citoyens, de vous arrêter si long-temps sur des idées préliminaires qui paraissent ne pas entrer immédiatement dans notre sujet : je les crois pourtant nécessaires à l’intelligence plus complète de celles que nous allons parcourir rapidement.

§. ii.

Ainsi donc, dans le tableau successif de l’état des organes, tout semble pouvoir se réduire à la détermination de l’état du système nerveux et du tissu cellulaire ; et dans le tableau comparatif des variations que subissent les diverses facultés, tout doit pouvoir se ramener à des élémens d’une égale simplicité.

Par les effets de la végétation, le mucilage va s’élaborant chaque jour de plus en plus. Dans l’enfance des plantes, il est presque entièrement aqueux ; il n’acquiert, par le repos, qu’une consistance foible et sans tenacité : sa saveur est à peine sensible ; elle se confond avec le goût herbacé commun à toute la nature végétale ; et les sels, les huiles odorantes, et les autres principes actifs ne s’y combinent qu’à mesure que la plante acquiert tout son développement.

Chez les jeunes animaux, la gélatine fibreuse[5] semble tenir encore beaucoup du mucilage : leurs humeurs ont un caractère inerte, insipide, et les décoctions, ou les extraits de leurs parties, singulièrement abondans en matières muqueuses, subissent une longue fermentation acide avant de passer à la putréfaction. Ils ont toujours très-peu, quelquefois même ils n’ont point du tout l’odeur propre à l’espèce de l’animal ; ils fournissent une foible quantité des principes, ou des gaz ammoniacaux : en un mot, ils semblent tenir encore à l’état végétal dont ils viennent de sortir, et ils gardent, en quelque sorte, le même caractère incertain que les êtres dont ils ont été tirés.

Mais bientôt la vie agit avec une force toujours croissante, sur des humeurs qui paroissent presque homogènes dans les différentes espèces vivantes, et dans les différentes parties du même animal : elle donne à chacune de ces humeurs son caractère particulier ; elle les distingue dans les races, dans les individus, dans les organes. Leurs qualités se prononcent chaque jour davantage : jusqu’à ce qu’enfin, à raison même de leur exaltation, elles commencent à produire dans les solides, des contractions trop vives et trop durables ; ou que, par suite de leur épaississement, elles les solidifient de plus en plus, et concourent ainsi, avec d’autres causes qui font décliner l’énergie vitale, à précipiter encore sa chute, en rendant l’action de ses divers instrumens plus tumultueuse, ou plus lente et plus pénible.

Dans cette suite d’opérations qui font vivre et développent le végétal et l’animal, l’existence et le bien-être de l’un sont liés à l’existence et au bien-être de l’autre. Le végétal paroît pomper de l’atmosphère certains principes étrangers, ou surabondans, très-nuisibles à la vie des animaux ; il lui rend, au contraire, en grande quantité, l’espèce de gaz qui peut être regardé comme l’aliment propre de la flamme vitale[6] : et les gaz produits par la respiration des animaux, les émanations qui s’exhalent sans cesse de leurs corps, les produits de leur décomposition, sont précisément ce qu’il y a de plus capable de donner à la végétation toute son énergie et toute son activité[7].

Mais, s’il est vrai que les plantes rendent la terre plus habitable pour les animaux, et que les animaux la rendent plus fertile pour les plantes ; s’il est vrai qu’ils se prêtent une nourriture mutuelle, afin de maintenir entre les deux règnes, un constant équilibre ; s’il est certain que l’état où les corps animés, en supposant qu’ils fussent seuls et suffisamment nombreux sur le globe, devroient nécessairement mettre à la longue l’atmosphère, soit excessivement défavorable à leur conservation : d’autre part, les inconvéniens attachés au rapprochement et à l’entassement des espèces vivantes, sont compensés par une foule de précieux avantages[8] ; et ces différentes espèces, en devenant l’aliment les unes des autres, font subir aux sucs animaux, des élaborations répétées qui leur donnent une perfection progressive, dont la supériorité des espèces carnassières dépend sans doute à plusieurs égards..

Passant d’un animal à l’autre, la gélatine s’animalise donc encore davantage : comme en passant et repassant par les divers systèmes d’organes dans le même individu, son assimilation aux différentes humeurs, ou ses diverses transformations deviennent plus entières et plus parfaites. Ainsi l’homme, qui peut vivre de presque toutes les espèces, semble dire aux animaux frugivores : préparez pour moi les sucs des plantes que mon foible estomac auroit trop de peine à digérer ; aux espèces qui se nourrissent d’êtres vivans comme elles-mêmes : Élaborez encore des sucs déjà modifiés puissamment par l’influence de la sensibilité : c’est à vous d’approprier à ma nature, un aliment qui, sous un petit volume, et presque sans travail de la part de mes organes, y porte des principes éminemment réparateurs.


§. iii.

Les végétaux, qui, par leur produits chimiques, ont de l’analogie avec les matières animales, sont une nourriture fort convenable[9] pour un grand nombre d’êtres vivans : c’est ce dont on ne peut douter, d’après cette saveur agréable et vive, qui les fait rechercher avec avidité de toutes les espèces herbivores ; c’est ce que confirme plus directement encore la pratique de la médecine et de l’art vétérinaire. Les graines céréales, qui contiennent la matière glutineuse, fournissent abondamment le principe propre à réparer les pertes occasionnées par le mouvement vital lui-même : en d’autres mots, elles sont très-nourrissantes ; c’est ce qu’atteste encore l’expérience des plus anciennes et des plus grandes nations civilisées. Enfin, les fortes décoctions, ou les gelées de chair, sur-tout celles tirées de certains animaux à qui d’autres espèces servent de proie, sont l’aliment le plus concentré, le plus sapide et le plus restaurant ; celui dont l’assimilation est, dans beaucoup de cas, la plus prompte et la plus facile : c’est ce que fait voir clairement l’observation journalière, c’est ce que démontrent encore avec plus d’évidence, un grand nombre de faits de pathologie et de thérapeutique, recueillis par des médecins exacts et judicieux.

Je me contente de citer pour preuve de cette dernière assertion, l’histoire rapportée par Lower.

Un jeune homme attaqué d’une violente hémorragie, qu’on avoit arrêtée plusieurs fois vainement, et qui se renouveloit sans cesse, fut soutenu dans ses défaillances, avec du bouillon très-fort, ou, pour mieux dire, avec du jus de viande. L’hémorragie continuant toujours, et le fluide qu’elle fournissoit étant à peine coloré, l’on s’apperçut par son odeur et par son goût, que c’étoit ce jus lui-même qui circuloit dans les vaisseaux au lieu de sang. Cependant le jeune homme se rétablit, recouvra ses forces ; et quelques années après, sa constitution devint athlétique, suivant l’expression de l’observateur.

Le même fait s’est renouvelé deux fois sous mes yeux, dans des circonstances presque entièrement semblables.

Il est seulement nécessaire d’observer ici, que l’abondance de la matière glutineuse dans les graines céréales, les rend quelquefois trop nourrissantes ; que les plantes crucifères, ou tétradynames sont plutôt des assaisonnemens et des remèdes que des alimens, et que leur abus, ou leur usage déplacé peut quelquefois porter un principe de dissolution dans les humeurs, ou même de désorganisation dans les solides ; qu’enfin, les sucs animaux, à force d’être successivement élaborés dans différentes espèces, acquièrent un degré d’exaltation qui rend leur odeur rebutante, leur saveur insupportable, et leur usage pernicieux.

§. iv.

Pendant que les changemens dont nous avons parlé, se passent dans la gélatine, et particulièrement dans l’organe cellulaire, qui peut en être considéré comme le grand réservoir, il se fait dans le système nerveux d’autres changemens plus importans encore. Son volume, relativement à celui des autres systèmes de parties qui doivent lui rester constamment subordonnés, est d’autant plus considérable, ses rapports avec eux paroissent d’autant plus marqués, ou leur communication d’autant plus facile et prompte, que les animaux sont plus prêts de leur origine. À peine a-t-il reçu l’impulsion vivifiante qui, par lui, se communique à tous les autres organes ; à peine la combinaison qui lui donne la faculté de sentir et de les faire vivre, est-elle formée, qu’il agit sur eux avec une activité à laquelle les impressions extérieures n’apportent encore, dans ces premiers momens, presqu’aucune distraction. Son influence vive, rapide, et continuellement renouvelée, est nécessaire pour les imprégner graduellement des facultés vitales qui leur seront propres. La nature semble avoir pris des soins particuliers pour que cette influence s’exerce alors avec la plus grande facilité. De là dépend, à beaucoup d’égards, la disposition convenable des organes dans les époques suivantes : et, pour cet effet, non-seulement l’énergie nerveuse n’éprouve aucune résistance de la part des solides, qui sont encore dans un état presque uniquement gélatineux, mais la pulpe cérébrale se trouve elle-même dans un état de mollesse et de perméabilité, qui permet aux causes dont elle est animée, d’agir dans son sein avec la liberté la plus entière, et de faire communiquer toutes ses parties avec une célérité inexprimable.

Mais bientôt les couches de tissu cellulaire qui s’insinuent dans les divisions du cerveau, qui se glissent entre les stries médullaires, et forment, en les accompagnant hors du crâne, les enveloppes des troncs et des filets nerveux ; ces couches, dis-je, d’abord à peine organisées, commencent à prendre, par degrés, plus de consistance : les sucs muqueux qui les abreuvent, se changent progressivement en solides ; elles se condensent, elles embrassent de plus près la pulpe sentante. La pulpe elle-même acquiert plus de fermeté : et si l’odeur singulière qui lui est propre, annonce, en se caractérisant mieux avec l’ âge, que la vie s’y confirme, en quelque sorte, de plus en plus, que son influence s’exerce avec une force toujours plus considérable, ou que ses effets s’exaltent en proportion de sa durée ; l’observation prouve en même temps que le système nerveux agit progressivement avec plus de lenteur, comme avec plus de régularité, et que le moment où sa perfection graduelle commence à devenir le plus remarquable, est également celui qui présage de loin son déclin futur.

En effet, à mesure que la quantité du fluide aqueux qui entre dans la formation des stries méullaires, diminue ; que le mucus animal, avec lequel elles sont confondues à leur première origine, s’élabore et prend plus de corps : à mesure que les causes vitales parviennent, pour ainsi dire, à leur maturité, l’action des stimulus sur les parties sensibles est moins vive ; la réaction des centres de sensibilité sur les organes moteurs est moins précipitée. Cependant ces impressions, bien loin d’abord d’être plus foibles, seront au contraire plus fortes : à raison même de leur lenteur, elles seront plus profondes et plus durables. Mais en avançant, reçues avec plus de difficulté, elles commencent à s’affaiblir ; elles deviennent confuses, embarrassées : et quand elles en sont venues au point de ne pouvoir plus être transmises de la circonférence au centre et du centre à la circonférence, la cause de la vie elle-même, la sensibilité, ne peut se reproduire, ou s’entretenir ; l’individu n’existe déjà plus.

Cependant, à mesure que le mucus animal, ou la gélatine, a pris dans les organes ce degré toujours croissant de consistance ; à mesure que les stimulus, à chaque instant plus énergiques, froncent et contractent de plus en plus, les solides fibreux, dans lesquels la vie l’a transformé, l’action du système sensitif sur les diverses parties, qui toutes partagent plus ou moins les effets de ce changement, éprouve, de son côté, des résistances graduelles analogues. Ces résistances, qui la règlent d’abord, la gênent dans la suite et la troublent ; elles l’affoiblissent même radicalement, en altérant les fonctions qui reproduisent sa cause : et quelquefois leur intensité peut s’accroître jusqu’à réduire, sans autre maladie caractérisée, l’énergie nerveuse à la plus entière impuissance. Il est vraisemblable que les choses se passent ainsi dans certains cas de mort sénile, mais non dans tous, comme le pensoit Boerhaave. Cette mort, dont j’ai eu l’occasion d’observer deux, ou trois exemples sur des sujets d’un âge peu avancé, et sans que les cadavres ayent ensuite présenté aucun vestige d’ossification, extraordinaire, ou d’endurcissement des solides, arrive, en effet, le plus souvent par l’extinction directe des forces du système nerveux.

Tels sont les changemens généraux qui surviennent dans l’économie animale, aux différentes époques, et par l’action même de la vie. Mais pour bien connoître leurs effets, il ne suffit pas de les considérer ainsi par grands résultats : si l’on veut sur-tout pouvoir faire de cette connoissance, une utile application à l’étude morale de l’homme, il devient indispensable d’entrer dans quelques détails à ce sujet.

§. v.

On a fait, depuis long-temps, sur l’état organique des jeunes animaux, deux observations qui sont également vraies, mais dont on ne paroît pas avoir senti toute l’importance : l’une, que le nombre des vaisseaux est d’autant plus grand, l’autre, que l’irritabilité des muscles est d’autant plus considérable, que le corps est moins éloigné du moment de sa formation.

Ce nombre presque infini de vaisseaux qui rend les cadavres des enfans si faciles à injecter, et qui fait pénétrer la couleur des injections dans toutes les parties des membranes, dans tous les points de la peau, produit des effets très-appropriés aux besoins de ces êtres, pour qui la vie commence, et dont le premier intérêt est d’apprendre à connoître les objets qui les environnent. Il n’en résulte pas seulement une grande facilité dans le cours des différentes liqueurs, et par conséquent une grande promptitude dans l’exercice des fonctions qui dépendent presque toutes de cette circonstance : mais par-là, toutes les extrémités nerveuses sentantes se trouvent encore dans un état d’épanouissement singulier ; ce qui multiplie pour elles les objets des sensations, et donne à chaque sensation particulière, une vivacité qu’elle ne peut avoir que dans ce premier âge[10].

Si l’on adopte l’idée que la fibre charnue est le produit immédiat de la pulpe nerveuse, combinée avec le mucus fibreux du tissu cellulaire, qui, dans cette combinaison particulière, éprouve un nouveau degré d’animalisation ; la plus grande irritabilité des muscles, à cette première époque, où le système cérébral domine si puissamment sur toutes les autres parties, rentre dans les lois connues de l’économie vivante. Suivant cette manière de concevoir les muscles, ils ne sont, pour ainsi dire, que d’autres extrémités des nerfs, mais des extrémités déguisées par leur intime mélange avec une substance étrangère : ils ne sont plus seulement les instrumens dociles de l’organe nerveux ; ils en font partie. Les rapports directs du sentiment et du mouvement, ou plutôt l’unité de leur source bien reconnue, fait du moins disparaître quelques obscurités répandues sur ce double phénomène ; et l’on voit sur-tout assez clairement pourquoi, tandis que le système cérébral est le plus foiblement contre-balancé par les autres parties ; tandis que son action a le plus de vivacité, s’exerce et se renouvelle avec le plus d’aisance et de promptitude, l’on voit, disje, pourquoi ses extrémités musculaires doivent alors être dans l’état de la plus grande mobilité, et conserver dans leurs mouvemens, les mêmes caractères qui distinguent, à cette même époque, toutes les sensations.

Sans cela, peut-être, seroit-il assez difficile d’expliquer comment il se fait que les muscles soient plus sensibles à l’action des causes motrices, précisément lorsqu’ils sont encore le plus incapables d’exécuter des mouvemens, et que cette sensibilité s’affoiblisse à mesure qu’ils deviennent plus propres à remplir leurs fonctions. Dans certains états de foiblesse, qui ramènent, en quelque sorte, l’homme à celui de l’enfance ; et chez les femmes, qui, sous plusieurs rapports, sont presque toute leur vie des enfans, on remarque cette plus grande mobilité jointe à la faiblesse musclaire : et c’est bien évidemment ici de la même cause que ce phénomène dépend ; je veux dire de la prédominance de l’organe sensitif, et de son influence redevenue plus vive et plus tumultueuse.

Il est une autre circonstance organique, particulière au premier âge, qui tient peut-être de plus près encore à l’ensemble de celles qui font l’objet de nos recherches, ou qui contribue plus puissamment à la production de cet état particulier physique et moral, dont nous essayons de tracer le tableau : mais, pour être bien saisie, elle demanderoit d’assez longues explications ; et je ne puis que l’indiquer en peu de mots.

Depuis le moment où la première dentition est achevée, jusqu’à celui où commence le travail de la seconde, il se fait dans les glandes, et dans tout l’appareil lymphatique, des changemens qui ont la plus grande influence sur l’état général des solides et des humeurs. Chez l’enfant qui vient de naître, comme chez les petits animaux des autres espèces, les glandes sont plus volumineuses. Il en existe même quelques-unes qui sont exclusivement propres à cette époque, et qui dans la suite doivent se flétrir et s’effacer. On les trouve toutes alors gonflées d’un suc laiteux très-abondant ; leur tissu semble en être comme imbibé : les vaisseaux lymphatiques qui les traversent, sont dans un état de distension et de mollesse ; et leurs fonctions absorbantes n’ont que peu d’énergie et d’activité. Une grande partie de l’assimilation paroît, dans le fœtus, se faire par le moyen de ces vaisseaux et sur-tout par le travail des glandes : de-là, l’engorgement habituel des uns et des autres ; et par suite de cet engorgement, celui du tissu cellulaire, et l’état muqueux de tout le corps.

Quand le système lymphatique commence à prendre plus de ton, les glandes deviennent sujettes à des états particuliers de spasme. C’est le moment du carreau mésentérique, des oreillons, du premier développement des affections scrophuleuses : or, quand les glandes viennent à s’engorger ainsi d’une manière plus profonde et plus générale, le cerveau s’en ressent immédiatement, par une de ces sympathies dont les liens intimes nous sont inconnus, mais que l’observation des faits constate chaque jour.

Les dispositions maladives du cerveau qui dépendent de cette circonstance, n’apportent pas toujours un obstacle direct aux opérations intellectuelles, au développement moral : elles les hâtent souvent, au contraire ; elles semblent les rendre plus parfaites, aussi bien que plus précoces : quelquefois même l’ensemble de l’organe cérébral redevient, à cette époque, plus volumineux relativement aux autres parties ; d’où s’ensuivent différens phénomènes physiologiques, ou pathologiques qu’on a souvent attribués à des causes imaginaires.

Je n’entrerai pas ici dans de plus grands détails touchant la révolution qui s’opère alors, dans les vaisseaux lymphatiques et dans les glandes, révolution dont l’effet est si puissant sur toute l’économie animale. Il nous suffit de dire que, dès ce moment, l’absorption se fait tous les jours d’une manière plus active et plus complète dans le tissu cellulaire, et que souvent l’organe nerveux, en vertu des changemens arrivés dans les glandes, acquiert tout-à-coup une activité vicieuse.

Ainsi, la prédominance relative du système nerveux ; la quantité plus considérable de vaisseaux ; l’élaboration encore imparfaite du mucus animal, jointe à la surabondance d’humidité qu’il contient ; l’irritabilité plus vive des muscles ; enfin, les changemens qui surviennent, soit graduellement, soit par l’effet de certaines révolutions soudaines, dans le système absorbant et lymphatique : telles sont les considérations générales que présente l’état des organes chez les enfans.

§. vi.

Nous allons voir maintenant ces instrumens nouveaux entrer en action par l’influence de l’énergie vitale ; ce système nerveux, où la vie est à peine ébauchée, en imprégner de plus en plus toutes les parties du corps ; ces parties souples et dociles en essayer, en confirmer l’exercice par des mouvemens vifs, rapides, peu durables, mais fréquemment renouvelés.

Au milieu d’impressions qui sont toutes également neuves pour lui, l’enfant semble courir rapidement de l’une à l’autre. Quand il ne dort pas, ses muscles, excités par les plus foibles stimulans, par l’acte le plus fugitif de sa volonté naissante, sont dans un mouvement continuel : et soit qu’il dorme ou qu’il veille, les fibres musculaires des organes vitaux se contractent avec la même vitesse ; ces organes exécutent des mouvemens toujours également rapides et précipités.

Avide de sentir et de vivre, son instinct lui fait prendre toutes les attitudes, dirige son attention vers tous les objets : ses sens encore embarrassés, incertains, se développent de moment en moment, se familiarisent avec leurs propres opérations. C’est en réitérant ses observations et ses tentatives ; c’est en revenant sans cesse sur les objets auxquels elles s’appliquent, qu’il apprend à se servir des instrumens qu’elles mettent en usage, qu’il perfectionne ces instrumens eux-mêmes. Or, de la seule multiplicité des impressions, doivent résulter alors nécessairement des déterminations tumultueuses, changeantes, embarrassées, pour ainsi dire, les unes dans les autres. Mais en même temps, l’organe cérébral, dans lequel les principes même de la vie se préparent et s’élaborent, moins raffermi par les membranes cellulaires qui l’embrassent, ou qui se glissent dans ses divisions, entre facilement en jeu. Les moindres impressions qui lui viennent de ses extrémités sentantes, les moindres stimulans dont il éprouve l’action directe dans son sein, excitent de sa part des opérations d’autant plus faciles et plus promptes, qu’elles tiennent encore de près à celles de l’instinct, et d’autant plus favorables au développement de tout le corps, qu’elles sont plus générales et diffuses, qu’elles se fixent plus rarement dans un point particulier : de sorte que la vie s’exerçant par-tout et sans cesse d’une manière égale, y prend chaque jour une nouvelle consistance.

D’autre part (et cela même arrive encore en vertu de la plus grande irritabilité des organes, et par l’effet des mouvemens plus vifs, ou des sécrétions plus abondantes qu’elle détermine) ; d’autre part, les digestions se font avec un singulière promptitude : l’estomac ne peut rester un instant oisif ; son activité demande des repas fréquens. Mais ces digestions si rapides sont en général imparfaites ; leurs produits n’acquièrent qu’un degré peu complet d’animalisation. Le foie, beaucoup plus volumineux à cet âge, filtre une quantité considérable de bile ; mais il ne peut encore lui donner l’énergie qu’elle aura dans la suite. La bile participe du caractère des autres humeurs ; elle est gélatineuse, presque inodore, presque insipide ; et le chyle qu’elle concourt à former, traîne avec lui, dans le torrent de la circulation, un amas muqueux, que la foiblesse des vaisseaux et des poumons ne peut corriger entièrement. De-là, par un cercle inévitable d’actions et de réactions mutuelles et successives, il résulte de nouvelles humeurs inertes et muqueuses, comme les précédentes ; de cet état des humeurs, s’ensuit également celui des vaisseaux et du système cérébral : comme enfin de l’état du système cérébral, dépend son genre d’action, ou d’influence ; et de cette influence, jointe à l’extrême souplesse des fibres, la grande irritabilité des organes moteurs.

En conséquence, on voit qu’à ces impressions vives, nombreuses, sans stabilité, doivent correspondre des idées rapides, incertaines, peu durables. Il y a quelque chose de convulsif dans les passions, aussi bien que dans les maladies de l’enfant. Les objets de ses besoins et de ses plaisirs sont simples, immédiats : il n’est point distrait de leur étude, par des pensées qui ne peuvent exister que plus tard dans son cerveau, par des passions qui lui sont encore absolument étrangères. Tout ce qui l’environne éveille successivement son attention. Sa mémoire neuve reçoit facilement toutes les empreintes : et comme il n’y a point de souvenirs antérieurs qui puissent les affaiblir, elles sont aussi durables que faciles. C’est le moment où se forment les plus importantes habitudes. Les idées et les sentimens les plus généraux de la nature humaine se développent, pour ainsi dire, à l’insu de l’enfant, pendant cette première époque : ils se développent, par le même artifice que plusieurs déterminations instinctives l’ont déjà fait, pendant son séjour dans le ventre de la mère ; et ils acquièrent, dans l’ensemble de l’organe nerveux, leur consistance et leur maturité, de la même manière que la vie s’ébauche et se consolide dans les organes particuliers, par la répétition fréquente des impressions et des mouvemens.

Nous avons souvent lieu d’être étonnés des moyens que la nature met en usage, dans l’exécution de ses plans, ou, pour parler avec plus d’exactitude, dans les opérations résultantes de son mécanisme général. S’il est des circonstances défavorables à la vie des animaux, ce sont sans doute, et la douleur et la maladie : l’une présage, l’autre atteste le danger, plus ou moins pressant, de destruction dont ils sont menacés. Cependant, la maladie et la douleur concourent plus d’une fois elles-mêmes aux mouvemens par lesquels les forces ordonnatrices imprègnent les organes de nouvelles facultés.

Deux époques principales se font remarquer chez les enfans : je veux dire celles des deux dentitions. Les observateurs savent quelles souffrances périlleuses accompagnent l’éruption des premières dents, et quels changemens avantageux se font dans tout le système après qu’elle est terminée. Ce changement m’a toujours paru plus remarquable chez les sujets pour lesquels il avoit été précédé de plus d’orages, quand ces sujets étoient d’ailleurs bien constitués et sains.

Mais la dernière dentition a beaucoup plus d’influence encore sur l’état général des forces vivantes. Les anciens médecins, qui divisoient la durée de la vie par grandes périodes climatériques, fixoient le terme de la première de ces périodes, à l’apparition des dents de sept ans. Ils n’avaient pas eu de peine à remarquer que les solides et les humeurs prennent alors tout à coup des caractères plus prononcés : le passage est trop brusque pour qu’il pût échapper à leur observation. Ces exacts contemplateurs de la nature n’ont pas ignoré la révolution qui se fait en même temps dans le moral : et si tous les peuples civilisés placent à cette même époque, l’âge de raison, il ne faut pas croire que ce soit au hasard et sans motif.

Parmi les maladies propres au premier âge, on compte ordinairement les hémorragies du nez. Nous avons une belle dissertation de Stahl sur les affections pathologiques des âges, dans laquelle il observe que, pendant ce temps, la direction des humeurs les pousse principalement vers la tête. Il explique même par-là, les délires, les convulsions, et les autres accidens nerveux qui surviennent si communément alors.

Mais il faut remonter plus haut. Le cerveau ne perd que par degrés, de son volume relatif, ou proportionnel. Il attire d’abord à lui, plus de sang que les autres parties : et jusqu’à ce que ses membranes extérieures et leurs prolongemens interlobulaires aient acquis une certaine densité ; jusqu’à ce qu’il ait pris lui-même plus de consistance ; il est hors d’état de résister à l’impulsion du sang artériel. Nous devons rappeler en outre, que par les lois de l’économie animale, la plus grande activité d’un organe entraîne nécessairement celle de ses vaisseaux. Ainsi, cette direction particulière des humeurs vers la tête, que les anciens avaient remarquée également au début de presque toutes les fièvres aiguës, sur-tout de celles du printemps, ou, comme ils aimoient à le dire, de l’enfance de l’année, est l’effet plutôt que la cause des dispositions du cerveau. Cependant, elle n’en a pas moins, à son tour, une grande influence sur les opérations de cet organe, notamment sur la formation des idées et des déterminations qui s’y rapportent. C’est pour cela sur-tout que j’ai cru devoir en faire mention.

Mais ce n’est pas avant l’âge de sept ans, que les saignemens de nez sont le plus communs : ils le sont, au contraire (je parle des saignemens spontanés), assez peu dans les premières années de la vie. Quand ils s’établissent, leur abondance et leurs retours fréquens annoncent un surcroît d’énergie et de densité, encore plus qu’une augmentation réelle de volume dans les humeurs : et les derniers vaisseaux artériels ont commencé de s’oblitérer et de refuser le passage au sang, lorsqu’en se jetant ailleurs, il force ainsi les extrémités de ceux qui ne sont point encore affermis par un épiderme suffisamment solide pour lui résister.

L’époque des hémorragies nasales est une des plus intéressantes pour l’observateur ; elle va se confondre avec celle de la puberté. la considérer comme renfermée entre l’âge de sept ans et celui de quatorze, seconde période climatérique des anciens[11]. Dans cet intervalle, si précieux pour l’acquisition des premières connoissances, et sur-tout pour le développement de la raison, déjà le tissu cellulaire est plus élaboré, les solides ont plus de ton, les stimulus répandus dans chacun des fluides, ont pris, comme nous venons de le dire, une activité plus considérable : et, quoique la perméabilité des parties paroisse un peu moindre, leur action est à peu près aussi vive, et en même tems beaucoup plus ferme que dans le premier âge.

J. J. Rousseau, qui fut tout-à-la-fois un grand observateur de la nature, quoique sa manière d’écrire, si belle et si riche, ne soit pas toujours parfaitement naturelle ; et un esprit très-philosophique, quoique, par ses paradoxes et ses déclamations, il ait, pour ainsi dire, à tout prix, voulu se ranger parmi les ennemis de la philosophie : J. J. Rousseau s’est attaché particulièrement, dans son plan d’éducation, à tracer l’histoire et à montrer la véritable direction de cette époque importante de la vie : il en a suivi le développement avec une attention scrupuleuse ; il l’a peinte avec la plus grande vérité ; et les leçons pratiques dont il y donne les exemples, sont des modèles d’analyse. On ne retrouve cette méthode, portée au même point de perfection, dans aucun autre de ses écrits : à pein même pourroit-elle avoir quelque degré de précision de plus, entre les mains des philosophes les plus exacts : et l’admirable talent de l’auteur, prête aux vérités qu’elle lui dévoile, une vie, un charme, et même une lumière, qui les font passer tout ensemble dans les esprits et dans les cœurs.

Cette époque est en effet, je le répète, la plus décisive pour la culture du jugement : c’est alors que les impressions commencent à se rasseoir, à se régler ; que la mémoire, sans avoir perdu de sa facilité à les retenir, commence à mettre mieux en ordre la multitude de celles qu’elle a recueillies, et devient tout ensemble plus systématique et plus tenace ; que l’attention, sans avoir encore tous les motifs qui, plus tard, la rendent souvent passionnée, acquiert un caractère remarquable de force et de suite : c’est alors aussi qu’il s’établit, entre l’enfant et les êtres sensibles qui l’environnent, des rapports véritablement moraux, que son jeune cœur s’ouvre aux affections touchantes de l’humanité. Heureux, lorsqu’une excitation précoce ne lui donne pas des idées qui ne sont point de son âge, et n’éveille pas en lui, des passions qu’il ne peut encore diriger convenablement, ni même sentir et goûter !

§. vii.

Durant l’enfance, la tendance générale des humeurs les porte donc vers la tête. À mesure que l’enfant approche de l’adolescence, cette première direction s’affoiblit, et la poitrine devient, de plus en plus, le terme principal des congestions. Les relations des organes de la génération et de ceux de la poitrine ne s’expliquent point par l’anatomie ; mais tous les faits de pratique les attestent. Les maladies des glandes des aînes et de celles du poumon, l’état des testicules et celui de la trachée, ou du larynx, les affections de l’utérus et des mamelles, par la manière dont on les voit se produire mutuellement, ou se balancer, ne permettent pas de méconnoître ces relations singulières. Ainsi, l’on sera moins étonné de voir que les efforts particuliers de la nature aient lieu à-la-fois, dans ces deux espèces d’organes, dont la situation respective exige pourtant la division mécanique des forces ou des moyens qu’elle met alors en usage.

D’un autre côté, même sans adopter entièrement l’application que la chimie moderne a faite de la théorie de la combustion à celle de la chaleur animale[12], je ne pense pas qu’on puisse mettre en doute l’influence de la respiration sur la production de cette chaleur : et l’on sait d’ailleurs assez qu’elle action spéciale la chaleur en général, et celle de la vie en particulier, exercent sur les organes de la génération, dont elles paraissent être le stimulant le plus efficace et le plus constant.

Enfin, l’expérience nous apprend qu’une plus grande chaleur pousse le sang avec plus d’abondance et de force, vers le poumon ; que la résorption de la semence porte dans le sang, les causes indirectes d’une chaleur nouvelle ; que les congestions sanguines du poumon, ou les irritations locales qu’une circulation tumultueuse et gênée y produit quelquefois, excitent directement les organes de la génération, donnent un penchant plus vif pour les plaisirs vénériens. C’est ici, l’un de ces nombreux exemples que l’économie animale présente, et dans lesquels on voit les phénomènes s’entrelacer, en quelque sorte, et devenir tour-à-tour effet et cause, sans qu’il soit possible de démêler celui dont un, ou plusieurs autres ne sont que la conséquence. Voilà ce qui fait dire à Hippocrate que la vie est un cercle, où l’on ne peut trouver ni commencement ni fin : car , ajoute-t-il, dans un cercle, tous les points de la circonférence peuvent être fin, ou commencement ; et rien n’est plus propre à faire voir comment, dans l’organisation, toutes les parties sont liées entre elles ; comment, dans les fonctions, il n’en est point qui ne se supposent les unes les autres, et qui ne soient plus, ou moins nécessaires à l’ordre du tout.

Les circonstances physiques particulières à l’adolescence sont donc naturellement enchaînées entre elles ; elles forment un système, auquel viennent se rapporter encore quelques phénomènes accessoires, dont l’exposition nous entraîneroit dans des détails trop minutieux : et comme la plus remarquable de toutes ces circonstances, je veux dire le développement, ou l’acton nouvelle des organes de la génération, exerce une grande influence sur l’état moral ; comme elle crée tout-à-coup d’autres idées et d’autres penchans, nous ne pouvons douter que le nouvel état moral ne tienne, du moins d’une manière médiate, à l’ensemble de ces mêmes circonstances, et ne se coordonne avec celles qu’on eût, au premier aspect, dû le moins soupçonner d’y contribuer par de véritables rapports.

Mais je me propose de revenir sur ce sujet, dans le Mémoire suivant, où nous considérerons l’influence des sexes. Contentons-nous maintenant de quelques observations générales.

Il est évident que l’adolescence introduit dans le système, une série nouvelle de mouvemens. Elle trouve déjà le tissu cellulaire et toute la contexture des solides, dans un état de condensation, d’élaboration, d’énergie que manifeste la force, journellement croissante des opérations. Déjà le sang et les autres humeurs ont acquis un degré considérable de vitalité. L’adolescence, en faisant refluer dans le sang, un nouveau principe extrêmement actif, augmente beaucoup encore les qualités stimulantes de ce fluide. La proportion de la partie colorante et de la partie fibreuse, relativement aux autres, augmente dans les mêmes rapports ; et les solides, plus vivement excités, plus complètement réparés, deviennent aussi, de jour en jour, plus denses et plus vigoureux.

La fin de cette époque n’est, en quelque sorte, que le passage de l’adolescence à la jeunesse ; ou la jeunesse n’est que le complément de l’adolescence. On pourroit se dispenser de les séparer par des distinctions absolues ; elles ne sont séparées dans la nature, que par des nuances. Cependant les anciens médecins avaient observé que vers l’âge de vingt-un ans, il se fait une troisième révolution qui termine quelques maladies des âges précédens ; révolution marquée ordinairement et en général, par une espèce de mortalité climatérique, et dans chaque cas particulier, par un surcroît d’activité dans le système artériel, d’où résultent des dispositions plus habituelles aux fièvres aiguës inflammatoires, et aux affections chroniques du même genre. En effet, dans la secousse qui se fait sentir alors à toute la machine, d’une manière si évidente pour des yeux attentifs, la vie et la densité des humeurs, la force et le ton des organes paroissent redoubler, pour ainsi dire, brusquement. Mais, encore une fois, ce n’est pas un nouvel ordre de phénomènes ; c’est une gradation plus forte, une nuance plus marquée de l’énergie des fonctions.

Au début de l’adolescence, le cerveau, comme étonné des impressions singulières qui lui parviennent, en démêle mal d’abord le véritable sens : leur nombre et leur volonté ne lui laissent pas le pouvoir d’en saisir les rapports. C’est le moment, dans l’ordre même le plus naturel, où l’organe cérébral tout entier reçoit le plus de ces impressions que nous avons dit lui être plus spécialement propres, de celles dont les causes agissent dans son sein même : c’est aussi le moment où l’imagination exerce le plus d’empire : c’est l’ âge de toutes les idées romanesques, de toutes les illusions ; illusions qu’il faut bien se garder, sans doute, d’exciter et de nourrir par art, mais qu’une fausse philosophie peut seule vouloir dissiper entièrement, sans choix et tout-à-coup. Alors, toutes les affections aimantes se transforment si facilement en religion, en culte ! On adore les puissances invisibles, comme sa maîtresse ; peut-être uniquement parce qu’on adore, ou qu’on a besoin d’adorer une maîtresse ; parce que tout remue des fibres devenues extrêmement sensibles, et que cet insatiable besoin de sentir dont on est tourmenté, ne peut toujours se satisfaire suffisament sur des objets réels. De-là, non seulement résultent beaucoup de jouissances et de bonheur pour le moment ; mais naissent et se développent la plupart de ces dispositions sympathiques et bienveillantes, qui seules assurent le bonheur futur, et des individus qui les éprouvent, et de ceux qui, dans la vie, doivent faire route commune avec eux.

Je n’ai pas besoin d’ajouter que l’âge où l’on sent le plus, où l’imagination jouit de la plus grande activité, est, sans contredit, aussi celui où se recueillent le plus de ces idées et de ces sentimens, qui ne sont encore, pour ainsi dire, que de vagues impressions ; mais qui forment la collection la plus précieuse pour l’avenir ; et quand la réflexion vient enfin prédominer sur toutes les opérations de l’organe cérébral, elle s’exerce principalement sur les matériaux qui lui ont été fournis par cette époque intéressante.

Quant à la jeunesse proprement dite, elle commence, nous venons de le voir, au temps où la force et la souplesse des solides, la densité, les propriétés stimulantes, et la vivacité dans le mouvement des humeurs, commencent elles-mêmes à se trouver réunies et portées au plus haut degré. Le système nerveux et les organes musculaires sont montés alors à leur plus haut ton. Rien ne résiste à l’énergie du cœur et des vaisseaux artériels. Les différentes circulations, et toutes les fonctions vitales qui en dépendent, s’exécutent, avec une véhémence qui ne reconnoît point d’obstacles. Aussi cet âge est-il tout à la fois celui des maladies éminemment aiguës, des passions impétueuses, et des idées hardies, animées par tous les sentimens de l’espérance.

Nous avons dit que depuis la naissance de l’enfant, et même depuis la formation du fœtus, jusqu’à l’âge de quatorze ans, le volume et la prédominance du cerveau appellent particulièrement le sang vers la tête ; que depuis quatorze ans, jusqu’à la fin de la jeunesse, les humeurs se portent, particulièrement aussi, vers la poitrine. Les crachemens de sang, ou plutôt les hémorragies pulmonaires, peuvent distinguer pathologiquement toute cette dernière époque. Mais sa durée n’est peut-être pas facile à déterminer avec précision ; et les observateurs ne nous fournissent aucun résultat satisfaisant touchant le terme qu’il convient de lui fixer. Il paroît que, chez quelques sujets précoces, ce terme arrive à vingt-huit ans, moment de la quatrième révolution septénaire, ou de la seconde quatuordécimale. Mais le plus ordinairement, ce n’est que vers trente-cinq, à la fin de la cinquième révolution : et cela vient de ce que la première époque, ou celle de la direction du sang vers la tête, se prolonge encore jusqu’à vingt-un ans ; cette direction ne s’affoiblissant que par degrés insensibles : de sorte que, jusqu’à cette troisième révolution, les humeurs se portent presque également vers les différentes parties situées au-dessus du diaphragme, et que c’est alors seulement que les organes pulmonaires deviennent le terme spécial de la congestion. Or, voilà pourquoi les hémorragies nasales se reproduisent bien longtemps encore après quatorze ans ; et que depuis lors, jusqu’à vingt-un, les esquinancies, qui semblent former l’intermédiaire entre les maladies de la tête et celle de la poitrine, sont si communes et si dangereuses.

Ainsi donc, c’est vers trente-cinq ans qu’il faut placer le passage de la jeunesse à l’ âge mûr. Cette époque est celle des plus notables changemens dans le physique et dans le moral de l’homme.

§. viii.

Jusqu’à ce moment, l’activité du système nerveux, l’énergie du cœur et des artères, la vie et l’impétuosité des humeurs, ont surmonté facilement toutes les résistances que la force et le ton, toujours croissans, des solides, opposent au mouvement circulatoire et à l’exercice des diverses fonctions, dont ce mouvement lui-même fait une partie essentielle. Beaucoup de vaisseaux se sont successivement oblitérés : les parois et les extrémités des autres, en s’étendant et devenant, de jour en jour, plus denses et plus fermes, ont perdu par degrés de leur souplesse ; elles sont devenues, de plus en plus, incapables de céder. Mais l’énergie vitale s’est accrue dans une plus grande proportion ; elle peut surmonter sans peine ces premiers obstacles : et les actes de la vie ne sont encore accompagnés d’aucun sentiment de gêne et de travail. Aussi, la conscience de sa force pousse-t-elle sans cesse le jeune homme hors de lui-même : elle n’inspire à son cœur et à son cerveau, que des affections et des idées de confiance et de bonheur.

Tout le tems que dure ce premier état respectif des vaisseaux et des forces vitales, la pléthore sanguine est dans le système artériel ; c’est-à-dire, que les artères contiennent une plus grande abondance relative de sang : et les hémorragies sont fournies directement par leurs extrémités. Mais au moment où la résistance des solides commence à contrebalancer l’action du système nerveux et l’impulsion des humeurs, il se fait une révolution presque subite dans la distribution du sang : la pléthore passe des artères aux veines. Alors paroissent les hémorragies variqueuses.

Ce n’est pas ici le lieu d’exposer le mécanisme de ces deux états différens de la circulation, et le passage de l’un à l’autre : il nous suffit de les énoncer comme des faits constans, et faciles d’ailleurs à vérifier par l’observation journalière. La pléthore veineuse commence à se former, ou du moins elle se fait remarquer d’abord dans la veine-porte et dans ses principales dépendances. Cette pléthore tient, en général, à la lenteur plus grande de la circulation dans les veines : il est donc naturel que sa première apparition ait particulièrement lieu dans ceux de ces vaisseaux où le cours du sang est toujours le plus paresseux.

Quand l’action de la vie commence à rencontrer de fortes résistances, et le mouvement des fluides à se faire avec moins de facilité, ce sentiment de force et de bien-être[13] qui caractérise la jeunesse, ne disparoît pas tout-à-coup ; mais il diminue de jour en jour, d’une manière remarquable. L’homme commence à ne plus se croire invincible ; il s’aperçoit que ses moyens sont bornés. Ses idées et ses affections ne s’élancent plus au loin avec la même hardiesse : il n’a plus cette confiance sans bornes dans lui-même ; et, par une conséquence nécessaire, bientôt il perd une grande partie de celle qu’il avoit dans les autres.

La sagesse et la circonspection tiennent, en effet, à l’insuffisance présumée des moyens dont on dispose. Tant qu’on ne suppose même pas la possibilité de cette insuffisance, on marche directement et sans hésiter, vers chaque but que le désir indique. Mais si-tôt qu’on se défie de ses moyens, on sent la nécessité de n’en négliger aucun, d’augmenter leur puissance par un meilleur usage : on cherche à les fortifier de tous les secours extérieurs que l’observation et l’expérience peuvent fournir. La situation présente de l’homme commence à l’occuper sérieusement ; et ses regards ne se portent pas sans inquiétude vers l’âge qui s’avance. C’est le moment d’économiser, d’étendre tous les moyens actuels, de se créer des ressources pour l’avenir. Aussi, l’âge mûr est-il caractérisé, chez tous les grands peintres de la nature humaine, par des déterminations plus mesurées et plus réfléchies ; par le soin de ménager les hommes avec lesquels on a des rapports, et de cultiver l’opinion publique ; par une plus grande attention donnée à tous les moyens de fortune.

Si nous remontons à la source même du bonheur, nous verrons qu’il consiste particulièrement dans le libre exercice des facultés, dans le sentiment de la force et de l’aisance avec lesquelles on les met en action. Les opérations des organes ne sont pas toutes également nécessaires ; et, parmi les besoins, il en est qui souffrent plus d’interruptions, ou de retards que les autres ; mais c’est un besoin général pour la machine vivante, de sentir et d’agir : et la vie est d’autant plus entière, que tous les organes sentent et agissent plus fortement, sans sortir toutfois de l’ordre de la nature. Voilà ce qui constitue le bien-être physique : et c’est encore en cela que réside le bonheur moral, qui en est un résultat particulier, ou plutôt qui n’est que ce même bien-être, considéré sous un autre point de vue, et dans d’autres rapports.

Je crois pouvoir me dispenser d’ajouter ici, qu’il n’est pas toujours nécessaire, pour le bonheur, d’éprouver actuellement même les impressions dont il dépend : il suffit souvent de leur souvenir et de la conscience qu’elles restent en notre pouvoir.

Mais lorsque cette conscience devient incertaine ; lorsque le sentiment des forces commence à s’émousser, l’existence prend déjà quelque chose d’inquiet et de fâcheux : l’imagination a, dès-lors, besoin de se rassurer par les impressions d’une force factice, exercée sur les objets extérieurs ; impressions qui, constatant elles-mêmes ce commencement de décadence, n’en font que mieux sentir le vide qu’on cherche à remplir par elles, et sont de bien foibles dédommagemens à des pertes trop véritables. L’âge mûr est donc encore celui de l’ambition, de cette passion égoïste et sombre, dont les jouissances ne font qu’irriter d’insatiables désirs.

Nous avons vu qu’au moment où l’activité de la circulation s’affaiblit, le système veineux s’engorge, et les hémorragies deviennent variqueuses. Les mouvemens vitaux, qui se mettent presque tous en rapport avec celui du sang, se font alors avec plus de lenteur : les maladies sont moins inflammatoires ; leur marche, leurs crises, leurs solutions, prennent un caractère général, en quelque sorte, chronique. Nous avons vu d’ailleurs que le système de la veine-porte, où le cours d’un sang épais et gras n’est pas aidé par l’action directe des muscles, comme dans les vaisseaux externes, est le premier à ressentir le changement dont dépend la pléthore veineuse. Les humeurs qui reviennent de toutes les parties flottantes du bas-ventre, cheminent avec plus d’embarras : les viscères que cette cavité contient, et particulièrement le foie et la rate, sont sujets à s’obstruer. De-là, ces maladies hypocondriaques si tenaces, dont l’effet n’est pas seulement d’exagérer le sentiment de la diminution des forces, mais encore de donner à toutes les idées et à tous les penchans, une tournure singulière d’opiniâtreté : de-là, ces conceptions plus fortes, plus réfléchies ; ces passions plus lentes à se former, mais plus profondes et plus incurables. Et l’on ne dira pas que les dispositions de l’esprit et de l’âme doivent alors être rapportées à la seule expérience, aux combinaisons nouvelles et plus nombreuses qu’amène la durée de la vie ; car les sujets dans lesquels la résistance des solides et la gêne de la circulation du sang veineux abdominal se manifestent avant le temps, sont également précoces relativement ax idées et aux affections de cette troisième époque.

Ainsi donc, soit par l’impression directe de la plus grande résistance des vaisseaux, et d’une foiblesse relative que cette résistance entraîne après elle ; soit par les effets les plus prochains de la pléthore veineuse qui commence à s’établir alors, on explique facilement les habitudes morales propres à l’âge mûr : et les traits qui le caractérisent sont l’ouvrage immédiat et nécessaire de quelques changemens physiques, qu’on pourroit juger de peu d’importance au premier coup-d’œil.

La durée de l’âge mûr n’est pas la même chez tous les hommes. Elle comprend une période ou de quatorze, ou de vingt-un ans, suivant la constitution primitive du sujet, le genre de vie qu’il mène, les maladies qu’il a éprouvées. Pour les personnes dont la jeunesse a été précoce, ou valétudinaire, l’âge mûr se termine quelquefois vers la quarante-neuvième année ; mais souvent il se prolonge jusqu’à la cinquante-sixième. Sa terminaison est marquée par une cinquième ou sixième révolution, très-sensible dans l’économie vivante. Cette révolution occasionne différentes maladies, et ces maladies amènent des crises qui méritent toute l’attention des observateurs. L’époque n’en est guère moins dangereuse pour les hommes, que celle de la cessation des règles (qui, par certaines raisons particulières, la devance dans les climats chaud et tempérés), ne l’est ordinairement pour les femmes : c’est pour les deux sexes un véritable âge climatérique. La pratique de la médecine nous présente chaque jour le tableau de cette révolution ; et la comparaison attentive des tables de mortalité confirme ses effets. Car on voit clairement dans ces tables, que les probabilités de la vie ne vont point en augmentant, ou diminuant d’un pas égal, et suivant la marche progressive établie par le plus grand nombre des calculateurs ; mais que cette marche est souvent suspendue, ou devient stationnaire à différentes époques, et qu’elle semble même quelquefois devenir rétrograde pendant certains momens, à la vérité fort courts.

Quand l’homme échappe aux dangers de cet âge climatérique, il entre alors dans la vieillesse.

§. ix.

Pendant tout le temps que durent les congestions hypocondriaques abdominales, les glandes sont plus sujettes aux dégénérations squirreuses : il se forme même assez souvent alors des corps comme glanduleux, dans différens points du tissu cellulaire. Ces états sont toujours accompagnés d’affections de l’âme, tristes et mélancoliques. Mais vers la première septénaire de la troisième époque, c’est-à-dire, vers la quarante-deuxième année, il se fait, pour l’ordinaire, un changement qui dissipe en grande partie, les maladies dominantes jusqu’alors, et qui les remplace par des maladies nouvelles.

En s’élaborant de plus en plus, les humeurs ne peuvent éviter de prendre un certain degré d’acrimonie : cette acrimonie y produit un commencement de décomposition, elles deviennent plus ténues et plus fluides. Les embarras de la circulation dans le bas-ventre, diminuent dès ce moment ; et les affections directement dépendantes de l’engorgement de la veine-porte, font place à la goutte, à la gravelle, à la pierre, au rhumatisme, aux dispositions apoplectiques, au catarrhe suffocant, qui n’est lui-même qu’une véritable apoplexie du poumon.

Ces différentes maladies, dont les rapports mutuels ont excité plus d’une fois l’attention des observateurs, paroissent dépendre du mouvement de fonte dont nous venons de parler ; de la diminution des diverses perspirations insensibles, soit internes, soit externes, de la quantité plus grande des parties terreuses que cette diminution laisse alors dans les fluides. Cette quantité n’est plus employée toute entière à l’accroissement, ou à la réparation des os : et par l’effet direct de la décomposition des fluides, le phosphate calcaire et différens autres élémens terreux, ou salins, s’en séparent précipitamment ; ils n’ont plus le temps d’être complètement évacués par les émonctoires naturels ; ils se déposent sur certains organes, et forment des concrétions osseuses, ou pierreuses de différens caractères, suivant la manière dont leurs molécules s’arrangent, et les dispositions du gluten qui les unit.

Telles sont les circonstances auxquelles paroissent devoir être rapportés les dépôts gouteux, la gravelle, la pierre, les ossifications artérielles, et les concrétions pierreuses de toute espèce.

En même temps, l’acrimonie des humeurs agit sur les nerfs, ou sur leurs enveloppes, sur les muscles, ou sur leurs gaînes aponévrotiques : les parties les plus âcres se réunissent par une espèce d’attraction élective ; elles vont se fixer sur un organe spécial. De-là, le rhumatisme, l’apoplexie, le catarrhe suffocant.

Enfin, la diminution, tous les jours plus marquée, de la transpiration insensible extérieure, résultat nécessaire de l’affaiblissement graduel de la circulation, de l’endurcissement de la peau ; et de toutes les causes combinées dont nous venons de faire mention, produit et rend nécessaires les évacuations catarrhales de la gorge, du poumon, de la vessie, &c., qu’on observe particulièrement chez les vieillards.

Ces diverses circonstances physiques forment un ensemble, une sorte de système : et il est aisé de voir qu’elles se lient et correspondent intimement avec celui des affections morales, propres à cette même époque de la vie.

Au moment où les humeurs perdent une partie de leur tenacité, les penchans et les idées qui dépendent de l’engorgement des viscères abdominaux, commencent à perdre également, et dans la même proportion, une partie de leur caractère opiniâtre. Presque toujours les dispositions mélancoliques s’affoiblissent alors ; souvent même elles disparoissent enièrement. Mais d’un côté, l’acrimonie des humeurs, sur-tout celle de la bile, qui prend une activité singulière, et stimule plus vivement les extrémités nerveuses ; de l’autre, la rigidité des solides, qui, de jour en jour augmentant, multiplie aussi de jour en jour, les résistances : ces deux circonstances, dis-je, déterminent une forte réaction de l’organe nerveux sur lui-même. Il semble que la vie revienne sur ses pas, que l’homme commence une nouvelle jeunesse[14]. Les idées reprennent de la hardiesse, en conservant le degré de force et de consistance qu’elles ont acquis ; les passions deviennent violentes et colériques. Telle est en particulier, la tournure des sujets disposés à l’apoplexie, chez qui les extrémités, suivant l’expression de Bordeu, forment une espèce de conjuration contre la tête, en y poussant avec violence les humeurs, ou peut-être en dirigeant vers elle, l’action d’autres causes d’un mouvement excessif.

L’apparition de la goutte, du rhumatisme, ou de la pierre, ne change pas moins l’état moral que l’état physique. Toutes ces différentes maladies sont le plus souvent, de véritables transformations de celles qui tiennent aux embarras de la circulation dans le système de la veine-porte. Elles peuvent devenir la cause de vives souffrances : mais dans le principe, elles sont de véritables crises ; elles prouvent l’énergie de l’action vitale : et quand le rhumatisme et la goute ont un cours régulier, je veux dire, quand leur cause se porte sur les extrémités et ne reflue point vers les organes internes ; quand les matériaux de la pierre s’évacuent en sable léger, à mesure qu’ils se rassemblent dans la vessie, ou dans les reins : la nature satisfaite d’avoir éloigné son ennemi, mêle souvent alors aux douleurs même les plus vives, un sentiment de bien-être qui se manifeste par l’activité de l’esprit, par les affections bienveillantes et la gaîté. Mais si l’humeur lithique, gouteuse ou rhumatismale, est au contraire incertaine dans sa direction ; si elle affecte ou menace d’affecter les parties précordiales : alors l’inquiétude, l’anxiété, s’emparent de tout l’être sensitif ; l’esprit est sans force et sans lumière ; l’âme se refuse à tous les sentimens de bonheur.

En entrant dans la vieillesse, l’homme s’apperçoit trop évidemment de son déclin. Mais cet effet ne date pas uniquement de l’époque qui le met en évidence. Il y a déjà long-temps qu’après être parvenue à son plus haut sommet, la vie roule et se précipite, avec une vitesse toujours accélérée, vers cet abîme où toutes les existences passagères vont s’engloutir. Mais c’est au moment dont je parle, que chaque pas de la chute devient sensible. Les solides acquièrent encore plus de densité, plus de roideur ; la gêne de l’influence vitale s’accroît sans cesse ; les humeurs, mal dépurées par des excrétions incomplètes ou languissantes, se décomposent de plus en plus : et soit par les irritations contre nature qu’elles portent dans le système nerveux, soit par la foiblesse, ou par l’embarras des fonctions réparatrices, ce système perd progressivement de ses forces ; le principe même du mouvement s’affoiblit à mesure que les instrumens deviennent moins capables d’obéir à son impulsion.

Sans entrer dans de nouveaux détails, on doit sentir qu’à raison des progrès de l’âge, les opérations de l’esprit doivent, de jour en jour, prendre plus de lenteur et d’hésitation ; le caractère devenir de plus en plus timide, défiant, ennemi de toute entreprise hasardeuse. La difficulté d’être, augmente alors dans une progression continuelle ; le sentiment de la vie ne se répand plus au-dehors ; une nécessité fatale replie sans cesse le vieillard sur lui-même : et ne voit-on pas que cet égoïsme, qu’on lui reproche, est l’ouvrage immédiat de la nature ?

Mais si le vieillard n’existe qu’avec peine[15], il agit avec bien plus de peine encore : il ne rencontre par-tout que des résistances. Les corps extérieurs semblent prendre, à son égard, une force d’inertie, à chaque instant plus invincibles. Ses propres organes se refusent aux ordres de sa volonté. Tout le ramène de plus en plus, au repos : jusqu’à ce qu’enfin l’absolue impossibilité de soutenir, même les foibles impressions d’une vie défaillante, lui rende nécessaire et désirable ce repos éternel[16] que la nature ménage à tous les êtres, comme une nuit calme après un jour d’agitation[17].

§. x.

On a remarqué depuis longtemps, que, dans la vieillesse, les impressions les plus récentes s’effacent aisément ; que celles de l’âge mûr s’affoiblissent : mais que celles du premier âge redeviennent, au contraire, plus vives et plus nettes. Ce phénomène, très-constant et très-général, est en effet bien digne d’attention : il a dû fixer particulièrement celle des métaphysiciens et des moralistes. D’après notre manière de voir, il peut, je crois, s’expliquer facilement.

Dans l’enfance, la mollesse du cerveau le rend susceptible de toutes les impressions : sa mobilité les multiplie et les répète indéfiniment et sans cesse ; j’entends celles qui sont relatives aux objets que l’enfant a sous les yeux, et qui intéressent sa curiosité. Or, ces objets sont bornés quant à leur nombre ; et les rapports sous lesquels il les considère, sont très-simples : de sorte que la puissance de l’habitude se joint pour lui bientôt à l’influence des premiers et des plus pressans besoins, à l’attrait de la plus vive nouveauté. Tout concourt donc à donner alors aux combinaisons que fait l’intilligence naissante, un caractère durable ; à les identifier, en quelque sorte, avec l’organisation ; à les rapprocher des opérations automatiques de l’instinct.

Mais, à mesure que le cerveau devient plus ferme, et que les extrémités sentantes, garanties par des enveloppes plus denses, se trouvent moins immédiatement exposées à l’action des corps extérieurs, les impressions deviennent moins vives, leur répétition moins facile, la communication des divers centres de sensibilité moins rapide ; en un mot, tous les mouvemens prennent plus de lenteur. En même temps, le nombre des objets à considérer augmentant de moment en moment, leurs rapports se compliquent, et l’univers s’agrandit.

Or, si la rigidité des organes rend les impressions difficiles, embarrassées, il est impossible qu’elle ne les rende pas incomplètes : car leur perfection tient sur-tout à la liberté des mouvemens qui les produisent, ou qui les accompagnent ; et leur trace n’est forte et durable, qu’autant qu’elles sont elles-mêmes vives, nettes et profondes.

Et si, d’autre part, la grande variété des objets multiplie et diversifie les impressions, elle les rend aussi, par là même, foibles et confuses : leur souvenir, auquel d’ailleurs l’influence d’une entière nouveauté ne donne plus cette vivacité native, exclusivement réservée au premier âge, n’a pas le temps de se graver profondément dans le cerveau ; elles n’y laissent que des empreintes, en quelque sorte, équivoques, et dont la durée dépend de celle du système d’idées et d’affections auxquelles on est alors livré.

Ainsi donc, au moment où le besoin de recevoir et de combiner des impressions nouvelles, cesse de se faire sentir ; au moment où, pour ainsi dire, aucun objet n’excite plus la curiosité des organes, ni celle d’un esprit rassasié, l’on doit voir, et l’on voit en effet, les souvenirs s’effacer dans l’ordre inverse où les impressions ont été reçues, en commençant par les plus récentes, qui sont les plus foibles, et remontant jusqu’aux plus anciennes qui sont les plus durables. Et à mesure que celles dont la mémoire étoit comme surchargée, s’évanouissent, les précédentes, qu’elles offusquoient, reparoissent. Bientôt tous les intérêts, toutes les pensées qui nous ont le plus occupés dans le cours des âges postérieurs, n’existant plus pour nous, les momens où nous avons commencé de sentir, peuvent seuls rappeler encore vers eux nos regards ; ils peuvent seuls ranimer notre attention défaillante : jusqu’à ce qu’enfin nous cessions d’être, en perdant presque à-la-fois, et les impressions du moment présent, et les traces de ces images brillantes et magiques que laissent, dans notre cerveau, les premières lueurs de la vie.

Il n’est pas rare de voir les vieillards tomber dans une véritable enfance. Non-seulement leurs idées et leurs passions se rapportent alors uniquement aux mêmes appétits directs que celles de l’animal qui vient de naître, mais ils reprennent encore cette même mobilité qui caractérise les enfans[18]. Le cerveau, perdant le point d’appui que lui prêtoient la force des muscles, et l’ensemble des habitudes acquises pendant la vie, se retrouve, pour ainsi dire, au même point que lorsque la mollesse des organes ne lui opposoit aucune résistance. Comme son énergie particulière s’est affoiblie en même temps et dans la même proportion, cette dernière circonstance de la vie qui s’éteint, compense amplement la souplesse qui n’existe plus dans l’organe du cerveau : et la ressemblance des deux extrémités de l’existence humaine se trouve complète, relativement à la mobilité du système cérébral ; ce qui, pour le dire en passant, prouve que le défaut de consistance dans les déterminations, tient moins au défaut de fermeté des fibres musculaires qu’à la foiblesse de l’organe nerveux, à l’impuissance des opérations qui lui donnent le sentiment de la vie.

CONCLUSION.

Non, sans doute, la mort, en elle-même, n’a rien de redoutable aux yeux de la raison : tout ce qui peut la rendre douloureuse, est de quitter des êtres chéris ; et c’est bien là, en effet, la véritable mort. Quant à la cessation de l’existence, elle ne peut épouvanter que les imaginations foibles, incapables d’apprécier au juste ce qu’elles quittent, et ce qu’elles vont retrouver ; ou les âmes coupables, qui souvent au regret du passé, si mal mis à profit pour leur bonheur, joignent les terreurs vengeresses d’un avenir douteux. Pour un esprit sage, pour une conscience pure, la mort n’est que le terme de la vie : c’est le soir d’un beau jour.

Mais, considérée indépendamment des affections qui la rendent quelquefois amère à l’homme le plus raisonnable, la mort, peut être accompagnée de divers genres de sensations, suivant l’âge auquel elle arrive, et le caractère de la maladie qui l’amène. Dans la jeunesse et dans les maladies aiguës, elle est souvent convulsive, quelquefois douloureuse. Ses approches peuvent occasionner de vives angoisses. Cependant, en général, à cette époque elle n’affecte point l’âme de regrets pusillanimes, ou de vaines terreurs ; et même dans certains cas, où l’activité du cerveau se trouve augmentée par l’effet même de la maladie, et où la vie, avant de s’éteindre, paraît concentrer toute son influence sur cet organe, l’esprit acquiert une énergie et une élévation, les sentimens de courage et d’enthousiasme prennent un ascendant, dont l’effet est de donner à cette dernière scène quelque chose de surnaturel aux yeux des assistans émus.

Les fièvres lentes phthisiques semblent spécialement propres à la jeunesse : or, on sait qu’elles sont assez ordinairement accompagnées d’un sentiment habituel de bien-être et d’espérance. Les malades marchent à la mort sans la craindre, souvent sans la prévoir : ils expirent en faisant de longs projets de vie, et se berçant des plus douces illusions.

Les maladies lentes, hypocondriaques et mélancoliques, les passions ambitieuses, tristes et personnelles appartiennent à l’âge mûr : il paroît aussi que c’est l’époque où, généralement parlant, on meurt avec le moins de résignation. L’effet le plus fâcheux, sans doute, des affections hypocondriaques, est de causer une terreur invincible de la mort, de multiplier, pour ainsi dire, cet événement inévitable, en présentant sans cesse son image à des regards qui n’osent plus la fixer. Les maladies aiguës de l’âge mûr participent ordinairement du caractère de ces affections ; et leur terminaison, souvent funeste, le devient encore plus, par les idées sombres et le morne découragement qui s’y mêlent. Telle est, en effet, l’agonie des fièvres malignes nerveuses[19], des fièvres atrabilaires syncopales, etc., qui s’observent principalement chez des sujets d’un âge moyen.

Dans la vieillesse, et dans les maladies dépendantes de la destruction des forces vitales, comme, par exemple, dans les diverses hydropisies, dans la gangrène, etc., l’esprit est calme ; l’âme n’éprouve aucun sentiment pénible de terreur ou de regret. Cependant, le malade voit alors, sans aucun doute, approcher le coup fatal : il parle de sa propre mort comme de celle d’un étranger ; et quelquefois il en calcule le moment avec une précision remarquable. Dans les fièvres continues atoniques, qu’on peut regarder comme les analogues aigus des maladies dont il vient d’être question, l’observateur retrouve encore le même état moral : je parle ici de l’ordre le plus naturel des choses, et je suppose toujours que l’imagination n’ait pas l’habitude d’être vicieusement excitée.

Enfin, dans la mort sénile, le malade n’éprouve que cette difficulté d’être, dont le sentiment fut, en quelque sorte, la seule agonie de Fontenelle. On a besoin de se reposer de la vie, comme d’un travail que les forces ne sont plus en état de prolonger. Les erreurs d’une raison défaillante, ou d’une sensibilité qu’on égare, en la dirigeant vers des objets imaginaires, peuvent seules, à ce moment, empêcher de goûter la mort comme un doux sommeil.

Si l’on avoit observé les maladies dans cet esprit, il n’auroit pas été difficile d’apercevoir que les circonstances physiques qui les caractérisent, et le genre de mort par lequel elles se terminent, ont, avec l’état moral des moribonds, plusieurs rapports directs et constans : et l’on auroit pu tirer de-là, quelques vues utiles sur la manière de rendre leurs derniers momens heureux encore, ou du moins paisibles.

C’est un sujet que Bacon avoit recommandé, de son temps, aux recherches des médecins. Il regardoit l’art de rendre la mort douce[20], comme le complément de celui d’en retarder l’époque. Persuadé que la durée commune de la vie de l’homme peut être rendue beaucoup plus longue, par différentes pratiques dont il n’appartient qu’à la médecine de tracer les règles ; il vouloit, dans ses vœux de perfectionnement général, que l’art réunît toutes ses ressources pour améliorer notre dernier terme, comme un poète dramatique rassemble tout son génie pour embellir le dernier acte de sa pièce. En un mot, si la vie ne lui paraissoit devoir produire tous ses fruits, que lorsque le cours de ses diverses saisons seroit devenu moins rapide ; il pensoit également qu’elle ne peut être entièrement heureuse, que lorsqu’on saura les moyens de donner à ses derniers momens, le caractère paisible et doux que, sans nos erreurs de régime et nos préjugés, ils auroient peut-être presque toujours naturellement.

Quand je parlerai de l’influence que la médecine doit avoir un jour, sur le perfectionnement et sur le plus grand bien-être de la race humaine, je me propose de traiter avec étendue les deux sujets indiqués par Bacon[21].

Il me suffit maintenant d’avoir fait sentir, par quelques faits généraux, que chaque âge a des maladies qui lui sont plus particulièrement propres ; que les différentes espèces de maladies, et le genre de mort qu’elles déterminent, ont, relativement à l’état de l’esprit et de l’âme, des effets très-distincts ; et que, par conséquent, les âges exercent encore, même dans ce moment fatal, qui semble pourtant les égaliser tous et les confondre, une influence dont on reconnoît aisément la trace dans les idées et dans les affections morales des agonisans.


  1. Je ne parle point ici des gaz, dont le mucilage n’est vraisemblablement lui-même qu’un produit particulier : leur formation, leurs combinaisons, leur manière de se conduire dans les corps organisés, ne nous sont pas encore assez connues, pour que nous puissions rattacher ces divers phénomènes, à des principes généraux et constans.
  2. Du moins, les matériaux qui se retirent de ces mêmes corps décomposés, et que nous avons pu soumettre à des observations régulières, à des expériences méthodiques et concluantes.
  3. Principe et faculté sont des mots dont le sens n’a rien de précis ; je le sais trop bien. Au reste, je n’entends par-là, que la condition sans laquelle les phénomènes propres aux différens corps organisés, ne sauroient avoir lieu. Je suis sur-tout bien loin de vouloir conclure affirmativement de ces phénomènes, l’existence d’un être particulier, remplissant les fonctions de principe et communiquant aux corps les propriétés dont leurs fonctions résultent. La langue des sciences métaphysiques auroit besoin d’être refaite presque en entier : mais nous n’avons pas encore assez éclairci leur système général, pour tenter avec succès cette réforme. Tâchons du moins de nous payer mu- tuellement de mots, le moins et le plus rarement possible.
  4. Lequel, à son tour, est une production de ces mêmes sucs qui flottent dans son sein.
  5. La fibrine, je le répète, n’est, aussi bien que l’albumine, qu’une transformation du mucilage, et si l’on peut s’exprimer ainsi, un nouveau degré de son animalisation, dont la mucosité pure paroît être le premier terme.
  6. La production, ou la régénération du gaz oxygène, n’est pas exclusivement attribuée aux végétaux : d’après les expériences d’Ingenhouse, les insectes qui forment les tremelles et les conferva, le fournissent en abondance. Peut-être même aucun corps ne reproduit-il, à proprement parler, les gaz qu’il exhale : il est très-possible que la quantité des différens gaz soit toujours la même dans la nature, et que les corps d’où ils se dégagent, n’aient fait que se les approprier, en les enlevant à certaines substances qui les enveloppent et les masquent à nos yeux.
  7. Les dernières expériences de Sennebier sur la végétation, ont prouvé que la proportion des autres gaz relativement à l’oxygène, doit rester assez foible, sans quoi les plantes languissent.
  8. Il n’est pas même démontré que l’air le plus purgé d’émanations animales, soit toujours le plus propre à la respiration, et le plus sain.
  9. Sur-tout quand ils ne sont pas employés en trop grande quantité.
  10. Des médecins ont cru que les vaisseaux de certains organes, qui se développent et entrent en action à des époques postérieures de la vie, ou même que certains ordres de vaisseaux, communs à tout le corps, étoient oblitérés, ou n’existojent pas encore dans l’enfance ; que par conséquent, si l’âge en diminue le nombre à certains égards, il l’augmentoit à quelques autres. De Haen regardoit le travail de cette évolution de certains vaisseaux, ou non existans, ou du moins affaissés jusqu’alors sur leurs parois, comme la cause occasionnelle de différentes maladies éruptives, telles, par exemple, que la petite-vérole et la rougeole : il n’étoit même pas éloigné d’attribuer à cette circonstance, les efflorescences miliaires, blanches ou rouges, et les taches pétéchiales. Les adversaires de De Haen ont eu peu de peine à prouver que son hypothèse était complètement absurde : et l’on peut ajouter que les parties qui sont encore inertes dans l’enfance, ont elles-mêmes dès-lors, plus de vaisseaux qu’elles n’en présentent dans la suite, au temps de leur plus entier développement, et lorsque leurs fonctions ont acquis la plus grande activité.
  11. Elle se prolonge souvent jusqu’à vingt-un, par des raisons qu’on verra ci-après.
  12. On a fait de fortes objections contre cette application trop dogmatique et trop absolue : Dumas, célèbre professeur de Montpellier, a résumé celles qui avoient été faites avant lui ; et il en a proposé de nouvelles qui paroissent en effet assez difficiles à réfuter. (Voyez ses Elémens de Physiologie, ouvrage du mérite le plus distingué.) Il seroit possible d’en faire encore quelques autres qui me paroissent avoir aussi quelque poids.
  13. Le bien-être n’est cependant pas toujours dans un rapport direct avec l’énergie vitale. Celle-ci peut être quelquefois si forte, qu’elle occasionne, par cela même, un sentiment habituel d’inquiétude et de malaise. Le bien-être ne vient alors qu’avec l’âge, ou ne paroît que dans les temps de foiblesse. Cardan raconte que lorsqu’il se portoit bien, non-seulement il étoit tourmenté de l’activité la plus malheureuse, mais qu’il se trouvoit alors presque incapable de l’attention qu’exigent les travaux de l’esprit. Pour jouir de toutes ses facultés morales, il avoit besoin d’être malade ; ou de fixer cette inquiétude dévorante, par des douleurs artificielles.
  14. Cette espèce de seconde jeunesse est plus marquée chez certains sujets, que chez la plupart des autres. On la voit quelquefois ramener presque les illusions et les rêveries heureuses de l’adolescence. J. J. Rousseau nous en offre un exemple singulier. Qui ne se rappelle la partie des Mémoires de cet homme extraordinaire, relative à cette époque de sa vie ?
  15. Sentir, et sur-tout sentir distinctement, est un véritable travail pour lui. L’organe nerveux n’a plus assez de souplesse et d’agilité pour saisir, combiner et distinguer beaucoup de sensations à-la-fois. Les vieillards, ceux même qui ont conservé le mieux leurs organes et leurs facultés, n’entendent que du bruit dans la conversation de plusieurs personnes.
  16. Quelques personnes, qui se disent pieuses, ont amèrement censuré cette expression, qui cependant est littéralement traduite d’une prière de l’église pour les morts.
  17. La vieillesse pourroit se diviser en différentes époques septénaires, aussi bien que les autres grandes périodes de la vie. Mais ce ne sont plus de véritables crises qui marquent ces époques : la nature ne fait maintenant que d’impuissans efforts ; et chaque secousse accélère, ou confirme son déclin, au lieu de le suspendre, ou d’en réparer les effets.
  18. Le célèbre duc de Marlborough, que l’on ne peut pas soupçonner d’avoir manqué de fermeté dans la jeunesse et dans l’âge mûr, devint, dans la vieillesse, sujet à toutes les petites passions d’un enfant. Il s’attendrissoit à la plus légère émotion ; il se mettoit en colère, ou pleuroit au moindre refus.
  19. Du moins, lorsque le malade conserve quelque connoissance.
  20. C’est ce qu’il appelle l’euthanasie.
  21. Ce sujet entrera naturellement dans un ouvrage dont je m’occupe à rassembler les matériaux, et qui aura pour but le perfectionnement physique de l’espèce humaine.