Ravensnest/Chapitre 11

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Ravensnest ou les Peaux-Rouges
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Perrotin, Pagnerre (Œuvres, tome 27p. 126-140).

CHAPITRE XI.


Notre vie était changée. Un autre amour commença à entrelacer sa trame solitaire ; mais le fil d’or était tressé entre mon cœur et celui de ma sœur.
Willis.


Une demi-heure après, nous étions assis à table, mangeant notre dîner aussi tranquillement que si nous eussions été dans une auberge. Le domestique qui avait mis la table était un vieux serviteur qui, depuis un quart de siècle, remplissait dans la maison les mêmes fonctions. Aussi, n’était-ce pas un Américain ; car aucun homme en Amérique ne reste si longtemps dans une condition inférieure. S’il a de bonnes qualités qui puissent inspirer le désir de le conserver, il est presque certain de s’avancer dans le monde ; sinon, on n’est guère soucieux de le garder. Mais les Européens sont moins changeants et moins ambitieux, et il n’est pas rare de les voir rester longtemps au même service.

John cependant, quoiqu’il fît preuve de constance, avait quelques-uns des sentiments d’un domestique envers ceux qu’il ne croyait pas au-dessus de lui. Il avait mis le couvert avec la propreté et la méthode accoutumées, et servi la soupe avec la même régularité que si nous eussions paru dans nos caractères véritables : mais ensuite il se retira. Il se rappelait probablement que le maître ou le premier domestique d’un hôtel anglais a l’habitude de faire son apparition avec la soupe, pour disparaître ensuite avec elle. Ainsi fit-il ; après avoir desservi la soupe, il approcha une servante de mon oncle, montra un couteau à découper, comme pour dire « servez-vous vous-mêmes » et quitta la chambre. Comme nous devions nous y attendre, notre dîner n’était pas trop recherché, l’heure ordinaire étant d’ailleurs devancée, quoique j’entendisse ma grand’mère commander une ou deux friandises, à la grande surprise de Patt. Parmi les choses extraordinaires pour de tels convives, figurait du vin. Cette singularité était toutefois expliquée, tant bien que mal, par la qualité du liquide ; c’était du vin du Rhin.

Mon oncle Ro fut un peu surpris de la disparition de John car, dans la chambre où il se trouvait, il était tellement accoutumé à sa figure que, sans lui, il se sentait à peine à la maison. Son premier mouvement fut d’étendre la main vers le cordon de sonnette, mais il s’arrêta en disant :

— Qu’il s’en aille, au fait ; nous pourrons causer plus librement. Eh bien ! Hughes, te voici sous ton propre toit, mangeant un dîner hospitalier, et traité aussi charitablement que si tu ne pouvais pas réclamer comme ta propriété tout le terrain que tu peux voir à cinq milles à la ronde. Ce fut une bonne idée de notre mère, après tout, de penser à nous faire servir ce Rudesheimer en notre qualité d’Allemands. Comme elle a bonne mine, mon garçon !

— En vérité oui ; et je suis enchanté de le voir. Je suis porté à croire que ma grand’mère peut encore vivre une vingtaine d’années car cela même ne la rendrait pas aussi vieille que Susquesus, qui était, selon ce que je lui ai souvent entendu raconter, un homme mûr lorsqu’elle est née.

— C’est vrai ; on dirait qu’elle est ma sœur aînée plutôt que ma mère ; et en tout c’est une charmante vieille. Mais si nous sommes aussi bien accueillis par une vieille femme, il y en a aussi de charmantes jeunes. Qu’en dis tu ?

— Je suis entièrement de votre avis, Monsieur ; et je dois dire que je n’ai pas depuis bien longtemps vu deux aussi charmantes créatures que celles que nous avons rencontrées ici.

Deux ! Peste ! il me semble qu’une seule pourrait suffire. Mais quelles sont ces deux, maître pacha ?

— Patt et Mary Warren. Les deux autres sont assez bien, mais celles-là sont supérieures.

Mon oncle Ro parut mécontent ; mais il ne dit rien pendant quelque temps, et il continua de manger pour ne pas se trahir. Cependant il est assez difficile pour un homme bien élevé de toujours manger ; il fut donc obligé de s’interrompre.

— Tout paraît assez tranquille ici, après tout, Hughes. Ces anti-rentistes peuvent avoir fait un mal infini en attaquant les principes, mais ils ne paraissent avoir accompli aucune destruction matérielle.

— Ce n’est pas leur plan, Monsieur. Les récoltes leur appartiennent, et comme ils espèrent avoir les fermes, il ne serait pas sage de détruire ce qu’ils commencent à considérer comme leur propriété. Quant à notre maison et à ses dépendances, je suppose qu’ils sont disposés à me les laisser encore quelque temps, pourvu qu’ils puissent m’enlever tout le reste.

— Oui quelque temps encore, quoique ce soit une folie d’espérer gagner quelque chose par des concessions ; comme si les hommes étaient jamais satisfaits de la portion qu’on leur cède, quand ils peuvent se flatter tôt ou tard d’obtenir le tout. Autant vaudrait s’attendre à ce qu’un homme qui a volé un dollar dans votre poche vous rendît la monnaie de la moitié. Mais les choses paraissent vraiment bien ici.

— Tant mieux pour nous. Mais, à mon avis, ce qui est mieux que tout ce que nous avons vu en Amérique, c’est Mary Warren.

Une petite toux sèche vint témoigner encore que mon oncle n’était pas content, et il se remit à manger.

— Tu as réellement de bon vin du Rhin dans ta cave, Hughes, reprit-il en vidant son verre de couleur verte, quoique je ne comprenne pas trop pourquoi un homme aime mieux boire son vin dans un gobelet vert quand il pourrait avoir du cristal. Ce doit être une de mes acquisitions faite, à l’usage de ma mère, la dernière fois que j’étais en Allemagne.

— Je ne dis pas non, Monsieur ; cela n’ôte ni n’ajoute rien à la beauté de Marthe et de son amie.

— Puisque tu es disposé à faire ces allusions puériles, sois franc, et dis-moi de suite comment tu trouves mes pupilles.

— Nécessairement, non compris ma sœur. Je serai aussi franc que possible, et je dirai, quant à mademoiselle Marston, que je n’ai pas d’opinion du tout ; et quant à mademoiselle Colebrooke, qu’elle est ce qu’on appelle en Europe « une belle femme ».

— Tu ne peux rien dire de son esprit, Hughes n’ayant pas eu l’occasion de te former une opinion.

— Pas beaucoup plus d’une, je l’avoue ; seulement j’aurais mieux aimé qu’elle n’eût pas fait allusion à la personne qui doit un jour forger une chaîne pour ma sœur.

— Bah ! bah ! cela ressemble aux susceptibilités d’un enfant ; Henriette n’est ni impertinente ni effrontée, et ton interprétation est tant soit peu vulgaire.

— Interprétez à votre manière, mon oncle ; pour moi je n’ai pas aimé cela.

— Je ne m’étonne pas que les jeunes gens aient tant de peine à se marier ; ils deviennent tellement exagérés dans leurs goûts et leurs notions !

Un étranger aurait pu répliquer par quelque argument contre les vieux garçons mais je savais que mon oncle Ro avait été autrefois fiancé et que l’objet de sa passion lui avait été enlevé par une mort soudaine ; je respectais trop sa constance et ses véritables sentiments, pour me permettre aucune plaisanterie sur de tels sujets. Il comprit aussi, je crois, les motifs de mon silence, car il se montra aussitôt disposé à céder, et le prouva en changeant de conversation.

— Nous ne pouvons rester ici ce soir, dit-il ; ce serait proclamer nos noms, notre nom, devrais-je dire, nom qui était autrefois si honoré, si chéri dans cette ville, et qui, est maintenant si détesté !

— Non, non, cela ne va pas si loin ; nous n’avons rien fait pour mériter la haine.

— Raison de plus pour être détesté plus cordialement. Quand on injurie des hommes qui n’ont rien fait pour le mériter, celui qui accomplit le mal cherche à se justifier en calomniant la partie lésée ; et plus il trouve de difficultés à se justifier en lui-même, plus sa haine devient, profonde. Sois-en bien persuadé, nous sommes très cordialement détestés à l’endroit même où nous étions, tous deux très-aimés. Telle est la nature humaine.

À ce moment, John rentra pour voir où nous en étions et pour compter ses couteaux et ses fourchettes, car je le vis prendre cette mesure de prudence. Mon oncle entama avec lui la conversation.

— Cette bropriété être celle d’un chénéral Littlepage, dit-on ?

— Non pas du général, qui était le mari de madame Littlepage et qui est mort depuis longtemps, mais de son petit-fils, M. Hughes.

— Et où se troufe ce M. Hughes ? est-il près, est-il loin ?

— Il est en Europe, c’est-à-dire en Angleterre. — John croyait que l’Angleterre couvrait la presque totalité de l’Europe, quoiqu’il eût depuis longtemps perdu l’envie d’y retourner.

— M. Hughes et M. Roger sont tous deux absents de ce pays.

— C’être malheureux ; car on me dit qu’il y a aux environs beaucoup de troubles et de maufais Indgiens.

— C’est vrai ; et une triste chose, c’est qu’il y ait quelque chose de la sorte.

— Et quelle être la raison de tant de troubles, et à qui être le blâme ?

— Comment, c’est très-clair, reprit John, qui, en sa qualité de domestique principal, se considérait comme une espèce de ministre et avait grand plaisir à étaler ce qu’il savait ; les tenanciers de ce domaine voudraient en être les propriétaires ; et comme cela ne peut pas être tant que vivra M. Hughes, ils inventent toutes sortes de plans et de systèmes pour chasser par la crainte les gens de leurs propriétés. Je ne vais jamais au village sans en causer avec quelques-uns d’entre eux, et cela dans des termes qui pourraient les corriger, si quelque chose le pouvait.

— Et que dites-fous qui bourrait leur faire du pien, et afec qui partez-fous ?

— Oh ! je cause surtout avec un M. Newcome, une espèce d’avocat. Vous venez des vieux pays, je crois ?

— Ya, ya, nous fenons de l’Allemagne ainsi fous poufez parler.

— Que demandez-vous ? dis-je à M. Sénèque Newcome. Vous ne pouvez tous être des propriétaires ; quelqu’un doit être tenancier et si vous n’aviez pas voulu être tenancier, comment se fait-il que vous le soyez ? La terre est abondante dans ce pays et pas chère ; et pourquoi n’avez-vous pas acheté de la terre dans l’origine au lieu d’en louer à M. Hughes ? et maintenant que vous en avez loué, vous vous plaignez de la chose que vous avez demandée vous-même.

— Là fous lui disiez de ponnes raisons ; et qu’a-t-il rébondu ?

— Oh ! il est d’abord resté muet ; ensuite il dit que dans l’ancien temps quand on loua ces terres, le peuple n’était pas si éclairé qu’aujourd’hui, sans quoi il n’y eût jamais consenti.

— Et fous pouviez rébondre à cela, ou pien fous defenir muet à fotre tour.

— Oh ! je lui ai rivé son clou, comme on dit. Comment, lui dis-je, comment ! vous êtes toujours à vanter les connaissances de vos Américains, à dire que le peuple sait tout ce qu’il faut faire en politique et en religion, et vous vous proclamez tous les élus de la terre, et cependant vous ne savez pas débattre les conditions de vos baux ! Jolie sorte de sagesse, ma foi ! Je le tenais alors ; car, à vrai dire, le peuple des environs ne se laisse pas facilement attraper dans un marché.

— Est-il contenu qu’il afait tort et fous raison, cet herr Newcome ?

— Non, vraiment il ne conviendra jamais de quelque chose qui est contre sa doctrine, à moins que ce ne soit par ignorance. Mais je ne vous en ai pas dit la moitié. Comment se fait-il, ajoutai-je, que vous prétendiez qu’un seul des Littlepage vous ait trompé, quand vous aimeriez mieux avoir la parole d’un Littlepage que la signature de tout autre ? Surtout, vous, monsieur Newcome, qui avez vécu si longtemps sur la propriété des Littlepage, n’avez-vous pas honte de vouloir les en dépouiller ? Vous ne vous contentez pas d’écarter tous les gens comme il faut, en vous emparant des fonctions publiques et en prenant tout ce que vous pouvez de l’argent public, il faut encore que vous les fouliez, aux pieds, et que vous vous vengiez ainsi de votre infériorité.

— Eh pien, ami, fous étiez pien hardi de dire tout cela au peuple de cette contrée, où ch’entends qu’un homme peut dire chuste ce qu’il a sur l’esbrit, pourfu qu’il ne dise pas trop de férités.

— C’est ça, c’est ça ; vous vous mettrez rapidement au courant, je vois. J’ai encore dit cela à M. Newcome : Monsieur Newcome, vous êtes très-hardi quand il s’agit de déclamer contre les rois et les nobles, parce que vous savez bien qu’ils sont à trois milles d’ici et qu’ils ne peuvent vous faire de mal mais vous n’oseriez jamais vous présenter ici devant votre maître le « peuple », pour lui dire ce que vous pensez de lui, et ce que j’ai entendu de votre bouche entre nous. Oh ! je lui ai donné une fameuse leçon, je vous assure.

Quoiqu’il y eût beaucoup du domestique anglais dans la logique et les sentiments de John, il y avait aussi beaucoup de vérité dans ce qu’il disait. L’accusation adressée à Newcome d’avoir une opinion en particulier et une autre en public sur les droits du peuple, est tous les jours applicable ; Il n’y a pas en ce moment, dans toute la vaste enceinte des frontières américaines, un seul démagogue qui ne puisse avec justice être accusé de la même fourberie. Il n’y a pas dans tout le pays un seul démagogue qui, s’il vivait dans une monarchie, ne fût le plus humble partisan des hommes au pouvoir, ne fût prêt à se mettre à genoux devant ceux qui approcheraient de la personne du monarque.

L’entrée de ma grand’mère mit fin aux discours de John. On lui donna une commission pour le faire sortir de la chambre et j’appris le sujet de cette visite. Ma sœur savait le secret de notre déguisement et mourait d’envie de m’embrasser. Ma chère grand’mère avait avec raison pensé qu’il ne serait pas charitable de lui laisser ignorer notre présence et le fait étant connu, la nature était impatiente de faire valoir ses droits. J’avais moi-même été tenté vingt fois dans la matinée, d’appeler Patt dans mes bras pour l’embrasser. La principale affaire était donc d’arranger une entrevue, sans éveiller le soupçon des autres personnes. Voici comment ma grand’mère avait disposé les choses.

Il y avait près de la chambre de Marthe un joli petit cabinet de toilette ; c’est là que nous devions nous voir.

— Elle et Mary Warren y sont actuellement, attendant votre présence, Hughes…

— Mary Warren Sait-elle donc aussi qui je suis ?

— Pas le moins du monde ; elle n’a pas d’autre idée sur vous, si ce n’est que vous êtes un jeune Allemand de bonne famille et de bonne éducation, chassé de son pays par les troubles politiques, et qui est obligé de tirer parti de son talent musical, en attendant un meilleur emploi. Elle m’a dit tout cela avant que je vous rencontrasse, et il ne faut pas être trop fier, Hughes, si je vous dis que vos infortunes supposées et vos talents et vos bonnes façons vous ont fait une amie d’une des meilleures et des plus nobles filles que j’aie jamais eu le bonheur de connaître. Je dis vos bonnes façons, car je ne saurais attribuer vos succès à votre bonne mine.

— J’espère que mon déguisement ne me donne pas un aspect repoussant pour ma sœur elle-même…

Un rire éclatant de ma grand’mère m’interrompit, et je m’arrêtai, rougissant, je crois, un peu de ma folie. Mon oncle lui-même s’associa à la gaîté de sa mère, quoique je pusse voir qu’il désirait que Mary Warren fût bien loin avec son père. J’avoue que je me sentis assez honteux de ma faiblesse.

— Vous êtes très-bien, Hughes, mon cher enfant, reprit-elle, quoique je pense que vous paraîtriez plus avantageusement avec vos beaux cheveux qu’avec cette perruque. Cependant, on voit assez de votre figure pour la reconnaître, pourvu qu’on soit un peu au courant, et j’ai dit à Marthe d’abord que j’étais frappée d’une certaine expression des yeux et du sourire qui me rappelait, son frère. Mais la voilà avec Mary Warren dans le salon, attendant votre arrivée. Cette dernière aime tant la musique et, j’ajoute, s’y connaît si bien, qu’elle a été ravie de votre exécution ; il n’est donc pas étonnant qu’elle désire avoir un nouvel échantillon de votre talent. Henriette et Anne, moins fanatiques sous ce rapport, sont allées ensemble cueillir des bouquets dans la serre ; l’occasion est donc favorable pour satisfaire votre sœur. Au bout de quelques instants, je ferai sortir Mary alors, vous et Marthe, vous pourrez causer ensemble. Quant à vous, Roger, vous ouvrirez encore votre boîte ; et je vous réponds qu’elle suffira pour amuser vos autres pupilles, si elles revenaient trop tôt de leur visite au jardin.

Toutes choses étant ainsi convenues, et notre dîner terminé, chacun de nous s’occupa d’exécuter le rôle qui lui avait été désigné. Quand ma grand’mère et moi nous entrâmes dans le cabinet de toilette, Mary Warren y était seule, Marthe s’étant retirée un instant dans sa chambre, où ma grand’mère alla la chercher. Je sus depuis que ma sœur craignant de ne pouvoir à mon aspect retenir ses pleurs, s’était retirée pour reprendre empire sur elle-même ; et je fus prié de commencer un air, sans attendre la jeune personne absente, les sons pouvant être entendus de la pièce voisine.

Je jouai pendant dix minutes avant que ma sœur et ma grand’mère se présentassent. Toutes deux avaient versé des larmes ; mais l’attention que Mary Warren donnait à la musique l’empêcha de s’en apercevoir. Pour moi cependant, ce fut très-visible ; et je fus heureux de voir que ma sœur eût réussi à triompher de son émotion. Quelques instants après, ma grand’mère profita d’une pause pour se lever et emmener Mary Warren, quoique celle-ci n’obéît qu’avec une répugnance manifeste. Le prétexte était une conférence dans la bibliothèque avec le ministre, sur certaines affaires concernant les écoles du dimanche.

— Vous pouvez garder le jeune homme pour un autre air, Marthe ; dit ma grand’mère, et je vous enverrai Jeanne en passant près de la chambre.

Jeanne était la chambrière de ma sœur, et sa chambre était voisine. Toutefois elle ne parut pas. Quant à moi, je continuai à jouer de la flûte, aussi longtemps que je crus être entendu ; et puis je déposai l’instrument. En un instant, Patt fut dans mes bras, pleurant de joie.

Quand elle fut un peu remise, elle s’écria :

— Oh ! Hughes, quel déguisement pour revoir ta propre maison !

— Aurais-je pu revenir ici autrement ? Tu connais l’état du pays, et les fruits précieux qu’a produits notre arbre vanté de la liberté. Le propriétaire de la terre ne peut revoir sa maison qu’au risque de sa vie !

Marthe me pressa sur son cœur de manière à me montrer qu’elle comprenait le danger que je courais ; puis nous nous assîmes, côte à côte, sur un petit divan, et nous commençâmes à nous entretenir de toutes ces choses si naturelles à rappeler entre frère et sœur qui s’aiment tendrement et qui ont été séparés durant cinq années. Ma grand’mère avait si bien disposé les choses, qu’on ne devait pas nous interrompre pendant une heure, si nous jugions à propos de rester ensemble, tandis que, pour tout le monde, Patt serait censée m’avoir congédié au bout de quelques minutes.

— Après avoir épuisé les premières questions que l’on se fait en pareil cas, Marthe me dit en souriant : Aucune de ces demoiselles ne soupçonne qui tu es. J’en suis surprise pour Henriette, qui se pique de pénétration. Elle est cependant aussi abusée que les autres.

— Et mademoiselle Mary Warren, la jeune personne qui vient de quitter la chambre, a-t-elle la moindre idée que je ne suis pas un musicien ordinaire des rues ?

Patt se prit à rire, et avec une gaité si folle qu’elle me rappela aussitôt avec charme ses aimables jours d’enfance et de jeunesse, telle qu’elle était cinq ans auparavant. Secouant les belles boucles qui tombaient sur ses joues, elle répondit :

— Non assurément, Hughes ; elle croit que tu es un musicien de rues très-extraordinaire. Comment a-t-elle pu croire que vous étiez deux gentilshommes allemands ruinés ?

— Est-ce que la chère fille… Est-ce que miss Mary Warren nous fait l’honneur de croire cela ?

— Sans doute ; elle nous l’a dit aussitôt après son retour ; et Henriette et Anne se sont beaucoup amusées en faisant des suppositions sur le grand inconnu de miss Warren. Elles l’appellent Herzog von Geige[1].

— Je les remercie. – Je craignis d’avoir fait une, réponse un peu sèche ; car je vis que Patt parut étonnée. –Mais, ajoutai-je, les villes américaines sont juste ce qu’il faut pour gâter de jeunes femmes, ne leur donnant ni le raffinement, ni la politesse que l’on trouve dans de véritables capitales, tandis qu’elles leur ôtent le naturel et la simplicité de la campagne.

— Eh bien, monsieur Hughes, c’est avoir beaucoup d’humeur pour peu de chose, et ce n’est pas un très-beau compliment pour ta sœur. Mais pourquoi mes villes américaines, et non les tiennes ? Est-ce que tu n’es plus un des nôtres ?

— Un des vôtres assurément, chère Patt, mais non pas un de ceux de toute fille maniérée qui veut passer pour une élégante avec ses ducs du Violon ! Mais assez sur ce compte. Tu aimes les Warren ?

— Beaucoup, père et fille. Le premier est juste ce que doit être un prêtre ; d’une intelligence qui en fait un agréable compagnon pour un homme, et d’une simplicité comme celle d’un enfant. Tu te rappelles son prédécesseur, si mécontent, si égoïste, si paresseux si injuste envers toute personne et toute chose, et en même temps si…

— Si quoi ? Jusqu’ici tu as tracé son portrait assez bien ; j’aimerais à entendre le reste.

— J’en ai déjà dit peut-être plus que je n’aurais dû ; car on pense généralement qu’en accusant un prêtre on porte aussi atteinte à la religion et à l’Église. Un prêtre doit être un bien méchant homme, Hughes, pour qu’on dise de lui des choses fâcheuses dans ce pays.

— C’est peut-être vrai. Mais tu aimes M. Warren mieux que celui qui le précédait ?

— Mille fois mieux et en tout. Outre que, nous avons un pasteur pieux et sincère, nous avons un voisin agréable et bien élevé, de la bouche duquel, depuis cinq ans, je n’ai pas entendu sortir un mot injurieux pour le prochain. Tu sais quelle est trop souvent l’habitude des autres prêtres et des nôtres, toujours en guerre, ou, s’ils se tiennent en paix, c’est une paix armée.

— Ce n’est que trop vrai, ou, du, moins, c’était vrai avant mon départ.

— Ce l’est encore, je t’en réponds, quoique ce ne le soit plus ici. M. Warren et M. Peck semblent vivre en termes très-pacifiques, quoiqu’ils soient, au fond, aussi différents l’un de l’autre que le feu et l’eau.

— À propos, comment le clergé des différentes sectes se conduit-il au sujet de l’anti-rentisme ?

— Je ne puis répondre que d’après ce que j’entends, à l’exception de M. Warren toutefois. Il a prêché deux ou trois sermons fort sévères sur la probité dans les transactions mondaines, l’un desquels avait pour texte le dixième commandement. Bien entendu qu’il ne fit pas mention du mouvement anti-rentiste ; mais chacun fit l’application des vérités qu’il venait d’entendre. Je ne sais si une autre voix s’est élevée de près ou de loin sur ce sujet ; mais j’ai entendu dire à M. Warren que le mouvement menace de démoraliser New-York, plus que toute autre chose qui ait pu arriver de nos jours.

— Et le ministre dissident du village ?

— Oh ! il marche nécessairement avec la majorité. Quand donc un seul de cette espèce s’est-il mis en opposition avec sa paroisse ?

— Et Mary a-t-elle la même énergie de principes que son père ?

— Tout à fait ; quoiqu’on ait beaucoup parlé de la nécessité, pour M. Warren, de changer de résidence et de quitter Saint-André, depuis qu’il a prêché contre la convoitise. Tous les anti-rentistes disent qu’il a voulu les désigner, et qu’ils ne le souffriront pas.

— Je le crois bien ; quand la conscience parle, chacun se croit appelé par son nom.

— Je serais très-désolée de me séparer de Mary, et presque autant de me séparer de son père. Il y a une chose, toutefois, que M. Warren serait d’avis que nous fissions, Hughes : c’est de retirer le dais qui surmonte notre banc. Tu ne peux pas t’imaginer le bruit qui se fait dans tout le pays sur ce sot ornement.

— Et moi, je ne veux pas qu’on le retire. C’est ma propriété, et personne ne l’enlèvera. C’est assurément une distinction déplacée dans la maison du Seigneur, je suis prêt à l’avouer ; mais elle n’a jamais blessé les yeux, jusqu’à ce qu’on pensât que des clameurs contre un ornement pourraient aider à me prendre mes terres à moitié prix, ou plutôt pour rien.

— Tout cela peut être vrai ; mais c’est déplacé dans une église, pourquoi le laisser ?

— Parce que je ne veux pas céder aux menaces. Il fut un temps peut-être où le dais était déplacé dans la maison du Seigneur ; c’était alors qu’on pouvait croire qu’il surmontait la tête de gens qui prétendaient avoir des droits particuliers aux faveurs divines ; mais dans des temps comme ceux-ci, lorsque les hommes pèsent le mérite en commençant par les derniers degrés de l’échelle sociale, il y a peu de danger à ce que nous tombions dans l’erreur d’un orgueil pareil. Le dais restera, quoique j’en voie moi-même l’inconvenance ; mais il restera jusqu’à ce que des concessions puissent se faire sans danger. C’est un droit de propriété, et, comme tel, je le maintiendrai. Ceux qui le trouveront mauvais n’ont qu’à en mettre aussi au-dessus de leur banc.

Marthe parut contrariée ; mais elle changea de sujet. « Hughes, dit-elle en riant, je comprends maintenant le colporteur quand il disait que cette belle chaîne était réservée pour votre femme future. Son nom sera-t-il Anne ou Henriette ?

— Pourquoi ne pas demander aussi s’il sera Mary ? Pourquoi exclure une de vos compagnes ?

Patt tressaillit, parut surprise, ses joues se couvrirent de rougeur mais je pus voir que le sentiment dominant était le plaisir.

— Est-ce que je viens trop tard, ajoutai-je, pour posséder ce joyau comme un pendant à ma chaîne ?

— Trop tôt, certainement, pour l’attirer par la richesse et la beauté d’une babiole. Une personne plus naturelle et plus désintéressée que Mary Warren n’existe pas dans le pays.

— Sois franche avec moi, Marthe et réponds-moi de suite : a-t-elle quelque poursuivant favorisé ?

— Mais ceci paraît tout à fait sérieux, s’écria ma sœur en riant. Mais, pour te sortir d’inquiétude, je n’en connais qu’un : elle en a certainement un, ou bien la sagacité féminine est en défaut.

— Mais je te demande s’il est favorisé. Tu ne sais pas tout ce qui dépend de ta réponse.

— Tu en jugeras toi-même. C’est Seneky Newcome, le frère de la charmante Opportunité, qui se tient toujours en réserve pour toi.

— Et ce sont des anti-rentistes prononcés, autant qu’aucun homme et femme du pays.

— Et ce sont dès Newcomites prononcés et cela veut dire que chacun d’eux pense à soi. Croirais-tu qu’Opportunité se donne réellement des airs avec Mary Warren ?

— Et comment Mary Warren prend-elle ses impertinences ?

— Comme doit le faire une jeune personne, avec calme et indifférence. Mais il y a vraiment quelque chose d’intolérable à voir quoiqu’un comme Opportunité Newcome, prendre un ton de supériorité avec une femme comme il faut. Mary est aussi bien élevée et aussi bien répandue qu’aucune de nous, tandis qu’Opportunité… » Patt se prit à rire et ajouta vivement : « Mais tu connais Opportunité aussi bien que moi. »

Nous eûmes alors un bon accès de rire, qui fut bientôt suivi d’un redoublement de sentiments fraternels. Patt insista pour me faire retirer ma perruque, afin de voir ma figure à son état naturel. Je consentis à la satisfaire, et elle se conduisit alors en véritable enfant. D’abord elle arrangea mes cheveux selon son goût, puis recula de quelques pas, battit des mains, se jeta dans mes bras, me baisa le front à plusieurs reprises, criant : « Mon frère, mon bon frère, mon cher Hughes, » jusqu’à ce que nous fussions tellement excités par le bonheur de nous revoir, que nous nous assîmes tous deux l’un à côté de l’autre pour pleurer de joie et de tendresse. Peut-être cette explosion était-elle nécessaire pour soulager nos cœurs, et nous ne tentâmes pas de l’arrêter.

Ma sœur, comme de raison, fut le plus longtemps à pleurer. Dès qu’elle eut essuyé ses yeux, elle replaça ma perruque et rétablit mon déguisement, tremblant tout ce temps de voir entrer quelqu’un.

— Tu as été bien imprudent, Hughes, de venir ici, me dit-elle pendant qu’elle était ainsi occupée. Tu ne peux te faire une idée du misérable état de la contrée, ni combien s’est propagé le poison anti-rentiste, ni quelle est sa malignité. Les ennuis causés à ma grand’mère sont épouvantables : quant à toi, ils te laisseraient à peine la vie.

— Le pays et le peuple doivent alors être terriblement changés depuis cinq ans. Notre population de New-York a, jusqu’ici, montré peu de disposition à l’assassinat. Le goudron et les plumes ont été, de temps immémorial, dans ce pays, les armes des vauriens, mais non pas le couteau.

— Et y a-t-il quelque chose qui puisse altérer plus profondément le caractère d’un peuple, que l’envie de s’emparer de la propriété d’autrui ? L’amour de l’argent n’est-il pas la source de tout mal ? Et comment pourrions-nous supposer que notre population de Ravensnest vaut mieux que les autres, lorsque cette sordide passion s’est emparée d’elle. Tu sais que tu m’as écrit toi-même que tout ce que fait ou pense un Américain a pour but l’argent.

— Je t’ai écrit, ma chère, que le pays, dans sa condition présente, n’offre aucun autre excitant à l’ambition, et de là, vient tout le mal. La renommée militaire, les grades militaires, ne peuvent l’atteindre sous notre système ; Les arts, les lettres et les sciences n’apportent que peu ou point de récompense ; et comme il n’y a aucun rang politique dont un homme de grand cœur puisse avoir souci, tout le monde vit pour l’argent, ou en attendant un autre état de choses. Mais je t’ai écrit en même temps, Marthe, que, nonobstant tout cela, je crois que l’Américain est un être moins mercenaire, dans le sens ordinaire du mot, que l’Européen ; que, par exemple, dans toute contrée de l’Europe, on achèterait plus facilement deux hommes qu’un seul ici. Cela résulte, je suppose, et de la plus grande facilité à se créer des ressources, et des habitudes que produit cette facilité.

— Qu’importent les causes ? M. Warren dit qu’il y a parmi notre peuple un déplorable penchant à dérober, et c’est ce qui le rend dangereux. Jusqu’ici l’on a un peu respecté les femmes ; mais combien cela durera-t-il ?

— Il en est ainsi, il doit en être ainsi d’après ce que j’ai lu et entendu ; et cependant cette vallée semble aussi riante et aussi belle, en ce moment, que si aucune mauvaise passion ne l’eût souillée ! Mais fie-toi à ma prudence, qui me dit que nous devons maintenant nous séparer. Je te verrai et te reverrai encore avant de quitter le domaine, et tu pourras certainement nous rejoindre quelque part, aux eaux de Saragota peut-être, aussitôt que nous jugerons nécessaire de décamper.

Marthe me le promit, et je l’embrassai avant de nous séparer. Je ne rencontrai personne sur mon chemin lorsque je descendis vers le portique. Je me promenai ensuite, sur le gazon, et me montrant sous les fenêtres de la bibtiothèque, je fus, comme je m’y attendais, invité à monter.

Mon oncle Ro avait disposé de tous les articles de bijouterie fine qu’il avait apportés pour présents à ses pupilles. Le paiement devait être arrangé avec madame Littlepage, c’est-à-dire qu’il n’y eut pas de paiement et, comme il me le dit ensuite, il aimait ce mode de distribuer les divers ornements, plus que de les présenter lui-même, étant certain que chacun avait consulté son propre goût.

Comme l’heure du dîner de famille approchait, nous prîmes congé, non sans avoir reçu de pressantes invitations de revenir avant de quitter le pays. Bien entendu que nous fîmes toutes les promesses qu’on attendait de nous, et que nous comptions bien remplir fidèlement. En quittant la maison, nous nous dirigeâmes vers la ferme, non sans nous arrêter dans la plaine pour contempler des lieux si chers à tous deux, par les souvenirs et les intérêts. Mais j’oublie que ceci est aristocratique ; le propriétaire n’a aucun droit d’avoir des sentiments de cette nature, que la liberté perfectionnée de la loi réserve seulement pour le bénéfice du tenancier !

  1. Le duc du Violon.