Raz de Sein/01

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Texte établi par Typographie Arsène de Kerangal,  (p. 7-15).

RAZ DE SEIN

I

LÉGENDES DE LA VILLE D’IS

Il n’y a que des légendes sur l’existence de la ville d’Is. On a fait des études tout le long du littoral, rien n’a été trouvé qui puisse donner créance à une vérité. On constate bien l’existence de voies romaines aboutissant à Saint-Thëi, près de la baie des Trépassés, faisant presque face à l’Ile-de-Sein, elles s’arrêtent au bord de la mer. Cette voie romaine qui passait par Carhaix, par Douarnenez, avait une ramification sur Audierne. À Audierne, du reste, n’a-t-on pas trouvé les traces de l’occupation romaine. De l’autre côté de la rivière le Goyen, on retrouve des traces à Poulgoazec, à Kersigneau, etc., etc.

Il y a une dizaine d’années, un horloger d’Audierne achetait d’un cultivateur, dont la propriété borde la mer et les talus de cette voie, un vase plein de pièces romaines d’or, d’argent et de bronze. Elles étaient des premiers Césars : d’Auguste, de Titus, de Vespasien, d’Antoine-le-Pieux.

Dans tous les cas, passons aux légendes, et je les ai prises un peu partout, dans des chroniques locales, dans Flammarion…

« Dans la baie de Douarnenez existait anciennement une ville célèbre, la ville d’Is, dont la légende du roi Gradlon a illustré la fin tragique. Aux premiers siècles de notre ère, cette cité était encore florissante, quoique déjà menacée par la mer, et protégée par des digues. On rapporte à 544 l’invasion des eaux qui engloutit définitivement ces populations. On voit encore de vieux murs portant le nom de mogher greghi, murailles des Grecs. »

En quelques mots exposons cette tradition. « C’est sur les bords désolés de la baie des Trépassés (Finistère), que l’on trouve les vestiges légendaires de l’antique cité. Plusieurs routes anciennes aboutissent aujourd’hui à la mer, et se prolongeaient autrefois dans la baie de Douarnenez.

« Les traditions racontent que la cité d’Is, était défendue contre l’Océan par des digues puissantes, dont les écluses étaient ouvertes une fois par mois, sous la présidence du roi, pour donner passage au trop plein des cours d’eau. La ville était luxueuse, le palais somptueux, la cour adonnée à tous les plaisirs.

« La fille du roi, la princesse Dahut, était belle. Elle était coquette et licencieuse, malgré l’austérité paternelle, et se livrait à de folles orgies. Gradlon avait promis d’imposer son autorité, d’arrêter les scandales de sa fille. Mais l’indulgence paternelle l’avait toujours emporté dans son cœur. La jeune princesse forma un complot pour s’emparer de l’autorité royale, et le vieux roi ne tarda pas à être relégué dans le fond de son propre palais ; elle présida aux cérémonies, à l’ouverture des écluses eut la fantaisie de les ouvrir un jour de grande marée.

« C’était le soir, le roi vit venir devant lui saint Guénolé, apôtre de la Bretagne, qui venait lui annoncer l’imprudence de sa fille. La mer pénétrait dans la ville, la tempête la poussait devant elle. Il n’y avait plus qu’à fuir, la ville entière était destinée à périr et à disparaître.

« Gradlon voulut encore sauver son enfant des suites de son imprudence. Il l’envoya chercher, la prit en croupe sur son cheval, et suivi de ses officiers se dirigea vers les portes de la cité. Au moment où il les franchissait, un long mugissement retentit derrière lui, il se retourna et poussa un cri. À la place de la ville d’Is, s’étendait une baie immense sur laquelle se reflétait la lueur des étoiles. Les vagues arrivaient sur lui frémissantes, allaient l’atteindre, et le renverser malgré le galop de ses chevaux, lorsqu’une voix éclatante retentit :

« Gradlon, Gradlon, si tu ne veux périr, débarrasse-toi du démon que tu portes derrière toi. »

Ha Guenole enn neur grena
Ha gri : « Gralon, toll an diaoul-ze
Divar daillar da hin kane.
 »

« La fille de Gradlon terrifiée sentit ses forces l’abandonner. Un voile s’étendit sur ses yeux. Ses mains qui serraient convulsivement la poitrine de son père, se glacèrent et retombèrent, elle roula dans les flots.

« De là Poul-Dahut, ou Pouldavid…

« À peine l’eurent-ils engloutie, qu’ils s’arrêtèrent. Quant au roi, il arriva sain et sauf à Quimper, se fixa dans cette ville qui devint la capitale de la Cornouaille. »

J’ai donné la légende française. Après de longues recherches, j’ai pu me procurer un vieux récit breton : La submersion de la ville d’Is. On en a fait un guerz, que tous nous avons entendu chanter dans nos foires et pardons. La traduction que j’en offre, conservera les tournures bretonnes qui lui donnent comme un cachet de vérité.

Je le répète, c’est la traduction littérale.

« Dans l’Évêché de Cornouailles, où se trouve aujourd’hui la mer de Douarnenez, existait autrefois une grande ville. C’était Is son nom. Une grande muraille, large et haute, avec des écluses en fer, la protégeait de la grande mer. En cette ville, on voyait, parmi les riches, dissipations et mauvais exemples. Gralon y résidait, et était roi en Bretagne. Guerrier dans sa jeunesse, et dur envers ses sujets, dans sa vieillesse, éclairé par la foi chrétienne, il devint doux comme un agneau, il pleura sur les débauches de la ville, et sur la vie désordonnée que menait sa fille Ahès avec la noblesse de la ville et celle de Ker-Ahès (Carhaix), ville qui lui appartenait.

« En ce temps-là, il y avait en Bretagne, deux saints apôtres, amis de Dieu. Kaourintin, premier évêque de Quimper, et saint Guénolé, premier abbé de Landévennec. Souvent, ils avaient prêché la foi à Is et admonesté le roi sur les actes criminels, les injustices, les forfaits qui se commettaient au palais de la jeune fille : on se moquait d’eux, et le roi affaibli par l’âge, n’avait plus assez d’autorité pour arrêter les débauches de la grande ville. Dieu se fatigua en voyant cet endurcissement, et fit connaître à l’ange de Bretagne, son ami Guénolé que, sans tarder, la ville serait inondée par les eaux. Aussitôt, Guénolé monta à cheval, courut à la ville d’Is, avec la pensée d’arrêter la colère de Dieu. Mais le temps de la pitié était passé. Quand le saint arriva vers minuit, les écluses étaient ouvertes, et la mer faisait un bruit épouvantable, en roulant sur les habitants, sur les maisons et les palais.

« Guénolé ne put sauver que Gralon. On voit encore, sur le chemin, la trace du sabot du cheval sur le roc où les abbés de Landévennec, avant de prendre leur charge, viennent prier et reconnaître Gralon comme fondateur du monastère :

« Ahès, la mauvaise fille, fut changée en Mari-Morgan (qui chante sur la mer), moitié femme et moitié poisson. Quand il fait clair de lune, on l’entend encore chanter sur les ruines de la ville engloutie.

« Ses yeux ressemblent à deux étoiles, ses cheveux ont la couleur de l’or, son cou et ses deux seins sont aussi blancs que la neige, sa voix mélodieuse charme et endort. Les marins du pays, quand ils l’entendent, se disent avec frayeur : « Éloignons-nous, Ahès est sortie de son palais, le mauvais temps est proche, et si nous tardons, nous serons jetés sur les rochers, pour dormir d’un sommeil éternel. »

« Comme Sodome, Gomorrhe, Babylone, Is n’est plus, et les flots roulent sur ses ruines. Au lever du soleil, Gralon et Guénolé gravirent Ménez-Hom. Gralon jeta un regard de pitié derrière lui.

« Là, où se trouvait Is, on ne voyait plus que la mer, il se jeta à genoux pour remercier Dieu et la Vierge : se relevant, il vit sous le couchant, Ru-men-goulou, ou Men-ru-ar-goulou. Sur cette pierre, on faisait des sacrifices humains : chaque mois, un petit enfant que l’on arrachait à la mamelle.

« Les yeux baignés de pleurs, levés vers le ciel, Gralon dit à son ami : « Sur cette pierre rougie, consacrée à un Dieu barbare, je ferai bâtir une église, en l’honneur de la Vierge, et là où l’on verse du sang en l’honneur de Teutatès, la Mère du vrai Dieu versera ses grâces sur les Bretons. »

« Il fut fidèle à sa parole. Les prêtres païens se révoltèrent quand ils virent détruire le temple. Le roi les vainquit auprès d’Argol, à la tête des Bretons convertis. Sa prière terminée, le roi suivit Guénolé à Landévennec, abbaye qu’il avait fait construire. Il avait déjà donné son palais de Quimper, à saint Corentin. À la place de ce palais, se trouve la belle Cathédrale. Gralon passa le reste de ses jours à Landévennec, dans la pénitence la plus austère. Il allait souvent avec son ami à Rumengol, Itron-Varia-remed-oll, Notre-Dame de tout remède.

« La Vierge lui apparut et le bruit s’en répandit dans la Bretagne. Il mourut entre les bras de Guénolé à Landévennec.

Il recommanda son âme à Dieu, disant avec confiance : « Itron Varia Rumengol, mirit ouzin na zin da gol. Madame Marie de Rumengol, jetez les yeux sur moi, pour que je n’aille pas à perte. »

Il y a longtemps de cette mort, et les Bretons qui sont gens de foi et de cœur, ont le souvenir de leur vieux roi et de son ami Guénolé. S’ils connaissaient mieux l’histoire de leur beau pays, quand ils viennent, au Dimanche de la Trinité, au pardon de Rumengol, en voyant la baie de Douarnenez, Menez-Hom, Landévennec, la Chapelle élevée et miraculeuse, ils diraient les larmes aux yeux :

Bras ar burzudou a zo bet
Bars an amzer tremenet :

« Grands les miracles ont été dans les temps passés. »

Légendes assurément, mais recouvrant un fonds de vérité : la submersion d’une grande ville au Ve siècle de notre ère.

Un marin-pêcheur de Plogoff, retirant un jour ses filets, sentit un poids extraordinaire. Étonné, il soulève lentement, et ramène à son bord une croix en pierre dégradée par les eaux. Elle est encore à Penmearc’h, où l’on peut la voir. Comment expliquer sa présence dans les courants du Raz ? Il est vrai de dire qu’une autre statue a été retirée de ces eaux profondes, mais à celle-ci on donne une origine espagnole ; on s’est contenté de lui faire un trou dans le côté, on y a mis une flèche, et l’on en a fait un saint Sébastien.

Beaucoup diffèrent d’opinion, non sur l’existence de la ville d’Is, mais sur son emplacement.

Nul ne saurait ébranler ces convictions du peuple, et laissons pour illusion à nombreuses gens, que l’étymologie du mot Paris est par et is, c’est-à-dire égal à Is. C’est du latin, mais c’est tout :

Abaouë e confountet Is,
Neus quet cavet par da Paris
.

Terminons en disant qu’au sommet de la cathédrale, une statue équestre du roi Gradlon a été édifiée. Entre les deux clochers à jour[1], le vieux roi breton contemple sa bonne ville de Quimper et ses embellissements.

  1. M. Bigot, père, en est l’architecte.