Raz de Sein/02

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Texte établi par Typographie Arsène de Kerangal,  (p. 17-22).

ii

ÉTUDES

sur l’affaissement progressif du littoral

Ne nous étonnons pas de cette submersion de la ville d’Is. Nommons encore la cité d’Herbadilla, près Nantes, dont parle Grégoire de Tours, elle était de sa juridiction, et fut engloutie de son temps vers 580 ; celle d’Antioche dans les Charentes, dont on voit les ruines aux grandes marées ; celle de Tolente non loin de Brest, mais ici par un affaissement du sol, celle de Nazado près d’Erquy, celle de Gardoin dans la plaine de Dol, qui disparut au temps de Charlemagne.

Depuis l’embouchure de la Loire jusqu’au Finistère, on rencontre des villes submergées ; il n’est pas une grève où l’on ne distingue des vestiges d’habitation. Le littoral du Morbihan paraît être descendu de 5 mètres à Closmadenc.

Il y avait des forêts sur le rivage de Dunkerque, occupant les plages baignées par la mer. La plage d’Étaples dans le Pas-de-Calais, contenait un si grand nombre d’arbres ensevelis dans le sable que l’État a mis en adjudication le droit de les extraire. On a retrouvé, à l’ouest de Calais, les restes d’une forêt submergée, au milieu de laquelle on a reconnu des ossements d’aurochs et des coquilles d’eau douce ; ce qui prouve qu’à une époque géologique récente, la côte était plus élevée que de nos jours. À cette époque, au commencement de la période quaternaire, le Pas-de-Calais n’était pas encore ouvert aux eaux de l’Océan, qui se précipitaient dans la mer du Nord. L’Angleterre était encore rattachée à la France.

L’île d’Aix, en face de Rochefort, jusqu’alors rattachée au continent, s’en est séparée vers l’an 1400. Aujourd’hui, elle en est distante de plusieurs kilomètres.

Au large de Cherbourg, le sol sous-marin est recouvert de restes, encore debout, d’une vaste forêt appartenant à des espèces végétales existantes. On peut en voir de remarquables fragments au muséum d’histoire naturelle de Paris. On a retrouvé des débris analogues au nord de l’île des Glénans (Finistère) et dans combien d’autres endroits encore !

Que d’exemples n’y a-t-il pas d’abaissement de la côte : affaissement graduel du sol de la Hollande, de la Belgique, de la Normandie, de la Bretagne, d’une partie du littoral océanique de la France !

Quel est le degré de cet affaissement ? Les uns l’évaluent à 2 mètres par siècle, et concluent que dans dix siècles, ces terres se seront abaissées de 20 mètres, que tous les ports de la Manche et de l’Océan seront détruits, et qu’un peu plus tard, Paris sera devenu une ville maritime.

Les traditions ont gardé le souvenir que l’île de Jersey était attachée au continent pendant les temps historiques, et que même, du temps des premiers évêques, saint Lô mort en 365 et ses premiers successeurs, les habitants de l’île étaient tenus de fournir à l’archidiacre une planche pour passer, à basse mer, une rivière ou canal d’écoulement des eaux salées.

L’examen des cartes maritimes conduit à confirmer cette tradition. À Jersey et à Guernesey, la mer aujourd’hui, couvre de 15 mètres d’eau, le sol sur lequel des bois et des prairies existaient en 1340, d’après les cadastres de l’époque. La dépression conclue serait de 3 mètres par siècle. On pourrait énumérer des exemples par milliers, et intéressants.

Quoi qu’il en soit pour l’île de Sein, je puis dire, que me promenant, un jour, avec un homme d’une cinquantaine d’années, il me montra des escaliers en pierre, entièrement recouverts d’eau, qu’il avait descendus plusieurs fois dans sa jeunesse, et qui maintenant ne se découvrent plus jamais, même aux marées les plus grandes.

J’ai raconté ce fait à M. Lacroix qui a habité l’Île si longtemps. « Ne vous étonnez pas, » me dit-il, et il ajouta ce qui suit : « Lors des premiers travaux de l’Armen, c’est-à-dire en 1868, j’étais chargé de construire un quai à l’île de Sein, et j’employais comme remblais une notable quantité de galets pris aux grèves Sud de l’Île. Nous avions enlevé une couche d’un mètre d’épaisseur, dont la partie supérieure était baignée par les grandes marées. J’ai été étonné de découvrir les restes d’une maison établie sur le roc. Dans un des pignons se trouvait un âtre de cheminée, contenant encore des débris de bois carbonisé et quelques cendres. Les plus anciens ignoraient l’existence de cet édifice, dont la destruction devait être de date très ancienne. On voyait que le littoral s’étendait au-delà de ce qu’il est aujourd’hui. »

La conclusion évidente était qu’il y avait affaissement du sol. La mer corrode le littoral Sud du Finistère au point que des plages de sable, tendant à disparaître, sont grandement amoindries. Des riverains contemporains en conviennent eux-mêmes.

À la pointe de Mousterlin, dans la commune de Perguet, canton de Fouesnant, rivage que tant d’habitants de Quimper fréquentent l’été, on a mesuré la largeur des dunes il y a une cinquantaine d’années. C’était devant une propriété appartenant à M. Garabis. Le mesurage donnait une largeur de 30 mètres ; un second relevé fait de ces mêmes dunes en 1875, n’accusait plus que 4 mètres.

L’île Tudy était primitivement un amas de roches complètement entourées d’eau. Un saint moine nommé Tudy s’y retira avec quelques pêcheurs qu’il avait évangélisés au ive siècle. Pendant un laps de temps qu’il est impossible de préciser, des sables se sont accumulés, ont transformé les dunes actuelles en presqu’île, et l’on s’aperçoit que les largeurs de ces dunes diminuent constamment.

Il y a une cinquantaine d’années, un inspecteur des Contributions Indirectes, en résidence à Quimper, annonçait que, dans les temps reculés, une communication terrestre existait entre l’île Tudy et les Glénans, îles qui sont au large, car dans les basses marées extraordinaires, on pouvait voir des troncs d’arbres alignés vers les Glénans. Il est certain que là on a trouvé des traces de forêts submergées.

Les marins de l’époque rirent beaucoup de cette idée, et cela fut considéré comme un effet d’imagination ; mais une personne digne de foi et âgée d’une soixantaine d’années, m’affirmait encore, ces temps derniers, le fait suivant, et je lui donne la parole : « Mes contemporains de l’île Tudy se rappellent, comme moi, que dans notre jeunesse, aux basses marées extraordinaires, nous allions visiter d’anciennes allées s’étendant sous la mer ; on voyait encore des souches d’arbres rasés au sol. Je n’habite plus l’île Tudy depuis longtemps, ajoutait-elle, mais je tiens de ceux qui les ont vus, que ces vestiges ne se découvrent plus. »

N’est-ce pas encore là une preuve de l’affaissement du sol, que la mer gagne toujours à petites étapes sur le littoral ?