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Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations/Livre 5/2

La bibliothèque libre.
Traduction par Germain Garnier, Adolphe Blanqui.
Guillaumin (tome IIp. 482-608).


CHAPITRE II.

des sources du revenu général de la société ou du revenu de l’état.


Le revenu qui doit pourvoir non-seulement aux dépenses de la défense publique et à celles que demande la dignité du premier magistrat, mais encore à toutes les autres dépenses nécessaires du gouvernement, pour lesquelles la constitution de l’État n’a pas assigné de revenu particulier, peut être tiré, soit, en premier lieu, de quelques fonds qui appartiennent en particulier au souverain ou à la république, et qui soient indépendants du revenu du peuple, soit, en second lieu, du revenu du peuple.

SECTION PREMIÈRE.

Des fonds ou sources du revenu qui peuvent appartenir particulièrement au souverain ou à la république.


Les fonds ou sources de revenu qui peuvent particulièrement appartenir au souverain ou à la république consistent nécessairement ou en capitaux, ou en fonds de terre[1].

Le souverain, comme tout autre capitaliste, peut retirer un revenu de son capital, soit en l’employant lui-même, soit en le prêtant à d’autres. Dans le premier cas, son revenu consiste en profits ; dans le second, en intérêts.

Le revenu d’un chef arabe ou tartare consiste en profits ; il provient principalement du lait et du croît de ses bestiaux et de ses troupeaux, dont il surveille lui-même la direction, étant le premier pasteur ou berger de sa horde ou de sa tribu. Ce n’est cependant que dans ce premier état agreste et informe du gouvernement civil que le profit a jamais pu faire la principale partie du revenu public d’un État monarchique.

De petites républiques ont quelquefois tiré un revenu considérable de profits provenant d’affaires de commerce. On dit que la république de Hambourg s’en fait un avec les profits d’un magasin de vin et d’une boutique de pharmacie[2]. Ce ne peut pas être un très-grand État que celui dont le souverain a le loisir de mener un commerce de marchand de vin ou d’apothicaire.

Le profit d’une banque publique a été une source de revenu pour des États plus considérables ; c’est ce qui s’est vu non-seulement à Hambourg, mais encore à Venise et à Amsterdam. Quelques personnes ont même pensé qu’un revenu de cette sorte ne serait pas indigne de l’attention d’un empire aussi puissant que la Grande-Bretagne. En comptant le dividende ordinaire de la banque d’Angleterre à 5 1/2 pour 100, et son capital à 10,780,000 livres, le profit annuel, toutes dépenses de régie prélevées, peut monter, dit-on, à 592,900 livres. Le gouvernement pourrait, à ce qu’on prétend, emprunter ce capital à l’intérêt de 3 pour 100, et en prenant lui-même la régie de la banque, il pourrait faire par an un profit clair de 269,500 liv. L’administration rangée, vigilante et économe d’une aristocratie, telle que celles de Venise et d’Amsterdam, est extrêmement propre, à ce qu’il semble d’après l’expérience, à régir une entreprise de commerce de ce genre. Mais c’est une chose qui ne laisse pas d’être pour le moins beaucoup plus douteuse que de savoir si la conduite d’une pareille affaire peut être confiée avec sûreté à un gouvernement tel que celui d’Angleterre, qui, quels que puissent être d’ailleurs ses avantages, n’a jamais été cité pour sa bonne économie ; qui, en temps de paix, s’est en général conduit avec la prodigalité, l’abandon et l’insouciance naturelle peut-être aux monarchies, et qui a constamment agi, en temps de guerre, avec tous les excès et l’instabilité ordinaire aux démocraties.

Les postes sont, à proprement parler, une entreprise de commerce ; le gouvernement fait l’avance des frais d’établissement des différents bureaux, ceux de l’achat ou du louage des chevaux et voitures nécessaires, et il s’en rembourse, avec un gros profit, par les droits perçus sur ce qui est voituré. C’est peut-être la seule affaire de commerce qui ait été conduite avec succès, je crois, par toute espèce de gouvernement. Le capital qu’il s’agit d’avancer n’est pas très-considérable. Il n’y a pas de secret ni de savoir-faire dans une pareille besogne. Les rentrées sont non-seulement assurées, mais elles se font immédiatement.

Les princes cependant se sont souvent engagés dans beaucoup d’autres projets de commerce, et n’ont pas dédaigné de chercher, comme des particuliers, à améliorer leur fortune en courant les hasards de différentes spéculations commerciales de la classe ordinaire ; ils n’ont jamais réussi, et il est à peu près impossible qu’il en soit autrement avec la prodigalité qui règne communément dans la gestion de leurs affaires. Les agents d’un prince regardent la fortune de leur maître comme inépuisable ; ils ne s’embarrassent pas du prix auquel ils achètent ; ils ne s’inquiètent guère à quel prix ils vendent ; ils ne comptent pas davantage ce qu’il leur en coûte pour transporter les marchandises d’un endroit dans un autre. Ces agents vivent souvent dans la profusion, comme les princes, et quelquefois aussi, malgré toutes ces profusions, et par la manière dont ils savent régler leurs comptes, ils acquièrent des fortunes de princes. C’est ainsi, à ce que nous dit Machiavel, que les agents de Laurent de Médicis, qui n’était pas un prince dépourvu de talents, menaient son commerce. La république de Florence fut obligée plusieurs fois de payer les dettes dans lesquelles l’avaient jetée leurs extravagances ; aussi trouva-t-il à propos d’abandonner le métier de marchand, métier auquel sa famille était originairement redevable de sa fortune, et d’employer par la suite ce qui lui restait de cette fortune, ainsi que les revenus publics dont il avait la disposition, à des dépenses et à des entreprises plus dignes du poste qu’il occupait.

Il semble qu’il n’y ait pas deux caractères plus incompatibles que celui de marchand et celui de souverain. Si l’esprit mercantile des directeurs de la compagnie des Indes anglaise en fait de très-mauvais souverains, l’esprit de souveraineté paraît aussi les avoir rendus de très-mauvais marchands. Tant qu’ils ne furent que marchands, ils conduisirent leur commerce avec succès, et se virent en état de payer sur leurs profits un dividende honnête à leurs actionnaires. Depuis qu’ils sont devenus souverains, ils se sont vus obligés, avec un revenu qui était originairement, à ce qu’on dit, de plus de 3 millions sterling, d’implorer humblement des secours extraordinaires du gouvernement, pour éviter une banqueroute imminente. Dans la première organisation de la compagnie, ses facteurs dans l’Inde se regardaient comme des commis de marchands ; dans l’organisation actuelle, ses facteurs se regardent comme des ministres de souverains.

Un État peut quelquefois composer une partie de revenu public avec l’intérêt d’une somme d’argent, comme avec les profits d’un capital. S’il a amassé un trésor, il peut prêter une partie de ce trésor, soit à des États étrangers, soit à ses propres sujets.

Le canton de Berne tire un revenu considérable du prêt d’une partie de son trésor aux États étrangers, c’est-à-dire du placement qu’il en a fait dans les fonds publics de différentes nations de l’Europe qui ont des dettes, principalement dans ceux de France et d’Angleterre. La sûreté d’un tel revenu dépendra de plusieurs conditions : 1° de la sûreté des fonds dans lesquels il est placé, et de la bonne foi du gouvernement qui a le maniement de ces fonds ; 2° de la certitude ou du moins de la probabilité qu’on restera en paix avec la nation débitrice. Dans le cas d’une guerre, il pourrait bien se faire que le premier de tous les actes d’hostilité, de la part de la nation débitrice, fût une confiscation des fonds du créancier. Cette mesure politique de prêter de l’argent aux États étrangers est, autant que je puis savoir, particulière au canton de Berne.

La ville de Hambourg[3] a établi une espèce de bureau de prêt public, qui prête de l’argent aux sujets de l’État sur des gages, à l’intérêt de 6 pour 100. Ce bureau de prêt ou lombard, comme on l’appelle, rapporte à l’État, à ce qu’on prétend, un revenu de 150,000 écus[4], qui, à 4 sch. 6 den. pièce, font 33,730 liv. sterling.

Le gouvernement de Pennsylvanie, sans amasser de trésor, trouva une manière de prêter à ses sujets, non pas de l’argent, à la vérité, mais ce qui équivaut à de l’argent. Il avança à des particuliers, à intérêt et sur des sûretés en biens-fonds de la valeur du double, des papiers de crédit ou billets d’État, remboursables dans les quinze années de leur date, transmissibles néanmoins de main en main, comme des billets de banque, et qui étaient déclarés, par un acte de l’assemblée, offres légales de payement pour toutes dettes entre habitants de la province. Par là, il se fit un petit revenu qui ne laissa pas que d’avancer considérablement le payement des dépenses annuelles de ce gouvernement réglé et économe, dont toutes les charges ordinaires allaient à environ 4,500 livres. Le succès d’une ressource de ce genre a dû dépendre de trois différentes circonstances : 1° du besoin d’un instrument de commerce outre l’or et l’argent circulant, ou de la demande d’un capital en choses consommables, tel qu’on n’ait pu se le procurer sans envoyer au-dehors, pour l’acheter, la plus grande partie de l’or et de l’argent du pays ; 2° du bon crédit du gouvernement, qui s’est servi de cette ressource ; 3° de la modération avec laquelle on en fait usage, la valeur totale de ces billets de crédit n’ayant jamais excédé celle de la monnaie d’or et d’argent qui eût été nécessaire pour faire marcher la circulation, s’il n’y eût pas eu de billets. La même ressource a été adoptée en différentes occasions, par plusieurs autres colonies américaines ; mais, faute de cette modération, elle a produit, dans la plupart de ces colonies, plus de désordres que d’avantages.

Toutefois, la nature mobile et périssable du crédit et des capitaux ne permet pas qu’on puisse s’en reposer sur eux pour former la principale base de ce revenu assuré, solide et permanent, qui seul peut donner au gouvernement de la sécurité et de la dignité. Aussi ne paraît-il pas que, parmi les grandes nations avancées au-delà de l’état pastoral, le gouvernement ait jamais fondé sur de pareilles ressources une grande partie du revenu public.

La terre est un fonds d’une nature plus stable et plus permanente et, en conséquence, une rente de terres a formé souvent la principale source du revenu public, chez de grandes nations qui avaient déjà dépassé de fort loin l’âge des peuples pasteurs. Les républiques anciennes de la Grèce et de l’Italie ont pendant longtemps tiré, du produit ou de la rente des terres publiques, la majeure partie du revenu qui fournissait aux dépenses nécessaires de l’État. Les rentes de terres de la couronne ont constitué, pendant longtemps, la plus grande partie du revenu des anciens souverains de l’Europe.

La guerre et les préparatifs de guerre sont les deux circonstances qui occasionnent, dans les temps modernes, la plus grande partie de la dépense nécessaire à tous les grands États. Mais, dans les anciennes républiques de la Grèce et de l’Italie, tout citoyen était soldat, et c’était à ses propres dépens qu’il servait et qu’il se préparait à servir. Ainsi, aucune de ces deux circonstances ne pouvait occasionner de dépense considérable pour l’État. La rente d’un domaine très-modique pouvait largement suffire à couvrir toutes les autres dépenses du gouvernement.

Dans les anciennes monarchies de l’Europe, les mœurs et les usages des temps préparaient suffisamment à la guerre la masse des sujets ; et quand ils entraient en campagne, d’après la nature des services féodaux auxquels ils étaient obligés, ils devaient ou s’entretenir à leurs frais, ou être entretenus aux frais de leurs seigneurs immédiats, sans occasionner au souverain aucune nouvelle charge. Les autres dépenses du gouvernement étaient pour la plupart très-modiques. On a vu que l’administration de la justice, au lieu d’être une cause de dépense, était une source de revenu. Trois journées de travail des gens de la campagne avant la moisson, et trois journées après, étaient regardées comme un fonds suffisant pour la construction et l’entretien de tous les ponts, grandes routes et autres travaux publics, que le commerce du pays était censé exiger. Dans ces temps-là, la principale dépense du souverain consistait, à ce qu’il semble, dans l’entretien de sa maison et des personnes de sa suite ; aussi les officiers de sa maison étaient-ils alors les grands officiers de l’État ; le grand-trésorier recevait ses rentes ; le grand-maître et le grand-chambellan présidaient à sa dépense domestique ; le soin de ses étables et écuries était confié au grand-connétable et au grand-maréchal. Ses maisons étaient toutes bâties en forme de châteaux forts, et étaient, à ce qu’il semble, les principales forteresses qu’il possédât ; les gardiens ou concierges de ces maisons ou châteaux pouvaient être regardés comme des espèces de gouverneurs militaires, et il paraît que c’étaient les seuls officiers militaires qu’il fallût entretenir en temps de paix. Dans un tel état de choses, la rente d’un vaste domaine pouvait très-bien, dans les circonstances ordinaires, défrayer toutes les dépenses nécessaires du gouvernement.

Dans l’état actuel de la plupart des monarchies civilisées de l’Europe, la rente de la totalité des terres du pays, régies comme elles le seraient vraisemblablement si elles appartenaient toutes à un seul propriétaire, monterait peut-être à peine au revenu ordinaire qu’on lève sur le peuple, même dans les temps de paix. Par exemple, le revenu ordinaire de la Grande-Bretagne, y compris non-seulement ce qui est nécessaire pour pourvoir à la dépense courante de l’année, mais encore ce qu’il faut pour payer l’intérêt de la dette publique et pour amortir une partie du capital de cette dette, se monte à plus de 10 millions par année. Or, la taxe foncière, à 4 sch. par livre, ne va pas à 2 millions par an. Cette taxe foncière, comme on l’appelle, est cependant censée faire le cinquième, non-seulement de la rente de toutes les terres, mais encore de celle de toutes les maisons, et de l’intérêt de tous les capitaux, à l’exception seulement de ceux prêtés à l’État et de ceux employés, comme capital de fermier, à la culture des terres. Une partie très-considérable du produit de cette taxe procède de loyers de maisons et d’intérêts de capitaux. La taxe foncière de la cité de Londres, par exemple, à 4 s. pour livre, monte à 123,399 liv. 6 s. 7 ci. ; celle de la cité de Westminster, à 63,092 liv. 1 s. 5 d. ; celle des palais de Whitehall et de Saint-James, à 30,754 liv. 6 s. 3 d. Il y a de même une certaine portion de la taxe foncière, assise sur toutes les autres cités et villes incorporées du royaume, et qui provient presque tout entière ou de loyers de maisons, ou de ce qui est censé être l’intérêt de capitaux prêtés ou placés dans le commerce. Ainsi, d’après l’évaluation sur laquelle la Grande-Bretagne est imposée à la taxe foncière, la somme totale des revenus provenant des rentes de toutes les terres, de celles de toutes les maisons et de l’intérêt de tous les capitaux, en en exceptant seulement ce qui est ou prêté à l’État, ou employé à la culture de la terre, n’excède pas 10 millions sterling par année, le revenu ordinaire que le gouvernement lève sur le peuple, encore dans les temps de paix. Il est bien vrai que l’évaluation sur laquelle la Grande-Bretagne est imposée à la taxe foncière est, en prenant la totalité du royaume en masse, de beaucoup au-dessous de la véritable valeur, quoique, dans plusieurs comtés et districts particuliers, elle soit à très-peu de chose près, à ce qu’on dit, portée à son véritable taux. La seule rente des terres, sans y comprendre les loyers des maisons ni les intérêts de capitaux, a été estimée par plusieurs personnes à 20 millions ; estimation faite en grande partie au hasard, et qu’on peut supposer, à ce que j’imagine, aussi bien au-dessus qu’au-dessous de la vérité. Mais si les terres de la Grande-Bretagne, dans l’état actuel de leur culture, ne rapportent pas une rente de plus de 20 millions par an, elles pourraient bien ne pas rapporter la moitié, très-probablement même pas le quart de cette rente, si elles appartenaient toutes à un seul propriétaire, et qu’elles fussent mises sous la régie insouciante, dispendieuse et oppressive de ses agents et préposés. Les terres du domaine de la couronne de la Grande-Bretagne ne rapportent pas actuellement le quart de la rente qu’on pourrait probablement leur faire rendre si elles étaient propriétés particulières. Si les terres de la couronne étaient plus étendues, il est probable qu’elles seraient encore plus mal régies.

Le revenu que le corps entier du peuple retire de la terre est en raison, non de la rente de la terre, mais de son produit[5]. La totalité du produit annuel des terres de chaque pays, si l’on en excepte ce qui est réservé pour semences, est ou annuellement consommée par la masse du peuple, ou échangée contre quelque autre chose qui est consommée par elle. Tout ce qui tient le produit de la terre au-dessous du point où il serait monté sans cela, diminue le revenu de la masse du peuple, encore plus qu’il ne diminue celui des propriétaires de terres. La rente de la terre, cette portion du produit qui appartient aux propriétaires, n’est pas censée excéder de beaucoup, en quelque endroit que ce soit de la Grande-Bretagne, le tiers du produit total. Si la terre qui, dans un tel état de culture, rapporte une rente de 10 millions sterling par an, pouvait, avec une autre culture, rapporter une rente de vingt (la rente étant, dans l’un et l’autre cas, supposée former le tiers du produit), le revenu des propriétaires serait seulement de 10 millions par an moindre de ce qu’il eût été dans ce meilleur état de culture ; mais le revenu de la masse du peuple serait de 30 millions moindre de ce qu’il pourrait être, sauf à déduire seulement la valeur des semences. La population du pays serait moindre de tout le nombre d’hommes que 30 millions par an (déduisant toujours les semences) pourraient faire subsister, selon la manière de vivre et de consommer usitée parmi les diverses classes de gens entre lesquelles le reste se distribuait.

Quoiqu’il n’y ait actuellement en Europe aucun État civilisé, de quelque nature qu’il soit, qui tire la plus grande partie de son revenu public de rentes de terres appartenant à l’État, cependant, dans toutes les grandes monarchies de l’Europe, il reste encore beaucoup de vastes étendues de terrain qui sont la propriété de la couronne. Ce sont en général des forêts, et des forêts quelquefois où vous pourriez voyager plusieurs milles sans y trouver à peine un seul arbre ; autant de pays vraiment désert et absolument perdu, aux dépens du produit national ainsi que de la population. Dans chacune des grandes monarchies de l’Europe, la vente des terres de la couronne produirait une très-grosse somme d’argent, qui, appliquée au payement de la dette publique, pourrait dégager de toute hypothèque une portion de revenu infiniment plus grande que ces terres n’en ont jamais rapporté à la couronne. Dans les pays où les terres en grande valeur et dans le meilleur état de culture, qui produisent, au moment de la vente, à peu près le plus fort revenu qu’elles puissent rendre, sont communément vendues au denier 30, on pourrait bien s’attendre à ce que les terres de la couronne, point améliorées, mal cultivées et affermées à si bas prix, se vendissent aisément au denier 40, 50 ou même 60. La couronne se trouverait immédiatement en jouissance du revenu que l’argent de cette vente servirait à dégager de toute hypothèque. Au bout de quelques années, elle aurait encore acquis un autre revenu. Quand ces terres seraient devenues des propriétés particulières, elles seraient, au bout de peu d’années, des terres en valeur et bien cultivées. L’accroissement de produit qui en résulterait augmenterait la population du pays, en ajoutant au revenu du peuple et à ses moyens de consommation. Or, le revenu que retire la couronne des droits de douane et de ceux d’accise grossirait nécessairement avec le revenu et la consommation du peuple.

Quoique le revenu que la couronne tire de ses domaines fonciers, dans une monarchie civilisée, ne paraisse rien coûter aux particuliers, c’est peut-être pourtant, dans le fait, celui de tous les revenus dont elle jouit qui, à égalité de produit, coûte le plus cher à la société. Ce serait, dans tous les cas, l’intérêt de la nation de remplacer ce revenu de la couronne par quelque autre revenu égal, et de partager ces terres entre des particuliers ; ce qui ne pourrait peut-être se faire mieux qu’en les mettant publiquement à l’enchère.

Les seules terres qui devraient, à ce qu’il semble, appartenir à la couronne, dans une grande monarchie civilisée, ce sont les terres destinées à la magnificence et à l’agrément, telles que les parcs, jardins, promenades publiques, etc., toutes possessions qui sont regardées partout comme objets de dépense, et non comme source de revenu.

Ainsi, des capitaux ou des domaines publics (les deux seules sources de revenu qui puissent appartenir, comme propriété particulière, au souverain ou à la république), étant les uns et les autres des moyens aussi impropres qu’insuffisants pour couvrir les dépenses ordinaires d’un grand État civilisé, il en résulte que ces dépenses doivent nécessairement être, pour la majeure partie, défrayées par des impôts d’une espèce ou d’une autre, au moyen desquels le peuple, avec une partie de ses propres revenus particuliers, contribue à composer au souverain ou à l’État ce qu’on nomme un revenu public.



SECTION SECONDE.
Des impôts.


On a vu, dans le premier livre de ces Recherches, que le revenu particulier des individus provient, en dernier résultat, de trois sources différentes : la rente, les profits et les salaires. Tout impôt doit, en définitive, se payer par l’une ou l’autre de ces trois différentes sortes de revenus, ou par toutes indistinctement. Je tâcherai d’exposer, du mieux qu’il me sera possible, les effets, 1° de ces impôts qu’on a intention de faire porter sur les rentes[6] ; 2° de ceux qu’on a intention de faire porter sur les profits ; 3° de ceux qu’on veut faire porter sur les salaires ; 4° de ceux qu’on veut faire porter indistinctement sur toutes ces trois différentes sources de revenu particulier.

L’examen séparé de ces quatre différentes espèces d’impôts divisera cette seconde section du présent chapitre en quatre articles, dont trois exigeront plusieurs autres subdivisions.

On verra, par l’examen qui va suivre, que plusieurs de ces impôts ne sont pas supportés, en définitive, par le fonds ou la source du revenu sur laquelle on avait eu l’intention de les faire porter.

Avant d’entrer dans l’examen de ces impôts en particulier, il est nécessaire de faire précéder la discussion par les quatre maximes suivantes sur les impôts en général.

Première maxime. Les sujets d’un État doivent contribuer au soutien du gouvernement, chacun le plus possible en proportion de ses facultés, c’est-à-dire en proportion du revenu dont il jouit sous la protection de l’État.

La dépense du gouvernement est, à l’égard des individus d’une grande nation, comme les frais de régie sont à l’égard des copropriétaires d’un grand domaine, qui sont obligés de contribuer tous à ces frais à proportion de l’intérêt qu’ils ont respectivement dans ce domaine.

Observer cette maxime ou s’en écarter, constitue ce qu’on nomme égalité ou inégalité dans la répartition de l’impôt. Qu’il soit, une fois pour toutes, observé que tout impôt qui tombe en définitive sur une des trois sortes de revenus seulement, est nécessairement inégal, en tant qu’il n’affecte pas les deux autres. Dans l’examen suivant des différentes sortes d’impôts, je ne reviendrai guère davantage sur cette espèce d’inégalité ; mais je bornerai le plus souvent mes observations à cette autre espèce d’inégalité qui provient de ce qu’un impôt particulier tombe d’une manière inégale même sur le genre particulier de revenu sur lequel il porte.

Deuxième maxime. La taxe ou portion d’impôt que chaque individu est tenu de payer doit être certaine, et non arbitraire. L’époque du payement, le mode du payement, la quantité à payer, tout cela doit être clair et précis, tant pour le contribuable qu’aux yeux de toute autre personne. Quand il en est autrement, toute personne sujette à l’impôt est plus ou moins mise à la discrétion du percepteur, qui peut alors ou aggraver la taxe par animosité contre le contribuable, ou bien, à la faveur de la crainte qu’a celui-ci d’être ainsi surchargé, extorquer quelque présent ou quelque gratification. L’incertitude dans la taxation autorise l’insolence et favorise la corruption d’une classe de gens qui est naturellement odieuse au peuple, même quand elle n’est ni insolente ni corrompue. La certitude de ce que chaque individu a à payer est, en matière d’imposition, une chose d’une telle importance, qu’un degré d’inégalité très-considérable, à ce qu’on peut voir, je crois, par l’expérience de toutes les nations, n’est pas, à beaucoup près, un aussi grand mal qu’un très-petit degré d’incertitude.

Troisième maxime. Tout impôt doit être perçu à l’époque et selon le mode que l’on peut présumer les moins gênants pour le contribuable. Un impôt sur la rente des terres ou le loyer des maisons, payable au même terme auquel se payent pour l’ordinaire ces rentes ou loyers, est perçu à l’époque à laquelle il est à présumer que le contribuable peut plus commodément l’acquitter, ou quand il est le plus vraisemblable qu’il a de quoi le payer. Tout impôt sur les choses consommables qui sont des articles de luxe, est payé en définitive par le consommateur, suivant un mode de payement très-commode pour lui. Il paie l’impôt petit à petit, à mesure qu’il a besoin d’acheter ces objets de consommation. Et puis, comme il est le maître d’acheter ou de ne pas acheter ainsi qu’il le juge à propos, ce sera nécessairement sa faute s’il éprouve jamais quelque gêne considérable d’un pareil impôt.

Quatrième maxime.[7] Tout impôt doit être conçu de manière à ce qu’il fasse sortir des mains du peuple le moins d’argent possible au delà de ce qui entre dans le Trésor de l’État, et en même temps a ce qu’il tienne le moins longtemps possible cet argent hors des mains du peuple avant d’entrer dans ce Trésor. Un impôt peut, ou faire sortir des mains du peuple plus d’argent que ne l’exigent les besoins du Trésor public, ou tenir cet argent hors de ses mains plus longtemps que ces mêmes besoins ne l’exigent, de quatre manières, savoir : 1° la perception de l’impôt peut nécessiter l’emploi d’un grand nombre d’officiers dont les salaires absorbent la plus grande partie du produit de l’impôt, et dont les concussions personnelles établissent un autre impôt additionnel sur le peuple ; 2° l’impôt peut entraver l’industrie du peuple et le détourner de s’adonner à de certaines branches de commerce ou de travail, qui fourniraient de l’occupation et des moyens de subsistance à beaucoup de monde. Ainsi, tandis que d’un côté il oblige le peuple à payer, de l’autre il diminue ou peut-être anéantit quelques-unes des sources qui pourraient le mettre plus aisément dans le cas de le faire ; 3° par les confiscations, amendes et autres peines qu’encourent ces malheureux qui succombent dans les tentatives qu’ils ont faites pour éluder l’impôt, il peut souvent les ruiner et par là anéantir le bénéfice qu’eût recueilli la société de l’emploi de leurs capitaux. Un impôt inconsidérément établi offre un puissant appât à la fraude. Or, il faut accroître les peines de la fraude à proportion qu’augmente la tentation de frauder. La loi, violant alors les premiers principes de la justice, commence par faire naître la tentation, et punit ensuite ceux qui y succombent ; et ordinairement elle enchérit aussi sur le châtiment, à proportion qu’augmente la circonstance même qui devrait le rendre plus doux, c’est-à-dire la tentation de commettre le crime[8]. L’impôt, en assujettissant le peuple aux visites réitérées et aux recherches odieuses des percepteurs, peut l’exposer à beaucoup de peines inutiles, de vexations et d’oppressions ; et quoique, rigoureusement parlant, les vexations ne soient pas une dépense, elles équivalent certainement à la dépense aux prix de laquelle un homme consentirait volontiers à s’en racheter. C’est de l’une ou de l’autre de ces quatre manières différentes que les impôts sont souvent onéreux au peuple, dans une proportion infiniment plus forte qu’ils ne sont profitables au souverain.

La justice et l’utilité évidente des quatre maximes précédentes ont fait que toutes les nations y ont eu plus ou moins égard. Toutes les nations ont fait de leur mieux pour chercher à rendre leurs impôts aussi également répartis, aussi certains, aussi commodes pour le contribuable, quant à l’époque et au mode de payement, et aussi peu lourds pour le peuple, à proportion du revenu qu’ils rendaient au prince, qu’elles ont pu l’imaginer. L’examen qui suit, dans lequel nous passerons très-succinctement en revue quelques-uns des principaux impôts qui ont eu lieu en différents temps et en différents pays, fera voir que les efforts de toutes les nations à cet égard ne leur ont pas également bien réussi.


ARTICLE I.
Impôts sur les rentes de terres et loyers de maisons.
§I. Impôts sur les rentes de terres.


Un impôt sur le revenu territorial peut être établi d’après un cens fixe, chaque district étant évalué à un revenu quelconque, dont l’évaluation ne doit plus changer par la suite ; ou bien il peut être établi de manière à suivre toutes les variations qui peuvent survenir dans le revenu réel de la terre, c’est-à-dire, de manière à monter ou baisser avec l’amélioration ou le dépérissement de sa culture[9].

Un impôt territorial qui est établi, comme celui de la Grande-Bretagne, d’après un cens fixe et invariable, a bien pu être égal à l’époque de son premier établissement ; mais il devient nécessairement inégal dans la suite des temps, en conséquence des degrés inégaux d’amélioration ou de négligence dans la culture des différentes parties du pays. En Angleterre, l’évaluation d’après laquelle a été faite l’assiette de l’impôt territorial ou taxe foncière sur les différents comtés et paroisses, par l’acte de la quatrième année de Guillaume et Marie, a été fort inégal, même à l’époque de son premier établissement. À cet égard donc, cette taxe choque la première des quatre règles exposées ci-dessus ; elle est parfaitement conforme aux trois autres. Elle est on ne peut pas plus certaine. L’époque du payement de la taxe étant la même que celle du payement des rentes, est aussi commode qu’elle peut l’être pour le contribuable. Quoique le propriétaire soit, dans tous les cas, le vrai contribuable, la taxe est pour l’ordinaire avancée par le tenancier, auquel le propriétaire est obligé d’en tenir compte dans le payement de la rente ou fermage. Cette taxe est levée par un beaucoup plus petit nombre d’officiers que toute autre taxe rendant à peu près le même revenu. Comme cette taxe ne monte pas quand la rente vient à monter, le souverain n’a point de part dans le profit des améliorations faites par le propriétaire. Ces améliorations contribuent quelquefois, à la vérité, à soulager la cote des autres propriétaires du même district ; mais le surcroît de taxe que cette circonstance occasionnera quelquefois sur une propriété particulière est toujours si peu de chose, qu’il ne peut jamais avoir pour effet de décourager les améliorations, ni de tenir le produit de la terre au-dessous du degré auquel il tend à s’élever. La taxe n’ayant aucune tendance à diminuer la quantité de ce produit, elle ne peut en avoir à en faire hausser le prix ; elle n’entrave nullement l’industrie du peuple ; elle n’assujettit le propriétaire à aucun autre inconvénient qu’à l’inconvénient inévitable de payer l’impôt.

Cependant, l’avantage qu’a retiré le propriétaire de cette constance invariable dans l’élévation sur laquelle toutes les terres de la Grande-Bretagne sont imposées à la taxe foncière, doit être principalement attribué à des circonstances tout à fait étrangères à la nature de la taxe.

Cet avantage est dû en partie à la grande prospérité du pays, dans presque toutes ses parties, les rentes de presque tous les biens-fonds de la Grande-Bretagne ayant été continuellement en augmentant, et presque aucune d’elles n’ayant baissé depuis l’époque où l’évaluation a été faite pour la première fois. Ainsi, les propriétaires ont presque tous gagné la différence d’entre la taxe qu’ils auraient eue à payer d’après la rente actuelle de leurs terres, et celle qu’ils payent à présent d’après l’ancienne évaluation. Si l’état du pays eût été différent, et que les rentes eussent été insensiblement en baissant en conséquence d’un dépérissement dans la culture, les propriétaires auraient presque tous perdu cette même différence. Dans l’état de choses qui s’est trouvé avoir lieu depuis la révolution, la constance de l’évaluation a été avantageuse au propriétaire, et contraire à l’intérêt du Trésor public. Dans un état de choses différent, elle aurait été avantageuse au Trésor et contraire à l’intérêt du propriétaire.

Comme la taxe est payable en argent, de même l’évaluation de la terre est exprimée en argent. Depuis l’établissement de cette évaluation, la valeur de l’argent s’est maintenue d’une manière assez uniforme, et il n’y a eu aucune altération dans l’état de la monnaie, soit quant au poids, soit quant au titre. Si l’argent eût haussé considérablement de valeur, comme il parait avoir fait dans le cours des deux siècles qui ont précédé la découverte des mines de l’Amérique, la constance de l’évaluation se serait trouvée être fort dure pour le propriétaire. Si l’argent eût baissé considérablement de valeur, comme il a fait certainement pendant environ un siècle au moins après la découverte de ces mines, la même constance d’évaluation aurait extrêmement réduit cette branche du revenu du souverain. S’il avait été fait quelque changement considérable dans l’état des monnaies, soit en réduisant la même quantité d’argent à une dénomination plus basse, soit en l’élevant à une dénomination plus haute ; qu’une once d’argent, par exemple, au lieu d’être taillée en 5 schellings et 2 pence, eût été taillée en pièces dénommées seulement 2 schellings 7 pence, ou en pièces qu’on eût au contraire élevées, dans leur dénomination, jusqu’à 10 schellings 4 pence, le revenu du propriétaire y aurait perdu dans le premier cas, et celui du souverain dans le second.

Ainsi, dans des circonstances qui auraient différé en quelque chose de celles qui se trouvent avoir eu lieu, cette constance d’évaluation aurait pu entraîner de très-grands inconvénients, ou pour les contribuables, ou pour le revenu public. Cependant, dans la suite des temps, il faut bien qu’à une époque ou à l’autre ces circonstances arrivent. Or, quoique jusqu’à présent nous ayons vu que les empires n’étaient pas moins périssables que tous les autres ouvrages des hommes, cependant tout empire se flatte d’une durée éternelle. Ainsi, toute institution que l’on a établie pour être aussi permanente que l’empire lui-même, devrait être de nature à se prêter à toutes les circonstances, et non pas à certaines circonstances seulement ; ou bien elle devrait être appropriée à ces circonstances qui sont nécessaires et, par conséquent, sont toujours les mêmes, mais non pas à celles qui sont passagères, et qui sont l’effet du hasard ou des besoins du moment.

Cette classe de gens de lettres français, qui s’appellent économistes, vantent comme le plus équitable de tous les impôts un impôt sur le revenu des terres, qui suit toutes les variations du revenu, c’est-à-dire qui s’élève et qui baisse d’après l’amélioration ou le dépérissement de la culture. Tous les impôts, à ce qu’ils prétendent, retombent en dernière analyse sur le revenu de la terre, et doivent, par conséquent, être établis avec égalité sur le fonds qui doit définitivement les payer. Que tous les impôts doivent porter aussi également qu’il est possible sur le fonds qui doit définitivement les payer, c’est une vérité constante. Mais, sans entrer dans une discussion qui serait ici déplacée, de tous les arguments métaphysiques par lesquels ils soutiennent leur ingénieuse théorie, le coup d’œil suivant suffira pour faire voir quels sont les impôts qui tombent en définitive sur le revenu de la terre, et quels sont ceux qui tombent sur quelque autre source du revenu[10]

Dans le territoire de Venise, toutes les terres labourables qui sont données à bail à des fermiers sont taxées au dixième de la rente[11]. Les baux sont enregistrés dans un registre public que tiennent les officiers du revenu dans chaque province ou district. Quand le propriétaire fait valoir lui-même ses terres, elles sont évaluées sur une juste estimation, et on lui accorde une déduction du cinquième de l’impôt, de manière que pour ces sortes de terres il paie seulement 8 au lieu de 10 pour 100 du revenu qu’on lui suppose.

Un impôt territorial de cette espèce est certainement plus égal que la taxe foncière d’Angleterre. Il pourrait peut-être n’être pas tout à fait aussi certain, et l’assiette de l’impôt pourrait souvent occasionner beaucoup plus d’embarras au propriétaire. La perception pourrait bien aussi en être beaucoup plus dispendieuse.

Cependant, il ne serait pas impossible d’imaginer un genre de régie capable de prévenir en grande partie cette incertitude, et qui amenât en même temps quelque modération dans la dépense.

On pourrait, par exemple, obliger le propriétaire et le tenancier conjointement à faire enregistrer le bail dans un registre public. On pourrait porter des peines convenables contre tout déguisement ou fausse déclaration sur quelque clause du bail, et si une partie de l’amende était applicable à l’une ou à l’autre des deux parties qui aurait dénoncé et convaincu l’autre, pour cause de déguisement ou fausse déclaration de ce genre, une telle disposition produirait immanquablement l’effet de les empêcher de se concerter entre elles pour frauder le revenu public ; un tel enregistrement ferait connaître d’une manière suffisante toutes les clauses du bail.

Quelques propriétaires, au lieu d’augmenter le fermage, prennent un pot-de-vin ou deniers d’entrée au renouvellement du bail. Cette méthode est le plus souvent la ressource d’un prodigue qui vend, pour une somme d’argent comptant, un revenu futur d’une beaucoup plus grande valeur ; elle est donc, le plus souvent, nuisible au propriétaire ; elle est souvent nuisible au fermier, et est toujours nuisible à la société. Elle ôte souvent au fermier une si grande partie de son capital, et diminue tellement par là ses moyens de cultiver la terre, qu’il trouve plus de difficulté à payer une petite rente, qu’il n’en aurait eu sans cela à en payer une grosse. Tout ce qui diminue en lui les moyens de cultiver, tient nécessairement la partie la plus importante du revenu de la société au-dessous de ce qu’elle aurait été sans cela. En rendant l’impôt sur ces sortes de deniers d’entrée bien plus fort que sur les fermages ordinaires, on viendrait à bout de décourager cette pratique nuisible ; ce qui ferait l’avantage de toutes les différentes parties intéressées, du propriétaire, du fermier, du souverain et de toute la société.

Il y a certains baux où l’on prescrit au fermier un mode de culture, dans lesquels on le charge d’observer une succession particulière de récoltes pendant toute la durée du bail. Cette condition, qui est presque toujours l’effet de l’opinion qu’a le propriétaire de la supériorité de ses propres connaissances (opinion très-mal fondée la plupart du temps), doit être regardée comme un surcroît de fermage, comme une rente en services, au lieu d’une rente en argent. Pour décourager cette pratique, qui, en général, est une sottise, on pourrait évaluer cette sorte de rente à quelque chose plus haut que les rentes ordinaires en argent et, par conséquent, l’imposer un peu davantage.

Quelques propriétaires, au lieu d’une rente en argent, exigent une rente en nature ; en grains, bestiaux, volailles, vin, huile, etc. D’autres aussi exigent une rente en services. De pareilles rentes sont toujours plus nuisibles au fermier qu’elles ne sont avantageuses pour le propriétaire. Elles ont l’inconvénient d’ôter au premier plus d’argent qu’elles n’en donnent à l’autre, ou au moins de tenir l’argent hors des mains du fermier, sans profit pour le propriétaire. Partout où elles ont lieu, les tenanciers sont pauvres et misérables, et précisément selon que cette pratique est plus ou moins générale. En évaluant de même ces sortes de rentes plus haut que les rentes ordinaires en argent et, par conséquent, en les taxant à quelque chose plus haut, on parviendrait peut-être à faire tomber un usage nuisible à la société.

Quand le propriétaire aime mieux faire valoir par ses mains une partie de ses terres, on pourrait évaluer d’après une estimation arbitrale faite par des fermiers et des propriétaires du canton, et on pourrait lui accorder une réduction raisonnable de l’impôt, comme c’est l’usage dans le territoire de Venise, pourvu que le revenu des terres qu’il ferait valoir n’excédât pas une certaine somme. Il est important que le propriétaire soit encouragé à faire valoir par lui-même une partie de sa terre. Son capital est généralement plus grand que celui du tenancier, et avec moins d’habileté il peut souvent donner naissance à un plus gros produit. Le propriétaire peut, sans se gêner, faire des essais et il est, en général, disposé à en faire. Une expérience qu’il aura faite sans succès ne lui cause qu’une perte modique. Celles qui lui réussissent contribuent à l’amélioration et à la meilleure culture de tout le pays. Il pourrait être bon cependant que la réduction de l’impôt ne l’encourageât à cultiver qu’une certaine étendue seulement de ses domaines. Si les propriétaires allaient, pour la plus grande partie, essayer de faire valoir par eux-mêmes la totalité de leurs terres, alors, au lieu de tenanciers sages et laborieux qui sont obligés, par leur propre intérêt, de cultiver aussi bien que leur capital et leur habileté peuvent le comporter, le pays se remplirait de régisseurs et d’intendants paresseux et corrompus, dont la régie pleine d’abus dégraderait bientôt la culture de la terre, et affaiblirait son produit annuel, non-seulement au détriment du revenu de leurs maîtres, mais encore aux dépens de la branche la plus importante du revenu général de la société.

Un pareil système d’administration dans un impôt de ce genre pourrait peut-être le dégager de toute incertitude capable d’occasionner quelque oppression ou quelque gêne au contribuable ; il pourrait servir en même temps à introduire, dans la méthode ordinaire de gouverner les terres, un plan ou une sorte de police très-capable d’accélérer dans le pays, d’une manière sensible, les progrès de l’amélioration et de la bonne culture[12].

Les frais de perception d’un impôt territorial variable à chaque variation de revenu seraient sans doute de quelque chose plus forts que ceux d’un impôt toujours établi sur une évaluation fixe. Il faudrait nécessairement quelque surcroît de dépense, tant pour les bureaux d’enregistrement qu’il serait à propos d’établir dans les différents districts du pays, que pour les évaluations successives qu’il faudrait faire de temps à autre, quant aux terres que les propriétaires préféreraient faire valoir par eux-mêmes. Néanmoins, tout ce surcroît de dépense pourrait être fort modique et fort au-dessous de celle qu’entraîne la perception de quantité d’autres impôts qui ne rendent qu’un revenu très-peu considérable en comparaison de celui qu’on pourrait espérer d’un impôt de ce genre.

L’objection la plus importante qui se présente, à ce qu’il semble, contre un impôt territorial aussi variable, c’est le découragement qu’il pourrait donner à l’amélioration des terres. Certainement, le propriétaire serait moins disposé à faire des améliorations quand le souverain, qui ne contribuerait en rien à la dépense, viendrait prendre part au profit de l’amélioration. On pourrait peut-être prévenir jusqu’à cette objection, en laissant au propriétaire, avant de commencer son amélioration, la faculté de faire constater, contradictoirement avec les officiers du revenu public, la valeur actuelle de sa terre, d’après l’évaluation arbitrale d’un certain nombre de propriétaires et de fermiers du canton, également choisis par les deux parties, et en le taxant, conformément à cette évaluation, pour tel nombre d’années qu’on pourrait juger capable de l’indemniser complètement. Un des principaux avantages qu’on se propose dans l’établissement d’un impôt de ce genre, c’est d’attirer l’attention du souverain vers l’amélioration des terres, par la considération de l’augmentation qui en résulterait pour son propre revenu[13]. Par conséquent, l’abonnement accordé au propriétaire à titre d’indemnité ne devrait guère être beaucoup plus long qu’il ne serait nécessaire pour remplir cet objet, de peur que, l’intérêt du souverain se trouvant à un trop grand éloignement, son attention ne vînt à en être découragée. Il vaudrait pourtant mieux que le terme de cet abonnement fût de quelque chose trop long, plutôt que d’être le moins du monde trop court. Le motif d’aiguillonner l’attention du souverain ne saurait compenser, dans aucun cas, le moindre découragement donné à celle du propriétaire. L’attention du souverain ne peut jamais aller tout au plus qu’à une considération très-vague et très-générale de ce qui est le plus propre à contribuer à la meilleure culture de la majeure partie des terres de ses États. L’attention du propriétaire est une considération très-particulière et très-détaillée de tout ce qui est dans le cas de lui faire tirer le parti le plus avantageux de chaque pouce de terre dans son domaine. L’attention principale du gouvernement, ce doit être d’encourager, par tous les moyens qui sont en son pouvoir, l’attention tant du propriétaire que du fermier, en les laissant l’un et l’autre chercher leur intérêt à leur manière et selon leur propre jugement ; en donnant à l’un et à l’autre la plus parfaite sécurité de jouir dans toute sa plénitude du fruit de leur industrie, et en procurant à l’un et à l’autre le marché le plus étendu pour chaque partie de leur produit, au moyen de l’établissement des communications les plus sûres et les plus commodes, tant par eau que par terre, dans toute l’étendue de ses États, aussi bien que de la liberté d’exportation la plus illimitée aux États de tous les autres princes.

Si, au moyen d’un pareil système d’administration, un impôt de ce genre pouvait être ménagé de manière non-seulement à n’apporter aucun découragement à l’amélioration des terres, mais au contraire à lui donner quelque degré d’encouragement, il ne paraît pas qu’il soit dans le cas d’entraîner avec lui aucune espèce d’inconvénient pour le propriétaire, excepté toujours l’inconvénient qui est inévitable, celui d’être obligé de payer l’impôt.

Au milieu de toutes les variations qu’éprouverait la société dans les progrès ou dans le dépérissement de son agriculture, au milieu de toutes les variations qui surviendraient dans la valeur de l’argent, ainsi que de celles qui auraient lieu dans l’état des monnaies, un impôt de ce genre s’ajusterait aussitôt lui-même, et sans qu’il fût besoin d’aucune attention de la part du gouvernement, à la situation actuelle des choses ; et au milieu de tous ces différents changements, il se trouverait toujours constamment d’accord avec les principes de justice et d’égalité. Il serait donc beaucoup plus propre à être établi comme règlement perpétuel et inaltérable, ou comme ce qu’on appelle loi fondamentale de l’État, que tout autre impôt dont la perception serait à toujours réglée d’après une évaluation fixe[14].

Quelques États, au lieu de se servir de l’expédient simple et naturel de l’enregistrement des baux, ont eu recours à la méthode pénible et dispendieuse d’un arpentage et d’une évaluation actuelle de toutes les terres du pays ; ils ont craint probablement que le preneur et le bailleur ne vinssent à se concerter ensemble pour cacher les clauses réelles du bail, dans la vue de frauder le fisc. Le grand cadastre d’Angleterre est, à ce qu’il semble, le résultat d’un arpentage général de ce genre, fait avec une très-grande exactitude.

Dans les anciens États du roi de Prusse, l’impôt territorial est assis d’après un arpentage et une évaluation actuelle, qu’on revoit et qu’on charge de temps en temps. Selon cette évaluation, les propriétaires laïques payent de 20 à 25 pour 100 de leur revenu ; les propriétaires ecclésiastiques de 40 à 45 pour 100. L’arpentage et l’évaluation générale de la Silésie ont été faits par ordre du roi actuel et, à ce qu’on dit, avec beaucoup d’exactitude. Suivant cette évaluation, les terres appartenant à l’évêque de Breslau sont taxées à 25 pour 100 de leur revenu ; les autres revenus ecclésiastiques des deux religions à 50 pour 100 ; les commanderies de l’ordre Teutonique et de l’ordre de Malte à 40 pour 100 ; les terres tenues en fief noble à 38 1/3 pour 100 ; celles tenues en roture à 35 1/3 pour 100.

L’arpentage et l’évaluation générale de la Bohême ont été, dit-on, l’ouvrage de plus de cent années. Cette opération ne fut terminée qu’après la paix de 1748, par les ordres de l’impératrice-reine actuelle . L’arpentage général du duché de Milan, qui fut commencé sous Charles VI, ne fut termine qu’après 1760. On le regarde comme une des opérations de ce genre les plus exactes et les mieux soignées qui aient jamais été faites. L’arpentage général de la Savoie et du Piémont a été exécuté par les ordres du feu roi de Sardaigne[15].

Dans les États du roi de Prusse, les revenus ecclésiastiques sont imposés beaucoup plus haut que ceux des propriétaires laïques. Le revenu de l’Église est, pour la plus grande partie, une charge sur les revenus des terres. Il arrive rarement qu’aucune partie en soit appliquée à l’amélioration de la terre, ou qu’elle y soit employée de manière à contribuer d’une façon quelconque à l’accroissement du revenu de la masse du peuple. Sa Majesté prussienne a vraisemblablement pensé, d’après cela, qu’il était raisonnable que ce revenu contribuât de quelque chose de plus que les autres au soulagement des besoins de l’État. Dans quelques pays, les terres de l’Église sont exemptes de tout impôt ; dans d’autres, elles sont imposées plus faiblement que les autres terres ; dans le duché de Milan, les terres que l’Église possédait avant 1575 sont taxées à l’impôt sur le pied de 1/3 seulement de leur valeur.

En Silésie, les terres de la noblesse sont taxées à 3 pour 100, plus que celles tenues en roture. Sa Majesté prussienne a vraisemblablement pensé que les honneurs et privilèges de différentes sortes attachés aux premières étaient pour le propriétaire une compensation suffisante d’une légère augmentation dans l’impôt, tandis qu’en même temps l’infériorité humiliante des dernières se trouverait en quelque sorte adoucie par un avantage dans le taux de la taxation. Dans d’autres pays, au lieu d’adoucir cette inégalité, le système d’imposition l’aggrave encore. Dans les États du roi de Sardaigne et dans ces provinces de France qui sont sujettes à ce qu’on appelle la taille réelle ou foncière, l’impôt porte entièrement sur les terres tenues en roture. Les terres de la noblesse en sont exemptes.

Un impôt territorial assis d’après un arpentage et une évaluation générale, quelque égal qu’il puisse être dans sa première assiette, doit nécessairement, dans le cours d’un espace de temps peu considérable, devenir inégal. Pour prévenir cette inégalité, il faudrait, de la part du gouvernement, une pénible et continuelle attention à toutes les variations qui peuvent survenir dans la valeur et dans le produit de chacune des différentes fermes du pays. Les gouvernements de Prusse, de Bohême de Sardaigne et du duché de Milan exercent actuellement une surveillance de ce genre ; surveillance si peu conforme à la nature d’un gouvernement, qu’il y a à présumer qu’elle ne sera pas d’une longue durée et que, si on la continue, elle occasionnera probablement à la longue beaucoup plus d’embarras et de vexations aux contribuables, qu’elle ne pourra jamais leur procurer de soulagement.

En 1666, l’assiette de la taxe réelle ou foncière de la généralité de Montauban fut faite d’après un arpentage et une évaluation qu’on dit avoir été très-exacts[16]. Vers 1727, cette assiette était devenue tout à fait inégale. Pour remédier à cet inconvénient, le gouvernement ne trouva pas de meilleur expédient que de réimposer sur toute la généralité un contingent additionnel de 120,000 livres. Ce nouveau contingent est réparti sur tous les différents districts sujets à la taille, d’après les bases de l’ancienne assiette ; mais on le lève seulement sur ceux qui, dans l’état actuel des choses, se trouvent imposés trop bas par la première assiette, et on l’applique au dégrèvement de ceux qui, par cette même assiette, se trouvent surimposés. Par exemple, deux districts, dont l’un, dans l’état actuel des choses, devrait être imposé à 900 livres, et l’autre à 1,100 livres, se trouvent, par l’ancienne assiette, imposés l’un et l’autre à 1,000 livres. Chacun de ces deux districts est réimposé, par le contingent additionnel, à 100 livres. Mais cette taxe additionnelle ne se lève que sur le district trop peu imposé, et elle s’applique en entier au soulagement du district trop imposé, qui par conséquent ne paie plus que 900 livres. Le gouvernement ne gagne ni ne perd à cette imposition additionnelle, qui est entièrement appliquée à remédier aux inégalités résultant de la première assiette. L’application est absolument réglée par l’intendant de la généralité et laissée à sa discrétion ; par conséquent, elle doit être en grande partie arbitraire.



Des impôts qui sont proportionnés au produit de la terre, et non au revenu du propriétaire.


Des impôts sur le produit de la terre sont, dans la réalité, des impôts sur la rente ou fermage ; et quoique l’avance en soit primitivement faite par le fermier, ils sont toujours supportés en définitive par le propriétaire. Quand il y a une certaine portion du produit à réserver pour l’impôt, le fermier calcule, le plus juste qu’il peut le faire, à combien pourra se monter, une année dans l’autre, la valeur de cette portion, et il fait une réduction proportionnée dans le fermage qu’il consent à payer au propriétaire. Il n’y a pas un fermier qui ne calcule par avance à combien pourra se monter, une année dans l’autre, la dîme ecclésiastique, qui est un impôt foncier de ce genre.

La dîme et tout autre impôt de ce genre sont, sous l’apparence d’une inégalité parfaite, des impôts extrêmement inégaux ; une portion fixe du produit étant, suivant la différence des circonstances, l’équivalent de portions très-différentes du revenu ou fermage. Dans certaines terres excellentes, le produit est si abondant qu’une moitié de ce produit suffit largement pour remplacer au fermier son capital employé à la culture, et encore les profits ordinaires qu’un capital ainsi placé rend dans le canton. L’autre moitié, ou, ce qui revient au même, le prix de l’autre moitié, est ce qu’il serait en état de payer au propriétaire comme rente ou fermage, s’il n’y avait pas de dîme. Mais si on vient à lui emporter pour la dîme un dixième de ce produit, il faut alors qu’il exige une réduction d’un cinquième sur le fermage, autrement il ne pourrait pas retirer son capital avec les profits ordinaires. Dans ce cas, la rente du propriétaire, au lieu de se monter à une moitié ou cinq dixièmes du produit total, ne montera qu’à quatre dixièmes de ce produit. Dans de mauvaises terres, au contraire, le produit est quelquefois si maigre et la dépense de culture si forte, qu’il faut quatre cinquièmes du produit total pour remplacer au fermier son capital avec le profit ordinaire. Dans ce cas, quand même il n’y aurait pas de dîme, le revenu du propriétaire ne monterait toujours pas à plus d’un cinquième ou de deux dixièmes du produit total. Mais si le fermier est tenu de payer pour la dîme un dixième du produit, il faut bien qu’il exige du propriétaire une réduction égale dans le fermage qu’il a à lui payer, lequel, par ce moyen, ne sera plus qu’un dixième seulement du produit de la terre. Sur le revenu des excellentes terres, la dîme peut quelquefois n’être qu’un impôt du cinquième seulement, ou de 4 schellings pour livre, tandis que sur celui des mauvaises terres elle peut être quelquefois un impôt de moitié ou de 10 schellings pour livre.

Si la dîme est le plus souvent un impôt très-inégal sur les revenus, elle est aussi toujours un très-grand sujet de découragement, tant pour les améliorations du propriétaire que pour la culture du fermier. L’un ne se hasardera pas à faire les améliorations les plus importantes, qui, en général, sont les plus dispendieuses ; ni l’autre à faire naître les récoltes du plus grand rapport, qui en général aussi sont celles qui exigent les plus grands frais, lorsque l’Église, qui ne contribue en rien à la dépense, est là pour emporter une si grosse portion du profit. La dîme a été longtemps cause que la culture de la garance a été confinée aux Provinces-Unies, pays qui, étant presbytérien, et pour cette raison affranchi de cet impôt destructeur, a joui en quelque sorte, contre le reste de l’Europe, du monopole de cette drogue si utile pour la teinture. Les dernières tentatives qu’on a faites en Angleterre pour y introduire la culture de cette plante n’ont eu lieu qu’en conséquence du statut qui porte que 5 sch. par acre tiendront lieu de toute espèce de dîme quelconque sur la garance.

Dans plusieurs contrées de l’Asie, l’État, comme l’église dans la majeure partie de l’Europe, est entretenu principalement par un impôt territorial, proportionné au produit de la terre et non pas au revenu du propriétaire. En Chine, le revenu principal du souverain consiste dans un dixième du produit de toutes les terres de l’empire. Cependant ce dixième est établi sur une évaluation tellement modérée, que dans la plupart des provinces on dit qu’il n’excède pas un trentième du produit ordinaire. L’impôt ou redevance foncière qu’il était d’usage de payer au gouvernement mahométan du Bengale, avant que ce pays tombât dans les mains de la compagnie anglaise des Indes Orientales, montait, à ce qu’on prétend, à un cinquième environ du produit. L’impôt territorial de l’ancienne Égypte montait pareillement, dit-on, à un cinquième.

On assure qu’en Asie cette espèce d’impôt territorial fait que le souverain prend intérêt à la culture et à l’amélioration des terres. Aussi les souverains de la Chine, ceux du Bengale, pendant que ce pays était sous le gouvernement des Mahométans, et ceux de l’ancienne Égypte, ont-ils toujours été, dit-on, extrêmement soigneux de faire faire et d’entretenir de bonnes routes et des canaux navigables, dans la vue d’augmenter autant que possible tant la quantité que la valeur de chaque partie du produit de la terre, en procurant à chacune de ses parties le marché le plus étendu que leurs États lui pussent fournir. Mais la dîme de l’église est divisée en portions si petites, qu’aucun des décimateurs ne peut avoir un intérêt de ce genre. Le ministre d’une paroisse ne trouverait guère son compte à faire une route ou un canal dans un endroit du pays un peu éloigné, afin d’ouvrir un marché plus étendu au produit des terres de sa paroisse. Quand de pareils impôts sont destinés à l’entretien de l’église, ils entraînent avec eux autre chose que des inconvénients.

Les impôts sur le produit des terres peuvent être perçus ou en nature, ou bien en argent, d’après une certaine évaluation.

Un ministre de paroisse, ou un propriétaire peu riche qui vit dans sa terre, peut trouver quelquefois certain avantage à recevoir en nature, l’un sa dîme, l’autre ses fermages. La quantité à recueillir est si petite, et le terrain sur lequel ils ont à recueillir est si borné, qu’ils peuvent bien l’un et l’autre surveiller par leurs yeux, dans tous leurs détails, la perception et la destination de ce qui leur revient. Mais un grand et riche propriétaire, vivant dans la capitale, courrait risque d’avoir beaucoup à souffrir de la négligence et encore plus de la malversation de ses agents et préposés, si on lui payait de cette manière les fermages de domaines situés dans des provinces éloignées. La perte que le souverain aurait à essuyer par les abus et les déprédations des percepteurs de l’impôt serait encore nécessairement bien plus grande. Les domestiques du particulier le plus insouciant sont encore peut-être beaucoup plus sous les yeux de leur maître que les agents du prince le plus soigneux ne sont sous les siens. Et un revenu public payable en nature aurait tellement à souffrir de la mauvaise administration des collecteurs et régisseurs, qu’il n’arriverait jamais jusque dans le Trésor du prince qu’une très-faible partie de ce qui aurait été levé sur le peuple. On dit pourtant qu’en Chine une portion du revenu public se perçoit de cette manière. Les mandarins et les autres employés à la levée de l’impôt ne manqueront pas sans doute de trouver leur intérêt à laisser continuer une méthode de perception qui a tant d’avantages sur toute espèce de payement en argent, pour faciliter et courir les abus.

Un impôt sur le produit de la terre, qui se perçoit en argent, peut être perçu sur une évaluation qui varie avec toutes les variations du prix du marché, ou bien d’après une évaluation toujours fixe, un boisseau de blé froment, par exemple, étant toujours évalué au même prix en argent, quel que puisse être l’état du marché. Le produit de l’impôt, s’il est perçu de la première manière, ne sera sujet à d’autres variations que celles du produit réel de la terre, et à celles qui résultent de l’état de progrès ou de dépérissement de la culture. Mais si l’impôt est perçu de l’autre manière, alors son produit variera non-seulement avec les variations qui surviendraient dans le produit de la terre, mais encore avec celles qui pourraient survenir, tant dans la valeur des métaux précieux, que dans la quantité de ces métaux contenue, en différents temps, dans les monnaies d’une même dénomination. Le produit du premier de ces impôts sera toujours proportionné à la valeur du produit réel de la terre ; le produit du second pourra, en différents temps, être dans des proportions très-différentes avec cette valeur.

Quand, au lieu d’une certaine quotité du produit de la terre ou du prix d’une certaine quotité, on paie une somme fixe en argent pour tenir complètement lieu de tout impôt ou dîme, alors l’impôt devient, dans ce cas, précisément de même nature que la taxe foncière d’Angleterre. Il ne monte ni ne baisse avec le revenu de la terre ; il n’encourage ni ne décourage l’amélioration et la culture. Dans la plupart de ces paroisses, qui payent ce qu’on appelle le modus ou abonnement pour tenir lieu de toute autre dîme, cette dîme est un impôt de ce genre. Dans le Bengale, sous le gouvernement mahométan, au lieu d’un prélèvement en nature du cinquième du produit, la perception avait lieu, dans la plupart des districts ou zemindarats du pays, d’après un abonnement semblable, qui était, à ce qu’on dit, très-modéré. Quelques-uns des facteurs de la Compagnie des Indes, sous prétexte de rétablir à sa vraie valeur le revenu public, ont changé, dans quelques provinces, cet abonnement en un payement en nature. Sous leur régime, un pareil changement doit, selon toute apparence, non-seulement décourager la culture, mais encore ouvrir de nouvelles sources aux abus déjà si multipliés dans la perception du revenu public ; aussi ce revenu est-il extrêmement tombé au-dessous de ce qu’il était, à ce qu’on assure, quand la compagnie a commencé à en prendre la régie. Il se peut que les facteurs de la compagnie aient trouvé leur compte à un tel changement de perception, mais c’est vraisemblablement au détriment de l’intérêt de leurs maîtres et de celui du pays[17].

$ II. Impôts sur les loyers de maisons.

On peut supposer le loyer d’une maison divisé en deux parties, dont l’une constitue proprement le loyer du bâtiment ou rente de la superficie ; l’autre s’appelle communément le loyer du sol ou rente du fonds de terre.

Le loyer du bâtiment est l’intérêt ou profit du capital dépense a construire la maison. Pour mettre le commerce d’un entrepreneur de bâtiments[18] au niveau de tous les autres commerces, il est nécessaire que ce loyer soit suffisant, premièrement, pour lui rapporter le même intérêt que celui qu’il aurait retiré de son capital en le prêtant sur de bonnes sûretés et, deuxièmement, pour tenir constamment la maison en bon état de réparation, ou, ce qui revient au même, pour remplacer, dans un certain espace d’années, le capital qui a été employé à la bâtir. Le loyer que rend un bâtiment, ou le profit ordinaire de l’argent placé en bâtiments, est donc réglé partout par le taux ordinaire de l’intérêt de l’argent. Si le taux de l’intérêt au cours de la place est à 4 p. 100, le revenu d’une maison qui, la rente du sol payée, rapporte 6 ou 6 1/2 pour 100 sur la totalité des dépenses de construction, peut bien être censé rendre à l’entrepreneur de la construction un profit suffisant. Quand le taux de l’intérêt est de 5 pour 100, il faut peut-être que ce revenu aille à 7 et 7 1/2 pour 100. S’il arrivait que le commerce d’un entrepreneur de maisons rapportât un profit beaucoup plus grand que celui-ci, à proportion de l’intérêt courant de l’argent, ce commerce enlèverait bientôt tant de capital aux autres branches de commerce, qu’il ramènerait ce profit à son juste niveau. S’il venait, au contraire, à rendre beaucoup moins, les autres commerces lui enlèveraient bientôt tant de capital, que le profit remonterait encore au niveau des autres.

Tout ce qui excède, dans le loyer total d’une maison, ce qui est suffisant pour rapporter ce profit raisonnable, va naturellement au loyer du sol ; et quand le propriétaire du sol et le propriétaire de la superficie sont deux personnes différentes, c’est au premier le plus souvent que se paie la totalité de cet excédent. Cette augmentation de loyer est le prix que donne le locataire de la maison pour quelque avantage de situation, réel ou réputé tel. Dans les maisons des champs situées à une certaine distance des grandes villes, et où il y a abondance de terrain libre pour construire, le loyer du sol n’est presque rien, ou n’est pas plus que ce que rendrait le fonds sur lequel est la maison, s’il était mis en culture. Dans les maisons de campagne voisines de quelque grande ville, ce loyer du sol est quelquefois beaucoup plus haut, et on paie souvent assez cher la beauté ou la commodité particulière de la situation. Les loyers du sol sont, en général, le plus haut possible dans la capitale, et surtout dans ces quartiers recherchés où il se trouve y avoir la plus grande demande de maisons, quelles que puissent être les causes de cette demande, soit raison de commerce et d’affaires, soit raison d’agrément et de société, ou simplement affaire de mode et de vanité.

Un impôt sur les loyers de maison, payable par le locataire, et proportionné au revenu total que rendrait chaque maison, ne pourrait pas influer, du moins pour longtemps, sur les revenus que rendent les superficies ou bâtiments. Si l’entrepreneur de constructions n’y trouvait pas le profit raisonnable qu’il s’attend à faire, il serait forcé de quitter le métier ; ce qui, faisant monter la demande de bâtiments, ramènerait en peu de temps le profit de ce commerce à son juste niveau avec le profit des autres. Un pareil impôt ne porterait pas non plus totalement sur le loyer du sol, mais il se partagerait de manière à tomber, partie sur l’habitant de la maison, partie sur le propriétaire du sol.

Par exemple, supposons qu’une personne juge que ses facultés lui permettent de dépenser pour son loyer 60 liv. par an, et supposons aussi qu’on vienne à établir sur les loyers un impôt de 4 sch. pour livre ou d’un cinquième, payable-par le locataire ; dans ce cas, un loyer de 60 liv. lui coûtera 72 liv. par an ; ce qui est 12 liv. de plus que ce qu’elle se croit en état de donner. Il faudra donc qu’elle se contente d’une maison moindre ou d’un logement de 50 liv. de loyer, lesquelles, jointes aux 10 liv. de surcroît qu’elle est obligée de payer pour l’impôt, lui compléteront la somme de 60 liv. par an, qui est la dépense qu’elle se juge en état de faire ; et à l’effet de payer l’impôt, elle renoncera en partie au surcroît de commodités que lui eût procuré une maison de 10 livres de plus de loyer. Je dis qu’elle y renoncera en partie, car il n’arrivera guère qu’elle soit obligée de renoncer en entier à ce surcroît de commodités, parce que, par une suite des effets de l’impôt, elle viendrait à bout de se procurer, pour ses 50 liv. par an, un meilleur logement qu’elle n’aurait pu l’avoir s’il n’y eût pas eu d’impôt. En effet, de même que cette sorte d’impôt, en écartant ce concurrent particulier, doit diminuer la concurrence pour les logements de 60 liv. de loyer, de même elle doit aussi diminuer la concurrence pour ceux de 50 liv., et de la même manière pour le logement de toute autre somme, excepté ceux du loyer le plus bas, pour lesquels elle augmentera au contraire la concurrence pendant quelque temps. Or, les loyers de chaque classe de logements pour laquelle la concurrence aura diminué, baisseront nécessairement plus ou moins. Cependant, comme aucune partie de cette réduction de loyer ne peut affecter, du moins pour un temps considérable, le loyer de la superficie, la totalité de la réduction doit nécessairement tomber, à la longue, sur le loyer du sol. Par conséquent, le payement final de cet impôt tombera en partie sur le locataire de la maison, qui, pour en payer sa part, aura été obligé de sacrifier une partie de sa commodité, et en partie sur le propriétaire du sol, qui, pour en payer sa part, sera obligé de sacrifier une partie de son revenu. Dans quelle proportion ce payement final se partagera-t-il entre eux ? C’est ce qui n’est peut-être pas très-facile à décider. Ce partage se ferait probablement d’une manière très-différente dans des circonstances différentes, et un impôt de ce genre, d’après des circonstances différentes, affecterait d’une manière très-inégale le locataire de la maison et le propriétaire du soi.

Ce serait entièrement de l’inégalité accidentelle avec laquelle ce partage viendrait à se faire, que procéderait l’inégalité avec laquelle un impôt de ce genre tomberait sur les différents propriétaires de terrains bâtis. Mais l’inégalité avec laquelle cet impôt tomberait sur les différents locataires de maisons, procéderait non-seulement de cette cause, mais encore d’une autre. Dans des degrés différents de fortune, la proportion entre la dépense qu’un particulier affecte à son loyer et sa dépense totale, n’est pas la même ; elle est probablement la plus forte possible dans le plus haut degré de fortune, elle va en diminuant successivement dans les degrés inférieurs, de manière qu’en général, dans le degré le plus bas de fortune, elle est la plus faible possible. Les premiers besoins de la vie font la grande dépense du pauvre. Il a de la difficulté à se procurer de la nourriture, et c’est à en avoir qu’il dépense la plus grande partie de son petit revenu. Le luxe et la vanité forment la principale dépense du riche, et un logement vaste et magnifique embellit et étale, de la manière la plus avantageuse, toutes les autres choses du luxe et de vanité qu’il possède. Aussi un impôt sur les loyers tomberait, en général, avec plus de poids sur les riches, et il n’y aurait peut-être rien de déraisonnable dans cette sorte d’inégalité. Il n’est pas très-déraisonnable[19] que les riches contribuent aux dépenses de l’État, non-seulement à proportion de leur revenu, mais encore de quelque chose au-delà de cette proportion.

Quoiqu’à quelques égards le loyer des maisons ressemble au fermage des terres, il y a cependant un point dans lequel il en diffère essentiellement. Le fermage des terres se paie pour l’usage d’une chose productive[20] ; la terre qui le paie le produit. Le loyer des maisons se paie pour l’usage d’une chose non productive ; ni la maison, ni le terrain sur lequel elle est assise, ne produisent rien. Ainsi, la personne qui paie ce loyer doit le tirer de quelque autre source de revenu distincte et indépendante de la chose pour laquelle elle le paie. Il faut qu’un impôt mis sur les loyers, en tant qu’il tombe sur les locataires, soit tiré de la même source que le loyer lui-même ; il faut que ceux-ci le payent sur leur revenu, que ce revenu provienne de salaire de travail, ou de profit de capitaux ou de rente de terre. En tant que cet impôt tombe sur des locataires, il est du nombre de ces impôts qui ne portent pas sur une seule source de revenu, mais sur toutes les trois sources indistinctement, et il est, à tous égards, de même nature qu’un impôt sur toute autre espèce de denrée consommable. En général, il n’y a peut-être pas un seul article de dépense ou de consommation qui soit plus dans le cas de faire juger de la manière large ou étroite dont un homme règle sa dépense totale, que la quotité de son loyer. Un impôt proportionnel sur cet article de la dépense des particuliers rendrait peut-être plus de revenu qu’on n’a pu encore en retirer jusqu’à présent de la même source dans aucun pays de l’Europe. Si l’impôt, à la vérité, était très-fort, la plus grande partie des gens tâcheraient d’y échapper, autant qu’ils pourraient, en se contentant de logements médiocres, et en tournant vers quelque autre objet la partie la plus considérable de leur dépense.

On pourrait aisément s’assurer avec assez d’exactitude de la quotité du loyer, au moyen d’une mesure de police du même genre que celle qui serait nécessaire pour s’assurer de la quotité ordinaire du revenu foncier. Les maisons non habitées ne devraient pas payer l’impôt. Un impôt sur ces maisons tomberait entièrement sur le propriétaire, qui serait ainsi impose pour une chose qui ne lui rapporterait ni commodité ni revenu. Les maisons habitées par le propriétaire devraient être imposées, non pas d’après la dépense qu’aurait pu coûter leur construction, mais d’après le loyer qu’elles seraient dans le cas de rapporter si elles étaient louées, arbitré à une juste évaluation. Si elles étaient imposées d’après la dépense qu’aurait coûtée leur construction, un pareil impôt de 3 ou 4 sch. pour livre, joint aux autres impôts, ruinerait presque toutes les grandes et riches familles de ce pays et, je crois, de tout autre pays civilisé. Quiconque examinera avec attention les différentes maisons de la ville et de la campagne de quelques-unes des plus grandes et des plus opulentes familles du royaume, trouvera qu’au taux de 6 1/2 seulement ou 7 pour 100 sur les frais originaires de construction, leur loyer est à peu près égal à la totalité du revenu net de leurs biens. C’est la dépense accumulée de plusieurs générations successives, appliquée à des objets d’une grande beauté et d’une grande magnificence à la vérité, mais d’une valeur échangeable extrêmement modique, à proportion de ce qu’ils ont coûté[21].

Le loyer du sol est encore un sujet plus propre à être imposé que le loyer des maisons. Un impôt sur le loyer du sol ne ferait pas monter le loyer des maisons. Il tomberait en entier sur le propriétaire du sol, qui agit toujours en monopoleur et qui exige le loyer le plus fort qu’il soit possible de donner pour l’usage de son terrain. Les offres sont plus ou moins fortes, selon que les concurrents sont plus riches ou plus pauvres, ou qu’ils sont en état de satisfaire, à plus ou moins de frais, la fantaisie qu’ils ont pour tel coin de terrain en particulier. Dans tout pays, le plus grand nombre de concurrents riches est dans la capitale, et c’est là aussi qu’on trouvera toujours les loyers du sol les plus forts. Comme un impôt sur les loyers du sol ne pourrait pas augmenter le moins du monde la richesse de ces concurrents, ils ne seraient pas vraisemblablement pour cela disposés à payer plus cher l’usage du terrain. Il importerait fort peu que l’impôt dût être avancé par le locataire ou par le propriétaire du sol. Plus le locataire serait obligé de payer pour l’impôt, moins il serait d’humeur à payer pour le terrain, de manière que le payement définitif de l’impôt retomberait en entier sur le propriétaire du terrain. Le loyer du sol des maisons non habitées ne devrait pas payer d’impôt.

Les loyers du sol et des fermages ordinaires des terres sont une espèce de revenu dont le propriétaire jouit, le plus souvent, sans avoir ni soins ni attention à donner. Quand une partie de ce revenu lui serait ôtée pour fournir aux besoins de l’État, on ne découragerait par là aucune espèce d’industrie. Le produit annuel des terres et du travail de la société, la richesse et le revenu réel de la masse du peuple, pourraient toujours être les mêmes après l’impôt comme auparavant. Ainsi, les loyers du sol et les fermages ordinaires des terres sont peut-être l’espèce de revenu qui est le mieux dans le cas de supporter l’assujettissement à un impôt qui lui soit particulier.

Les loyers du sol semblent même, à cet égard, un sujet plus propre à supporter une imposition particulière que les fermages ordinaires des terres. Le fermage ordinaire des terres est le plus souvent dû, en partie au moins, à l’attention et à la bonne administration du propriétaire. Un impôt très-lourd pourrait décourager beaucoup trop cette attention et cette bonne administration. Les loyers du sol, en tant qu’ils excèdent le revenu ordinaire des terres, sont dus en entier au bon gouvernement du souverain, qui, par la protection qu’il assure à l’industrie du peuple en général ou des habitants de quelque lieu particulier, les met d’autant plus en état de payer, pour le terrain sur lequel ils bâtissent, un prix supérieur à sa valeur réelle, ou bien d’offrir au propriétaire du sol plus que la compensation de la perte résultant de cet emploi de sa terre. Il est parfaitement raisonnable qu’un fonds qui doit son existence à la bonne conduite du gouvernement de l’État soit imposé d’une manière particulière, ou contribue de quelque chose de plus que la plupart des autres fonds au soutien du gouvernement.

Quoiqu’en plusieurs différents pays de l’Europe il y ait eu des impôts établis sur les loyers de maisons, je ne sache cependant pas que dans aucun on ait jamais considéré les loyers du sol comme un sujet distinct et séparé d’imposition. Les auteurs des impôts ont apparemment trouvé de la difficulté à constater quelle portion de loyer devrait être considérée comme loyer du sol, et quelle portion devrait l’être comme loyer de la superficie ; il ne serait pourtant pas très-difficile, à ce qu’il semble, de distinguer ces deux parties du loyer l’une de l’autre.

Dans la Grande-Bretagne, le loyer des maisons est censé imposé dans la même proportion que les revenus fonciers, par l’impôt nommé taxe foncière annuelle. L’élévation d’après laquelle est faite l’assiette de chaque paroisse et district est toujours la même. Cette évaluation a été extrêmement inégale dans son origine, et continue toujours à l’être. Dans la plus grande partie du royaume, cet impôt porte toujours plus faiblement sur les loyers de maisons que sur les revenus purement fonciers. Dans un petit nombre de districts seulement, qui furent, dans l’origine, taxés très-haut, et dans lesquels les loyers de maisons ont baissé considérablement, on dit que la taxe foncière de 3 ou 4 sch. pour livre se trouve monter à la juste proportion du véritable loyer des maisons. Les maisons qui ne sont pas louées, quoique assujetties à l’impôt par la loi, en sont exemptées, dans la plupart des districts, par une faveur de ceux qui font la répartition ; et cette exemption occasionne quelquefois de légères variations dans la cote particulière de chaque maison, quoique le montant du contingent pour le district soit toujours le même. Les augmentations qui surviennent dans la quotité des loyers par de nouvelles constructions, par des réparations, etc., vont à la décharge du district ; ce qui occasionne encore d’autres variations dans la cote particulière des maisons individuelles.

Dans la province de Hollande[22], chaque maison est imposée à 2 1/2 pour 100 de sa valeur, sans avoir égard au loyer actuel qu’elle rend, sans même qu’on sache si elle est louée ou non. Il semble un peu dur d’obliger un propriétaire à payer un impôt pour une maison qui n’est pas louée, et dont il ne tire aucun revenu, surtout un impôt aussi lourd. En Hollande, où le cours de l’intérêt n’excède pas 3 pour 100, 2 1/2 pour 100 sur la valeur totale d’une maison doit faire le plus souvent plus d’un tiers du loyer de la superficie, peut-être même du loyer total du sol et de la superficie. À la vérité, l’estimation sur laquelle les maisons sont imposées, quoique très-inégale, est, à ce qu’on dit, toujours au-dessous de la valeur réelle. Quand une maison est rebâtie, améliorée ou agrandie, on fait une nouvelle estimation, et la maison est imposée en conséquence.

Ceux qui ont inventé les différents impôts établis en Angleterre sur les maisons en différents temps, semblent s’être imaginé qu’il y avait de grandes difficultés à constater d’une manière passablement exacte la valeur réelle de chaque maison. Ils ont, en conséquence, réglé leur impôt d’après quelque circonstance plus en évidence, et telle qu’ils l’ont probablement jugée devoir être le plus souvent en proportion avec la valeur du loyer.

Le premier impôt de ce genre fut la taxe du fouage ou de 2 schellings par chaque feu. Pour constater combien il y avait de feux dans chaque maison, il était nécessaire que le collecteur de l’impôt en vît toutes les chambres. Cette visite désagréable jeta de l’odieux sur l’impôt. En conséquence, il fut aboli peu après la révolution, comme une tache de servitude.

L’impôt du même genre qui suivit celui-ci fut une taxe de 2 schellings sur chaque maison qui était habitée. Une maison ayant dix fenêtres payait 4 schellings de plus ; une maison à vingt fenêtres et au-delà, payait 8 schellings. Cette taxe fut ensuite changée, en ce que les maisons de vingt fenêtres et de moins de trente furent imposées à 10 schellings, et celles de trente fenêtres et au-delà, à 20 schellings. Le nombre des fenêtres peut se compter le plus souvent du dehors et, dans tous les cas, sans entrer dans toutes les chambres de la maison. Ainsi, la visite du collecteur fut moins choquante pour cet impôt que pour la taxe du fouage.

Cet impôt fut ensuite révoqué, et on établit à la place la taxe des fenêtres, qui a subi aussi plusieurs changements et augmentations. La taxe des fenêtres, telle qu’elle subsiste aujourd’hui (janvier 1775), outre le droit de 3 schellings sur chaque maison en Angleterre, et de 1 schelling sur chaque maison en Écosse, établit sur chaque fenêtre un droit qui, en Angleterre, augmente par degrés, depuis 2 pence, qui est le taux le plus bas pour les maisons qui n’ont pas plus de sept fenêtres, jusqu’à 2 schellings, qui est le taux le plus haut pour les maisons qui ont vingt-cinq fenêtres et au-delà[23].

La principale objection contre tous les impôts de cette espèce, c’est leur inégalité, et la pire de toutes les inégalités, puisqu’ils portent souvent avec plus de poids sur le pauvre que sur le riche. Une maison de 10 livres de loyer, dans une ville de province, peut quelquefois avoir plus de fenêtres qu’une maison à Londres, de 500 livres de loyer ; et quoiqu’il y ait à parier que le locataire de la première soit beaucoup moins riche que celui de l’autre, cependant, en tant que sa contribution aux charges de l’État est réglée par la taxe des fenêtres, celui-là contribuera plus que le dernier. Ces impôts sont donc directement contraires à la première des quatre maximes que nous avons établies ci-dessus. Ils ne paraissent pas beaucoup choquer aucune des trois autres.

La tendance naturelle de la taxe des fenêtres et de tous les autres impôts sur les maisons est de faire baisser les loyers. Plus un homme paie pour l’impôt, moins il est évidemment en état de payer pour le loyer. Cependant, depuis l’établissement de la taxe des fenêtres, les loyers de maisons ont au total augmenté, plus ou moins, dans presque chaque ville ou village de la Grande-Bretagne que j’ai pu observer. Tel a été presque partout l’effet de la demande toujours croissante de logements, qu’elle a fait monter les loyers plus que la taxe des fenêtres n’a pu les faire baisser ; preuve à ajouter à tant d’autres de la grande prospérité du pays et de l’accroissement du revenu de ses habitants. Si ce n’eût été la taxe, les loyers auraient monté vraisemblablement encore plus haut.


ARTICLE II.
Impôts sur le profit ou sur le revenu provenant de capitaux[24].


Le revenu ou profit qui provient d’un capital se divise naturellement en deux portions : 1° celle qui paie l’intérêt et qui appartient au propriétaire du capital ; 2° celle qui excède ce qui est nécessaire pour le payement de l’intérêt.

Cette dernière portion du profit ne peut évidemment être directement imposée ; elle est la compensation, et le plus souvent elle n’est rien de plus qu’une compensation très-modérée des risques et de la peine d’employer le capital. Il faut que celui qui emploie le capital ait cette compensation, autrement il ne peut, sans nuire à ses intérêts, en continuer l’emploi. S’il était donc imposé directement à proportion du profit total qu’il retire, il serait obligé, ou d’élever le taux de son profit, ou de rejeter sur l’intérêt de l’argent[25], c’est-à-dire de payer moins d’intérêt. S’il élevait le taux de son profit à proportion de l’impôt, alors, quoique l’impôt pût être avancé par lui, cependant le payement définitif tomberait en entier sur l’une ou sur l’autre de deux classes de gens différentes, selon les différentes manières dont il emploierait le capital dont il a la direction. S’il l’employait, comme capital de fermier, à la culture de la terre, il ne pourrait faire hausser le taux de son profit qu’en retenant par ses mains une plus forte portion du produit de la terre, ou, ce qui revient au même, le prix d’une plus forte portion de ce produit ; et comme cela ne pourrait se faire qu’en réduisant le fermage, le payement définitif de l’impôt tomberait sur le propriétaire. S’il employait le capital comme capital de commerce ou de manufacture, il ne pourrait hausser le taux de son profit qu’en augmentant le prix de ses marchandises, auquel cas le payement final de l’impôt tomberait totalement sur les consommateurs de ses marchandises. En supposant qu’il n’élevât point le taux de son profit, il serait obligé de rejeter tout l’impôt sur cette portion du profit qui était destinée à payer l’intérêt de l’argent ; il rendrait moins d’intérêt pour tout ce qu’il aurait emprunté de capital et, dans ce cas, tout le poids de l’impôt porterait sur l’intérêt de l’argent. Tout l’impôt dont il ne pourrait pas se décharger d’une de ces manières, il serait obligé de s’en décharger de l’autre[26].

L’intérêt de l’argent paraît, au premier coup d’œil, un objet aussi susceptible d’être imposé directement que le revenu foncier. De même que le revenu foncier ou fermage de terre, c’est un produit net qui reste, toute compensation pleinement faite des risques et de la peine d’employer le capital. De même qu’un impôt sur le fermage des terres ne peut faire monter le fermage plus haut, parce que le produit net qui reste après le remplacement du capital du fermier, avec un profit raisonnable, ne peut pas être plus grand après qu’avant l’impôt, de même, et par la même raison, un impôt sur l’intérêt de l’argent ne pourrait hausser le taux de l’intérêt, si l’on suppose que la quantité de capitaux ou d’argent à prêter dans le pays reste la même après l’impôt qu’elle était auparavant, tout comme la quantité de terre. On a fait voir dans le premier livre[27] que le taux ordinaire du profit se détermine sur le rapport existant entre la quantité de capitaux à employer et la quantité d’emplois ou d’affaires qui exigent des capitaux. Or, la quantité d’emplois pour les capitaux, ou d’affaires qui en demandent, ne peut être augmentée ni diminuée par un impôt sur l’intérêt de l’argent. Si donc la quantité de capitaux à employer n’était ni augmentée ni diminuée par l’impôt, le taux ordinaire du profit resterait nécessairement le même. Or, la portion de ce profit nécessaire pour indemniser de ses risques et de sa peine celui qui emploie le capital, resterait pareillement la même ; car ces risques et cette peine n’éprouveraient aucune sorte de changement. Par conséquent le résidu, cette portion qui appartient au propriétaire du capital et qui paie l’intérêt de l’argent, resterait nécessairement aussi le même. Ainsi, au premier coup d’œil, l’intérêt de l’argent paraît être un objet aussi propre à être imposé directement, que le revenu de la terre.

Il y a cependant deux différentes circonstances qui rendent l’intérêt de l’argent un sujet d’imposition directe, beaucoup moins convenable que le revenu de la terre.

Premièrement, la quantité et la valeur de la terre qu’un homme possède ne peuvent jamais être un secret, et peuvent toujours se constater avec une grande précision. Mais la somme totale de ce qu’il possède en capital est presque toujours un secret, et on ne peut guère s’en assurer avec une certaine exactitude ; elle est d’ailleurs sujette à varier presque à tout moment. Il ne se passe guère une année, souvent pas un mois, quelquefois pas un seul jour, sans qu’elle augmente ou diminue plus ou moins. Une inquisition sur la situation des affaires privées de chaque individu, et une inquisition qui, pour faire cadrer l’impôt avec cette situation, épierait toutes les fluctuations de sa fortune, serait une source si féconde de vexations continuelles et interminables, que personne au monde ne pourrait la supporter[28].

En second lieu, la terre est une chose qui ne peut s’emporter, tandis que le capital peut s’emporter très-facilement. Le propriétaire de terre est nécessairement citoyen du pays où est situé son bien. Le propriétaire de capital est proprement citoyen du monde, et il n’est attaché nécessairement à aucun pays en particulier. Il serait bientôt disposé à abandonner celui où il se verrait exposé à des recherches vexatoires qui auraient pour objet de le soumettre à un impôt onéreux, et il ferait passer son capital dans quelque autre lieu où il pourrait mener ses affaires et jouir de sa fortune à son aise. En emportant son capital, il ferait cesser toute l’industrie que ce capital entre­tenait dans le pays qu’il aurait quitté. C’est le capital qui met la terre en culture ; c’est le capital qui met le travail en activité. Un impôt qui tendrait à chasser les capitaux d’un pays tendrait d’autant à dessécher toutes les sources du revenu, tant du souverain que de la société. Ce ne seraient pas seulement les profits de capitaux, ce seraient encore la rente de la terre et les salaires du travail qui se trouveraient nécessairement plus ou moins diminués par cette émigration de capitaux.

Aussi, les nations qui ont essayé d’imposer le revenu provenant de capitaux ont été obligées, au lieu d’une inquisition rigoureuse de cette espèce, de se contenter d’une appréciation très-vague, et par conséquent, plus ou moins arbitraire. L’extrême inégalité et l’extrême incertitude d’un impôt aussi vaguement assis ne peuvent être compensées que par son extrême modération, en conséquence de laquelle chaque particulier se trouve taxé si fort au-dessous de son véritable revenu, qu’il ne s’inquiète guère que son voisin soit taxé de quelque chose encore plus bas.

Par l’impôt appelé, en Angleterre, la taxe foncière, ou a eu l’intention d’imposer les capitaux dans la même proportion que les terres. Quand la taxe sur les terres était à 4 schellings pour livre, ou au cinquième du revenu présumé, on a entendu que le capital serait imposé au cinquième de l’intérêt présumé ; lorsque la présente taxe foncière annuelle a été établie pour la première fois, le taux légal de l’intérêt était à 6 pour 100. En conséquence, chaque 100 livres de capital furent censées imposées à 24 schellings, la cinquième partie de 5 livres. Depuis que le taux légal de l’intérêt a été réduit à 6 pour 100, chaque 100 livres de capital sont censées être imposées seule­ment à 20 schellings. La somme d’impôt à lever par ce qu’on nomme la taxe foncière a été divisée entre les campagnes et les principales villes. La plus grosse partie de cette somme a été mise sur les campagnes ; et de celle qui a été mise sur les villes, la plus forte portion a été assise sur les maisons. Ce qui est resté à asseoir sur le capital ou commerce des villes (car on n’eut pas intention d’imposer le capital employé à la culture des terres) s’est trouvé fort au-dessous de la valeur réelle de ce capital ou de ce commerce. Ainsi, toutes les inégalités qui purent se rencontrer dans l’assiette primiti­ve ne donnèrent lieu à aucune plainte sensible. Chaque paroisse et district continue encore à être taxé pour ses terres, ses maisons et ses capitaux, selon l’assiette primitive ; et la prospérité presque universelle du pays, qui a extrêmement fait monter la valeur de toutes ces choses dans la plupart des endroits, a rendu ces inégalités d’une importance bien moindre aujourd’hui ; et puis, le contingent assigné à chaque district restant toujours le même, l’incertitude de cet impôt, en tant qu’il porte sur le capital du particulier, a été extrêmement diminuée, outre qu’elle est devenue d’une bien moindre conséquence. Si la majeure partie des terres d’Angleterre ne sont pas imposées à la taxe foncière pour la moitié de leur valeur actuelle, la majeure partie du capital de l’Angleterre est peut-être à peine imposée au cinquantième de sa valeur actuelle. Dans de certaines villes, la totalité de la taxe foncière est assise sur les maisons, comme à Westminster, où les capitaux et le commerce en sont affranchis. Il n’en est pas de même à Londres.

Dans tous les pays, on a évité avec grand soin toute recherche rigoureuse sur la situation des affaires privées des particuliers.

À Hambourg[29], chaque habitant est obligé de payer à l’État un quart pour 100 de tout ce qu’il possède ; et comme la richesse du peuple de Hambourg consiste principalement en capital, on peut considérer cet impôt comme un impôt sur les capitaux. Chacun se taxe soi-même, et met annuellement, en présence du magistrat, une certaine somme d’argent dans la caisse publique, en déclarant sur serment que cette somme est le quart pour 100 de tout ce qu’il possède, mais sans déclarer quel en est le montant, ou sans qu’on puisse lui faire aucune question sur cet article. Cet impôt passe pour être acquitté en général avec une grande fidélité. Dans une petite république, où le peuple a une confiance entière dans ses magistrats, où il est convaincu que l’impôt est nécessaire aux besoins de l’État et croit qu’il sera fidèlement appliqué à sa destination, on peut quelquefois s’en reposer, pour le payement de l’impôt, sur la bonne volonté et sur la bonne foi des contribuables. Cette pratique n’est pas particulière aux Hambourgeois.

Le canton d’Unterwald en Suisse est fréquemment ravagé par des orages et des inondations, et se trouve exposé par là à des dépenses extraordinaires. Dans ces occasions, le peuple s’assemble, et chacun déclare, dit-on, avec la plus grande sincérité, ce qu’il a de bien, afin d’être taxé en conséquence. À Zurich, la loi ordonne que, dans le cas de nécessité, chacun sera taxé à proportion de son revenu, dont il est obligé de déclarer le montant sous serment. Ils n’ont pas, à ce qu’on assure, la moindre défiance qu’aucun de leurs concitoyens ait l’intention de les tromper. À Bâle, le principal revenu de l’État provient d’un petit droit de douane sur les marchandises exportées. Tous les citoyens font serment de payer, à chaque trimestre, la totalité des impôts établis par la loi. On s’en rapporte à chaque marchand et même à chaque cabaretier, pour tenir lui-même un état des marchandises qu’il vend au-dedans et au-dehors du territoire. À la fin du trimestre, il envoie son état au trésorier, avec le montant de l’impôt calculé au bas. On n’a pas de soupçons que le revenu public souffre de cette confiance[30].

Dans ces cantons suisses, on ne regarde pas, à ce qu’il semble, comme une loi très-fâcheuse d’obliger chaque citoyen à déclarer publiquement, sous serment, le montant de sa fortune. À Hambourg, une telle loi passerait pour la plus dure possible. Des marchands engagés dans des entreprises de commerce hasardeuses tremblent tous à l’idée d’être obligés d’exposer à chaque instant le véritable état de leurs affaires. Ils sentent bien qu’il ne leur arriverait que trop souvent de voir par là leur crédit ruiné et leurs projets avortés. Des gens sages et économes, qui sont étrangers à tous les projets de ce genre, ne s’imaginent pas avoir besoin d’une pareille réticence.

En Hollande, bientôt après l’élévation du dernier prince d’Orange au stathoudérat, on établit sur la totalité de la fortune de chaque citoyen un impôt de 2 p. 100, ou un cinquantième denier, comme on l’appela. Chaque citoyen se taxa lui-même, et paya sa contribution de la même manière qu’à Hambourg ; en général on présume que l’impôt fut payé avec une grande fidélité. Le peuple avait à cette époque le plus grand attachement pour son nouveau gouvernement, qu’il venait d’établir par une insurrection générale. L’impôt ne devait se payer qu’une seule fois, pour soulager l’État dans une occurrence particulière. Il est vrai qu’il était trop lourd pour être permanent. Dans un pays où le taux courant de l’intérêt n’excède guère 3 p. 100, un impôt de 2 p. 100 se monte à 13 schellings 4 deniers par livre du plus haut revenu net qu’on puisse tirer communément d’un capital. C’est un impôt que très-peu de gens seraient en état de payer sans prendre plus ou moins sur leurs capitaux. Dans une nécessité particulière, par un grand élan de patriotisme, le peuple peut faire un effort extraordinaire, et sacrifier même une partie de ses capitaux individuels pour soulager l’État. Mais il est impossible qu’il continue ce sacrifice pendant quelque temps ; et s’il le faisait, l’impôt le ruinerait bientôt si complètement, qu’il le réduirait tout à fait à l’impuissance de soutenir l’État.

L’impôt établi sur les capitaux en Angleterre par le bill de la taxe foncière, en le supposant même dans toute sa proportion avec le capital, n’a pas pour objet de retrancher sur le capital ni d’en prendre la moindre partie. On a seulement eu l’intention de mettre sur l’intérêt de l’argent un impôt proportionné à celui sur le revenu des terres, de manière que, quand ce dernier impôt est à 4 schellings pour livre, l’autre soit aussi à 4 schellings pour livre. L’impôt de Hambourg et les impôts encore plus modérés d’Unterwald et de Zurich sont de même des impôts qu’on a voulu mettre, non sur les capitaux, mais sur l’intérêt ou le revenu net des capitaux. L’impôt de Hollande est un impôt qu’on a entendu mettre sur les capitaux mêmes[31].


Impôts qui portent particulièrement sur les profits de certains emplois.


Dans quelques pays, on a établi des impôts extraordinaires sur les profits de capitaux, quelquefois sur ceux employés dans des branches particulières de commerce, et quelquefois même sur ceux placés dans l’agriculture.

En Angleterre, la taxe sur les colporteurs et marchands ambulants, celle sur les chaises à porteurs et carrosses de place, et celle que les cabaretiers payent pour une permission de vendre en détail de l’ale et des liqueurs spiritueuses, sont des impôts de la première espèce. Pendant la dernière guerre, on proposa une autre taxe de la même espèce sur les boutiques. La guerre ayant été, disait-on, entreprise pour la défense du commerce du pays, les marchands, qui doivent en recueillir le fruit, doivent contribuer à la soutenir.

Cependant, un impôt mis sur les profits des capitaux employés dans une branche particulière de commerce ne peut jamais tomber en définitive sur le marchand, parce qu’il faut que celui-ci trouve, dans tous les cas, le profit raisonnable de son commerce, et il ne peut guère avoir rien de plus que ce profit raisonnable, quand la concurrence est libre. Mais un tel impôt retombe toujours sur le consommateur, qui est obligé de payer (et en général avec encore une surcharge), dans le prix de la marchandise, l’impôt qui a été avancé par le marchand.

Quand un impôt de ce genre est proportionné au commerce que fait le marchand, il est payé, en définitive, par le consommateur, et ne pèse en aucune manière sur le marchand. Quand il n’est pas ainsi proportionné, mais qu’il est le même sur tous les marchands, alors, quoiqu’il soit payé aussi en définitive par le consommateur, néanmoins il favorise les gros marchands et pèse sur les petits. La taxe de 5 schellings par semaine sur chaque carrosse de place[32], et de 10 schellings par an sur chaque chaise à porteurs (sous le rapport de l’avance que sont obligés de faire ceux qui tiennent ces sortes de voitures) est un impôt assez exactement proportionné à l’étendue de leur commerce respectif. Cet impôt ne favorise pas le gros marchand, et ne pèse pas d’une manière oppressive sur le petit. La taxe de 20 sch. par an pour une permission de vendre de l’ale, de 40 sch. pour celle de vendre des liqueurs spiritueuses, et de 40 sch. de plus pour la permission de vendre du vin, étant la même pour tous les détaillants, doit nécessairement donner quelque avantage au gros marchand, et peser sur le petit d’une manière un peu oppressive. Le premier doit trouver plus de facilité à se rembourser de l’impôt dans le prix de sa marchandise, que n’en trouve le dernier. Toutefois, la modicité de cet impôt rend cette inégalité d’une moindre importance, et il y a peut-être bien des personnes qui trouvent assez à propos qu’on ôte un peu aux petits cabarets l’envie de se multiplier. La taxe sur les boutiques devait, selon le projet, être la même sur toutes les boutiques ; elle n’aurait pu guère exister autrement. Il aurait été impossible de proportionner, avec un degré passable d’exactitude, la taxe d’une boutique à l’étendue du commerce qui s’y faisait, à moins de pousser les recherches à un point qui aurait été absolument insupportable dans un pays fibre. Si la taxe avait été considérable, elle aurait écrasé les petits marchands, et mis par force tout le commerce dans les mains des gros. La concurrence des premiers étant écartée, les derniers auraient joui d’un monopole dans leur commerce, et, comme les autres monopoleurs, ils se seraient bientôt ligués entre eux pour élever leurs profits beaucoup au-delà de ce qui eût été nécessaire pour le payement de la taxe. Le payement définitif de cette taxe, au lieu de tomber sur le maître de la boutique, serait retombé sur le consommateur, avec une surcharge considérable au profit du maître de la boutique. Ces raisons firent rejeter le projet de la taxe sur les boutiques, à la place de laquelle on établit le subside de 1759[33].

Ce qu’on appelle en France la taille personnelle est peut-être l’impôt le plus important qui soit levé dans aucun lieu de l’Europe sur les profits des capitaux placés dans l’agriculture.

Dans l’état de désordre où était l’Europe sous l’empire du gouvernement féodal, le souverain était obligé de se contenter d’imposer ceux qui étaient trop faibles pour se refuser au payement de l’impôt. Les grands seigneurs, quoique disposés à lui prêter secours dans des occasions particulières, n’entendaient pas s’assujettir à un impôt permanent, et il n’était pas assez fort pour les y contraindre. Les cultivateurs des terres, par toute l’Europe, étaient pour la plupart originairement des serfs. Dans la plus grande partie de l’Europe, ils furent affranchis peu à peu. Quelques-uns d’eux acquirent la propriété de certaines terres qu’ils tinrent en roture ou à autre titre servile, quelquefois relevant du roi, quelquefois relevant de quelque autre grand seigneur, comme en relevaient en Angleterre nos anciens tenants-par-copie[34]. D’autres, sans acquérir la propriété, obtinrent des baux à longs termes des terres qu’ils cultivaient pour leur seigneur, et par là ils se trouvèrent moins dépendants de lui. Il semble que l’orgueil des grands seigneurs ait vu d’un œil chagrin et envieux le degré d’indépendance et de prospérité auquel cette classe d’hommes était venue à bout de s’élever, et ils consentirent volontiers à ce qu’elle fût imposée par le souverain. Dans quelques pays, cet impôt fut borné aux terres qui étaient tenues en roture à titre de propriété, et dans ce cas la taille était appelée réelle. L’impôt territorial établi par le feu roi de Sardaigne, et la taille établie dans les provinces du Languedoc, de la Provence, du Dauphiné et de la Bretagne, dans la généralité de Montauban et dans les élections d’Agen et de Condom, ainsi que dans quelques autres districts de la France, sont des impôts sur des terres tenues en roture à titre de propriété. Dans d’autres pays, l’impôt fut établi sur les profits présumés de tous ceux qui tenaient à ferme ou à bail des terres appartenant à autrui, quelle que fût la nature de la terre, noble ou roturière, dans la personne du propriétaire, et dans ce cas la taille était appelée personnelle. Dans la plupart des provinces de France qu’on nomme pays d’élection, la taille est de ce genre. La taille réelle, n’étant imposée que sur une partie seulement des terres du pays, est nécessairement un impôt inégal, mais non toujours arbitraire, bien qu’il le soit dans quelques occasions. La taille personnelle étant un impôt qu’on entend proportionner aux profits d’une certaine classe de gens, profits sur lesquels on ne peut que conjecturer, l’impôt est à la fois inégal et arbitraire.

Le montant de la taille personnelle imposée en France en ce moment (1775), dans les vingt généralités qu’on nomme pays d’élection, est de 40 107 239 liv. 16 s. tournois[35]. La proportion selon laquelle cette somme est assise sur les différentes provinces varie d’année en année, d’après les rapports qui se font au conseil du roi de l’état bon ou mauvais de la récolte, aussi bien que d’autres circonstances qui peuvent augmenter ou diminuer dans ces provinces leurs moyens respectifs de payer l’impôt. Chaque généralité se divise en un certain nombre d’élections, et la proportion dans laquelle la somme imposée sur toute la généralité se partage entre les différentes élections varie pareillement d’une année à l’autre, d’après les rapports faits au conseil sur les moyens de payer de chacune de ces élections. Il paraît impossible qu’avec les meilleures intentions le conseil puisse jamais proportionner, avec une exactitude un peu tolérable, l’une ou l’autre de ces deux assiettes aux facultés réelles de la province ou district sur lequel elles sont établies. Le conseil le plus équitable sera toujours dans le cas de se méprendre par ignorance ou par défaut d’informations exactes. La proportion que chaque paroisse doit supporter dans le total du contingent de l’élection, et celle que chaque individu doit supporter dans le contingent particulier de sa paroisse, sont de même l’une et l’autre sujettes à varier d’une année à l’autre, d’après ce que les circonstances sont supposées exiger. Dans le premier cas, ce sont les officiers de l’élection qui jugent de ces circonstances ; dans le dernier cas, ce sont ceux de la paroisse, et ils sont les uns et les autres plus ou moins soumis à l’influence de l’autorité de l’intendant. Ces répartiteurs de l’impôt sont sujets, dit-on, à faire de fréquentes erreurs, non-seulement par ignorance et par défaut de bonnes informations, mais encore par complaisance, par esprit d’animosité et par d’autres motifs particuliers. Il est évident qu’aucun de ceux qui sont sujets à un pareil impôt ne peut jamais, avant que sa cote d’imposition soit faite, être certain de ce qu’il aura à payer. Il ne peut même en être certain après que sa cote a été réglée. Si l’on a taxé quelqu’un qui aurait dû être exempt, ou si quelqu’un a été taxé au-delà de la proportion dans laquelle il doit l’être, quoiqu’ils soient, dans ce cas, obligés l’un et l’autre de commencer toujours par payer, cependant s’ils se plaignent et parviennent à faire valoir leur réclamation, alors toute la paroisse est réimposée dans l’assiette de l’année prochaine pour les rembourser. Si quelqu’un des contribuables devient insolvable ou tombe en faillite, le collecteur est obligé de faire l’avance de la cote de ce contribuable, et l’année suivante on réimpose toute la paroisse pour rembourser le collecteur. Si le collecteur lui-même vient à faire banqueroute, la paroisse qui l’a choisi est obligée de répondre pour lui au receveur général de l’élection. Mais, comme il pourrait être trop embarrassant pour le receveur général d’avoir à contrôler toute la paroisse, il s’adresse, à son choix, à cinq ou six des plus riches contribuables, et les oblige à tenir compte des deniers perdus par l’insolvabilité du collecteur ; ensuite, pour rembourser ces cinq ou six habitants, on réimpose la paroisse. Ces réimpositions sont toujours en sus de la taille particulière de l’année dans laquelle on les établit.

Quand il se trouve un impôt établi sur les profits des capitaux dans une branche particulière de commerce, les marchands ont tous bien soin de ne pas mettre au marché plus de marchandises que ce qui peut s’y vendre à un prix suffisant pour les rembourser de l’avance de l’impôt. Quelques-uns d’eux retirent du commerce une partie de leurs capitaux, et le marché est moins garni qu’il ne l’était auparavant. Le prix de la marchandise vient à monter, et le payement définitif de l’impôt retombe sur le consommateur. Mais, quand il y a un impôt établi sur les profits des capitaux placés dans l’agriculture, ce n’est pas l’intérêt des fermiers de retirer de cet emploi une partie de leurs capitaux. Chaque fermier tient une certaine quantité de terre pour laquelle il paie une rente ou fermage. Une certaine quantité de capital est nécessaire pour cultiver convenablement cette quantité de terre ; et si le fermier s’avisait de retirer une partie de ce capital nécessaire, il y a à parier qu’il ne serait pas par là plus en état de payer soit l’impôt soit le fermage. Pour suffire à payer l’impôt, ce ne peut jamais être son intérêt de diminuer de son produit, ni, par conséquent, de moins approvisionner le marché qu’auparavant. L’impôt ne le mettra donc jamais a même d’élever le prix de son produit de manière à se rembourser de l’impôt en en rejetant le payement définitif sur le consommateur. Il faut pourtant que le fermier, comme tout autre commerçant, ait son profit raisonnable, autrement il renoncerait à son métier. Après l’établissement d’un impôt de ce genre, il ne peut plus se procurer de profit raisonnable qu’en payant un moindre fermage au propriétaire. Plus il est obligé de payer en impôt, moins il est en état de payer en fermage. Un impôt de cette sorte, établi pendant le cours d’un bail, peut sans doute écraser, même ruiner le fermier ; mais, au renouvellement du bail, il faut toujours que l’impôt retombe sur le propriétaire.

Dans les pays où la taille personnelle existe, le fermier est ordinairement imposé à proportion du capital qu’il paraît employer à la culture ; c’est ce qui fait qu’il n’ose souvent avoir un bon attelage de chevaux ou de bœufs, mais qu’il tâche de cultiver avec les instruments de labour les plus chétifs et les plus mauvais possible ; il se défie tellement de la justice de ceux qui doivent l’imposer à la taille, qu’il fait semblant d’être pauvre, et qu’il cherche à paraître presque hors d’état de rien payer, dans la crainte d’être obligé de payer trop. Par cette misérable politique, il n’entend peut-être pas ses intérêts le mieux possible, et probablement il perd plus par la diminution du produit qu’il n’épargne par celle de l’impôt. Quoique, par une suite de cette méchante culture, le marché soit sans doute un peu plus mal pourvu, cependant la légère hausse de prix que cela pourrait occasionner, qui n’est pas même dans le cas de pouvoir indemniser le fermier de la diminution de produit, est encore bien moins dans le cas de lui donner le moyen de payer plus de fermage à son propriétaire. Le public, le fermier, le propriétaire, tous souffrent plus ou moins de cette culture dégradée. J’ai déjà eu occasion d’observer, dans le troisième livre de ces Recherches, que la taille personnelle tend, de mille manières différentes, à décourager la culture et, par conséquent, à tarir la principale source de richesses de tout grand pays.

Ce qu’on appelle capitation dans les provinces de la partie méridionale de l’Amérique septentrionale et dans les îles des Indes occidentales, et qui est un impôt annuel de tant par tête de nègre, est proprement un impôt sur les profits d’une certaine espèce de capital employé en agriculture. Comme les planteurs sont à la fois, pour la plupart, fermiers et propriétaires, le payement définitif de l’impôt tombe sur eux en leur qualité de propriétaires, sans aucune répétition.

Les impôts de tant par tête sur les serfs employés à la culture ont été, à ce qu’il semble, autrefois communs dans toute l’Europe. Il subsiste actuellement dans l’empire de Russie un impôt de ce genre[36]. C’est probablement pour cette raison que les capitations de toute espèce ont souvent été représentées comme des signes de servitude. Cependant tout impôt est, pour la personne qui paie, un signe de liberté et non pas de servitude. Il marque que cette personne est soumise, à la vérité, à un gouvernement, mais aussi qu’elle a quelque propriété, et ne peut être elle-même par conséquent la propriété d’un maître. Une capitation sur des esclaves est totalement différente d’une capitation sur les hommes libres ; la dernière se paie par les personnes mêmes sur lesquelles elle est imposée ; l’autre se paie par une classe de personnes différente de celle qui est imposée. La dernière est entièrement arbitraire ou entièrement inégale, et le plus souvent elle est à la fois l’une et l’autre ; la première, quoique inégale à quelques égards, des esclaves différents étant de valeur différente, n’est nullement arbitraire. Tout maître qui sait le nombre de ses esclaves sait d’une manière précise ce qu’il a à payer. Ces deux genres différents d’impôt, étant appelés du même nom, ont été regardés comme de même nature.

Les taxes qui sont imposées en Hollande sur les domestiques mâles et femelles, sont des impôts sur les dépenses et non pas sur les capitaux, et à cet égard elles ressemblent aux impôts établis sur les choses de consommation. La taxe d’une guinée par tête par chaque domestique mâle, qui vient d’être établie dernièrement dans la Grande-Bretagne, est un impôt du même genre. Les personnes de la classe moyenne sont celles sur lesquelles elle pèse le plus. Un homme qui a 200 livres de rente peut avoir un domestique mâle ; mais un homme de 10 000 liv. de rente n’en aura pas cinquante. Elle ne touche point à la classe des pauvres.

Les impôts qui portent sur les profits de capitaux dans certains emplois en particulier ne peuvent jamais influer sur l’intérêt de l’argent. Personne ne voudra prêter à ceux qui exercent l’emploi sujet à l’impôt, à un intérêt moindre qu’à ceux qui exercent les emplois qui n’y sont pas sujets. Les impôts qui portent généralement sur les revenus provenant de capitaux dans tous les emplois, si le gouvernement cherche à les lever avec un certain degré d’exactitude, retomberont la plupart du temps sur l’intérêt de l’argent. Le vingtième, ou vingtième denier en France, est un impôt de même nature que ce qu’on appelle en Angleterre la taxe foncière, et il est de même assis sur les revenus provenant de terres, de maisons et de capitaux. Quoique, en ce qui concerne les capitaux, cet impôt ne soit pas assis avec une très-grande rigueur, cependant il l’est avec beaucoup plus d’exactitude que la partie de la taxe foncière d’Angleterre qui porte sur le même objet ; il tombe en entier, dans plusieurs circonstances, sur l’intérêt de l’argent. On aliène souvent de l’argent en France par ce qu’on appelle contrat de constitution de rente, c’est-à-dire pour des annuités perpétuelles rachetables en tout temps par le débiteur, en remboursant par lui la somme originairement avancée, mais dont le rachat n’est pas exigible par le créancier, si ce n’est dans de certains cas. Quoique le vingtième soit levé très-exactement sur toutes ces annuités, a ne paraît pas néanmoins qu’à en ait fait hausser le taux.


SUPPLÉMENT AUX ARTICLES I ET II.
Impôts sur la valeur capitale des terres, maisons et fonds mobiliers.


Tant qu’une propriété reste entre les mains du même possesseur, tous les impôts permanents dont elle peut être grevée, quels qu’ils soient, n’ont jamais pour objet de rien retrancher ni de rien prendre de sa valeur capitale ; ils ne sont qu’un prélèvement d’une partie du revenu qui en provient. Mais, quand la propriété vient à changer de mains, quand elle est transmise du mort au vif ou entre-vifs, on a souvent établi sur elle des impôts de nature à emporter nécessairement une partie de sa valeur capitale.

La transmission des propriétés de tout genre du mort au vif, et le transport entre-vifs des propriétés immobilières, comme terres et maisons, sont des actes qui, de leur nature, sont publics et notoires, ou qui ne peuvent rester longtemps secrets. Ces actes peuvent donc être imposés directement. Les transports de capitaux ou de propriétés mobilières faits entre-vifs pour des prêts d’argent, sont souvent des conventions cachées, et peuvent toujours être faits en secret. Il n’est donc pas aisé de les imposer directement. On les a imposés indirectement de deux manières différentes : la première, en exigeant que l’acte qui contient l’obligation de payer fût écrit sur du papier ou du parchemin qui eût acquitté un droit du timbre déterminé, sous peine de nullité de l’acte ; la deuxième, en exigeant, sous la même peine de nullité, que cet acte fût enregistré dans un registre public ou secret, et en imposant des droits sur cet enregistrement. Les droits de timbre et ceux d’enregistrement ont souvent été établis de même sur les actes de transmission de propriétés immobilières entre personnes vivantes, transmissions cependant qu’il eût été facile d’imposer directement.

Le vingtième denier des successions ou vicesima hœreditatum, imposé par Auguste sur les Romains, était un impôt sur la transmission de propriété du mort au vif. Dion Cassius[37], l’auteur qui parle de cet impôt avec le moins d’obscurité, dit qu’il fut établi sur toutes les successions, legs et donations à cause de mort, excepté ceux faits aux plus proches parents ou aux pauvres.

L’impôt établi en Hollande sur les successions[38] est de même nature. Les successions collatérales sont taxées, depuis 5 jusqu’à 30 pour 100 de toute la valeur de la succession, à raison de la proximité du degré de parenté. Les legs ou donations testamentaires à des collatéraux sont assujettis aux mêmes droits. Celles d’un mari à sa femme ou d’une femme à son mari sont taxées au 50e denier. La succession lugubre, luctuosa hœreditas, par laquelle les ascendants succèdent aux descendants, est taxée au 20e denier seulement. Les successions directes ou celles des descendants qui succèdent aux ascendants ne payent point de droits. La mort est, pour des enfants qui vivent dans la même maison que lui, un événement qui n’amène guère aucune augmentation de fortune, mais qui entraîne souvent une diminution considérable de revenu par la perte de son industrie, ou d’une charge dont il était revêtu, ou de quelque rente viagère dont il avait la jouissance. Un impôt qui aggraverait encore leur perte en leur enlevant une partie de sa succession serait cruel et oppressif. Cependant, il peut quelquefois en être autrement à l’égard des enfants qui sont ce qu’on appelle, dans le langage des lois romaines, émancipés, et dans celui des lois d’Écosse, établis hors de la famille, c’est-à-dire qui ont reçu leur portion, qui ont une famille à eux, et sont entretenus par des moyens distincts et indépendants de ceux de leur père. Tout ce qui reviendrait à ces enfants de la succession de leur père serait une véritable addition à leur fortune, et pourrait peut-être en conséquence, sans autre inconvénient que ceux qui sont inséparables de tous les droits de cette espèce, être assujetti à un impôt.


Les droits cruels établis par les lois féodales étaient des impôts sur la transmission des terres, tant du mort au vif qu’entre-vifs. Dans les anciens temps, ces droits constituaient, par toute l’Europe, une des principales branches du revenu de la couronne.

L’héritier de tout vassal immédiat de la couronne payait un certain droit, en général une année de revenu, en recevant l’investiture du domaine. Si l’héritier était mineur, tous les revenus du domaine, tant que durait la minorité, étaient dévolus au seigneur, sans aucune autre charge que l’entretien du mineur et le payement du douaire de la veuve, quand il se trouvait qu’elle avait un assigné sur la terre. Quand le mineur arrivait à sa majorité, il était encore dû au seigneur un autre droit appelé relief, qui, en général, montait de même à une année de revenu. Une longue minorité, qui aujourd’hui donne les moyens d’éteindre toutes les charges d’un grand domaine et de rétablir une famille dans son ancien état de splendeur, ne pouvait pas alors avoir de pareils effets. La suite ordinaire d’une longue minorité était la ruine d’une grande terre, et non sa libération.

Par la loi féodale, le vassal ne pouvait pas aliéner sans le consentement de son supérieur, qui, en général, exigeait un pot-de-vin ou une composition pour le donner. Ce pot-de-vin, qui était d’abord arbitraire, vint à être réglé, dans la plupart des pays, à une portion déterminée du prix de la terre. Dans quelques pays où la plus grande partie des autres coutumes féodales sont tombées en désuétude, cet impôt sur l’aliéna­tion des terres continue toujours de faire une branche considérable du revenu du souverain. Dans le canton de Berne, il se monte jusqu’au sixième du prix de tous les fiefs nobles, et au dixième de tous les biens en roture[39]. Dans le canton de Lucerne, l’impôt sur la vente des terres n’est pas universel, et il n’a lieu que dans certains districts. Mais, si une personne vend sa terre pour quitter le territoire, elle paie 10 pour 100 du prix de la vente[40]. Il existe dans beaucoup d’autres pays des droits du même genre, soit sur la vente de toutes les terres, soit sur la vente des terres seule­ment qui sont tenues à un certain titre, et ces droits forment une branche plus ou moins considérable du revenu du souverain.

Des conventions de ce genre peuvent être imposées indirectement par le moyen de droits de timbre ou de droits d’enregistrement, et ces droits peuvent être ou ne pas être proportionnés à la valeur de l’objet qui est transporté.

Dans la Grande-Bretagne, les droits de timbre sont plus ou moins forts, plutôt d’après la nature particulière de l’acte, que d’après la valeur de la chose transportée (car un papier timbré de 18 pence ou d’une demi-couronne suffira pour une obliga­tion, à quelque somme d’argent qu’elle se monte). Le plus fort droit n’excède pas 6 liv. sur chaque feuille de papier ou peau de parchemin, et ces gros droits portent principalement sur des dons et concessions de la couronne, et sur certains actes de procédure, sans aucun égard à la valeur de l’objet[41]. Il n’y a pas de droits en Grande-Bretagne sur l’enregistrement ; ce sont des officiers qui tiennent le registre, et ces vocations ne vont guère au-delà du juste salaire de leur travail. La couronne n’en retire aucun revenu.

En Hollande[42], il y a des droits de timbre et des droits d’enregistrement, qui sont, dans certains cas, proportionnés à la valeur de la propriété transportée, et ne le sont pas dans d’autres. Tous testaments doivent être écrits sur du papier timbré, qui coûte depuis 3 pence ou 3 stivers[43] la feuille, jusqu’à 300 florins, valant environ 27 livres 10 schellings de notre monnaie. Si le timbre du papier est d’un prix inférieur à celui dont le testateur aurait dû se servir, sa succession est dévolue au fisc. Ce droit de timbre se paie indépendamment de tous les autres impôts sur les successions. Excepté les lettres de change et quelques autres billets de commerce, tous autres actes, promesses et contrats sont assujettis au timbre. Ce droit cependant ne monte pas à proportion de la valeur de l’objet. Toutes ventes de terres ou de maisons, et toutes hypothèques sur les unes et les autres doivent être enregistrées, et payent à l’État, pour l’enregistrement, un droit de 2 1/2 p. 100 du montant du prix de l’hypothèque. Ce droit est étendu à la vente de tous vaisseaux et bâtiments du port de plus de deux tonneaux, pontés ou non pontés. On les considère apparemment comme des maisons sur l’eau. La vente des meubles, quand elle est ordonnée par une cour de justice, est assujettie à un droit de 2 1/2 p. 100.

En France, il y a des droits de timbre et des droits d’enregistrement. Les premiers sont regardés comme une branche des aides ou accise, et ils sont levés, dans les provinces où ces droits ont lieu, par les employés aux aides. Les derniers sont regardés comme une branche du domaine de la couronne, et ils sont levés par une classe d’employés.

Ces modes d’imposition, par droits de timbre et par droits d’enregistrement, sont d’une invention très-moderne. Cependant, dans le cours seulement d’un peu plus d’un siècle, les droits de timbre sont devenus presque universels en Europe, et les droits d’enregistrement sont devenus extrêmement communs. Il n’y a pas d’art qu’un gouvernement apprenne plus tôt d’un autre, que celui de puiser l’argent dans les poches du peuple.

Les impôts sur les transmissions de propriété du mort au vif tombent, définitivement aussi bien qu’immédiatement, sur la personne à laquelle la propriété est transmise. Les impôts sur les ventes de terres tombent en totalité sur le vendeur ; le vendeur est presque toujours dans la nécessité de vendre, et dès lors obligé de prendre le prix qu’il peut avoir ; l’acheteur n’est presque jamais dans la nécessité d’acheter, et ne donne, par conséquent, que le prix qu’il lui plaît de donner ; il examine ce que la terre lui coûtera tant en achat qu’en impôts ; plus il sera obligé de payer comme impôt, moins il sera disposé à donner comme prix. De tels impôts tombent donc presque toujours sur une personne qui est déjà dans un état de nécessité, et ils doivent être souvent, par conséquent, durs et oppressifs. Les impôts sur la vente des maisons nouvellement bâties, quand la superficie est vendue sans le sol, tombent ordinairement sur l’acheteur, parce qu’il faut que l’entrepreneur de la construction ait en général son profit ; autrement il faudrait qu’il abandonnât le métier. Ainsi, si celui-ci avance l’impôt, il faut qu’il en soit remboursé par l’acheteur. Les impôts sur la vente des maisons anciennement bâties, par la même raison que ceux sur la vente des terres, tombent en général sur le vendeur, qui, le plus souvent, par arrangement d’affaires ou par nécessité, est obligé de vendre. Le nombre de maisons nouvellement bâties qui sont annuellement mises en vente, se règle plus ou moins sur la demande. À moins que la demande ne soit telle que l’entrepreneur de bâtiments trouve son profit, toutes les dépenses payées, il ne bâtira plus de maisons. Le nombre de maisons anciennement bâties qui, en quelque temps que ce soit, se trouvent être à vendre, est déterminé par des circonstances accidentelles, dont la plus grande partie n’a pas de rapport avec la demande. Deux ou trois grandes banqueroutes dans une ville de commerce feront mettre au marché une quantité de maisons qu’il faudra vendre au prix qu’on pourra en avoir. Les impôts sur la vente des terrains à bâtir tombent en totalité sur le vendeur, par la même raison que ceux sur la vente des terres. Les droits de timbre et les droits d’enregistrement des promesses et contrats pour argent prêté, tombent en entier sur l’emprunteur et, dans le fait, ils sont toujours payés par lui. Les droits de la même espèce sur les actes de procédure tombent en entier sur les plaideurs ; ils réduisent, pour les deux parties, la valeur de l’objet en litige. Plus il vous en coûte pour acquérir une propriété, moins elle a nécessairement pour vous de valeur nette quand elle est acquise.

Tous les impôts établis sur les mutations de toute espèce de propriété, en tant qu’ils diminuent la valeur capitale de cette propriété, tendent à diminuer le fonds destiné à l’entretien du travail productif ; tous sont plus ou moins des impôts dissipateurs, entamant les capitaux de gens qui n’entretiennent que des ouvriers productifs, pour grossir le revenu du souverain, qui n’entretient guère que la classe non productive.

De tels impôts, même lorsqu’ils sont proportionnés à la valeur de la propriété transmise, sont toujours inégaux, la fréquence des mutations n’étant pas toujours la même dans des propriétés et des valeurs égales. Quand ils ne sont pas proportionnés à cette valeur (ce qui est le plus ordinaire pour la plupart des droits de timbre et d’enregistrement), ils sont encore bien plus inégaux ; ils ne sont à aucun égard arbitraires, et ils sont ou peuvent être, pour tous les cas, parfaitement clairs et certains. Quoiqu’ils tombent quelquefois sur une personne qui n’a pas beaucoup de moyens de payer, cependant l’époque du payement est le plus souvent assez commode pour elle ; le plus souvent, elle doit avoir de l’argent au moment où l’impôt est exigible. Ces impôts se lèvent à très-peu de frais, et en général ils n’assujettissent les contribuables à aucune autre incommodité au-delà de celle qui est toujours inévitable, celle de payer l’impôt.

En France, on ne se plaint pas beaucoup des droits de timbre ; on se plaint beaucoup de ceux d’enregistrement, qu’on y nomme contrôle. Ils donnent lieu, à ce qu’on prétend, à quantité d’exactions de la part des employés de la ferme générale qui perçoivent cet impôt, arbitraire et incertain à beaucoup d’égards. Dans la plupart des écrits qui ont paru contre le système actuel des finances de France, les abus du contrôle forment un des principaux griefs. Cependant l’incertitude de la taxe n’est pas, à ce qu’il semble, un inconvénient qui soit essentiellement de la nature de ces sortes d’impôts. Si les plaintes du peuple sont bien fondées, il faut que les abus proviennent bien moins de l’impôt en lui-même, que du manque de clarté et de précision dans la teneur des édits ou des lois qui l’ont établi.

L’enregistrement des hypothèques et, en général, de tous droits sur les propriétés immobilières, donnant une grande sûreté aux créanciers et aux acquéreurs, est une formalité extrêmement avantageuse au public. Celui de la plupart des actes de tout autre genre est souvent incommode et même dangereux pour les particuliers, sans aucun avantage pour le public. Tous registres reconnus pour devoir rester secrets ne devraient jamais exister ; le crédit des particuliers ne devrait pas reposer sur une garantie aussi fragile que la probité et la discrétion des employés subalternes du revenu public. Or, partout où on a fait de la formalité de l’enregistrement une source de revenu pour le souverain, les employés à l’enregistrement ont été communément multipliés sans fin, tant pour les actes qui devaient être enregistrés, que pour ceux qui ne devaient pas l’être. En France, il y a plusieurs sortes différentes de registres secrets. Cet abus, s’il n’est pas, comme il faut en convenir, un effet nécessaire de ces sortes d’impôts, en est au moins un effet très-naturel.

Des droits de timbre, tels que ceux qui existent en Angleterre sur les cartes et les dés, sur les papiers-nouvelles et feuilles périodiques, etc., sont proprement des impôts sur la consommation ; le payement final tombe sur les personnes qui font consommation ou usage de ces sortes de marchandises. Des droits de timbre, tels que ceux sur les permissions pour vendre en détail de l’ale, du vin et des liqueurs spiritueuses, quoiqu’on ait peut-être entendu les faire tomber sur les profits des détaillants, sont pareillement payés, en définitive, par ceux qui consomment ces liqueurs. Quoique ces sortes d’impôts portent le même nom que les droits de timbre sur les mutations de propriété dont il est fait mention ci-dessus, et quoiqu’ils soient levés par les mêmes officiers et de la même manière, ils sont cependant d’une nature tout à fait différente, et portent sur des fonds absolument différents.


ARTICLE III.
Impôts sur les salaires du travail.


Deux circonstances différentes, comme j’ai tâché de le faire voir dans le premier livre, règlent partout nécessairement le salaire des ouvriers, savoir : la demande de travail, et le prix moyen ou ordinaire des denrées. La demande de travail, selon qu’elle se trouve aller en augmentant, ou rester stationnaire, ou aller en décroissant, règle différemment la nature de la subsistance du travailleur, et détermine le degré auquel cette subsistance sera ou abondante, ou médiocre, ou chétive. Le prix moyen et ordinaire des denrées détermine la quantité d’argent qu’il faut payer à l’ouvrier pour le mettre, une année dans l’autre, à même d’acheter cette subsistance abondante, médiocre ou chétive. Ainsi, tant que la demande de travail et le prix des denrées restent les mêmes, un impôt direct sur les salaires du travail ne peut avoir d’autre effet que de les faire monter de quelque chose plus haut que l’impôt. Supposons, par exemple, que dans un endroit particulier la demande de travail et le prix des denrées soient tels qu’ils portent le taux ordinaire des salaires du travail à 10 sch. par semaine, et que l’on vienne à mettre un impôt d’un cinquième ou de 4 sch. pour livre sur les salaires du travail. Si la demande de travail et le prix des denrées restaient les mêmes, il faudrait toujours nécessairement que l’ouvrier, dans cet endroit, gagnât une subsistance telle qu’elle ne pourrait pas s’acheter à moins de 10 sch. par semaine, ou bien que, l’impôt payé, il lui restât par semaine 10 sch. francs pour salaire. Mais pour lui laisser cette quotité de salaire après le payement de l’impôt que nous supposons, il faut que les salaires montent aussitôt dans cet endroit, non pas à 12 sch. seulement par semaine, mais à 12 sch. 6 den., c’est-à-dire que, pour le mettre à même de payer un impôt d’un cinquième, il faut nécessairement que ses salaires haussent aussitôt, non pas d’un cinquième seulement, mais d’un quart. Quelle que soit la proportion dans laquelle est établi l’impôt, dans tous les cas il est indispensable que les salaires haussent, non-seulement dans cette proportion, mais encore dans une proportion plus forte. Si l’impôt, par exemple, était d’un dixième, les salaires monteraient bientôt nécessairement, non pas d’un dixième seulement, mais d’un huitième.

Ainsi, quand même un impôt direct sur les salaires du travail serait payé par les mains mêmes de l’ouvrier, on ne pourrait pas dire proprement qu’il fait l’avance de l’impôt, du moins si la demande de travail et le prix moyen des denrées restaient les mêmes après l’impôt qu’auparavant. Dans tous les cas d’une telle supposition, la personne qui met immédiatement l’ouvrier en œuvre serait obligée d’avancer, non-seulement l’impôt, mais quelque chose de plus que l’impôt. Le payement définitif retomberait sur des personnes différentes, selon la différence des circonstances. La hausse que l’impôt occasionnerait dans les salaires du travail des ouvriers de manu­facture serait avancée par le maître manufacturier, qui serait à la fois dans la nécessité et dans le droit de la reporter, avec un profit, sur le prix de ses marchan­dises. Ainsi, le payement définitif de ce surhaussement de salaire, y compris le profit additionnel du maître manufacturier, retomberait sur le consommateur. L’élévation qu’un tel impôt occasionnerait dans les salaires du travail de la campagne serait avancée par le fermier, qui serait obligé alors d’employer un plus gros capital pour entretenir le même nombre d’ouvriers qu’auparavant. Pour se rembourser de ce capital plus élevé, ainsi que des profits ordinaires des capitaux, il serait nécessaire qu’il retînt par ses mains une plus forte portion du produit de la terre, ou, ce qui revient au même, le prix d’une plus forte portion et, par conséquent, qu’il rendît moins de fermage au proprié­taire. Ainsi, dans ce cas, le payement définitif de cette élévation de salaire, y compris le profit additionnel du fermier qui l’aurait avancé, retomberait sur le propriétaire.

Dans tous les cas, un impôt direct sur les salaires du travail doit nécessairement occasionner à la longue une plus forte diminution dans la rente de la terre, et en même temps une plus grande élévation dans le prix des objets manufacturés, que n’en aurait pu occasionner d’une part ni de l’autre une autre imposition d’une somme égale au produit de cet impôt, qui aurait été convenablement assise, partie sur le revenu de la terre et partie sur les objets de consommation.

Si les impôts directs sur les salaires du travail n’ont pas toujours occasionné dans ces salaires une hausse proportionnée, c’est parce qu’ils ont, en général, occasionné une baisse considérable dans la demande de travail. Le déclin de l’industrie, la dimi­nution des moyens d’occupation pour le pauvre, et le décroissement du produit annuel des terres et du travail du pays, sont en général les effets qu’ont amenés de pareils impôts. Cependant, par une suite de ces impôts, le prix du travail doit toujours être plus haut qu’il ne l’eût été sans eux, dans l’état actuel de la demande ; et cette éléva­tion de prix, y joignant le profit de ceux qui en font l’avance, doit toujours être payée en définitive par les propriétaires et les consommateurs[44].

Un impôt sur les salaires des travaux de campagne ne fait pas hausser le prix du produit brut de la terre en proportion de l’impôt, par la même raison qu’un impôt sur les profits du fermier ne fait pas hausser ce prix dans cette proportion.

Tout absurdes cependant, tout destructifs que sont de tels impôts, ils ont lieu dans plusieurs pays. En France, cette partie de la taille qu’on impose sur l’industrie des ouvriers et journaliers dans les villages, est proprement un impôt de cette espèce. On compte leurs salaires selon le taux commun du district où ils demeurent ; et, afin qu’ils soient le moins possible exposés à une surcharge, on évalue leur gain annuel sur le pied de deux cents jours ouvrables seulement dans l’année[45]. La cote de chaque individu est changée d’une année à l’autre, suivant les différentes circonstances qui peuvent survenir, desquelles est juge le collecteur ou le commissaire que nomme l’intendant pour l’assister. En Bohême, en conséquence du changement qui a commencé en 1747, dans le système des finances de ce royaume, il y a un impôt extrêmement lourd sur l’industrie des gens d’arts et métiers. Ils sont divisés en quatre classes. La première paie 100 florins par an, ce qui, à 22 den. 1/6 le florin, monte à 9 liv. 7 sch. 6 den. ; la seconde classe est taxée à 70 ; la troisième à 50, et la quatrième, qui comprend les artisans des villages et la plus basse classe de ceux des villes, à 25 florins[46].

Quant aux artisans et aux personnes qui exercent des professions libérales, le prix de leur travail garde nécessairement, comme j’ai cherché à le faire voir dans le livre 1er, une certaine proportion avec les gains des métiers inférieurs. Ainsi, un impôt sur la récompense d’un tel travail ne pourrait avoir d’autre effet que de la faire monter de quelque chose plus haut qu’en proportion de l’impôt. S’il ne la faisait pas monter ainsi, alors les arts de génie et les professions libérales, ne se trouvant plus à leur niveau relativement à tous les autres métiers et professions, seraient tellement abandonnés, qu’ils remonteraient bientôt à ce niveau.

Les émoluments des charges, offices et places de faveur ne sont pas, comme ceux des métiers et professions, réglés par l’effet de la libre concurrence du marché et, par conséquent, ils n’observent pas toujours une juste proportion avec ce qu’exige la nature de l’emploi. Dans la plupart des pays, ils sont peut-être plus hauts que ce qu’elle exige, attendu que les personnes qui ont l’administration du gouvernement sont, en général, disposées à se récompenser elles-mêmes, ainsi que tous ceux qui sont sous leur dépendance immédiate, plutôt au-delà que dans la juste mesure. Ainsi, les émoluments des places et offices peuvent fort bien, le plus souvent, supporter une imposition particulière. D’ailleurs, les personnes qui remplissent les emplois et charges publiques, principalement celles qui ont les places les plus lucratives, sont, dans tous les pays, les objets de l’envie générale ; et un impôt sur leurs émoluments, quand même il serait un peu plus fort que sur toute autre espèce de revenu, est toujours un impôt très-bien vu du peuple. En Angleterre, par exemple, lorsque toute autre espèce de revenu était censée imposée par la taxe foncière à 4 schellings pour livre, ce fut une mesure très-populaire que d’établir un impôt bien réellement de 5 schellings 6 deniers par livre sur les traitements des places et offices excédant 100 livres par année, excepté les pensions des branches cadettes de la famille royale, la paie des officiers de terre et de mer, et quelques autres emplois moins sujets à être exposés à l’envie. Il n’y a pas, en Angleterre, d’autre impôt direct sur les salaires du travail.


ARTICLE IV.
Impôts qu’on a intention de faire porter indistinctement sur toutes les différentes espèces de revenus.


Les impôts qu’on a intention de faire porter indistinctement sur toute espèce de revenu, ce sont les impôts de capitation et les impôts sur les objets de consommation. Il faut que ’ces impôts soient indistinctement payés par les revenus quelconques que peuvent posséder les contribuables, par la rente de leurs terres, par les profits de leurs capitaux, ou par les salaires de leur labeur.


§I. Impôts de capitation.


Les impôts de capitation deviennent entièrement arbitraires, si on essaie de les proportionner à la fortune ou au revenu de chaque contribuable. L’état de la fortune d’un particulier varie d’un jour à l’autre ; et à moins d’une inquisition plus insupportable que quelque impôt que ce puisse être, et renouvelée au moins une fois chaque année, il n’est pas possible de faire autre chose que de l’apprécier par conjecture. Ainsi, l’assiette d’un tel impôt doit donc le plus souvent dépendre des dispositions bonnes ou mauvaises de ceux qui la font et, par conséquent, il doit être totalement arbitraire et incertain.

Si l’impôt de capitation est assis, non dans la proportion de la fortune présumée, mais dans celle du rang du contribuable, alors il devient entièrement inégal, les degrés de fortune étant souvent inégaux à égalité de rang.

Ainsi un pareil impôt, quand on veut essayer de le rendre égal, devient totalement incertain et arbitraire ; et quand on veut essayer de le rendre certain et hors de l’arbitraire, il devient tout à fait inégal. Que l’impôt soit léger ou qu’il soit lourd, l’incertitude de ce qu’on a à payer est toujours une chose dure. Si l’impôt est léger, on peut bien supporter un certain degré d’inégalité ; mais l’inégalité sera absolument insupportable si l’impôt est lourd.

Dans les différents impôts par tête qui eurent lieu en Angleterre sous le règne de Guillaume III, les contribuables furent taxés, pour la plupart, selon leur rang, comme ducs, marquis, comtes, vicomtes, barons, écuyers, simples gentilshommes, les aînés et cadets des pairs, etc. Tous les marchands en boutique et gens de métier ayant plus de 300 livres de bien, c’est-à-dire les plus distingués de cette classe, furent soumis à une même taxe, quelque grande que pût être la différence entre leurs facultés. On regarda plus à leur état qu’à leur fortune. Plusieurs de ceux qui, dans le premier impôt de ce genre, avaient été taxés selon leur fortune présumée, furent ensuite taxés selon leur état. Les avocats, procureurs et mandataires judiciaires qu’on avait taxés, dans la première assiette de cet impôt, à 3 schellings par livre de leur revenu présumé, furent ensuite taxés comme simples gentilshommes ou gens vivant noblement. Dans l’assiette d’un impôt qui n’était pas fort lourd, on a trouvé qu’un certain degré d’inégalité était plus aisé à supporter que le moindre degré d’incertitude.

Dans la capitation qui a été levée en France sans aucune interruption depuis le commencement du siècle présent, les classes les plus élevées sont taxées, selon leur rang, sur un tarif invariable, et les dernières classes selon leur fortune présumée, et par une assiette qui varie d’une année à l’autre. Les officiers de la maison du roi, les juges et autres officiers des cours supérieures de justice, les officiers militaires, etc., sont taxés de la première manière. Les classes inférieures du peuple dans les provinces sont taxées de la seconde manière. En France, les grands se soumettent sans peine à un certain degré d’inégalité dans un impôt qui, à leur égard, n’est pas fort lourd ; mais ils ne pourraient pas supporter d’être imposés arbitrairement par un intendant. Dans ce pays, les classes inférieures du peuple sont bien obligées de souffrir patiemment les formes que leurs supérieurs jugent à propos de leur prescrire.

En Angleterre, les différents impôts par tête n’ont jamais rendu la somme qu’on en avait attendue, ou qu’on a supposé qu’ils auraient produite s’ils eussent été levés exactement. En France, la capitation rend toujours le produit qu’on s’attend à en retirer. Quand le gouvernement doux de l’Angleterre a fait sur les diverses classes du peuple l’assiette d’un impôt par tête, il s’est contenté de ce que cette assiette s’est trouvée avoir produit, et il n’a exigé aucune compensation pour la perte que l’État avait à essuyer par le fait de ceux qui ne pouvaient pas payer, ou de ceux qui ne voulaient pas payer ; car il y en avait beaucoup de ce nombre, et qui, par l’indulgence qu’on mettait dans l’exécution de la loi, n’étaient pas contraints au payement. Le gouvernement de France, qui est plus sévère, impose à chaque généralité une certaine somme qu’il faut que l’intendant trouve comme il pourra. Si une province se plaint d’être surtaxée, elle peut obtenir, dans l’assiette de l’année suivante, une réduction proportionnée à la surcharge de l’année précédente ; mais il faut toujours payer en attendant. Pour que l’intendant fût sûr de trouver dans sa généralité la somme à laquelle elle est taxée, il a été autorisé à l’imposer à une plus forte somme ; de manière à ce que les non-valeurs résultant du défaut de payement ou de manque de facultés de quelques-uns des contribuables, pussent être compensées par la surcharge des autres ; et jusqu’en 1765, la fixation de cette charge supplémentaire a été entièrement laissée à sa discrétion. À la vérité, cette année-là, le conseil se ressaisit de ce pouvoir. L’auteur des Mémoires sur les impositions de la France, qui a écrit d’après d’excellentes informations, observe que dans la capitation des provinces, la portion qui tombe sur la noblesse et sur les privilégiés exempts de taille est la moins considérable ; la plus forte portion tombe sur les personnes sujettes à la taille, qui sont imposées à la capitation à tant par livre de ce qu’elles payent pour cet autre impôt.

Les impôts de capitation, pour ce qui s’en lève sur les classes inférieures du peuple, sont des impôts directs sur les salaires du travail, et ils entraînent à leur suite tous les inconvénients résultant de cette nature d’impôt.

Les impôts de capitation se perçoivent à peu de frais ; et quand ils sont exigés à la rigueur, ils rapportent à l’État un revenu très-assuré. C’est pour cette raison que les impôts de capitation sont très-ordinaires dans les pays où l’on fait peu de cas du bien-être, de la tranquillité et de la sécurité des classes inférieures du peuple. Néanmoins, un grand empire n’a jamais retiré de ces sortes d’impôts qu’une petite partie de son revenu public, et les plus grosses sommes qu’ils aient jamais rendues auraient pu être levées de quelque autre manière moins incommode pour le peuple.


§II. Impôts sur les objets de consommation.


Il paraît que c’est l’impossibilité d’imposer le peuple par une capitation proportionnée au revenu de chaque contribuable, qui a fait imaginer les impôts sur les objets de consommation. L’État, ne sachant comment faire pour imposer le revenu de ses sujets directement et dans de justes proportions, tâche de l’imposer indirectement en mettant un impôt sur les dépenses, parce qu’on suppose que ces dépenses pour chaque particulier seront le plus souvent, à très-peu de chose près, proportionnées à son revenu. On impose les dépenses en imposant les objets de consommation qui font la matière de ces dépenses.

Les objets de consommation sont de nécessité, ou de luxe.

Par objets de nécessité, j’entends non-seulement les denrées qui sont indispensablement nécessaires au soutien de la vie, mais encore toutes les choses dont les honnêtes gens, même de la dernière classe du peuple, ne sauraient décemment manquer, selon les usages du pays. Par exemple, une chemise, strictement parlant, n’est pas une chose nécessaire aux besoins de la vie. Les Grecs et les Romains vivaient, le pense, très-commodément, quoiqu’ils n’eussent pas de linge. Mais aujourd’hui, dans presque toute l’Europe, un ouvrier à la journée, tant soit peu honnête, aurait honte de se montrer sans porter une chemise ; et un tel dénuement annoncerait en lui cet état de misère ignominieuse dans lequel on ne peut guère tomber que par la plus mauvaise conduite. D’après les usages reçus, les souliers sont devenus de même, en Angleterre, un des besoins nécessaires de la vie. La personne la plus pauvre de l’un et de l’autre sexe, pour peu qu’elle respecte les bienséances, rougirait de se montrer en public sans souliers. En Écosse aussi, d’après les usages, cette chaussure est un des premiers besoins de la vie pour la dernière classe, mais parmi les hommes seulement ; il n’en est pas de même, dans cette classe, pour les femmes, qui peuvent très-bien aller nu-pieds sans qu’on en ait plus mauvaise opinion d’elles. En France, les souliers ne sont d’absolue nécessité ni pour les hommes ni pour les femmes ; les gens de la dernière classe du peuple, tant d’hommes que femmes, y paraissent publiquement, sans s’avilir, tantôt en sabots, tantôt pieds nus[47]. Ainsi, par les choses nécessaires à la vie, j’entends non-seulement ce que la nature, mais encore ce que les règles convenues de décence et d’honnêteté ont rendu nécessaire aux dernières classes du peuple. Toutes les autres choses, je les appelle luxe, sans néanmoins vouloir, par cette dénomination, jeter le moindre degré de blâme sur l’usage modéré qu’on peut en faire. La bière et l’ale, par exemple, dans la Grande-Bretagne, et le vin, même dans les pays vignobles, je les appelle des choses de luxe. Un homme, de quelque classe qu’il soit, peut s’abstenir totalement de ces liqueurs, sans s’exposer pour cela au moindre reproche. La nature n’en a fait des choses nécessaires au soutien de la vie, et l’usage n’a établi nulle part qu’il fût contre la décence de s’en passer.

Comme partout le salaire du travail se règle en partie par la demande de travail, et en partie par le prix moyen des choses nécessaires à la subsistance, tout ce qui fait monter ce prix moyen doit nécessairement faire monter les salaires, de manière que l’ouvrier soit toujours à même d’acheter cette quantité de choses nécessaires que l’état de la demande de travail exige qu’il ait, quantité réglée par l’état croissant, stationnaire ou décroissant de cette demande . Un impôt sur les choses nécessaires ne peut manquer de faire monter leur prix quelque peu plus haut que le montant de l’impôt, parce que le marchand qui fait l’avance de l’impôt doit, en général, s’en faire rembourser avec un profit. Ainsi, fi faut nécessairement qu’un pareil impôt amène dans le salaire du travail un surhaussement proportionné à celui qui arrive dans le prix de ces choses.

C’est ainsi qu’un impôt sur les choses nécessaires à la vie opère exactement de la même manière qu’un impôt direct sur les salaires du travail. Quand même l’ouvrier paierait cet impôt par ses mains, on ne pourrait pas dire proprement, au moins pour un temps considérable, qu’il en fait même l’avance. Il faut toujours, à la longue, que l’avance de cet impôt lui soit faite par celui qui le met immédiatement en ouvrage, au moyen d’une augmentation dans le taux de son salaire. Celui-ci, s’il est maître manufacturier, reportera cette élévation de salaire, et encore son profit avec, sur le prix de ses marchandises ; de manière que le payement définitif de l’impôt, accru de cette surcharge, retombera sur le consommateur. Si le maître de l’ouvrier est un fermier, ce payement définitif, y compris une pareille surcharge, retombera sur le fermage du propriétaire.

Il n’en est pas de même des impôts sur ce que j’appelle choses de luxe, même sur celles dont le pauvre fait le plus d’usage. Une hausse dans le prix des denrées imposées n’entraînera pas nécessairement une hausse dans le salaire du travail. Un impôt sur le tabac, par exemple, quoique ce soit une chose de luxe à l’usage du pauvre aussi bien que du riche, ne fera pas hausser les salaires. Quoiqu’il soit imposé, en Angleterre, à trois fois son prix originaire, et en France à quinze fois ce prix, cependant il ne paraît pas que ces droits énormes aient produit aucun effet sur les salaires du travail. On en peut dire autant des impôts sur le thé et sur le sucre, qui sont devenus, en Angleterre et en Hollande, des choses de luxe à l’usage des dernières classes du peuple ; de ceux sur le chocolat, qui a acquis la même importance, à ce qu’on dit, en Espagne. Les différents impôts qu’on a établis en Grande-Bretagne, dans le cours de ce siècle, sur les liqueurs spiritueuses, ne passent pas pour avoir produit quelque effet sur les salaires du travail. La hausse occasionnée dans le prix du porter par un impôt additionnel de 3 sch. par baril de bière forte, n’a pas fait monter, à Londres, les salaires du travail de manœuvre[48].

Le haut prix des denrées de cette espèce ne fait pas nécessairement que les classes inférieures du peuple aient moins qu’auparavant le moyen d’élever leurs familles. À l’égard d’un homme pauvre qui est rangé et laborieux, des impôts sur ces sortes de denrées agissent comme des lois somptuaires, et le disposent ou à modérer, ou à cesser tout à fait l’usage des choses superflues qu’il ne peut plus suffire à se procurer sans se gêner. Loin que ces impôts lui retranchent rien des moyens d’élever sa famille, souvent peut-être, par une suite de cette frugalité forcée, ils contribuent à y ajouter. Ce sont les pauvres laborieux et économes qui, en général, élèvent les plus nombreuses familles, et qui fournissent principalement à la demande qu’on fait de travail utile. Il est vrai que tous les pauvres ne sont pas rangés et laborieux, et que ceux qui sont sans ordre et sans conduite pourraient bien continuer à se permettre l’usage de ces sortes de denrées après l’élévation du prix tout comme auparavant, sans songer à la gêne que ces habitudes pourraient mettre dans leurs ménages. Néanmoins, ces gens dérangés n’élèvent guère de familles nombreuses ; leurs enfants, en général, périssent par défaut de soins, par vice de régime et faute d’une nourriture ou saine, ou assez abondante. Si la force de leur constitution l’emporte sur les risques auxquels les expose la mauvaise conduite de leurs parents, encore arrive-t-il que les mauvais exemples placés à tous moments sous leurs yeux corrompent ordinairement leurs mœurs, de manière que, au lieu d’être utiles à la société par leur industrie, ils deviennent des fléaux publics par leurs vices et leurs dérèglements. Ainsi, quand même l’élévation du prix dans les choses de luxe à l’usage des pauvres viendrait à augmenter de quelque chose la gêne et la misère de ces ménages dérangés, et à leur ôter en partie les moyens d’élever des enfants, il est probable qu’il n’en résulterait pas une grande diminution dans la population utile du pays.

Toute élévation dans le prix moyen des choses nécessaires à la vie, à moins qu’elle ne soit compensée par une augmentation proportionnée dans le taux des salaires du travail, doit nécessairement diminuer plus ou moins, parmi les gens pauvres, le moyen d’élever de nombreuses familles et, par conséquent, de fournir à la demande qui s’y fait de travail utile, quel que puisse être l’état de cette demande, croissant, stationnaire ou décroissant, ou quel que soit le mouvement qu’il imprime à la population, progressif, ou stationnaire, ou rétrograde.

Les impôts sur les choses de luxe n’ont aucune tendance à faire monter le prix d’aucune autre marchandise que de celles qui sont =posées. Les impôts sur les choses de nécessité, en faisant monter les salaires du travail, tendent nécessairement à faire monter le prix de tous les objets manufacturés et, par conséquent, à en diminuer la vente et la consommation. Les impôts sur les choses de luxe sont payés, en définitive, par les consommateurs de la chose imposée, sans aucune répétition de leur part. Ils tombent indistinctement sur toutes espèces de revenus, salaires de travail, profits de capitaux et rentes de terre. Les impôts sur les choses de nécessité, pour ce qui porte sur la classe pauvre et ouvrière, sont payés en définitive, partie par les propriétaires dans le déchet que souffrent leurs revenus fonciers, et partie par les riches consommateurs, propriétaires et autres, dans le surhaussement de prix des choses manufacturées, et toujours ils sont payés avec une surcharge considérable. L’élévation du prix de ces choses manufacturées, qui sont de véritables choses de nécessité, et qui sont destinées à la consommation du pauvre, des grosses étoffes de laine par exemple, doit nécessairement être compensée chez le pauvre par l’élévation de son salaire. Si les classes supérieures et moyennes entendaient bien leur intérêt, elles devraient toujours s’opposer à tous impôts sur les choses nécessaires à la vie, tout comme aux impôts directs sur les salaires du travail. Le payement définitif des uns, aussi bien que des autres, retombe en entier sur elles, et toujours avec une surcharge considérable. Il retombe avec plus de poids surtout sur le propriétaire, qui paie toujours doublement ou à deux différents titres : comme propriétaire, par la réduction de son revenu, et comme riche consommateur, par l’augmentation de sa dépense. L’observation faite par sir Matthieu Decker, qu’il y a des impôts qui sont quelquefois répétés et accumulés cinq ou six fois dans le prix de certaines marchandises, est parfaitement juste à l’égard des impôts sur les choses nécessaires à la vie. Par exemple, dans le prix du cuir, il faut que vous payiez non-seulement l’impôt sur le cuir des souliers que vous portez, mais encore une partie de cet impôt sur les souliers que portent le cordonnier et le tanneur[49]. Il faut que vous payiez de plus pour l’impôt sur le sel, sur le savon et sur les chandelles que consomment ces ouvriers pendant le temps qu’ils emploient à travailler pour vous, et puis encore pour l’impôt sur le cuir qu’usent le faiseur de sel, le faiseur de savon et le faiseur de chandelles, pendant qu’ils travaillent pour ces mêmes ouvriers.

Dans la Grande-Bretagne, les principaux impôts sur les choses de nécessité sont ceux sur les quatre denrées que je viens de nommer : le sel, le cuir, le savon et la chandelle.

Le sel est un objet d’imposition très-ancien et très-universel. Il était imposé chez les Romains, et il l’est actuellement, je crois, dans tous les endroits de l’Europe. La quantité annuellement consommée par un individu est si petite et peut s’acheter si aisément à mesure du besoin, qu’on a pensé, à ce qu’il semble, qu’un impôt, même assez lourd sur cette denrée, ne serait guère sensible pour personne. Il est imposé, en Angleterre, à 3 schellings 4 deniers le boisseau, environ trois fois le prix originaire de cette denrée[50]. En quelques autres pays, l’impôt est encore plus fort. Le cuir est vraiment une chose de nécessité. L’usage du linge a aussi rendu le savon indispensable. Dans des pays où les nuits d’hiver sont longues, la chandelle devient un véritable élément de travail. Le cuir et le savon sont imposés, dans la Grande-Bretagne, à 3 demi-pence la livre ; les chandelles à 1 penny[51] ; impôts qui peuvent monter, sur le prix originaire du cuir, à environ 8 ou 10 pour 100, sur celui du savon à environ 20 ou 25 pour 100, et sur celui de la chandelle, à environ 14 ou 15 pour 100, et qui ne laissent pas que d’être encore très-lourds, quoique bien moins que celui sur le sel. Comme ces quatre denrées sont vraiment des choses de première nécessité, des impôts aussi lourds sur de tels articles doivent infailliblement augmenter de quelque chose la dépense du pauvre rangé et laborieux, et doivent par conséquent faire hausser plus ou moins les salaires de son travail[52].

Dans un pays où les hivers sont aussi froids qu’ils le sont dans la Grande-Bretagne, le feu, pendant cette saison, est, dans le sens le plus étroit du mot, une chose de première nécessité, non-seulement pour la préparation des aliments, mais encore pour que maintes espèces différentes d’ouvriers qui travaillent dans des endroits clos puissent endurer la rigueur du temps ; et le charbon de terre est, de tous les chauffages, le plus économique. Le prix du chauffage a une si grande influence sur celui du travail, que par toute la Grande-Bretagne les fabriques se sont retirées principalement dans les pays de charbon de terre, les autres endroits du pays n’étant pas en état de travailler à aussi bon marché, à cause du haut prix de cet article de première nécessité. D’ailleurs, dans quelques manufactures, le charbon est un instrument nécessaire de métier, comme dans celles de verrerie, de fer, et de tous les autres métaux. S’il y avait quelque cas où une prime pût être une chose raisonnable, ce serait peut-être celle qu’on accorderait pour transporter le charbon de terre des endroits du pays dans lesquels il est abondant, à ceux qui en manquent. Mais la législature, au lieu d’une prime, a établi un impôt de 3 sch. 3 deniers par tonneau, sur le charbon transporté par mer le long des côtes ; ce qui, sur la plupart des espèces de charbon, est plus de 60 p. 100 du prix originaire de cette denrée à la mine[53]. Le charbon transporté par terre ou bien par eau, dans l’intérieur du pays, ne paie pas de droit. Où cette marchandise est naturellement à bon marché, on la consomme franche de droit ; où elle est naturellement chère, elle est chargée, pour le consommateur, d’un droit fort lourd.

Si de tels impôts font monter le prix de la subsistance et, par conséquent, les salaires du travail, ils rapportent en outre au gouvernement un revenu considérable qu’il ne pourrait pas aisément trouver de toute autre manière. Il peut donc y avoir de bonnes raisons pour les continuer. La prime à l’exportation des grains, en tant qu’elle tend, dans l’état actuel du labourage, à faire monter le prix de cet article de première nécessité, produit tous les mêmes mauvais effets, et au lieu de fournir aucun revenu au gouvernement, elle lui cause souvent une dépense énorme. Les gros droits sur l’importation des blés étrangers, qui, dans les années d’une abondance moyenne, équivalent à une prohibition ; et la prohibition absolue d’importer soit du bétail vivant, soit des viandes salées, prohibition qui a lieu dans l’état ordinaire de la loi, et qui à présent, à cause de la disette, se trouve suspendue pour un temps limité à l’égard de l’Irlande et de nos colonies, toutes ces institutions ont tous les mauvais effets des impôts établis sur les choses de première nécessité, et ne produisent aucun revenu au gouvernement. Il n’est pas besoin d’autre chose, à ce qu’il semble, pour faire révoquer de semblables règlements, que de bien convaincre le public de la futilité du système par suite duquel ils ont été établis.

Les impôts sur les choses de première nécessité sont beaucoup plus forts, dans un grand nombre d’autres pays, qu’ils ne le sont dans la Grande-Bretagne. Dans plusieurs pays, il y a des droits à payer sur la farine et la fleur de farine quand on moud le blé au moulin, et sur le pain quand on le cuit au four. En Hollande, le prix en argent du pain qui se consomme dans les villes est, à ce qu’on croit, doublé par des impôts de ce genre. À la place d’une partie de ces impôts, les gens qui vivent à la campagne payent tant par tête chaque année, selon l’espèce de pain qu’ils sont censés consommer. Ceux qui mangent du pain de froment payent 3 florins 15 stivers, environ 6 sch. 9 deniers 1/2. On dit que ces impôts et quelques autres du même genre, en faisant monter le prix du travail, ont ruiné la plupart des manufactures de Hollande[54]. Des impôts semblables, quoique pas tout à fait aussi lourds, existent dans le Milanais, dans les États de Gênes, dans le duché de Modène, dans les duchés de Parme, Plaisance et Guastalla, et dans l’État de l’Église. Un auteur français[55] de quelque réputation a proposé de réformer les finances de son pays, en substituant à la plus grande partie des autres impôts cette espèce d’impôt, la plus ruineuse de toutes. Il n’y a rien de si absurde, dit Cicéron, qui n’ait été avancé par quelque philosophe.

Les impôts sur la viande de boucherie sont encore plus communs que ceux sur le pain. À la vérité, on peut mettre en doute si la viande de boucherie est nulle part une chose de première nécessité. Il est bien connu par l’expérience, que sans recourir à aucune viande on peut trouver la nourriture la plus abondante, la plus saine, la plus substantielle et la plus agréable dans les grains et autres végétaux, avec l’aide du lait, du fromage et du beurre, ou bien de l’huile quand on ne peut avoir de beurre. Il n’y a pas d’endroits où les règles de la décence exigent qu’un homme mange de la viande, comme elles exigent dans plusieurs qu’il ait une chemise ou des souliers.

Les objets de consommation, soit de nécessité, soit de luxe, peuvent être imposés de deux différentes manières. On peut faire payer au consommateur une somme annuelle pour pouvoir consommer ou faire usage de marchandises d’une certaine espèce, ou bien on peut imposer les marchandises pendant qu’elles sont dans les mains du marchand et avant qu’elles aient passé dans celles du consommateur. Les objets de consommation qui durent un temps considérable avant d’être totalement consommés sont ceux qui sont les plus propres à être imposés de la première manière ; ceux dont la consommation se fait immédiatement, ou au moins plus promptement, sont les plus propres à être imposés de l’autre manière. La taxe sur les carrosses et celle sur la vaisselle sont des exemples du premier de ces deux modes d’imposition. La plupart des autres droits d’accise et de douane sont des exemples du dernier.

Un carrosse bien ménagé peut servir dix ou douze ans. On pourrait bien l’imposer une fois pour toutes, avant qu’il sortît des mains du carrossier. Mais il est certainement plus commode pour l’acheteur de payer 4 livres par an pour le privilège de rouler carrosse[56], que de payer tout à la fois 40 ou 48 livres par surcroît de prix au carrossier, ou une somme équivalente à celle que l’impôt est dans le cas de lui coûter pendant le temps qu’il se servira du même carrosse. De même, un service de vaisselle peut durer plus d’un siècle. Il est certainement plus commode pour le consommateur de payer 5 sch. par an pour chaque cent onces de vaisselle, c’est-à-dire près de 1 pour 100 de la valeur, que de racheter cette longue annuité sur le pied du denier 25 ou 30, ce qui renchérirait le prix d’au moins 25 ou 30 pour 100[57]. Les différents impôts qui portent sur les maisons sont certainement bien plus aisés à payer par des payements modiques faits tous les ans, que par une taxe fort lourde et équivalente, imposée sur la première bâtisse ou vente de la maison.

C’était un projet fort connu, proposé par sir Matthieu Decker, d’imposer de cette manière toute espèce de marchandises, même celles dont la consommation se fait immédiatement et très-promptement, le marchand ne faisant aucune avance pour l’impôt, mais le consommateur payant une certaine somme annuelle pour la permission de consommer certaines marchandises. Le but de son projet était de donner de l’extension à toutes les branches différentes de commerce étranger, et particulièrement au commerce de transport, par la suppression de tous les droits sur l’importation et sur l’exportation, ce qui mettrait le marchand en état d’employer la totalité de ses capitaux et de son crédit en acquisition de marchandises et frais de bâtiments, sans en distraire aucune partie pour l’avance de l’impôt. Cependant il y a, à ce qu’il semble, quatre objections fort importantes à faire contre le plan d’imposer de cette manière des marchandises dont la consommation se fait immédiatement ou dans un temps fort court.

Premièrement, l’impôt serait inégal ou ne serait pas si bien proportionné à la dépense et à la consommation des différents contribuables, qu’il l’est dans la manière ordinaire d’imposer. Les taxes sur l’ale, le vin et les liqueurs spiritueuses, dont l’avance se fait par les marchands, sont en définitive payées par les différents consommateurs, dans la proportion exacte de leur consommation respective. Mais si la taxe se payait en achetant une permission pour boire de ces liqueurs, le consommateur frugal serait, à proportion de sa consommation, imposé bien plus durement que le consommateur buveur. Un ménage qui recevrait beaucoup de monde à sa table serait imposé bien plus doucement qu’un autre qui n’aurait que très-peu de convives.

Secondement, ce mode d’imposition de payer par année, par semestre ou par quartier, une permission pour consommer certaines marchandises, diminuerait extrêmement une des principales commodités des impôts sur les choses d’une prompte consommation, c’est-à-dire la facilité de payer petit à petit. Dans le prix de 3 pence 1/2 que se paie à présent le pot de porter, les différentes taxes sur la drêche, le houblon et la bière, y compris le profit extraordinaire dont le brasseur charge la marchandise pour avoir avancé ces taxes, peuvent se monter peut-être à environ 3 demi-pence. Si un ouvrier peut sans se gêner, dépenser ces 3 demi-pence, il achète un pot de porter. S’il ne le peut pas, il se contente d’une pinte, et comme ce qu’on épargne est autant de gagné, sa tempérance lui fait ainsi gagner 1 farting[58]. Il paie l’impôt petit à petit selon qu’il est en état de le payer, et quand il a le moyen de le payer. Chaque acte de payement est parfaitement volontaire, et il est le maître de s’en dispenser si cela lui convient mieux. Troisièmement, ces sortes d’impôts auraient moins l’effet de lois somptuaires. Quand la permission sera une fois achetée, que le consommateur boive beaucoup ou boive très-peu, l’impôt sera le même pour lui. Quatrièmement, s’il fallait qu’un ouvrier payât en une seule fois par année, par demi-année ou par quartier, un impôt égal à ce qu’il paie à présent sans embarras ou presque sans embarras, sur chacun des différents pots ou pintes de porter qu’il boit dans un pareil espace de temps, la somme pourrait souvent le gêner extrêmement. Ainsi, il paraît évident qu’un pareil mode d’imposition ne pourrait jamais, à moins de beaucoup de gêne et d’oppression pour les contribuables, produire un revenu approximativement égal à ce qu’on retire par le mode actuel d’imposition sans opprimer personne. Néanmoins, dans plusieurs pays, des denrées dont la consommation se fait immédiatement ou dans un temps fort court, sont imposées de cette manière. En Hollande, on paie tant par tête pour la permission de boire du thé. J’ai déjà parlé d’un impôt sur le pain, qui est perçu de la même manière, quant au pain qui se mange dans les fermes et dans les villages.

Les droits d’accise sont principalement imposés sur les marchandises du produit du pays, et destinées à sa consommation. Ils ne sont imposés que sur un petit nombre d’espèces de marchandises dont l’usage est le plus général. Il ne peut jamais y avoir matière à incertitude, ou sur les marchandises qui sont sujettes à ces droits, ou sur le droit particulier auquel telle espèce de marchandises est assujettie. Ces droits portent presque en totalité sur ce que j’appelle choses de luxe, excepté toujours les quatre espèces de droits dont j’ai fait mention, qui sont ceux sur le sel, le savon, le cuir et les chandelles, auxquels on pourrait peut-être ajouter ceux sur le verre commun[59].

Les droits de douane ou traites[60] sont beaucoup plus anciens que ceux d’accise. Il paraît qu’ils ont été nommés coutumes (customs), pour désigner des payements coutu­miers qui étaient en usage depuis un temps immémorial. Ils ont été regardés dans l’origine, à ce qu’il me semble, comme des impôts sur les profits des marchands. Dans les temps barbares de l’anarchie féodale, les marchands, ainsi que tous les autres habitants des bourgs, n’étaient guère autrement regardés que comme des serfs affran­chis, dont on méprisait la personne et dont on enviait les profits. La haute noblesse, qui avait consenti que les profits de ses propres tenanciers fussent taillés par le roi, ne fit nulle difficulté de lui laisser prendre aussi la taille sur une classe d’hommes qu’elle avait bien moins d’intérêt à protéger. Dans ces temps d’ignorance, on n’était pas en état de comprendre que les profits des marchands ne sont pas de nature à être imposés directement, ou que le payement définitif de tout impôt assis de cette manière doit toujours retomber avec une surcharge considérable sur les consommateurs.

Les gains des marchands étrangers furent vus avec bien plus de défaveur encore que ceux des marchands anglais. Il était donc naturel que ceux des premiers fussent imposés plus durement que ceux des autres. Cette distinction entre les droits perçus sur les marchands étrangers et ceux perçus sur les marchands anglais, qui commença d’abord par esprit d’ignorance, a été continuée ensuite par esprit de monopole, ou dans la vue de donner un avantage à nos marchands, tant sur notre marché que sur le marché étranger.

Les anciens droits de coutumes ou de douane, avec cette seule distinction, furent imposés également sur toute espèce de marchandises, sur les choses de nécessité aussi bien que sur celles de luxe, sur les objets exportés tout comme sur les objets importés. Pourquoi, à ce qu’on semble s’être imaginé, celui qui trafique d’une espèce de denrée serait-il mieux traité que celui qui trafique d’une autre ? Ou pourquoi le marchand qui exporte serait-il plus favorisé que le marchand qui importe ?

Les anciens droits de douane étaient divisés en trois branches. Le premier, et peut-être le plus ancien de tous ces droits, était celui sur la laine et sur le cuir. Il paraît avoir été principalement ou même tout à fait un droit sur l’exportation. Lorsque les manufactures d’étoffes de laine commencèrent à être établies en Angleterre, de peur que le roi ne se trouvât, par l’exportation des draps, perdre une partie de ses droits de douane sur la laine, on établit sur ceux-ci un droit pareil. Les autres deux branches étaient : 1° un droit sur le vin, qui, étant établi à raison de tant par tonneau, fut nommé tonnage ; 2° un droit sur toutes les autres marchandises, qui, étant établi à tant par livre de leur valeur supposée, fut appelé pondage. Dans la quarante-septième année d’Edouard III, il fut établi un droit de 6 den. par livre sur toutes marchandises exportées et importées, excepté les laines, les peaux garnies de leur laine, le cuir et les vins, qui furent assujettis à des droits particuliers. Dans la quatorzième de Richard Il, ce droit fut porté à 1 sch. par livre ; mais, trois années après, il fut remis à 6 deniers. Dans la deuxième année de Henri IV, il fut porté à 8 deniers, et dans la quatrième du même règne à 1 sch. Il resta à 1 sch. par livre depuis cette époque jusqu’à la neuvième de Guillaume III. Les droits de tonnage et de pondage furent, en général, accordés au roi par un seul et même acte du parlement, et on les appela le subside de tonnage et pondage. Le subside de pondage étant resté pendant si longtemps sur le pied de 1 sch. par livre ou de 5 p. 100, un subside, dans le langage des douanes, devint la dénomination d’un droit général de ce genre, de 5 p. 100. Ce subside, qu’on nomme aujourd’hui l’ancien subside, continue toujours à se percevoir d’après le livre du tarif dressé dans la douzième année de Charles II. On dit que la méthode de constater par un livre de tarif la valeur des marchandises sujettes à ce droit remonte au-delà du règne de Jacques la. Le nouveau subside établi par les neuvième et dixième années de Guillaume III fut un droit additionnel de 5 p. 100 sur la plus grande partie des marchandises. Le tiers de subside et les deux tiers de subside formèrent entre eux un autre droit de 5 p. 100, dont ils étaient les parties intégrantes. Le subside de 1747 fut un quatrième droit de 5 p. 100 sur la plus grande partie des marchandises, et celui de 1759 un cinquième droit qui ne porta que sur quelques espèces particulières de marchandises. Outre ces cinq subsides, il a été établi accidentellement une grande multitude d’autres droits divers sur des espèces particulières de marchandises, tantôt dans la vue de subvenir au besoin de l’État, et tantôt dans la vue de diriger et de régler le commerce du pays suivant les principes du système mercantile.

Ce système a pris faveur successivement de plus en plus. L’ancien subside était imposé indistinctement sur l’exportation aussi bien que sur l’importation. Les quatre subsides subséquents, ainsi que les autres droits qui ont été depuis imposés accidentellement sur des espèces particulières de marchandises, ont tous été, à très-peu d’exceptions près, mis en totalité sur l’importation. La plus grande partie des anciens droits sur l’exportation des marchandises du cru du pays ou de ses fabriques ont été modifiés, ou tout à fait supprimés. On a même accordé des primes à l’exportation de quelques-unes de ces marchandises. Quant aux droits établis à l’importation de marchandises étrangères, on a accordé, lors de l’exportation de ces mêmes marchandises, le retour ou restitution, quelquefois de la totalité, et le plus souvent d’une partie du droit. On ne restitue à l’exportation qu’une moitié des droits établis sur l’importation par l’ancien subside ; mais la totalité de ceux établis par les derniers subsides et par les autres impôts est restituée de la même manière, sur la plus grande partie des marchandises. Ces grâces toujours croissantes en faveur de l’exportation, et ces découragements contre l’importation, n’ont souffert que peu d’exceptions, qui regardent principalement les matières premières de quelques manufactures. Quant à celles-ci, nos marchands et manufacturiers voudraient qu’elles pussent leur revenir au meilleur marché possible, et qu’elles fussent payées le plus cher possible par leurs rivaux et concurrents dans les autres pays. C’est par cette raison qu’on laisse quelquefois importer, franches de tous droits, des matières premières de l’étranger ; par exemple, des laines d’Espagne, du lin et du fil écru pour toiles. L’exportation des matières premières produites chez nous, et de celles qui sont le produit particulier de nos colonies, a quelquefois été prohibée et quelquefois assujettie à des droits plus forts. L’exportation des laines anglaises a été prohibée. Celle du castor, soit en peau, soit en poil, et celle de la gomme du Sénégal, ont été assujetties à de plus forts droits, la Grande-Bretagne ayant gagné à peu près le monopole de ces marchandises par la conquête du Canada et du Sénégal[61].

Que ce système mercantile n’ait pas été très-favorable au revenu de la masse du peuple, au produit annuel des terres et du travail du pays, c’est ce que j’ai tâché de montrer dans le IVe livre de cet ouvrage. Il ne paraît pas qu’il ait été plus favorable au revenu du souverain, au moins quant à cette partie du revenu qui dépend des droits de douane.

En conséquence de ce système, l’importation de plusieurs sortes de marchandises a été totalement prohibée. Cette prohibition a, dans quelques circonstances, entièrement empêché, et dans d’autres extrêmement diminué l’importation de ces marchandises, en réduisant les marchands importateurs à la nécessité de les faire entrer en fraude. Elle a entièrement empêché l’importation des étoffes de laine fabriquées chez l’étranger, et elle a extrêmement diminué celle des soieries et des velours étrangers. Dans ces différentes circonstances, elle a de même anéanti totalement le revenu que les douanes auraient eu à percevoir sur ces importations.

Les gros droits qu’on a établis sur l’importation de plusieurs différentes espèces de marchandises étrangères, dans la vue d’en décourager la consommation dans la Grande-Bretagne, n’ont servi, la plupart du temps, qu’à encourager leur entrée en fraude, et dans tous les cas ils ont réduit le revenu des douanes au-dessous de ce qu’auraient rapporté des droits plus modérés. Le mot du docteur Swift, que, dans l’arithmétique des douanes, « deux et deux, au lieu de faire quatre, ne font souvent qu’un », est d’une vérité parfaite à l’égard de ces gros droits, qu’on n’aurait jamais pensé à établir si le système du commerce ne nous eût appris à employer la plupart du temps l’impôt comme instrument, non de revenu, mais de monopole.

Les primes qui sont quelquefois accordées à l’exportation du produit et des ouvrages de fabrique du pays, ainsi que les retours ou restitutions de droits que l’État paie lors de la réexportation de la plupart des marchandises étrangères, ont donné naissance à un grand nombre de fraudes et à une espèce de contrebande plus destructive du revenu public qu’aucune autre. Tout le monde sait que, pour obtenir la prime ou la restitution des droits, les marchandises sont quelquefois chargées sur un vaisseau et mises en mer, mais bientôt après débarquées clandestinement dans quelque endroit du pays. La défalcation qu’occasionnent dans le revenu des douanes les gratifications et drawbacks, dont il y a une grande partie obtenue frauduleusement, est un objet énorme. Dans l’année qui a fini au 5 janvier 1755, le produit total des douanes montait à 5,068,000 livres. Les primes qui furent payées sur ce revenu, quoiqu’il n’y eût pas cette année de prime sur le blé, montèrent à 167,800 livres. Les retours ou restitutions de droits qui furent payés sur les acquits et certificats montèrent à 2,156,800 livres. Les primes et drawbacks ensemble formèrent un total de 2,324,600 livres. En conséquence de ces déductions, le revenu des douanes ne monta plus qu’à 2,743,400 livres ; de laquelle dernière somme déduisant 287,900 livres pour frais de régie consistant en appointements et autres dépenses accessoires, le revenu net des douanes, pour cette année, se trouva être de 2,455,500 livres. Ainsi, les frais de régie vont à environ 5 ou 6 p. 100 du revenu brut des douanes, et à quelque chose de plus que 10 p. 100 sur ce qui reste de ce revenu, déduction faite de ce qui se paie en primes et restitutions de droits[62].

Au moyen des droits énormes dont sont chargées presque toutes les marchandises à l’importation, nos marchands importateurs font entrer en fraude le plus possible, et font leur déclaration aux registres des douanes pour le moins possible. Nos marchands exportateurs, au contraire, font déclaration aux registres de plus que ce qu’ils exportent réellement ; quelquefois par vanité et afin de se faire passer pour gens qui font de grosses affaires dans ce genre de marchandises qui ne payent pas de droits, et quelquefois aussi afin de gagner une prime ou un drawback. En conséquence de toutes ces fraudes différentes, nos exportations paraissent, sur le registre des douanes, l’emporter de beaucoup sur nos importations ; ce qui fait un merveilleux sujet de triomphe pour les politiques subtils qui regardent ce qu’ils appellent la balance du commerce comme l’infaillible mesure de la prospérité nationale.

Toutes les marchandises importées, à moins qu’elles ne jouissent d’une exemption particulière (et ces exemptions ne sont pas très-nombreuses), sont sujettes à quelques droits de douane. Si l’on importe une marchandise qui ne se trouve pas mentionnée dans le livre du tarif, elle est taxée à 4 sch. 9 deniers 9/20 par chaque 20 sch. de sa valeur, sur la déclaration assermentée du marchand qui l’importe, c’est à-dire à cinq subsides ou cinq droits de pondage. Le livre du tarif est extrêmement étendu, et contient l’énumération d’une très-grande multitude d’articles, dont un grand nombre très-peu en usage et, par conséquent, très-peu connus. C’est pour cela qu’il est souvent difficile de décider sous quel article il faut classer une espèce particulière de marchandises et, par conséquent, quel droit elle doit payer. Il y a telles méprises à cet égard qui ruinent quelquefois l’officier de la douane, et il y en a très-fréquemment qui causent beaucoup d’embarras, de frais et de vexations au marchand importateur. Ainsi, sous le rapport de la clarté, de la précision et de la classification, les droits de douane sont fort inférieurs à ceux d’accise.

Pour que la plus grande partie des membres d’une société contribuent au revenu public à proportion de leur dépense respective, il n’est pas nécessaire, à ce qu’il semble, que chaque article particulier de cette dépense se trouve imposé. Le revenu que produisent les droits d’accise passe pour tomber sur les contribuables d’une manière aussi égale que le revenu qui se lève aux douanes, et cependant les droits d’accise ne sont imposés que sur un petit nombre d’articles seulement, d’un usage et d’une consommation plus générale. Beaucoup de gens ont pensé qu’avec un régime bien entendu, les droits de douane pourraient de même être restreints à un petit nombre d’articles seulement, sans aucune perte pour le revenu public, et avec de grands avantages pour le commerce étranger[63].

Les articles tirés de l’étranger, qui sont d’un usage et d’une consommation plus générale dans la Grande-Bretagne, consistent pour le présent, à ce qu’il semble, principalement en vins et eaux-de-vie, en quelques-unes des productions de l’Amérique et des Indes Occidentales, comme sucre, rhum, tabac, noix de cacao, etc., et en quelques-unes de celles des Indes Orientales, comme thé, café, porcelaine, épice de toute espèce, différentes sortes d’étoffes, etc. Ces divers articles fournissent peut-être maintenant la plus grande partie du revenu qu’on retire des droits de douane. Les impôts qui subsistent à présent sur les articles de manufacture étrangère, si vous en exceptez les droits sur le peu qu’en contient l’énumération ci-dessus, sont des impôts établis, pour la plupart, non pas en vue d’augmenter le revenu public, mais en vue d’assurer un monopole ou de donner à nos marchands un avantage dans notre marché intérieur. Si l’on supprimait toutes les prohibitions, et qu’on assujettît tous les objets de fabrique étrangère à des droits modérés, et tels que l’expérience les démontrerait propres à rendre sur chaque article le plus gros revenu à l’État, alors nos propres ouvriers se trouveraient jouir encore, sur notre marché, d’un avantage assez considérable, et l’État retirerait un très-gros revenu d’une foule d’articles d’importation dont à présent quelques-uns ne lui en rapportent aucun, tandis que d’autres lui en rapportent un presque nul.

Les droits élevés, soit en diminuant la consommation des marchandises imposées, soit en encourageant la contrebande, rendent souvent au gouvernement un plus faible revenu que celui qu’il aurait retiré de droits plus modiques.

Quand la diminution de revenu est l’effet d’une diminution de consommation, il ne peut y avoir qu’un remède, c’est de réduire les droits.

Quand la diminution du revenu est l’effet de l’encouragement donné à la contrebande, on peut y remédier de deux manières, ou en diminuant la tentation de frauder, ou en augmentant les difficultés de la contrebande. On ne peut diminuer la tentation qu’en réduisant les droits, et on ne peut augmenter les difficultés qu’en établissant le système d’administration qui est le plus propre à empêcher la contrebande.

L’expérience démontre, je crois, que les lois de l’accise arrêtent et gênent d’une manière bien plus efficace les manœuvres de la contrebande que ne le font les lois de douanes. On pourrait beaucoup ajouter aux difficultés de la contrebande, en introduisant dans les douanes un système d’administration aussi semblable à celui de l’ac­ci­se que pourrait le comporter la nature différente de ces deux sortes de droits. Beaucoup de gens ont pensé qu’on pourrait très-aisément venir à bout d’opérer ce changement[64].

Par exemple, le marchand qui importerait les marchandises sujettes à quelques droits de douane pourrait avoir la faculté de les faire transporter dans son magasin particulier, ou, à son choix, de les placer dans un magasin qu’il se procurerait à ses frais ou que lui procurerait le gouvernement, mais qui dans tous les cas serait sous la clef de l’officier de la douane, et ne pourrait jamais être ouvert qu’en sa présence[65]. Si le marchand préférait faire transporter ses marchandises à son magasin particulier, alors il serait tenu de payer immédiatement les droits, et ne pourrait plus par la suite en espérer aucune restitution ; ce magasin serait, dans tous les moments, sujet à la visite et à l’examen de l’officier de la douane, à l’effet par lui de s’assurer jusqu’à quel point la quantité des marchandises contenues se trouve répondre à celle pour laquelle on a payé les droits. Si le marchand préférait les placer dans le magasin public, alors il n’aurait aucun droit à payer jusqu’au moment où il les en ferait sortir pour la consom­ma­tion intérieure. S’il les faisait sortir pour l’exportation, elles seraient franches de droits, à condition par le marchand d’une sûreté suffisante que les marchandises se­ront réellement exportées. Les marchands qui font commerce de ces sortes de mar­chan­dises, soit en gros, soit en détail, seraient à tous les instants sujets à la visite et à l’inspection de l’officier de la douane, et seraient tenus de justifier par des certi­ficats en bonne forme du payement des droits sur toute la quantité contenue dans leurs bou­tiques ou magasins. Les droits qu’on appelle droits d’accise sur le rhum importé sont actuellement perçus de cette manière, et il serait peut-être possible d’étendre à tous les droits sur les marchandises importées le même système d’administration, pourvu toujours que ces droits fussent, comme les droits d’accise, bornés à un petit nombre d’espèces de marchandises d’un usage et d’une consommation générale. S’ils étendaient à toutes les espèces de marchandises, comme ils font à présent, il ne serait pas aisé de trouver des magasins publics d’une assez grande étendue, et il y a certaines marchandises d’une nature très-délicate et dont la conservation exige beaucoup de soins et d’attention, que le marchand n’oserait pas placer ailleurs que dans son propre magasin.

Si, au moyen d’un pareil système d’administration, on pouvait empêcher que la contrebande se fit en une quantité un peu considérable, même en supposant des droits assez forts ; si chaque droit était, au besoin, ou augmenté, ou modéré, suivant qu’il serait présumé devoir, d’une manière ou de l’autre, rendre à l’État le plus de revenu, l’imposition étant toujours employée comme moyen de revenu, et jamais comme moyen de monopole, alors il ne paraît pas hors de vraisemblance que des droits sur l’importation seulement d’un petit nombre d’espèces de marchandises d’un usage et d’une consommation générale pourraient rendre à l’État un revenu au moins égal au revenu net actuel des douanes, et qu’ainsi les droits de douanes pourraient être portés au même degré de simplicité, de certitude et de précision que ceux d’accise. Avec un tel système, on épargnerait en entier ce que perd aujourd’hui le revenu public par des drawbacks sur des réexportations de marchandises étrangères qu’on fait ensuite rentrer dans le pays et qui y sont consommées. À cet article d’économie, qui serait lui seul très-considérable, si l’on ajoutait encore la suppression de toutes les primes à l’exportation des marchandises du produit national (dans tous les cas où ces primes ne seraient pas dans la réalité des restitutions de quelques droits d’accise qui auraient été avancés auparavant), il n’est guère possible de douter qu’après des changements et réformes de ce genre, le revenu net des douanes ne montât largement à ce qu’il n’a jamais pu rendre jusqu’à présent. S’il est évident que le revenu public n’aurait aucune perte à souffrir de ce changement de système, il ne l’est pas moins que le commerce et les manufactures du pays y gagneraient un avantage extrêmement considérable. Le commerce sur les marchandises non Imposées, qui formeraient sans comparaison le plus grand nombre, serait parfaitement libre et pourrait s’étendre, tant en importation qu’en exportation, à toutes les parties du monde, avec tous les avantages possibles. Au nombre de ces marchandises seraient compris tous les articles servant aux premiers besoins de la vie, et tous ceux qui sont matières premières de manufacture. Comme la libre importation des objets servant aux premiers besoins de la vie contribue à réduire leur prix moyen sur le marché national, elle tendrait d’autant à faire baisser le prix en argent du travail, mais sans rien retrancher de sa récompense réelle ; car la valeur de l’argent est en raison de la quantité d’objets de première nécessité qu’on peut acheter, au lieu que la valeur des objets de première nécessité est absolument indépendante de la quantité d’argent qu’on pourrait avoir à leur place. La diminution du prix en argent du travail amènerait nécessairement une diminution proportionnée dans celui de tous les objets de manufacture nationale, qui gagneraient par là un avantage sur tous les marchés étrangers. Le prix de certains articles de manufacture diminuerait dans une proportion encore plus forte par la libre importation des matières premières à leur état brut. Si l’on pouvait importer, franches de droits, les soies non ouvrées de la Chine et de l’Indostan, les fabricants d’étoffes de soie en Angleterre pourraient très-facilement supplanter ceux de France et d’Italie, par l’infériorité du prix de la fabrication. Il n’y aurait pas besoin de prohiber l’importation des soieries et des velours étrangers. Le bon marché de la marchandise assurerait à nos ouvriers, non-seulement le marché national en entier, mais encore de très-fortes commandes chez l’étranger. Le commerce même des marchandises imposées marcherait avec bien plus d’avantage qu’à présent. Si ces marchandises étaient tirées des lieux publics d’entrepôt pour être exportées à l’étranger, étant dans ce cas exemptes de tout droit, ce genre de commerce serait parfaitement libre. Dans un tel système, le commerce de transport de toute espèce de marchandise quelconque jouirait de tous les avantages possibles. Si les marchandises étaient retirées de l’entrepôt pour être consommées dans l’intérieur, alors le marchand importateur, qui ne serait pas obligé d’avancer l’impôt avant qu’il se fût présenté une occasion de vendre ses marchandises ou à quelque autre marchand, ou à quelque consommateur, pourrait toujours suffire à les vendre à meilleur marché qu’il n’eût pu le faire s’il eût été obligé de faire l’avance de l’impôt au moment de l’importation. Ainsi, avec les mêmes impôts, le commerce étranger de consommation, même en marchandises sujettes à l’impôt, pourrait par ce moyen marcher avec beaucoup plus d’avantage qu’il ne peut le faire à présent.

Le but du fameux projet d’accise de sir Robert Walpole était d’établir, à l’égard du vin et du tabac, un plan assez semblable à celui que je viens d’exposer ici. Mais, quoique le bill qui en fut alors porté au parlement ne comprît que ces deux marchandises, cependant on croit généralement que ce n’était qu’un acheminement à un plan beaucoup plus étendu. L’esprit de faction, combiné avec l’intérêt des marchands contrebandiers, suscita contre ce bill une clameur tellement violente, quoique fort injuste, que le ministre crut à propos de laisser tomber le bill, et la crainte de rencontrer une semblable opposition a empêché jusqu’à présent tous ses successeurs de reprendre le projet.

Les droits sur les objets de luxe tirés de l’étranger et importés pour la consommation intérieure, quoique acquittés quelquefois par la classe pauvre, portent néanmoins principalement sur les personnes de la classe moyenne ou supérieure ; tels sont, par exemple, les droits sur les vins étrangers, sur le café, le chocolat, le thé, le sucre, etc.

Les droits sur les choses de luxe les moins chères, produites dans le pays et destinées à la consommation intérieure, portent d’une manière fort égale sur les personnes de toutes les classes, à proportion de leur dépense respective. Le pauvre paie les droits sur la drêche, le houblon, la bière et l’ale, à raison de sa consommation personnelle ; le riche les paie, tant sur sa consommation personnelle que sur celle de ses domestiques.

Il faut observer que la somme totale de la consommation que font les classes inférieures du peuple, ou celles qui sont au-dessous de la classe moyenne, est dans tout pays beaucoup plus grande, non-seulement en quantité, mais en valeur, que la consommation de la classe moyenne et de celles qui sont au-dessus de cette classe. La somme totale de la dépense des classes inférieures est beaucoup plus forte que celle des classes supérieures. En premier lieu, la presque totalité du capital de chaque pays se distribue annuellement parmi les classes inférieures du peuple, comme salaires de travail productif. En second lieu, une grande partie des revenus provenant des rentes de terre et des profits de capitaux se distribue annuellement dans les mêmes classes, comme salaires et entretien de domestiques et autres salariés non productifs. Troisièmement, il y a quelques parties de profits de capitaux qui appartiennent à ces mêmes classes, comme revenu provenant de l’emploi de leurs petits capitaux. La somme de tous les profits qui se font annuellement par de petits merciers, artisans et détaillants de toutes les espèces, est partout un objet très-considérable et forme une portion très-importante du produit annuel. Quatrièmement enfin, il y a quelque partie même des rentes de terre qui appartient à ces mêmes classes, dont une part considérable à ceux qui sont tant soit peu au-dessous de la classe moyenne, et une petite part même à ceux qui sont absolument au dernier rang, de simples manouvriers possédant quelquefois en propriété une acre ou deux de terre. Ainsi, quoique la dépense de ces classes inférieures, en ne voyant que l’individu, soit fort peu de chose, cependant la masse totale de cette dépense, en prenant ces classes collectivement, forme toujours la très-majeure partie de la dépense totale de la société ; ce qui reste du produit annuel des terres et du travail du pays pour la consommation des classes supérieures étant toujours de beaucoup moindre, non-seulement quant à la quantité, mais quant à la valeur. Ainsi, entre les impôts établis sur les dépenses, ceux qui portent principalement sur la dépense des classes supérieures, sur la portion la plus petite du produit annuel, promettent un revenu public beaucoup moindre que ceux qui portent indistinctement sur les dépenses communes à toutes les classes du peuple, ou même que ceux qui portent principalement sur la dépense des classes inférieures ; ceux-là doivent moins rendre que ceux qui portent indistinctement sur la totalité du produit annuel, ou même que ceux qui portent principalement sur la portion la plus forte de ce produit. Aussi, de tous les différents impôts mis sur la dépense, le plus productif, sans comparaison, est le droit d’accise sur les matières premières et la fabrication des liqueurs fermentées et spiritueuses qui se font dans le pays ; et cette branche de l’accise porte considérablement, on peut même dire principalement, sur la dépense des classes les plus modestes de la population. Dans l’année qui a fini le 5 juillet 1775, le produit total ou brut de cette branche de l’accise s’est monté à 3,341,337 livres 9 schellings 9 deniers[66].

Il faut toujours se rappeler cependant qu’il n’y a que la dépense de luxe des classes inférieures du peuple, et non celle de nécessité, qui doive être imposée. Tout impôt sur leur dépense nécessaire porterait tout entier en définitive sur les classes supérieures, sur la portion la plus petite du produit annuel, et non sur la plus forte. Un impôt de ce genre a nécessairement, dans tous les cas, pour effet d’élever les salaires ou de diminuer la demande du travail. Il ne pourrait pas faire hausser les salaires du travail sans rejeter sur les classes supérieures la charge finale de l’impôt. Il ne pourrait pas diminuer la demande de travail sans affaiblir le produit annuel des terres et du travail du pays, la source qui nécessairement fournit, en dernière analyse, à tous les impôts. Quel que puisse être l’état auquel un impôt de ce genre réduise la demande de travail, cet impôt a toujours nécessairement l’effet d’élever les salaires plus haut qu’ils n’auraient été sans lui dans cet état ; et il faut nécessairement, dans tous les cas, que le payement de cette élévation de salaire retombe en dernier résultat sur les classes supérieures du peuple.

Les liqueurs fermentées et les liqueurs spiritueuses que l’on fait chez soi, pour son usage particulier et non pour les vendre, ne sont assujetties à aucun droit d’accise dans la Grande-Bretagne. Cette exemption, dont l’objet est d’épargner aux ménages particuliers le désagrément des visites et des perquisitions du collecteur d’impôt, fait que la charge de ces droits porte souvent d’une manière bien plus légère sur les riches que sur les pauvres. Il n’est pas fort ordinaire, à la vérité, de distiller des liqueurs spiritueuses pour son usage particulier, quoique cela se fasse pourtant quelquefois. Mais dans la province, une grande partie des personnes de la classe moyenne, et presque tous les ménages riches et considérables, brassent leur bière chez eux. Par conséquent, leur bière forte leur coûte 8 sch. par baril[67] de moins qu’elle ne coûte au brasseur ordinaire, auquel il faut son profit, sur l’impôt comme sur tous les autres frais dont il fait l’avance. Ainsi, ces ménages-là doivent boire leur bière à 9 ou 10 sch. au moins de meilleur marché par baril que ne revient une boisson de même qualité aux classes inférieures, qui pourtant trouvent plus commode d’acheter leur bière, petit à petit, à la brasserie ou au cabaret ; de même, la drêche qui se fait dans un ménage pour l’usage de la maison n’est pas assujettie aux visites et aux perquisitions du percepteur de l’impôt ; mais dans ce cas, il faut que la maison paie un abonnement de 7 sch. 6 den. par tête, pour l’impôt. Ces 7 sch. 6 den. forment le montant du droit d’accise sur dix boisseaux de drêche, et c’est sans doute tout ce que peuvent consommer les membres d’un ménage frugal, pris indistinctement, hommes, femmes et enfants. Mais dans de grandes et riches maisons de province, où l’on reçoit beaucoup de monde, les boissons faites de drêche qui se consomment entre les membres de la famille, ne forment qu’une très-petite partie de ce qui s’en boit dans la maison. Cependant, soit à cause de l’abonnement qu’il faut payer, soit pour d’autres raisons, il n’est pas, à beaucoup près, aussi ordinaire de faire chez soi de la drêche pour son usage, que d’y brasser de la bière. Il est difficile d’imaginer aucune bonne raison pour que ceux qui brassent ou qui distillent pour leur usage particulier ne soient pas assujettis à payer un abonnement de la même espèce.

On a dit souvent qu’au lieu de tous ces gros droits imposés sur la drêche, sur la bière et sur l’ale, on pourrait procurer un plus gros revenu à l’État par un droit bien plus léger imposé sur la drêche, attendu que les occasions de frauder sont bien plus aisées et plus fréquentes dans une brasserie que dans une fabrique de drêches, et attendu que ceux qui brassent pour leur usage particulier sont exempts de payer soit des droits, soit un abonnement pour les droits ; ce qui n’a pas lieu à l’égard de ceux qui font de la drêche pour leur usage particulier.

Dans la brasserie de porter à Londres, un quarter de drêche est ordinairement brassé en plus de deux barils et demi de porter, quelquefois en trois. Les différents impôts sur la drêche montent à 6 sch. par quarter[68] ; ceux sur la bière forte et l’ale à 8 sch. par baril[69]. Ainsi, dans une brasserie de porter, les différents impôts sur la drêche, la bière et l’ale vont de 26 à 30 sch. sur le produit d’un quarter de drêche. Dans les brasseries pour le débit ordinaire des provinces, un quarter de drêche n’est guère brassé en moins de deux barils de bière forte et un baril de petite bière ; souvent il l’est en deux barils et demi de bière forte. Les différents impôts sur la petite bière montent à 1 sch. 4 pence par baril[70]. Ainsi, dans les brasseries de province, les différents impôts sur la drêche, la bière et l’ale ne vont guère à moins de 23 sch. 4 den., et souvent ils vont à 26 sch. sur le produit d’un quarter de drêche. Par conséquent, en faisant une évaluation moyenne pour tout le royaume, le montant total des droits sur la drêche, la bière et l’ale ne peut être estimé à moins de 24 ou 25 sch. sur le produit d’un quarter de drêche. Or, en supprimant tous les différents droits sur la bière et sur l’ale, et en triplant la taxe sur la drêche, ou en la portant de 6 sch. à 18 sch. par quarter de drêche, on pourrait, à ce qu’on prétend, trouver, avec cette seule taxe, un plus gros revenu que celui qu’on retire à présent de toutes ces taxes plus fortes.

 L s.d.
En 1772, l’ancienne taxe[71] sur la drêche a produit722,023     1111
      la taxe additionnelle[72]356,77679 3/4
En 1773, l’ancienne taxe a produit561,62737 1/2
      la taxe additionnelle278,650153 3/4
En 1774, l’ancienne taxe a produit624,614175 3/4
      la taxe additionnelle310,74528 1/2
En 1775, l’ancienne taxe a produit657,35708 1/4
      la taxe additionnelle323,785
12
6 1/4
Quatre années3,835,580
12
0 1/4
Taux moyen de ces quatre années958,895
3
0 3/16
En 1772, l’accise des provinces1,243,12853
      les brasseries pour Londres408,26072 3/4
En 1773, l’accise des provinces1,245,80833
      les brasseries pour Londres405,4061710 1/2
En 1774, l’accise des provinces1,246,373145 1/2
      les brasseries pour Londres320,601180 1/4
En 1775, l’accise des provinces1,214,58361
      les brasseries pour Londres463,670
7
0 1/4
Quatre années6,547,832
19
2 1/4
Taux moyen de ces quatre années1,636,95849 1/2
A quoi ajoutant le taux moyen ci-dessus de la taxe sur la drêche, ou958,89530 3/17
Le total de ces différents impôts monte à2,595,853
7
9 11/16
Or, en triplant la taxe sur la drêche ou en la portant de 6 sch. à 18 sch. par quarter de drêche, ce seul impôt aurait produit2,876,68590 9/16
Somme qui excède la précédente de280,8321  2 14/16

À la vérité, dans l’ancienne taxe sur la drêche est compris un droit de 4 schellings sur le muid de cidre[73], et un autre de 10 sch. sur celui du mum[74]. En 1774, la taxe sur le cidre ne produisit que 3,083 livres 6 schellings 8 deniers ; vraisemblablement elle fut au-dessous du produit auquel elle monte habituellement, tous les différents droits sur le cidre ayant rendu moins qu’à l’ordinaire cette année-là. Le droit sur le muni, quoique beaucoup plus fort, est encore d’un moindre produit, à cause du peu de consommation qui se fait de cette boisson. Mais, pour balancer le montant ordinaire de ces deux taxes, quel qu’il puisse être, il y a aussi de compris dans ce qu’on appelle l’accise des provinces, 1° l’ancienne accise de 6 schellings 8 deniers sur le muid de cidre ; 2° une pareille taxe de 6 schellings 8 deniers sur le muid de verjus ; 3° une autre de 8 schellings 9 deniers sur le muid de vinaigre, et enfin une quatrième taxe de 11 pence sur le gallon d’hydromel[75]. Le produit de ces quatre différents impôts doit probablement faire plus que balancer le produit des droits imposés sur le cidre et sur le muni par ce qu’on appelle la taxe annuelle sur la drêche.

La drêche se consomme non-seulement pour la brasserie de la bière et de l’ale, mais encore pour la fabrication de ce qu’on appelle petits vins[76] et esprits[77]. Si l’impôt sur la drêche venait à être porté à 18 sch. par quarter, il paraîtrait nécessaire de faire quelque réduction sur les différents droits d’accise qui sont imposés sur ces différentes espèces particulières de petits vins et d’esprits dont la drêche compose un des éléments. Dans ce qu’on nomme esprit de drêche, elle ne fait pour l’ordinaire qu’un tiers des ingrédients, les deux autres tiers étant ou d’orge non fermentée, ou moitié orge et moitié froment. Dans les distilleries où se fait l’esprit de drêche, la facilité et la tentation de frauder les droits sont bien plus grandes l’une et l’autre que dans une brasserie ou bien dans une fabrique de drêche : la facilité, à cause du plus petit volume de la marchandise et de sa plus grande valeur, et la tentation, à cause des droits qui sont plus forts et qui montent à 3 schellings 10 deniers 2/3 par gallon d’esprit[78]. En augmentant les droits sur la drêche et en réduisant ceux sur la fabrication des liqueurs distillées, on diminuerait à la fois et la facilité, et la tentation de frauder ; ce qui pourrait encore donner lieu d’autant à une augmentation de revenu public.

Il y a déjà quelque temps que l’intention de la législature est de décourager la consommation des liqueurs spiritueuses, parce qu’on suppose qu’elles tendent à ruiner la santé du peuple et à corrompre ses mœurs. D’après cette politique, il ne faudrait pas que la réduction des impôts sur les distilleries fût assez forte pour causer une diminution dans le prix de ces liqueurs. Les liqueurs spiritueuses pourraient rester toujours aussi chères qu’elles l’aient jamais été, tandis qu’en même temps les boissons saines et fortifiantes, telles que la bière et l’ale, auraient considérablement baissé de prix. Ainsi, le peuple serait en partie soulagé de l’un des fardeaux dont il se plaint aujourd’hui le plus, tandis qu’en même temps le revenu public recevrait une augmentation considérable.

Les objections du docteur Davenant contre cette réforme du système actuel des droits d’accise ne paraissent pas fondées. Ces objections consistent à dire que l’impôt, au lieu de se répartir, comme à présent, avec assez d’égalité sur le profit du fabricant de drêche, sur celui du brasseur et sur celui du débitant, porterait en entier, pour ce qui doit atteindre le profit, sur celui du fabricant de drêche ; que le fabricant de drêche ne pourrait pas si aisément retirer le montant de l’impôt en élevant le prix de sa drêche, que le font le brasseur et le débitant en augmentant le prix de la boisson, et qu’un impôt aussi lourd sur la drêche pourrait faire diminuer le revenu et le profit des terres cultivées en orge.

Un impôt ne peut jamais réduire pour un temps considérable le taux du profit dans un commerce ou métier particulier, celui-ci devant toujours garder son niveau avec les autres commerces et métiers du canton. Les droits actuels sur la drêche, la bière et l’ale n’ont pas d’effet sur les profits de ceux qui trafiquent sur ces sortes de denrées, lesquels se remboursent tous de l’impôt, avec un profit additionnel, par l’élévation du prix de leur marchandise. À la vérité, un impôt pourrait rendre la marchandise sur laquelle il est établi tellement chère, qu’il en diminuerait la consommation. Mais la consommation de la drêche se fait en boissons et liqueurs composées avec cette denrée, et un impôt de 18 schellings par quarter de drêche ne pourrait guère rendre ces boissons plus chères que les différentes taxes d’à présent, montant à 24 ou 25 sch., ne peuvent le faire. Ces boissons, au contraire, tomberaient probablement à meilleur marché, et il a lieu de supposer que la consommation en augmenterait plutôt que de diminuer.

Il n’est pas très-aisé de comprendre pourquoi le fabricant de drêche trouverait plus de difficulté à se rembourser de 18 sch. par une élévation dans le prix de sa drêche, que n’en trouve à présent le brasseur à se rembourser de 24 ou 25, quelquefois de 30 sch., par l’accroissement du prix de sa boisson. Le fabricant de drêche, à la vérité, au lieu d’un droit de 6 sch., serait obligé d’en avancer un de 18 sch., sur chaque quarter de drêche ; mais le brasseur est obligé à présent d’avancer un droit de 24 ou 25, quelquefois de 30 sch. sur chaque quarter de drêche qu’il brasse en boisson. Il n’y aurait pas pour le fabricant de drêche plus d’incommodité à faire l’avance d’un impôt plus faible, qu’il n’y en a aujourd’hui pour le brasseur à faire l’avance d’un plus fort. Le fabricant n’est pas absolument tenu de garder dans ses greniers une provision de drêche qui attende plus longtemps le débit, que ne l’attend la provision de bière et d’ale dans les celliers du brasseur. Ainsi, le premier peut souvent avoir la rentrée de ses fonds aussi promptement que l’autre. Mais quelque inconvénient qu’il pût y avoir pour le fabricant de drêche à être obligé de faire l’avance d’un impôt plus lourd, il serait aisé d’y remédier en lui accordant quelques mois de plus de crédit que ce qu’on en accorde aujourd’hui communément au brasseur.

Il n’y a autre chose qu’une diminution dans la demande de l’orge, qui puisse diminuer la rente et le profit des terres ensemencées en cette nature de grain. Or, un changement de système qui réduirait de 24 ou 25 sch. à 18 sch. seulement les droits imposés sur un quarter de drêche brassé en bière ou en ale, serait dans le cas d’augmenter la demande plutôt que de la diminuer. D’ailleurs, il faut toujours que la rente et le profit des terres en orge soient à peu près égaux à ceux des autres terres également bien cultivées. S’ils étaient au-dessous, fi y aurait bientôt une partie des terres en orge qui serait consacrée à une autre culture ; et s’ils étaient plus forts, il y aurait bientôt plus de terre employée à produire de l’orge. Quand le prix ordinaire de quelque produit particulier de la terre est monté à ce qu’on peut appeler prix de monopole, un impôt sur cette production fait baisser nécessairement la rente et le profit de la terre où elle croît. Si l’on mettait un impôt sur le produit de ces vignobles précieux dont les vins sont trop loin de remplir la demande effective pour que leur prix ne monte pas toujours au-delà de la proportion naturelle du prix des productions des autres terres également fertiles et également bien cultivées, cet impôt aurait nécessairement l’effet de faire baisser la rente et le profit de ces vignobles. Le prix de ces vins étant déjà le plus haut qu’on puisse en retirer relativement à la quantité qui en est communément envoyée au marché, il ne pourrait pas s’élever davantage, à moins qu’on ne diminuât cette quantité. Or, on ne saurait diminuer cette quantité sans qu’il en résultât une perte encore plus forte, parce que la terre où ils croissent ne pourrait pas être remise en un autre genre de culture dont le produit fût de valeur égale ; ainsi, tout le poids de l’impôt porterait sur la rente et le profit du vignoble ; à vrai dire, il porterait sur la rente. Chaque fois qu’on a proposé d’établir un nouvel impôt sur le sucre, nos planteurs se sont toujours plaints que le poids de ces sortes d’impôts portait en entier sur le producteur et nullement sur le consommateur, celui-là n’ayant jamais trouvé moyen d’élever le prix de son sucre, après l’impôt, plus haut qu’il n’était auparavant. Le prix aurait donc été, avant l’impôt, à ce qu’il semble, un prix de monopole, et l’argument qu’on mettait en avant pour prouver que le sucre n’était pas un article propre à être imposé, était peut-être une bonne démonstration du contraire, les gains des monopoleurs, de quelque part qu’ils puissent venir, étant certainement l’objet le plus propre à supporter une imposition. Mais le prix ordinaire de l’orge n’a jamais été un prix de monopole ; la rente et le profit des terres en orge n’ont jamais été au-delà de leur proportion naturelle avec ceux des autres terres également fertiles et également bien cultivées. Les différents impôts qui ont été établis sur la drêche, la bière et l’ale, n’ont jamais fait baisser le prix de l’orge, n’ont jamais réduit la rente et le profit des terres en orge. Le prix de la drêche a monté certainement, pour le brasseur, à proportion des impôts mis sur cette denrée ; et ces impôts, ensemble les différents droits sur la bière et l’ale, ont constamment fait monter le prix de ces denrées pour le consommateur, ou bien, ce qui revient au même, ils en ont fait baisser la qualité. Le payement définitif de ces impôts est retombé constamment sur le consommateur et non sur le producteur.

Les seules personnes qui seraient dans le cas de souffrir du changement de système qu’on propose ici, ce sont celles qui brassent pour leur usage particulier. Mais l’exemption dont les classes supérieures du peuple jouissent aujourd’hui d’impôts très-lourds qui sont payés par l’ouvrier et l’artisan, est certainement la faveur la plus injuste et la plus contraire à l’égalité ; il faudrait la supprimer, même quand le changement proposé ne devrait jamais avoir lieu. C’est pourtant vraisemblablement l’intérêt de cette classe supérieure qui a empêché jusqu’à présent une réforme propre à amener à la fois de l’augmentation dans le revenu de l’État et du soulagement pour le peuple.

Outre ces sortes de droits, tels que ceux d’accise et de douane mentionnés ci-dessus, il y en a plusieurs autres qui influent sur le prix des marchandises d’une manière plus inégale et plus indirecte. De ce genre sont les droits qu’on nomme en France péages, qui étaient nommés droits de passage au temps des anciens Saxons, et qui semblent avoir été, dans l’origine, établis pour le même objet que nos droits de barrières, ou ceux perçus sur les canaux et les rivières navigables, en vue de pourvoir à l’entretien de la route ou de la navigation. La manière la plus convenable d’imposer ces droits, quand ils sont appliqués à leur véritable objet, est de taxer la marchandise d’après son volume ou son poids. Comme c’étaient, dans l’origine, des droits locaux et provinciaux destinés à des dépenses locales et provinciales, la régie en fut confiée le plus souvent à la ville, paroisse ou seigneurie particulière dans laquelle ils étaient perçus, ces communautés étant censées, d’une manière ou de l’autre, responsables du juste emploi des derniers. Le souverain, qui n’est tenu à aucune responsabilité, s’est emparé, dans plusieurs pays, de la régie de ces droits ; et quoiqu’il ait, la plupart du temps, extrêmement augmenté le droit, il a fort souvent négligé totalement d’en faire la juste application. Si jamais les droits qui se perçoivent aux barrières des grandes routes, en Angleterre, venaient à faire une des ressources du gouvernement, il ne faut que l’exemple de tant d’autres nations pour nous faire voir quelles en seraient vraisemblablement les conséquences. Ces sortes de droits sont, sans contredit, payés en définitive par le consommateur, mais le consommateur n’est pas imposé à proportion de la dépense qu’il fait au moment où il paie ; il n’est pas imposé d’après la valeur, mais d’après le poids ou le volume de la chose qu’il consomme. Lorsque de tels droits sont réglés, non sur le poids ou le volume des marchandises, mais sur leur valeur présumée, alors ils deviennent proprement une sorte de droit d’accise ou de droit de douane intérieure, qui entrave successivement la plus importante de toutes les branches de commerce, c’est-à-dire le commerce intérieur du pays.

Dans quelques petits États, il y a des droits semblables à ces droits de passage, imposés sur les marchandises qui traversent le territoire, par terre ou par eau, pour passer d’un pays étranger dans un autre. Ces droits se nomment, dans certains pays, droits de transit. Quelques-uns des petits États d’Italie, qui sont situés sur les bords du Pô et des rivières qui se jettent dans ce fleuve, tirent un revenu de droits de cette espèce. Ces droits sont supportés en entier par les étrangers, et ce sont peut-être les seuls droits qu’un État puisse imposer sur les sujets d’un autre, sans mettre aucune espèce d’entrave à l’industrie ou au commerce des siens. Le droit de transit le plus important qui existe dans le monde est celui que lève le roi de Danemark sur tous les vaisseaux marchands qui traversent le Sund[79].

Quoique ces sortes d’impôts sur les objets de luxe, tels que sont la plus grande partie des droits de douane et d’accise, portent indistinctement sur toutes les différentes espèces de revenu, et soient payés définitivement et sans répétition par le consommateur quelconque des marchandises sur lesquelles ils sont établis, cependant ces impôts ne portent pas d’une manière égale ou proportionnée sur le revenu de chaque individu. Comme c’est le caractère et le penchant naturel de chaque homme qui détermine le degré de consommation qu’il fait, chaque homme se trouve contribuer plutôt selon la nature de ses inclinations que selon son revenu. Le prodigue contribue au-delà de la juste proportion ; l’homme parcimonieux contribue en deçà de cette proportion ; pendant sa minorité, un homme doué d’une grande fortune contribue ordinairement de fort peu de chose, par sa consommation, au soutien de l’État, dont la protection est pour lui la source d’un gros revenu. Ceux qui résident en pays étranger ne contribuent en rien, par leur consommation, au soutien du gouvernement du pays dont ils tirent leur revenu. Si, dans ce dernier pays, il n’y avait pas d’impôt territorial ni aucun droit considérable sur les mutations des propriétés mobilières ou immobilières, comme cela est en Irlande, des personnes absentes pourraient ainsi jouir d’un gros revenu à la faveur de la protection d’un gouvernement aux besoins duquel elles ne contribueraient pas pour un sou. Cette inégalité sera vraisemblablement plus forte qu’ailleurs dans un pays dont le gouvernement est à quelques égards subordonné et dépendant du gouvernement d’un autre pays. Les personnes qui possèdent les propriétés les plus étendues dans le pays dépendant aimeront mieux, en pareil cas, choisir leur résidence dans le pays qui gouverne. L’Irlande est précisément dans cette situation, et ainsi il ne faut pas nous étonner si la proposition de mettre un impôt sur les absents est, dans ce pays, si favorablement accueillie par l’opinion publique. Il serait peut-être assez difficile de constater quelle sorte ou quel degré d’absence devrait mettre un homme dans le cas d’être imposé comme absent, ou bien à quelle époque précise l’impôt serait réputé commencer ou cesser. Néanmoins, si vous en exceptez cette situation tout à fait particulière, toute espèce d’inégalité dans la contribution individuelle des particuliers qui peut naître de ces sortes d’impôts se trouve plus que compensée par la circonstance même qui est la source de ces inégalités : la circonstance que la contribution de chaque individu est absolument volontaire, cet individu étant parfaitement le maître de consommer ou de ne pas consommer la marchandise sujette à l’impôt. Aussi, quand ces sortes d’impôts sont assis d’une manière convenable, et qu’ils ne portent que sur des marchandises propres à être imposées, ils sont partout payés avec moins de murmure que tout autre. Quand ils sont avancés par le marchand ou le manufacturier, alors le consommateur qui les paie en définitive vient bientôt à les confondre avec le prix même de la marchandise, et à ne s’apercevoir presque pas qu’il paie l’impôt.

Ces sortes d’impôts sont ou peuvent être parfaitement exempts de toute incertitude, c’est-à-dire qu’ils peuvent être assis de manière à ne laisser aucun doute, ni sur ce qu’il y a à payer, ni sur le moment où il faut payer, ni sur la quotité ni sur l’époque du payement. Quelles que soient les incertitudes qui puissent se présenter quelquefois, ou dans les droits de douane de la Grande-Bretagne, ou dans les autres droits de même espèce établis dans d’autres pays, elles ne proviennent nullement de la nature de ces impôts, mais d’un défaut d’exactitude ou de précision dans les termes de la loi qui les a établis.

Les impôts sur les objets de luxe se payent en général, et peuvent toujours se payer petit à petit, ou bien au fur et à mesure que le contribuable a besoin d’acheter les objets sur lesquels ces impôts sont établis. Ils sont, ou au moins ils peuvent être les plus commodes de tous les impôts pour l’époque et pour le mode de payement. Ainsi, en résumé, ces sortes d’impôts sont peut-être aussi conformes que tout autre aux trois premières des quatre règles générales qui concernent les impositions. Ils choquent, sous tous les rapports, la quatrième de ces règles.

À proportion de la somme que ces sortes d’impôts font entrer dans le Trésor public de l’État, ils prennent plus d’argent au peuple ou lui en tiennent plus longtemps hors des mains, que ne fait presque toute autre espèce d’impôt. Ils produisent ce mauvais effet, à ce qu’il semble, de toutes les quatre manières différentes dont il soit possible de le produire.

Premièrement, la perception de ces sortes d’impôts, même quand ils sont établis de la manière la plus judicieuse, exige un grand nombre de bureaux de douane et d’officiers d’accise, dont les salaires et les rétributions casuelles établissent sur le peuple un véritable impôt qui ne rapporte rien au Trésor de l’État. Cependant il faut avouer que cette dépense est, en Angleterre, plus modérée que dans la plupart des autres pays. Dans l’année qui a fini au 5 juillet 1775, le produit total ou brut des différents droits qui sont sous la régie des commissaires de l’accise, en Angleterre, s’est monté à une somme de 5,507,300 liv. 18 sch. 8 d. 1/4, dont la perception ne coûta guère plus de 5 et demi pour 100. Il faut cependant déduire de ce produit total ce qui a été payé en primes et en restitutions de droits sur l’exportation des marchandises sujettes à l’accise ; ce qui abaissera le produit net au-dessous de 5 millions[80]. La perception du droit sur le sel, qui est aussi un droit d’accise, mais qui est sous une régie différente, est beaucoup plus dispendieuse. Le revenu net des douanes ne monte pas à 2 millions et demi, dont la perception coûte plus de 10 pour 100 en salaires d’employés et autres accessoires[81]. Mais les rétributions casuelles des employés des douanes sont partout beaucoup plus fortes que leurs salaires ; dans certains ports, elles sont plus du double ou du triple de ces salaires. Ainsi, si les salaires des employés et autres dépenses à accessoires montent à plus de 10 pour 100 sur le revenu net des douanes, la totalité des frais de perception, tant en salaires qu’en casuel, peut bien aller à plus de 20 ou 30 pour 100. Les employés de l’accise ne reçoivent que peu ou point de rétributions casuelles, et l’administration de cette branche du revenu public étant, comme établissement, d’une date plus récente, est en général moins entachée de corruption que celle des douanes, dans laquelle le temps a introduit et comme autorisé une foule d’abus. On croit qu’en reportant sur la drêche tout le revenu qui se perçoit à présent par les différents droits sur la drêche et les liqueurs et boissons de drêche, il y aurait à faire, sur les frais annuels de l’accise, une économie de 50,000 livres. On ferait encore vraisemblablement une beaucoup plus grande économie dans les frais annuels des douanes, en bornant les droits de douane à un petit nombre d’espèces de marchandises, et en faisant la perception de ces droits suivant les lois de l’accise.

Secondement, ces sortes d’impôts occasionnent nécessairement quelques entraves ou quelques découragements dans certaines branches d’industrie. Comme ils font toujours hausser le prix de la marchandise imposée, ils en découragent d’autant la consommation et, par conséquent, la production. Si c’est une marchandise du sol ou des fabriques du pays, il en arrivera que moins de travail sera employé à la faire croître ou à la produire. Si c’est une marchandise étrangère dont l’impôt augmente ainsi le prix, les marchandises de même sorte qui se font dans le pays pourront, à la vérité, gagner par là quelque avantage sur le marché intérieur, et il pourra se faire qu’à l’aide de ce moyen une plus grande quantité de l’industrie nationale se tourne vers la fabrication de cette marchandise. Mais si cette élévation de prix sur une marchandise étrangère peut encourager l’industrie nationale dans une branche particulière, il décourage nécessairement cette industrie dans presque toute autre branche. Plus le manufacturier de Birmingham achètera cher son vin étranger, plus alors cette partie de ses quincailleries avec lesquelles, ou ce qui revient au même, avec le prix desquelles il l’achète, sera nécessairement vendue à bon marché. Par conséquent, cette partie de ses quincailleries se trouvera être pour lui d’une moindre valeur, et il sera d’autant moins encouragé à la fabriquer. Plus les consommateurs d’un pays payent cher le produit surabondant d’un autre, plus ils vendent nécessairement à bas prix cette partie de leur propre produit surabondant avec lequel, ou ce qui est la même chose, avec le prix duquel ils l’achètent. Cette partie de leur produit surabondant devient alors pour eux d’une moindre valeur, et ils sont moins encouragés à en augmenter la quantité. Par conséquent, tout impôt sur les choses de consommation tend à réduire, au-dessous de ce qu’elle serait sans cela, la quantité de travail productif employée soit à préparer la marchandise imposée, c’est une marchandise du produit du pays, soit à préparer celles avec lesquelles elle est achetée, si c’est une marchandise étrangère. De plus, ces impôts dérangent toujours plus ou moins la direction naturelle de l’industrie nationale, et la forcent à prendre une direction toujours différente et, en général, moins avantageuse que celle qu’elle aurait suivie d’elle-même.

Troisièmement, l’espoir d’échapper par les fraudes et les contrebandes à ces sortes d’impôts donne fréquemment lieu à des confiscations, à des amendes et à d’autres peines qui ruinent totalement le délinquant, homme sans contredit extrêmement blâmable d’enfreindre les lois de son pays, mais qui néanmoins se trouve être fort souvent une personne incapable de violer celles de la justice naturelle, et née pour faire, à tous égards, un excellent citoyen, si les lois de son pays ne se fussent avisées de rendre criminelles des actions qui n’ont jamais reçu de la nature un tel caractère. Dans ces gouvernements corrompus, qui donnent lieu tout au moins de soupçonner de grandes profusions et d’énormes abus dans l’application du revenu public, les lois établies pour protéger ce revenu sont très-peu respectées. Il n’y a pas beaucoup de gens qui se fassent conscience de frauder les droits quand ils trouvent une occasion sûre et facile de le faire sans se parjurer. Témoigner quelque scrupule d’acheter des marchandises de contrebande (ce qui est pourtant évidemment encourager la violation des droits de l’impôt et le parjure que cette violation entraîne toujours avec elle) serait regardé, dans presque tous les Pays, comme un de ces traits de pédantisme et d’hypocrisie qui, bien loin de faire un bon effet sur l’esprit de personne, ne servent qu’à donner une opinion plus désavantageuse de la probité de celui qui affecte un tel rigorisme de morale. Cette indulgence du public encourage le contrebandier à continuer un métier dans lequel on l’accoutume à ne voir, en quelque sorte, qu’une innocente industrie, et quand il a se trouve près d’être atteint par les rigoureuses lois de l’impôt, il est le plus souvent disposé à défendre par la force ce qu’il a pris l’habitude de considérer comme sa propriété. Après avoir débuté par être souvent plutôt imprudent que criminel, il finit presque toujours par devenir un des plus audacieux et des plus déterminés violateurs de lois de la société. Par la ruine du contrebandier, son capital, qui avait servi auparavant à entretenir du travail productif, se trouve absorbé ou dans le revenu de l’État, ou dans celui d’un officier du fisc, et sert ainsi à entretenir du travail non productif au détriment de la masse des capitaux de la société, ainsi que de l’industrie utile qu’un tel capital aurait pu mettre en activité.

Quatrièmement, ces sortes d’impôts, en assujettissant les citoyens, ou au moins ceux qui, par métier, tiennent les marchandises imposées à des visites fréquentes et à des recherches toujours odieuses de la part des percepteurs de l’impôt, exposent de temps en temps ces citoyens à quelques vexations, et toujours pour le moins à beaucoup d’embarras et d’importunités. Et si ces importunités, comme on l’a déjà dit, ne sont pas, rigoureusement parlant, une dépense, elles sont du moins équivalentes à la somme que chacun donnerait volontiers pour s’en exempter. Les lois de l’accise, quoiqu’elles aillent plus sûrement au but pour lequel elles ont été faites, sont, sous ce rapport, plus vexatoires que celles des douanes. Quand un marchand a importé des marchandises sujettes à quelques droits de douanes, qu’il a payé ces droits et serré ses marchandises dans son magasin, il n’est plus assujetti, la plupart du temps, à essuyer de nouveaux embarras ni aucune importunité de la part de l’officier de la douane. Il n’en est pas ainsi des marchandises sujettes aux droits d’accise. Les officiers de l’accise, avec leurs visites et leurs recherches continuelles, ne laissent pas au marchand ou fabricant un moment de repos. Les droits d’accise sont, pour cette raison, plus mal vus du peuple que les droits de douane, et il en est de même des officiers qui en font la perception. Quoiqu’en général ces officiers s’acquittent peut-être en tout point de leur devoir aussi bien que ceux des douanes, cependant, comme ce devoir les oblige à être fort souvent importuns à certains de leurs voisins, ils en contractent pour l’ordinaire, à ce qu’on croit, une sorte de rudesse de caractère moins commune parmi les autres. Toutefois, il se peut très-bien que cette observation ne soit qu’une pure suggestion de la part des marchands et fabricants prévaricateurs, dont la vigilance de ces officiers prévient ou découvre, souvent les fraudes.

Néanmoins, les inconvénients qui sont peut-être, jusqu’à un certain point, inséparables des impôts sur les consommations, sont pour le peuple d’Angleterre aussi légers et aussi peu sensibles qu’ils puissent l’être en tout pays où les besoins du gouvernement seront à peu près aussi exigeants. Notre régime n’est pas parfait et il serait susceptible d’amendement ; mais il est aussi bon ou meilleur même que celui de la plupart de nos voisins.

Par suite de l’opinion que les droits sur les marchandises de consommation étaient des impôts mis sur le profit des marchands, ces droits, dans certains pays, ont été répétés sur chaque vente successive de la marchandise. Si le profit du marchand importateur ou du marchand fabricant subissait un impôt, l’égalité semblait exiger que le profit de l’acheteur intermédiaire qui intervenait entre l’un ou l’autre de ceux-là et le consommateur, fût pareillement imposé. C’est sur ce principe que paraît avoir été établi le fameux alcavala d’Espagne. Ce fut d’abord un impôt de 10 pour 100, ensuite de 14 pour 100 ; il est à présent seulement de 6 pour 100 sur la vente de toute espèce de propriété mobilière ou immobilière, et il est répété chaque fois que la propriété est vendue[82]. La perception de cet impôt exige une multitude d’agents qui puissent suffire à empêcher le transport d’une marchandise, nonseulement d’une province à l’autre, mais même d’une boutique à une autre. Il assujettit non-seulement ceux qui trafiquent sur certaines espèces de marchandises, mais encore ceux qui trafiquent sur quelque espèce que ce soit, tous les fermiers, tous les fabricants, tous les commerçants et les marchands en boutique, aux visites et recherches continuelles des percepteurs de l’impôt. Dans un pays où un pareil impôt est établi, on ne peut presque nulle part rien produire ni faire pour être vendu au loin. Il faut, dans toute l’étendue du pays, que le produit local se proportionne dans chaque endroit particulier à la consommation du lieu seulement. Aussi est-ce à l’alcavala que don Ustaritz impute la ruine des manufactures en Espagne. Il aurait pu aussi lui imputer de même le dépérissement de l’agriculture, car ce droit frappe non-seulement les articles de manufacture, mais encore le produit brut de la terre.

Dans le royaume de Naples, il y a un impôt de même nature de 3 pour 100 sur la valeur de toutes les conventions et, par conséquent, sur toutes les ventes. Il est moins lourd que celui d’Espagne ; et puis la plupart des villes et paroisses ont la faculté de payer un abonnement pour tenir lieu de cet impôt. Elles perçoivent cet abonnement dans la forme qui leur convient le mieux et en général de manière à ne donner aucune interruption au commerce intérieur du lieu. Ainsi l’impôt de Naples n’est pas, à beaucoup près, aussi ruineux que celui d’Espagne.

Le système uniforme d’imposition qui, a quelques légères exceptions près, existe dans toutes les différentes parties des royaumes unis de la Grande-Bretagne, laisse une liberté presque entière au commerce intérieur du pays, à celui qui se fait dans l’intérieur des terres, comme à celui qui se fait par les côtes. Le commerce intérieur par terre jouit d’une liberté presque parfaite, et la majeure partie des marchandises peuvent être transportées d’un bout du royaume à l’autre sans qu’il soit besoin d’aucun congé ou laissez-passer, et sans qu’on ait à essuyer aucune question, aucune visite ou recherche de la part des agents de l’impôt. Il y a un petit nombre d’exceptions, mais elles ne sont pas de nature à causer la moindre interruption à aucune des branches importantes du commerce qui se fait par terre dans l’intérieur du pays. À la vérité, pour les marchandises qui sont transportées par mer le long des côtes, on exige des certificats ou des acquits. Cependant, si l’on en excepte le charbon de terre, presque tout le reste est franc de droits. Cette liberté du commerce intérieur, qui est l’effet de l’uniformité du système d’imposition, est peut-être une des causes principales de la prospérité de la Grande-Bretagne, tout pays vaste étant nécessairement. le marché le plus étendu et le plus avantageux pour la majeure partie des productions de l’industrie nationale. Si l’on pouvait, par une suite de cette uniformité de système, étendre la même liberté de commerce à l’Irlande et aux colonies, il est probable qu’on verrait encore augmenter à la fois la grandeur générale de l’empire et la prospérité de chacune de ses parties.

En France, la diversité des lois fiscales établies dans les différentes provinces exige une foule d’employés pour border, non-seulement les frontières du royaume, mais celles de presque chaque province particulière, soit afin d’empêcher l’importation de certaines marchandises, soit afin de les soumettre au payement de certains droits ; ce qui ne met pas peu d’obstacles au commerce intérieur du pays. Quelques provinces ont eu la faculté de s’abonner pour la gabelle ou impôt sur le sel ; d’autres en sont totalement exemptes. Quelques provinces sont affranchies de la vente exclusive du tabac dont jouissent les fermiers-généraux dans la plus grande partie du royaume. Les aides, qui répondent à l’accise d’Angleterre, sont très-différentes dans les différentes provinces. Quelques provinces en sont exemptes et payent un abonnement ou équivalent. Dans les provinces d’aides, où ces droits sont en ferme, il y a une quantité de droits locaux qui ne s’étendent pas au-delà d’une ville ou d’un district particulier. Les traites, qui répondent à nos droits de douane, divisent le royaume en trois grandes parties : la première comprend les provinces sujettes au tarif de 1664, qui sont appelées provinces des cinq grosses fermes, et dans lesquelles sont comprises la Picardie, la Normandie et la plupart des provinces de l’intérieur du royaume ; la deuxième comprend les provinces sujettes au tarif de 1667, qui sont appelées provinces réputées étrangères, et renferme la plus grande partie des provinces frontières ; la troisième comprend les provinces traitées à l’égal de l’étranger, ou qui, parce qu’on leur laisse liberté de commerce avec les pays étrangers, sont assujetties, dans leur commerce avec les autres provinces de France, à tous les droits que payent les pays étrangers. Ces provinces sont l’Alsace, les trois évêchés de Metz, Toul et Verdun, et les trois villes de Dunkerque, Bayonne et Marseille. Dans les provinces dites des cinq grosses fermes (ainsi appelées à cause d’une ancienne division des droits de traites en cinq grandes branches dont chacune formait originairement une ferme particulière, et qui sont actuellement réunies en une seule), ainsi que dans les provinces dites réputées étrangères, il y a une quantité de droits locaux qui ne s’étendent pas au-delà d’une ville et d’un district particulier. Il y en a quelques-uns de ce genre, même dans les provinces dites traitées à l’égal de l’étranger, particulièrement dans la ville de Marseille. Il n’est pas besoin de faire remarquer jusqu’à quel point et les entraves du commerce intérieur du pays, et le nombre des employés, doivent être multipliés pour garder les frontières de ces différentes provinces et districts sujets à des systèmes d’imposition aussi variés.

Outre les entraves générales qui naissent de cette complication dans le système des lois fiscales, le commerce des vins, la production peut-être la plus importante de la France, après le blé, est assujetti, dans la plupart des provinces, à des entraves particulières provenant de la faveur accordée aux vignes de certaines provinces et cantons particuliers de préférence à celles des autres pays. On trouvera, je crois, que les provinces dans lesquelles ce genre de commerce est le moins chargé d’entraves sont celles qui ont le plus de célébrité pour leurs vins. Le marché plus étendu dont jouissent ces provinces encourage la bonne administration pour la culture des vignes et pour la préparation ultérieure des vins.

Un système aussi bigarré et aussi compliqué dans les lois de l’impôt n’est pas une chose particulière à la France[83]. Le petit duché de Milan est divisé en six provinces, dans chacune desquelles il y a un système différent d’imposition à l’égard de plusieurs espèces différentes d’objets de consommation. Le territoire encore plus petit du duché de Parme est divisé en trois ou quatre sections, dont chacune a de même son système particulier d’imposition. Avec une administration aussi absurde, il faut tout l’avantage du climat et toute la fertilité du sol pour empêcher ces pays de retomber bientôt au dernier état de misère et de barbarie.

Les impôts sur les consommations peuvent se percevoir par une régie dont les administrateurs sont nommés par le gouvernement et sont immédiatement responsables envers lui ; dans ce cas, le revenu est variable d’une année à l’autre, selon les variations qui surviennent dans le produit de l’impôt ; ou bien ces impôts peuvent être affermés moyennant un prix fixe annuel, le fermier ayant la liberté de nommer ses employés, lesquels, bien qu’obligés de percevoir l’impôt selon les formes prescrites par la loi, sont néanmoins sous son inspection immédiate et sont immédiatement responsables envers lui.

La manière la plus avantageuse et la plus économique de percevoir un impôt ne peut jamais être de l’affermer. Outre ce qui est nécessaire pour payer le prix du bail, les salaires des employés et tous les frais d’administration, il faut toujours que le fermier retire encore du produit de l’impôt un certain profit tout au moins proportionné aux avances qu’il fait, aux risques qu’il court, à la peine qu’il se donne, ainsi qu’aux connaissances et à l’habileté qu’exige la conduite d’une affaire aussi fortement compliquée et d’un si grand intérêt. Le gouvernement, en établissant immédiatement et sous sa propre inspection une régie de la même espèce que celle qu’établit le fermier, pourrait au moins économiser ce profit qui est presque toujours exorbitant. Pour prendre à ferme une branche considérable du revenu public, il faut un grand capital et un grand crédit, circonstances qui seules seraient suffisantes pour restreindre la concurrence des entrepreneurs à un extrêmement petit nombre de personnes. Dans le petit nombre de personnes qui ont ce capital et ce crédit, un bien plus petit nombre encore a les connaissances et l’expérience nécessaires, autre circonstance qui resserre davantage la concurrence. Ce nombre si petit de personnes entre lesquelles est ainsi limitée la concurrence, trouve qu’il est bien plus de leur intérêt de se concerter ensemble, d’être coassociés au lieu d’être rivaux, et quand la ferme est mise aux enchères, de ne faire d’offres que fort au-dessous de la valeur réelle du bail. Dans les pays où les revenus de l’État sont affermés, les fermiers sont, en général, les hommes les plus opulents ; leurs richesses seules suffiraient pour exciter l’indignation publique, et la sotte vanité qui accompagne presque toujours ces fortunes subites, la ridicule ostentation avec laquelle ils étalent pour l’ordinaire leur opulence, allument encore davantage cette indignation.

Le fermier du revenu public ne trouve jamais trop de rigueur dans les lois destinées à punir toute tentative faite pour échapper au payement de l’impôt. Il n’a pas d’entrailles pour des contribuables qui ne sont pas ses sujets, et qui pourraient tous faire banqueroute le lendemain de l’expiration du bail, sans que son intérêt en souffrît le moins du monde. Dans les moments où l’État a les plus grands besoins, et où néces­sairement le souverain est le plus jaloux que ses revenus soient payés avec exacti­tude, alors le fermier ne manque pas de crier qu’à moins de quelques lois plus rigoureuses que celles en vigueur, il lui sera impossible de payer même le prix ordinaire du bail. Dans ces instants de détresse publique, il n’y a guère moyen de disputer sur ce qu’il demande. En conséquence, les lois de l’impôt deviennent de plus en plus cruelles. C’est dans les pays où la plus grande partie du revenu public est en ferme qu’on trouvera toujours les lois fiscales les plus dures et les plus sanguinaires. Au contraire, les plus douces sont dans les pays où le revenu de l’État est perçu sous l’inspection immédiate du souverain. Un mauvais prince même sentira pour son peuple plus de compassion qu’on n’en peut jamais attendre des fermiers du revenu. Il sait bien que la grandeur permanente de sa famille est fondée sur la prospérité du peuple, et jamais il ne voudra sciemment, pour son intérêt personnel du moment, anéantir les sources de cette prospérité. Il n’en est pas de même des fermiers de son revenu ; c’est sur la ruine du peuple, et non pas sur sa prospérité, qu’ils trouveront le plus souvent à fonder leur fortune.

Quelquefois non-seulement l’impôt est affermé pour un prix fixe annuel, mais encore le fermier a de plus le monopole de la marchandise imposée. En France, les impôts sur le sel et sur le tabac sont levés de cette manière. En pareil cas, le fermier lève sur le peuple deux énormes profits au lieu d’un, le profit de fermier et le profit, encore bien plus exorbitant, de monopoleur. Le tabac étant un objet de luxe, on laisse chacun maître d’en acheter ou de n’en pas acheter, comme il lui plaît. Mais le sel étant un objet de nécessité, on oblige chacun d’en acheter du fermier une certaine quantité, parce que s’il n’achetait pas du fermier cette quantité, il serait présumé l’acheter de quelque contrebandier. Les droits sur l’une et l’autre de ces denrées sont excessifs. En conséquence, la tentation de frauder est irrésistible pour une foule de gens, tandis qu’en même temps la rigueur de la loi et la vigilance des employés font de cette tenta­tion la cause d’une ruine presque inévitable. La contrebande sur le sel et sur le tabac envoie chaque année aux galères plusieurs centaines de personnes, outre un nombre considérable qu’elle conduit au gibet. Ces impôts, levés de cette manière, rapportent au gouvernement un très-gros revenu. En 1767, la ferme du tabac fut affermée pour 22,541,278 livres tournois par an, celle du sel pour 36,492,404 livres tournois. Le bail pour l’un comme pour l’autre objet devait commencer en 1768 et durer six années. Ceux qui comptent pour rien le sang du peuple en comparaison du revenu du prince peuvent approuver peut-être cette méthode de lever l’impôt. Dans plusieurs autres pays, il a été établi sur le sel et sur le tabac des impôts et des monopoles semblables, particulièrement dans les domaines du roi de Prusse, dans ceux de l’Autriche et dans la plupart des États d’Italie.

En France, la plus grande partie du revenu actuel de la couronne provient de huit sources différentes : la taille, la capitation, les deux vingtièmes, les gabelles, les aides, les traites, le domaine et la ferme du tabac. Les cinq derniers objets sont affer­més dans la plupart des provinces. Les trois premiers sont perçus dans tout le royaume par une administration qui est sous la direction et l’inspection immédiate du gouvernement, et il est généralement reconnu qu’en proportion de l’argent que ces trois impôts lèvent sur le peuple, ils en font entrer dans le trésor du prince plus que ne font les cinq autres, dont l’administration est beaucoup plus chère et plus ruineuse.

Dans leur état actuel, les finances de France sont susceptibles de trois réformes très-simples et très-évidentes. Premièrement, en supprimant la taille et la capitation, et en augmentant le nombre des vingtièmes, de manière à ce qu’ils produisent un revenu additionnel égal au montant de ces autres impôts, on conserverait à la couronne tout son revenu ; on pourrait diminuer de beaucoup les frais de perception ; on épargnerait aux classes inférieures du peuple toutes les vexations que lui causent la taille et la capitation, et les classes supérieures pourraient n’être pas plus foulées qu’elles ne le sont aujourd’hui, pour la plus grande partie. Le vingtième, comme je l’ai déjà observé, est un impôt, à très-peu de chose près, de même nature que ce qu’on appelle la taxe foncière en Angleterre. Le fardeau de la taille, comme tout le monde en convient, retombe, en définitive, sur le propriétaire de la terre ; et comme la plus grande partie de la capitation est assise sur ceux qui sont sujets à la taille, à tant par livre de ce dernier impôt, le payement définitif de la majeure partie de celui-là doit pareillement retomber sur le propriétaire. Ainsi, quand on augmenterait le nombre des vingtièmes de manière à leur faire produire un revenu additionnel égal au montant de ces deux autres impôts, les classes supérieures pourraient n’être pas plus foulées qu’elles ne le sont aujourd’hui. Beaucoup de particuliers seraient, sans contredit, plus chargés qu’ils ne le sont, à cause des extrêmes inégalités avec lesquelles la taille est assise, pour l’ordi­naire, sur les terres et les fermiers des différents propriétaires. L’intérêt personnel des sujets qui sont ainsi traités avec faveur, et l’opposition qu’ils ne manqueront pas de susciter, sont les premiers et les plus puissants obstacles que rencontrerait une telle réforme ou toute autre du même genre. Secondement, en soumettant à un régime uniforme, dans toutes les différentes parties du royaume, la gabelle, les aides, les impôts sur le tabac, tous les différents droits de traites et d’accise, ces impôts pourraient être levés à beaucoup moins de frais, et le commerce intérieur du royaume pourrait devenir aussi libre que celui de l’Angleterre. Troisièmement enfin, en mettant tous les impôts sous une régie soumise à la direction et à l’inspection immédiate du gouvernement, les profits énormes des fermiers généraux pourraient bien être ajoutés aux revenus de l’État. Il y a à parier que l’opposition résultant de l’intérêt individuel de quelques particuliers ne réussira pas moins à empêcher ces deux projets de réforme que le premier.

Le système d’imposition établi en France paraît inférieur, à tous égards, à celui de la Grande-Bretagne. Dans la Grande-Bretagne, on lève annuellement 10 millions sterling[84] sur une population de moins de 8 millions de têtes, sans qu’on puisse dire qu’il y ait quelque classe particulière qui soit sous l’oppression. D’après les recherches de l’abbé d’Expilly et les observations de l’auteur de l’Essai sur la législation et le commerce des grains, il paraît vraisemblable que la France, y compris les provinces de Lorraine et de Bar, renferme environ 23 ou 24 millions d’habitants, trois fois peut-être autant qu’en contient la Grande-Bretagne. Le sol et le climat de France sont meilleurs que ceux de la Grande-Bretagne. Les progrès de la culture et de l’industrie y datent d’une époque beaucoup plus reculée, et la France est, par cette raison, mieux approvisionnée de toutes ces choses qui exigent un long temps pour être produites et accumulées, telles que les grandes villes et des maisons commodes et bien bâties, tant à la ville que dans les campagnes. En songeant à tous ces avantages, on aurait lieu de s’attendre qu’un revenu de 30 millions sterling, pour le soutien de l’État, pourrait être levé en France avec aussi peu de difficultés qu’un revenu de 10 millions l’est dans la Grande-Bretagne. Cependant, la totalité du revenu entrant dans le Trésor public de France, à l’époque de 1765 et 1766, d’après les meilleurs renseignements que j’ai pu me procurer (quoique j’avoue qu’ils sont encore très-imparfaits), varie pour l’ordinaire entre 308 et 325 millions de livres tournois, c’est-à-dire qu’elle n’allait pas à 15 millions sterling, pas à la moitié de ce qu’on aurait dû espérer si, relativement à la population, le peuple eût contribué dans la même proportion que le peuple de la Grande-Bretagne. C’est pourtant une chose généralement reconnue, qu’en France le peuple souffre infiniment plus d’oppression par les impôts que celui de la Grande-Bretagne. Néanmoins, après la Grande-Bretagne, la France est certainement, de tous les grands empires de l’Europe, celui qui jouit du gouvernement le plus doux et le plus modéré.

On dit qu’en Hollande les impôts très-lourds sur les choses de première nécessité ont ruiné les principales manufactures, et menacent peu à peu d’un semblable dépérissement jusqu’aux pêcheries et au commerce de la construction des vaisseaux. Les impôts sur les choses de nécessité sont peu importants dans la Grande-Bretagne, et jusqu’à présent ils n’ont amené la destruction d’aucun genre de manufacture ; les impôts qui pèsent de la manière la plus fâcheuse sur les manufactures en Angleterre, ce sont quelques droits sur l’importation de matières premières non ouvrées, particulièrement sur les soies écrues. En Hollande, toutefois, le revenu des États-Généraux et des villes se monte, à ce qu’on dit, à plus de 5,250,000 liv. sterling ; et comme on ne peut guère supposer que la population des Provinces-Unies aille à plus d’un tiers de celle de la Grande-Bretagne, il faut que, proportion gardée, les habitants de ces provinces soient beaucoup plus fortement imposés.

Après que tous les objets propres à supporter une imposition ont été épuisés, si les besoins de l’État viennent encore à exiger de nouveaux impôts, il faut bien les établir sur des objets qu’il ne serait pas convenable d’imposer. Ainsi, ces impôts sur les choses de première nécessité ne sont pas un motif d’attaquer la sagesse de cette république, qui, pour conquérir et maintenir son indépendance, s’est vue, malgré son extrême économie, entraînée dans des guerres dispendieuses et réduite à contracter des dettes immenses. Les seuls pays de la Hollande et de la Zélande exigent, en outre, une dépense considérable pour conserver leur existence, c’est-à-dire pour se préserver d’être engloutis par la mer ; ce qui doit avoir contribué à augmenter extrêmement la masse des impôts dans ces deux provinces. La forme républicaine du gouvernement semble être la principale base de la grandeur actuelle de la Hollande. Les propriétaires de grands capitaux, les grandes familles commerçantes ont, en général, dans l’administration de ce gouvernement, ou une part directe, ou une influence indirecte. C’est en considération de l’autorité et de l’importance que cette situation leur procure, qu’ils se décident à vivre dans un pays où leur capital leur rendra moins de profits s’ils ne l’emploient eux-mêmes, et moins d’intérêts s’ils le prêtent à d’autres, et dans lequel le revenu extrêmement modique qu’ils peuvent retirer de ce capital achètera encore bien moins de choses utiles et commodes, qu’il n’en aurait acheté dans tout autre coin de l’Europe. En dépit de tous les désavantages du pays, la résidence de toutes ces personnes opulentes y tient toujours nécessairement en activité un certain degré d’industrie. Toute calamité publique qui détruirait la forme républicaine du gouvernement, qui ferait tomber toute l’administration entre les mains de nobles et de militaires, qui anéantirait entièrement l’importance de ces riches commerçants, leur rendrait bientôt leur existence désagréable dans un pays où ils ne pourraient plus guère espérer une grande considération. Ils transporteraient aussitôt leur séjour ainsi que leurs capitaux dans quelque autre pays, et alors l’industrie et le commerce de la Hollande ne tarderaient pas à suivre les capitaux auxquels ils doivent leur activité[85].


  1. Voyez Mémoire concernant les droits et impositions en Europe, tome Ier, page 73. Cet ouvrage est une compilation faite par ordre de la cour pour servir à une commission créée, il y a quelques années, à l’effet de rechercher les moyens convenables de réformer les finances de France. L’état des impôts de la France, qui remplit trois volumes in-4o, peut être regardé comme parfaitement authentique ; celui des impositions des autres nations de l’Europe a été compilé d’après les informations qu’ont pu se procurer les ministres français auprès des différentes cours ; il est beaucoup plus court, et probablement il n’est pas tout à fait aussi exact que celui des impôts de la France. (Note de l’auteur.)
  2. Il existe dans nos finances quelques parties de revenu qui ont le caractère de revenu territorial. Tel est le produit des mines, qui est d’environ 180,000 fr. ; celui des salines de l’Est, dont la ferme annuelle est de 2,400 fr. ; quelques propriétés de Pondichéry, dont le gouvernement retire, année commune, 1,000 fr. ; et enfin les forêts de l’État, dont le produit brut annuel est de 18 millions et demi, qui peuvent être regardés comme autant de revenus fonciers. Des motifs d’intérêt public exigent que ces diverses propriétés restent entre les mains du gouvernement. Il faut, poulies grandes constructions et principalement pour celles de la marine, des bois conservés sur pied pendant plus d’un siècle, temps indispensable pour leur faire acquérir le volume, l’élévation et la solidité nécessaires ; mais il est difficile que des particuliers puissent se soumettre à une aussi longue privation de revenu. À cela près de quelques cas d’exception qui sont rares, la propriété foncière n’est jamais plus profitable au pays que lorsqu’elle est placée sous la direction de l’intérêt privé.
    Il y a en France une quantité assez considérable de terres qui sont réputées propriétés communales et qu’on a tenté plusieurs fois, sans succès, de convertir en propriétés individuelles, faute d’avoir su vaincre la résistance opposée par quelques intérêts locaux.
    Ces terres, qui composent plusieurs millions d’arpents, sont, pour la plus grande partie, des vaines pâtures ou de mauvaises broussailles sans produit régulier. Le prétendu droit de propriété des communes n’est fondé que sur une possession immémoriale dont on doit rapporter l’origine à la fin du dixième siècle, époque à laquelle les seigneurs titulaires de bénéfices civils ou militaires usurpèrent l’hérédité de ces bénéfices et voulurent les assurer à l’aîné de leurs enfants mâles, conformément aux règles du droit féodal qui prit naissance à cette époque. Dans l’ancien droit des Francs, le souverain était censé propriétaire de la totalité des terres du royaume, et il concédait aux dignitaires de sa cour et aux principaux chefs de ses armées la jouissance de divers domaines, comme gage attaché à leurs offices ou fonctions. Mais lorsque, sur la fin de la seconde race, les seigneurs investis de ces bénéfices se liguèrent entre eux pour démembrer la couronne et se créer des fiefs héréditaires, pour trouver moins d’obstacle au succès de cette grande entreprise et mettre dans leurs intérêts la population des campagnes, ils délaissèrent aux habitants des communes et des villages toutes les portions de terres sur lesquelles ceux-ci avaient coutume de faire paître leurs bestiaux ou de ramasser du bois pour leur chauffage. C’est ainsi que les habitants d’une même commune commencèrent une possession collective qui s’est toujours continuée depuis, mais qui n’a jamais pu acquérir les véritables caractères d’une propriété. En effet, pour devenir propriétaire, même par prescription et sans titre direct, il faut être jouissant de ses droits ou faire partie d’une association légalement constituée. Ce ne peut être qu’en vertu de lettres de corporation régulièrement délivrées qu’une collection de personnes prend fictivement le caractère d’individualité et devient apte à exercer les droits et actions qui n’appartiennent qu’aux individus. Or, quoique longtemps après ce commencement de possession une grande partie des communes de France aient reçu de nos rois des chartes d’affranchissement et des concessions de libertés et de privilèges, avec l’autorisation de se choisir des magistrats ou syndics à l’effet de stipuler et défendre les droits de la communauté, cependant nous ne connaissons aucune commune dans laquelle les bourgeois soient constitués en corps de société, de manière à pouvoir posséder indivisément entre eux un corps quelconque de propriété foncière. Tout particulier peut s’établir dans la commune où il lui plaît de faire sa résidence, et par son fait seul il devient membre de la commune, sans qu’il ait besoin du consentement ou de l’admission des autres habitants du même village, et sans que ceux-ci aient le droit de contester sa résidence et sa participation aux distributions de fouage et autres jouissances communes, sorte de droit purement précaire et de tolérance, qu’il perd de même par son éloignement de la commune, sans le pouvoir céder ou transmettre à personne. On voit qu’une jouissance de ce genre, quelque longue qu’elle puisse être, n’est pas de nature à pouvoir jamais prendre la consistance d’un droit de propriété. Dans les principes de la législation qui régit aujourd’hui la France, la commune n’est autre chose qu’une simple division administrative ou section de population, de même genre que les arrondissements et les cantons ; et les citoyens qui se trouvent compris dans cette division n’ont entre eux aucun lien d’association, soit conventionnelle, soit légale, qui puisse faire reposer sur leurs titres, ni séparément ni collectivement, un droit de propriété commune et indivise. Ainsi, ce qu’on nomme abusivement propriété communale ne réside réellement sur aucune tête ayant capacité légale de posséder. En rendant ces propriétés à la circulation générale, on n’attenterait au droit de personne ; on attacherait un véritable propriétaire à des propriétés qui n’en ont encore aucun, et on restituerait à la culture une quantité considérable de terre sans produit qui contribuerait à augmenter le revenu public et les revenus particuliers, qui ajouterait aux moyens de travail et de subsistance, et étendrait d’autant la masse de la population. Garnier.
  3. Voyez Mémoires sur les droits et impositions, tome Ier, page 73.
  4. Ou rixdales, valant environ 5 fr. 20 c.
  5. Adam Smith observe ici avec raison que le revenu du corps entier du peuple d’un pays est en raison, non de la rente de la terre, mais de son produit. La totalité du produit annuel des terres, ajoute-t-il, si on en excepte ce qui est réservé pour semences, est ou annuellement consommé par la masse du peuple, ou échangé contre quelque autre produit qui est consommé par elle. Ainsi, ou doit distinguer le revenu imposable, c’est-à-dire celui qui constitue le revenu disponible des propriétaires fonciers, d’avec le revenu ou produit annuel dont le corps de la nation tire sa subsistance.

    En France, d’après les nombreux renseignements qui ont été recueillis pendant une suite d’années, par les commissaires du gouvernement, sur les bases combinées du prix courant des baux, de celui des ventes des biens-fonds et des comparaisons des cantons cadastrés, et suivant le résultat que le ministère a publié en 1821, il paraît que le revenu imposable à la contribution foncière dans les quatre-vingt-six départements de la France peut être évalué à 1 milliard 580 millions. Mais, dans cette somme se trouve compris le revenu ou valeur locative des maisons et bâtiments portés sur les mêmes rôles de contribution que les terres cultivées et productives. Ces loyers ne sont toutefois que des revenus fictifs qui donnent bien un revenu au propriétaire auquel ils sont payés, mais qui ne donnent aucun revenu à la nation ; et comme ces sortes de biens ne produisent rien par eux-mêmes, il faut que ceux qui en acquittent le loyer tirent ce qu’ils payent pour cet article de leur dépense, de quelque source de revenu qui leur soit propre. On ne peut donc pas comprendre ce genre de produit dans le revenu national, dans lequel le peuple puise ses moyens de subsistance. On estime généralement que, dans la totalité des évaluations du revenu imposable à la contribution foncière, les maisons et bâtiments entrent pour un cinquième. En partant de cette supposition, si de la somme ci-dessus de 1 milliard 580 millions on déduit un cinquième, les quatre cinquièmes restants, qui sont de 1 milliard 200 millions, peuvent être regardés comme la valeur du revenu des terres cultivées et productives, ou de la rente qu’en retirent les propriétaires fonciers, déduction faite de tous frais de culture. Cette évaluation se trouve assez conforme à celle qui fut faite en 1791 par Lavoisier. Les recherches et les travaux auxquels le savant académicien se livra à cette époque, avec un zèle et un dévouement sans bornes, pour arriver à une appréciation exacte du revenu net des terres productives, l’amenèrent à un résultat de 1 milliard 200 millions. Si maintenant on fait attention à la quantité de terrains non encore cultivés qui ont été mis en culture depuis ces trente années, tels que les enclos, cours et cloîtres des couvents et maisons religieuses, les cimetières, promenades, parcs, avenues et emplacements de châteaux et maisons d’agrément, on sera fermement convaincu qu’en n’ajoutant qu’un vingtième à l’évaluation de 1791, on reste encore au-dessous de la véritable valeur du produit de la France.

    En partant, toutefois, de cette évaluation, la somme de 1 milliard 264 millions ne représenterait encore que la part du produit annuel qui est dévolue aux propriétaires fonciers, ce qui ne fournit qu’une portion aliquote du revenu total. En prenant en masse tout le territoire, et pour se prémunir contre toute exagération, on peut estimer la rente ou fermage du propriétaire au quart de la récolte. Dans des cantons fertiles et bien cultivés, le fermage va jusqu’au tiers de la récolte et même au delà ; il est rare qu’il descende fort au-dessous du quart. On ne courra donc pas le risque de porter trop haut le revenu territorial de la France, ou la masse de ses produits annuels, à quatre fois le produit net, ce qui forme un total de 5 milliards 56 millions*.

    Cette somme de 5 milliards 56 millions peut être regardée comme l’équivalent des fruits de toute sorte qui, année moyenne, à mesure des récoltes successives, entrent dans les granges, greniers et celliers des cultivateurs, en nature de blé, grains des diverses espèces, fourrages, fruits, légumes, crû de bestiaux, laines, lin, chanvre, soie, huile, bois, charbon et autres denrées consommables, de quelque nature que ce soit, ce qui forme le fonds sur lequel doit subsister tout le corps du peuple, ainsi que le fonds de toutes les matières premières sur lesquelles tous les genres d’industrie ont à s’exercer. Si cette somme de 5 milliards 56 millions est divisée par les trente millions d’individus de tout âge et de tout sexe dont on suppose que notre population est composée, on aura pour chaque tête une valeur de 168 fr. 50 c. ; et, en calculant pour chaque famille cinq individus, savoir, le père, la mère, les deux enfants destinés à les remplacer l’un et l’autre dans la génération suivante, et un troisième pour couvrir les chances ordinaires de la mortalité jusqu’à ce remplacement, on aura, pour chaque famille, un revenu de 842 fr. 30 c, provenant soit de rente de terre, soit de salaire, soit de profits de capital, soit enfin de quelque autre source de revenu, comme rente ou pension sur l’État ou sur les particuliers, traitement, gages, exercice d’industrie quelconque, etc.

    Maintenant, il faut observer que cette masse de valeurs diverses, en entrant dans la circulation et par l’effet du mouvement général qui lui est imprimé, subit des changements continuels au moyen des échanges, et principalement par l’échange non interrompu des subsistances contre le travail. La portion de cette masse de produits, qui est en nature de blé ou autre substance alimentaire, va journellement se consommer pour nourrir les artisans et ouvriers des manufactures, qui au fur et à mesure remplacent leur consommation par une quantité correspondante d’ouvrage fait, et reportent ainsi sur la matière première qui a passé par leurs mains la valeur des substances qui leur ont été livrées. Ainsi, à mesure que décroit la masse du blé disponible qui se rend dans les marchés, il y a plus de laine, de lin, de soie, filés ou tissés en lainages, en toile, en rubans ; plus de cuir préparé, plus de bois et de fer travaillé. La somme des valeurs est bien à peu près la même, au total ; mais dans le jeu de cette vaste machine, dont les innombrables ressorts sont dans une activité continuelle, toutes les valeurs soumises à son action changent sans cesse de forme, de nature, comme de place. La plupart de ces denrées travaillées se rapprochent de plus en plus des consommateurs, et pour arriver dans leurs mains elles passent successivement dans les ateliers du fabricant, puis dans les magasins du marchand en gros, puis enfin dans la boutique du détaillant, en acquérant toujours en valeur le déficit des subsistances consommées par les agents qui ont concouru à opérer ces transports, jusqu’à ce qu’enfin, quand elles ont achevé leur révolution à travers tous les canaux de l’industrie et du commerce, elles entrent dans le fonds de consommation de chaque individu ou de chaque ménage. Là, elles se réunissent et se confondent avec le fonds déjà existant en provisions de bouche, en vêtements, meubles, ustensiles provenant des revenus des années précédentes et qui ne sont pas entièrement consommés.

    Une partie du revenu national, travaillée ou non travaillée, est envoyée au dehors pour y être échangée contre les productions étrangères qui entrent dans la consommation française.

    Enfin, ce revenu fournit, non-seulement à toutes les dépenses privées, mais encore aux dépenses publiques, au moyen des taxes et impôts que prélève le gouvernement, tant sur la part disponible qui est dévolue aux propriétaires, aux fermiers, que sur toutes les autres parties de ce produit, même sur celles qui sont destinées à la nourriture et à l’entretien des ouvriers de la culture. Mais il ne faut pas perdre de vue que si l’impôt est une dépense pour celui qui le supporte, et que s’il opère à l’égard de celui-ci un retranchement dans ce qui était destiné à ses consommations personnelles, il ne forme point une diminution dans la masse du revenu national, et ne fait que transporter à une autre personne le droit de consommer ce qui a été perçu sur le redevable. L’impôt, loin de rien retrancher de la somme des objets consommables, est une source de revenu pour une partie considérable de la nation, tels que les créanciers de la dette publique, les pensionnaires de l’État, les fonctionnaires de tout ordre, les agents, préposés et salariés du gouvernement.

    Les divers articles du revenu national qui ne sont pas consommés dans le cours de l’année par la personne qui avait droit de les consommer, forment un surcroit disponible pour la consommation de l’année suivante, et ils contribuent à composer, pour celui qui en a fait l’épargne, un capital dont il peut, dans la suite, retirer un profit pour grossir d’autant son revenu privé et même ajouter au revenu national, en mettant en activité quelque nouvelle branche de travail. Quelque faible qu’on puisse supposer le montant de toutes ces épargnes partielles dans le cours d’une seule année, on sent néanmoins que, dans la durée d’un siècle, elles doivent donner lieu à une accumulation extrêmement considérable. Garnier.

    *. Arthur Young évalue le produit brut territorial de la France à 5 milliards 165 millions (Voyage en France, deuxième partie, chap. xvi.)

  6. Le mot rente est toujours pris ici pour le revenu net de la terre.
  7. Si l’on applique au système actuel de nos impôts les quatre maximes établies en cet endroit par Adam Smith, on reconnaîtra que ce système est peut-être le moins défectueux qu’il soit possible d’adapter à un État aussi vaste, aussi riche, aussi peuplé, et dans lequel une grande variété de productions de la terre, du commerce et de l’industrie, ont fait naître tant de sortes diverses de richesses dont les éléments sont absolument inappréciables.

    La première de ces maximes, qui veut que chaque citoyen soit imposé dans la proportion de ses facultés, ne peut guère s’entendre que des facultés apparentes et susceptibles d’évaluation, c’est-à-dire des facultés résultant d’une propriété foncière. Après plus de vingt-cinq années d’efforts et de tentatives dispendieuses, le gouvernement est parvenu à atteindre, autant que la sagesse d’une administration prudente et réservée doit la chercher, l’égalité de répartition de la contribution foncière entre les principales divisions du territoire. Cette contribution, qui, à compter du 1er juillet 1821, ne monte pas en principal au dixième du produit net, et qui, en y joignant les 40 centimes additionnels a ce principal, n’excède guère le huitième, paraîtra sans doute bien modérée, si on la compare aux charges dont est grevée la propriété foncière dans toutes les autres monarchies de l’Europe.

    Quant aux facultés personnelles qui ne dérivent pas d’une possession territoriale, et qui sont à peu près impossibles à évaluer, puisqu’elles diffèrent dans des proportions considérables entre des fabricants ou des commerçants qui exercent le même genre de négoce ou d’industrie, d’après les quantités respectives de leur capital, de leur crédit et de plusieurs autres ressources qui échapperaient à toutes les investigations ; que même elles diffèrent entre des salariés du même métier lorsque l’un d’eux est chargé d’une famille nombreuse et que l’autre, veuf ou garçon, n’a que sa personne à entretenir, en sorte que le dernier trouve dans la même espèce et quantité de travail trois ou quatre fois plus de moyens de jouissance personnelle que le premier ; la seule voie qu’ait l’administration pour apprécier un genre de facultés qui se dérobe à toute espèce de recherches et qui se refuse à toute mesure générale, c’est de les juger par le signe le moins équivoque, par ses effets les plus ordinaires et les plus naturels, la consommation de l’individu, parce que dans le cours commun des choses, et à peu d’exceptions près, chaque individu est disposé à consacrer à des jouissances et commodités personnelles tout ce qui lui reste de disponible, quand il a satisfait aux besoins impérieux de la première nécessité. Ainsi, par des taxes sur le loyer, sur le mobilier, sur les boissons, les viandes, les assaisonnements, les denrées coloniales, les tabacs, les articles de vêtement et de chauffage, le gouvernement vient à bout de reprendre une portion du revenu disponible de chaque particulier, et de retrancher au profit de l’État le superflu des gains et bénéfices individuels. De même par des droits de greffe, de timbre ou d’hypothèque, par des taxes sur les transactions, promesses et contrats, il parvient à atteindre au passage certains capitaux mobiliers qui tendent toujours à se cacher, et qui ne se montrent au jour que par occasion et quand ils peuvent le faire avec profit.

    La proportion entre la masse totale des impôts directs et la somme des taxes indirectes, telle qu’elle se trouve réglée dans notre système actuel d’impositions, parait être celle qui s’accorde le mieux avec les quantités respectives des fortunes immobilières et des revenus mobiliers et industriels. La contribution foncière n’entre guère que pour un quart dans la masse totale des impôts annuels. Ainsi, les taxes indirectes et droits de consommation, qui Ont pour but de compenser les inégalités inconnues et accidentelles des revenus privés de toute espèce, en frappant indistinctement sur tous les particuliers, quelle que soit la source dont ils dérivent leurs moyens de subsistance, sont, en somme totale, trois fois plus forts que la contribution foncière, assise sur une seule source particulière de revenu.

    La connaissance certaine et précise de ce que chaque contribuable a à payer, ce qui fait l’objet de la deuxième maxime, est une condition qui se trouve parfaitement remplie par la publicité donnée à tous les règlements et à toutes les ordonnances relatives aux impositions. Tous les impôts, sans exceptions, sont établis par des lois généralement connues, et la quotité des droits est réglée par des tarifs que chacun peut consulter. Les taxes sur les articles de consommation journalière sont à la vérité le plus souvent avancées par les marchands qui débitent ces denrées, et qui font entrer le montant de leur avance dans le prix de la marchandise ; mais la libre concurrence dans tous les genres de commerce ne permet pas que le débitant élève le prix de la denrée au delà de ce dont elle est réellement renchérie par l’effet de la taxe, autrement l’abus serait facilement reconnu, et il s’exposerait à perdre ses pratiques.

    La troisième maxime est celle dont on s’est le plus écarté dans notre système d’imposition ; mais il est aisé de voir que cette déviation est loin d’être au préjudice du gouvernement et des contribuables. La contribution foncière, ainsi que toutes celles qui sont levées sur des rôles nominatifs sur lesquels chaque contribuable est porté pour sa cote individuelle, sont exigibles par douzièmes de mois en mois, et non pas, comme le conseille Adam Smith, à l’époque des termes où se payent les loyers et les fermages. L’expérience a démontré les avantages de la méthode adoptée en France, et qui, à ce que je puis croire, est particulière à notre pays. Les fermages, dans la plus grande partie des départements, se payent par semestre ; les loyers de maison se payent à Paris par trimestre, et dans plusieurs autres grandes villes du royaume, l’usage est de les payer de six eu six mois. Si le payement de l’impôt foncier était réglé sur ces échéances, le contribuable aurait à payer à la fois une moitié de son imposition annuelle, au lieu que la charge, divisée par douzième, lui semble presque insensible ; et comme cette dette est prévue, il se prépare d’avance à l’acquitter. C’est ce morcellement de l’impôt par petites fractions qui met le percepteur à portée de se prêter aux arrangements du redevable et de lui ménager quelques facilités, ce qui établit des relations de confiance entre le percepteur et les propriétaires de son canton. Aussi jamais, a aucune époque, la contribution foncière n’a été acquittée plus régulièrement et avec moins d’exercice des voies de contrainte ; et, lorsque l’année est terminée, il n’y a presque aucune partie du recouvrement en arrière, ce qui est certainement très-remarquable dans un pays où il n’y a pas moins d’un million de propriétaires fonciers, qui, entre eux tous, forment un nombre de cotes différentes qui n’est pas moindre de dix millions et demi.

    Enfin, conformément à ce que prescrit la quatrième maxime, l’argent levé pour l’impôt se trouve à la disposition du Trésor au moment même de la perception. Les impôts directs et les taxes indirectes sont également versés dans les caisses des receveurs-généraux des finances, qui sont autant de caisses dépendantes du Trésor royal ; et comme ces receveurs font passer tous les dix jours au ministre l’état de leur situation, le gouvernement dispose aussitôt de tous les fonds libres pour effectuer les payements locaux, que le receveur exécute moyennant un droit de commission, ce qui épargne le transport des espèces ainsi que tous frais et retards inutiles.

    Les formes de la perception des taxes sont aussi douces qu’il soit possible, et, à moins de violences exercées par les fraudeurs, les peines encourues se bornent le plus souvent à des confiscations et à des amendes. Les visites et perquisitions à domicile ne s’exercent que contre des débitants de boissons au détail, et cet assujettissement est un des inconvénients attaches au genre de commerce qu’ils ont entrepris et auxquels ils ont dû s’attendre. La vigilance et la sévérité des douanes ne s’exercent que sur un rayon peu étendu du voisinage des frontières, et ne peuvent causer aucune incommodité aux citoyens qui se soumettent aux lois et rougiraient de se livrer au métier honteux de contrebandier ou d’en favoriser les coupables manœuvres.

    Il n’y a aucun système d’imposition, dans quelque pays que ce puisse être, qui ne soit susceptible de beaucoup d’objections et qui, sous beaucoup de rapports, ne donne prise à la critique ; mais on ne craint pas d’assurer qu’il n’en est aucun qui donne moins lieu aux plaintes et aux murmures du peuple, aucun qui s’approche le plus de la justice et de l’égalité, aucun enfin qui soit moins onéreux aux citoyens, à proportion des produits abondants et réguliers qu’il donne au gouvernement, que le système d’imposition auquel la France est soumise depuis le commencement de ce siècle. Garnier.

  8. Voyez Esquisse de l’histoire de l’homme, page 474 et suiv. (Cet ouvrage est de lord Kaimes.) (Note de l’auteur.)
  9. L’impôt foncier qui consisterait en une somme d’argent fixe et invariable assise sur chaque fonds de terre dans la proportion de son produit moyen et ordinaire, d’après une évaluation une fois faite, présente ce grand avantage, que le propriétaire du fonds ainsi imposé n’est pas détourné de faire des amendements et améliorations sur sa terre par la crainte que le fisc ne lui enlève une partie des surcroîts de produit dont ces améliorations auront été la cause. Aussi cette considération a-t-elle séduit beaucoup de gens ; et, de nos jours, il semble que l’opinion la plus généralement répandue est celle qui préfère ce mode d’impôt à tout autre. L’Assemblée Nationale, qui fut réunie en France en 1789, était fortement préoccupée de cette idée, lorsque, changeant les formes établies jusqu’alors pour l’assiette de l’impôt foncier, elle jugea à propos de fixer à 240 millions le total de la contribution foncière qu’elle croyait devoir être levée sur la France, dont le produit net avait été évalué à cinq fois cette somme.

    Ce contingent général une fois fixé, elle décréta qu’il serait réparti entre les divers départements et districts qui divisaient le territoire du royaume. Mais la nature n’a pas réparti la richesse foncière d’une manière uniforme sur la surface de la France ; et pour juger dans quel rapport la richesse territoriale d’un département en particulier était à la richesse totale du royaume, il aurait fallu des informations locales et des connaissances positives dont les premiers éléments étaient encore à chercher. Aussi la répartition présenta-t-elle les inégalités les plus choquantes : tel département se trouva grevé au sixième, tel autre au seizième ou dix-septième de son produit net ; et, après trente ans, ce désordre subsistait encore, quelques moyens qu’on ait mis en œuvre pour y remédier. On a cru devoir recourir à un arpentage et à une évaluation générale des propriétés, mais cette entreprise gigantesque, qui avait déjà dévoré 40 millions, a donné des résultats si défectueux qu’on a été forcé de l’abandonner. Cet exemple, joint à tant d’autres, concourt à démontrer combien il serait difficile de concilier la fixité de l’impôt avec une égalité tant soit peu tolérable.

    Mais, indépendamment même de cette considération, Adam Smith n’adopte point cette fixité de l’impôt, et présente d’autres objections qui la font rejeter. Il reconnaît l’avantage d’encourager le propriétaire à faire ses améliorations, en le débarrassant de tout partage avec le fisc, mais il pense aussi qu’il n’est pas bon de pousser cette mesure au point de rendre le souverain totalement désintéressé dans l’amélioration future des terres, et presque étranger aux progrès de l’agriculture dans ses États. Il regarde, au contraire, comme très-politique d’attirer l’attention du prince, par la vue de son propre intérêt, vers toutes les mesures propres à favoriser l’accroissement du revenu territorial. Il observe de plus que, dans une longue suite d’années, l’argent peut éprouver des variations dans sa valeur, ou la monnaie subir des changements ; ce qui mettrait l’impôt fixe au-dessous ou au-dessus de la limite dans laquelle on aurait eu l’intention de le circonscrire. Au reste, il propose (pag. 511) un moyen simple et facile d’obtenir tout l’avantage qu’on recherche dans la fixité de l’impôt ; ce serait d’affranchir de toute augmentation d’impôt, pour un certain nombre d’années, le propriétaire qui aurait déclaré l’intention où il serait de faire sur sa terre des améliorations.

    La fixité de l’impôt présente encore une autre sorte d’inconvénient bien plus grave, que Smith n’a pas dû prévoir, et dont, après lui, les finances d’Angleterre ont fourni un exemple. L’impôt, ainsi converti en une redevance fixe, perd son véritable caractère, qui est celui d’un tribut annuel d’une portion du produit, d’un sacrifice momentané et volontaire, d’un secours accordé à l’État par les propriétaires ; il prend la forme d’une rente foncière ou cens perpétuel que le gouvernement est bientôt porté à considérer comme une propriété domaniale. Il n’y a qu’une telle illusion qui a pu déterminer M. Pitt, en 1798, à proposer au Parlement une des mesures les plus iniques et les plus attentatoires au droit sacré de la propriété, en faisant passer une loi qui oblige chaque propriétaire foncier à racheter la taxe foncière dont sa terre était grevée, à raison de vingt années de cette taxe, et six, dans un terme de cinq années ; et, à faute de faire, dans le temps prescrit, ses offres de rachat, autorise les commissaires nommés à cet effet, à mettre en vente ce prétendu capital. Toute personne a été admise à acquérir, et en vertu d’une telle acquisition, ce tiers acquéreur a pu devenir créancier privilégié du montant de la taxe annuelle, comme d’une rente réelle, foncière et perpétuelle, qui aurait été créée sur le fonds.

    Le résultat de cette opération n’a été, en définitive, autre chose qu’une taxe ou subvention extraordinaire, levée sur les propriétaires fonciers, pour être employée au remboursement d’une partie de la dette publique. Le propriétaire qui a fourni ses deniers pour ce rachat n’a point libéré son domaine de la charge à jamais inhérente à la propriété foncière, la charge de contribuer directement ou indirectement aux besoins présents et futurs du gouvernement, de la protection duquel elle tient toute sa valeur. Cette condition est inséparablement attachée à la qualité de propriétaire, et on ne pourrait les disjoindre sans ébranler tous les fondements de l’édifice politique. Aussi, dès l’année qui suivit celle dans laquelle fut porté l’acte de rachat de la rente foncière, il fut établi une taxe sur les revenus, qui n’était qu’une véritable taxe foncière, pour la partie que les propriétaires de terre eurent à supporter dans ce nouvel impôt

    . Garnier.
  10. L’idée que le surplus que produit le sol, en dehors des salaires et profits, doive constituer le fond de toute imposition, ressort nécessairement de la théorie des Économistes, qui soutiennent que le sol est l’unique source de la richesse. Si A. Smith eût été suffisamment pénétré de l’erreur de cette théorie, il aurait vu qu’il n’était nullement nécessaire d’entamer une discussion métaphysique pour arriver à une réfutation complète. L’hypothèse des Économistes se base sur la considération que l’exploitation du sol crée un surplus net. Mais ce surplus naît, ainsi que nous l’avons démontré, du prix élevé des produits de la terre. L’avantage qui en résulte est donc tout entier pour le propriétaire, au préjudice du consommateur. La communauté ne gagne donc aucune augmentation de capital, puisque ce surplus n’est, en définitive, qu’un revenu transporté d’une classe à une autre ; il ne peut donc pas en conséquence fournir une nouvelle matière imposable. Le revenu a déjà existé entre les mains de ceux qui achètent ; il y serait resté si les produits fonciers étaient à un plus bas prix, et on aurait pu l’y imposer tout aussi bien qu’entre les mains des propriétaires fonciers, dans lesquelles le prix élevé de ces produits l’a fait passer. Il n’y a donc pas de raison de dire que le revenu de la communauté vient seulement du sol. Le sol fournit en effet des moyens de subsistance, et des matières premières ; mais le travail qui façonne ces matières crée également un revenu. Les revenus de la société viennent donc en partie du sol, et en partie du travail. Le sol, avec un bon système de culture, et le travail, quand il est judicieusement divisé, soutenu par l’emploi des machines, produisent donc en commun un accroissement de revenu ; la communauté devient plus riche, et c’est sur cette augmentation de richesses, qu’elle vienne de la culture du sol ou du travail, que se prélèvent les impôts. Quand les salaires excèdent ce qui est nécessaire pour la subsistance du cultivateur, pourquoi ne payerait-il pas l’impôt sur le surplus ? C’est ainsi qu’un système de taxation doit procéder, l’impôt enlève une part de leur revenu à ceux qui le payent, quelle que soit d’ailleurs la source de ce revenu. Le zèle des Économistes pour arriver à une application de leurs doctrines parait avoir été grand. Cette doctrine fut sur le point d’être mise en pratique dans l’administration de M. Turgot, qui fut contrôleur-général des finances en France, et qui dans ses écrits s’était toujours montré partisan du système de l’impôt territorial. Cette mesure fut empêchée par le renvoi de M. Turgot. L’administration de M. Turgot s’était signalée par une série d’actes salutaires au bien public ; mais dans cette occasion, il faut blâmer la légèreté avec laquelle cet homme d’État, sur la foi d’une doctrine non encore éprouvée, projetait une mesure qui aurait chargé une seule classe de la communauté de tout le fardeau des impôts. Buchanan.
  11. Mémoires concernant les droits et impositions, pages 240 et 241.
  12. L’idée d’améliorer l’agriculture en imposant des produits nous paraît tout à fait bizarre, et elle est, par parenthèse, en opposition directe avec le raisonnement de Smith, qui, dans un autre endroit, fait ressortir ce qu’il y a d’impolitique à vouloir contrôler les particuliers dans le maniement de leurs affaires. Le meilleur encouragement qu’on puisse donner à une industrie consiste à lui laisser la libre jouissance de ses produits. Imposer les produits du sol n’est pas, par conséquent, un moyen habile pour améliorer la culture, puisque, en diminuant la part du propriétaire foncier, il ne l’encourage point à l’exploitation de ses terres. Les propriétaires fonciers se soucient certainement moins de produire pour les autres que pour eux-mêmes, et ce seul effet de la taxe suffirait pour balancer la bonne influence qu’elle pourrait peut-être exercer sur l’agriculture, en produisant un meilleur mode de culture. L’impôt est rarement un bon instrument de régularisation, et quand la loi n’impose pas une prohibition directe, toute autre espèce de restriction indirecte peut être facilement éludée. Le législateur n’a pas à discuter les différents modes de culture; et quand il veut s’en mêler, il peut être sûr que, outre qu’il causera du préjudice aux autres, il donnera en même temps la mesure de sa propre ignorance. Buchanan.
  13. Il n’y a pas de raison pour que l’agriculture, plus qu’une autre industrie, demande les soins particuliers du souverain. Son amélioration appartient à une nombreuse classe d’individus, qui tous ont dans leurs affaires la même portion d’intelligence que les autres hommes dans les leurs ; et si, malgré leurs soins, l’agriculture ne prospère point, on ne gagnera probablement pas beaucoup à la confier à la surveillance insouciante et ignorante du gouvernement. Buchanan.
  14. La proposition d’Adam Smith est bonne en théorie, mais un impôt foncier variable est toujours une source de vexations, et très-souvent d’oppression ; une pareille taxe nuira à l’amélioration de la culture, le propriétaire n’ayant pas le même intérêt à améliorer s’il est obligé d’admettre l’État au partage des bénéfices. Il n’est pas du tout nécessaire que l’État ait sa part dans les revenus du sol. Si le revenu public suffit à tous les besoins, pourquoi en chercher davantage, et pourquoi l’État, en conséquence, chercherait-il à se mêler des améliorations du commerce ou de l’agriculture du pays* ? Buchanan.

    *. On voit par cette note que le commentateur Buchanan appartient à l’école absolue, qui ne veut de l’intervention du gouvernement en aucune manière dans les affaires de l’industrie humaine. Il est inutile de réfuter une telle hérésie. L’influence des gouvernements est comme celle des saisons, bonne ou mauvaise, selon la prédominance variable des bons et des mauvais jours ; mais elle est incontestable. C'est l'affaire de la politique de veiller a ce que cette influence soit la meilleure possible dans l'intérêt général. A. B.

  15. Mémoires concernant les droits, etc., t. Ier, p. 280, etc., et p. 287 jusqu’à 316.
  16. Mémoires concernant les droits, etc., t. II, p. 139 et suiv.
  17. Le point de vue pris par A. Smith dans le développement de l’opération des taxes sur les revenus des terres nous parait complètement faux. Il ne fait point de distinction entre les taxes sur les revenus proprement dits, c’est-à-dire sur les sommes que rapporte l’exploitation du sol, et les taxes sur les revenus, dans le sens populaire du mot, c’est-à-dire sur le total de la somme payée, non-seulement pour le sol, mais aussi pour les bâtiments, s’il y en a, les rigoles et haies, et les améliorations de tout genre. A. Smith a pensé que les taxes sur les revenus du sol, dans le sens populaire et étendu du mot, tombaient entièrement sur le propriétaire. Il est évident que ceci estime erreur. La somme payée aux propriétaires pour l’exploitation du sol serait entièrement absorbée par la taxe, qu’il serait impossible aux propriétaires de faire partager leurs charges aux autres ; mais, en tant que la rente compte dans le revenu du capital affecté aux améliorations et bâtiments, aucune taxe ne saurait l’enlever aux propriétaires.

    Dans la pratique, il est impossible dans un pays ancien, organisé et bien cultivé, de diviser le revenu brut dans les différentes parties qui le composent, ou de distinguer entre la somme payée pour l’exploitation du sol et celle payée pour le capital qui y aura été dépensé. Mais supposons un instant qu’une pareille séparation puisse se faire, alors la première partie, ou celle payée pour l’exploitation du sol, formant un surplus sur les frais de production, il est clair qu’elle pourra être entièrement enlevée par la taxe, sans que cela affecte d’autres intérêts que ceux des propriétaires. La taxe la plus lourde ne contribuerait pas à faire hausser le prix des matières premières, car rien ne peut affecter ce prix, sans affecter en même temps les frais de la production. Or, la rente des terres est tout à fait indépendante des frais de production, elle ne peut même pas exister avant que le fermier soit rentré dans toutes les dépenses faites pour porter ses produits au marché, et avant qu’il ait retiré les bénéfices convenables de son capital engagé dans la construction des bâtiments, haies, dans les semences, le travail, instruments, etc. Les prix des produits ne seront donc pas affectés, bien que la taxe absorbe tout le revenu de la terre, c’est-à-dire la somme entière payée pour l’exploitation du sol.

    Il serait impossible au gouvernement, quand même il serait disposé à le faire, d’enlever par une taxe directe le total de la rente du propriétaire, c’est-à-dire le total de la somme payée non-seulement pour l’exploitation du sol, mais aussi pour les bâtiments et constructions. Car un impôt qui frapperait n’importe de quelle façon le revenu du capital employé en améliorations, aurait pour effet de faire hausser le prix des matières premières, et retomberait nécessairement sur le consommateur. La rente pour l’exploitation du sol appartient aux propriétaires, non pas comme cultivateurs, mais comme propriétaires ; il n’en est pas de même de la portion du revenu payée pour améliorations et constructions. Ces améliorations, ils les ont faites en leur qualité de cultivateurs, et il est alors évident qu’une taxe qui frapperait le revenu de ce capital affecterait infailliblement les prix des matières premières. Supposons, par exemple, que le total de la rente d’une ferme s’élève à 500 l. sterl. par an, dont la moitié, ou 250 l. sterl., serait payée comme intérêt du capital employé en améliorations. Si dans un cas pareil une taxe de 10 pour 100 était imposée sur ce revenu, la moitié seulement, ou 25 liv. sterl., serait entièrement à la charge du propriétaire. D’abord, il est vrai, le total de la taxe pèserait sur lui ; mais la moitié de cette somme serait évidemment à déduire de l’intérêt du capital affecté aux améliorations, et non pas de la rente du sol proprement dite. Les propriétaires des terres seraient alors naturellement dans une position moins favorable que les autres producteurs ; ils se verraient obligés de ne pas placer des capitaux dans l’exploitation, avant qu’une hausse dans les prix des céréales et des autres matières premières, produite soit par la diminution de la quantité, soit par l’accroissement de la demande, les mette dans la même position que les autres producteurs, c’est-à-dire jusqu’à ce qu’ils aient obtenu le taux des profits communs et ordinaires provenant du capital affecté aux améliorations. Il est donc évident que si par une taxe exclusive le Trésor peut absorber tout le revenu provenant de l’exploitation du sol, l’autre portion, provenant du rapport des capitaux engagés dans les constructions et améliorations, ne saurait rester à la longue affectée par une taxe de celle espèce, et qu’en définitive le niveau entre le rapport des produits de la terre et celui des autres productions se rétablirait bientôt.

    Du point de vue pratique, des taxes sur le revenu des terres seront toujours une mesure des plus injustes et des plus impolitiques. Il est, comme nous avons déjà démontré, tout à fait impossible de diviser cette rente dans ses éléments, et de constater d’une manière précise la part appartenant au revenu net du sol, et celle provenant des capitaux engagés dans les améliorations. Il n’y a pas deux agriculteurs qui, dans l’examen d’un cas particulier, arrivent, si ce n’est par hasard, au même résultat, et les juges les plus compétents affirment qu’en général une pareille distinction devient impossible. Quand donc, en conséquence, une taxe est imposée sur la rente de la terre, elle sera nécessairement proportionnée au montant du total, sans distinction des sources d’où elle provient. Une pareille taxe a toujours été et sera inévitablement toujours un obstacle invincible à toute amélioration ; car, la taxe frappant les capitaux dépensés en améliorations, empêchera l’emploi de nouveaux capitaux. L’injustice de cet impôt n’est pas moins claire. Supposons que deux propriétaires fonciers se partagent d’une manière égale un revenu de 1,000 liv. sterl. par an ; la propriété de l’un consistera en terres d’une excellente qualité, qui n’ont besoin, pour être mises en culture, que d’un capital relativement petit ; celle de l’autre consistera en terres d’une qualité inférieure, et aura exigé des capitaux considérables pour son exploitation. La taxe enlèvera dans le revenu de la première une portion due à la faveur de la nature ; mais dans le revenu de la seconde, elle n’atteindra que le travail et l’industrie de l’homme. De là l’injustice manifeste des taxes sur le revenu foncier. Nous doutons qu’il soit possible de rien imaginer qui fût plus contraire aux vrais principes et plus défavorable aux progrès de la culture. La contribution foncière, en France, était «ne taxe de ce genre ; et elle fait le sujet des plaintes de tous les écrivains qui s’occupent de l’agriculture de la France.
    Mac Culloch.

  18. Il s’agit d’un entrepreneur qui bâtit à ses frais et risques, pour vendre ou louer ensuite la construction.
  19. Voilà une indication qui n’est guère suivie en matière de taxations, quoiqu’elle soit parfaitement juste. A. B.
  20. Cette opinion s’accorde avec la théorie d’Adam Smith sur les dépenses productives ; mais elle n’est pas juste. Une maison qu’habite un particulier n’est pas toujours directement productive, mais il est clair qu’elle peut l’être indirectement; car comment la production pourrait-elle avoir lieu, si ceux qui y sont engagés n’avaient pas un abri et les autres avantages que donnent les maisons ? La nourriture, qui fait vivre l’ouvrier, n’est pas plus nécessaire qu’une maison. Si la première est productive, la seconde le sera également.
    Mac Culloch.
  21. Depuis la première publication de cet ouvrage, il a été établi un impôt à peu près conforme aux principes exposés ci-dessus. (Note de l’auteur.)
  22. Mémoires concernant les droits, etc., p. 223.
  23. Depuis 1798, la taxe des fenêtres est, pour une maison de six fenêtres, 6 schell. au total ; dix fenêtres payent 1 liv. 12 sch. ; vingt payent 7 liv. 12 sch. ; cinquante payent 20 liv. 10 sch. ; cent payent 37 liv. Les nombres intermédiaires ont leur tarif à proportion. La taxe la plus haute, qui a lieu pour cent quatre-vingts fenêtres et plus, est de 61 liv. (environ 1,460 fr.)
  24. Sur toutes les questions d’impôts, le lecteur consultera avec fruit les chap. viii et xvii des Principes de l’économie politique et de l’impôt, par David Ricardo, et le livre VI des Nouveaux principes d’économie politique, de M. de Sismondi. A. B.
  25. Communément, on ne parle de l’intérêt de l’argent que lorsque le capital a été emprunté par celui qui l’emploie. Cependant, que ce capital soit ou ne soit pas emprunté, il peut toujours être supposé tel dans tous les cas ; car le commerçant qui opère avec un capital à lui en propre retire dans son profit ce qui représente l’intérêt, tel qu’il l’eût payé si le capital eût été d’emprunt. C’est dans ce sens que doit être pris ici le mot d’intérêt de l’argent.
  26. Adam Smith raisonne ici comme si le taux des profits était fixe et inévitable, et qu’il ne pût diminuer par suite d’une nouvelle taxe ; il pense qu’elle serait payée soit par une hausse proportionnée des prix, soit par une réduction dans le taux des intérêts. Mais il n’explique pas pourquoi le taux des profits ne peut pas être réduit par une taxe générale tout aussi bien que létaux des intérêts. Si la taxe ne frappait que certaines branches de commerce, les capitaux s’en retireraient, et les profits s’élèveraient ainsi en proportion de la taxe. Mais quand l’imposition est générale, les capitaux ne peuvent pas se retirer, et il en résulte une baisse dans le taux des profits et dans le taux des intérêts. Si le taux des profits était de 10 pour 100 et que la taxe imposée s’élevât à 2 pour 100, l’intérêt du capital baisserait à coup sûr, puisque le rapport du capital deviendrait moindre. Mais il n’est pas probable que le fardeau pèserait entièrement sur les intérêts, il atteindrait en même temps les intérêts et les profits. Buchanan.
  27. Chap. ix.
  28. Par l’établissement dans ce pays d’une taxe sur la propriété ou plutôt sur les revenus, le taux des intérêts est, comme toute autre espèce de revenu, soumis à la contribution d’un dixième ; et comme c’est toujours l’emprunteur qui le paye et qui le fait entrer dans son compte en déduction de l’intérêt qui est dû au porteur, il ne manque pas d’être exactement perçu. La taxe sur les revenus du commerce est, sans aucun doute, souvent éludée ; et pour prévenir cette fraude, les employés chargés de prélever cet impôt sont autorisés à se livrer-à des recherches que, selon Adam Smith, aucun peuple ne voudrait longtemps supporter. Buchanan.
  29. Mémoires concernant les droits, etc, tome I, page 74.
  30. Ibid, tome I, pages 163, 166 et 171.
  31. Les opinions d’Adam Smith relativement à l’influence des taxes sur les profits des différentes entreprises nous paraissent plus erronées encore que celles développés sur les taxes du revenu foncier. Il suppose qu’une pareille taxe, qu’elle frappe les profits de toutes les affaires, ou qu’elle n’atteigne qu’une ou plusieurs d’entre elles, ne sera jamais payée d’une manière permanente par ceux qu’elle aura frappés d’abord ; que les producteurs et les commerçants élèveront les prix de leurs marchandises à proportion de la taxe, de façon qu’en général le payement se fera non par eux, mais par les consommateurs. Une courte discussion démontrera l’erreur de cette opinion. Pour mettre en plus grande évidence ce que nous venons de dire à ce sujet, nous diviserons nos observations en deux parties. Nous supposerons, dans la première, que la taxe frappe les profits de tous les capitaux ; et dans la seconde, qu’elle n’est pas générale, et qu’elle affecte seulement les profits d’une ou de plusieurs branches de l’industrie.

    Si la taxe était universelle, elle frapperait évidemment les profits seuls sans modifier les prix des marchandises ou la distribution du capital ; nous avons démontré, en traitant des effets des variations dans le taux des salaires et profits sur les valeurs des marchandises, que tout ce qui affectait différentes classes de producteurs dans une mesure égale, ne pouvait changer ni leur position relative ni la valeur de leurs marchandises. Le même cas se présente quand il s’agit de la taxe en question. Un fabricant de lin ou de coton, frappé d’une taxe de 5 ou de 10 pour 100 sur ses profits, ne sera en aucune façon dans une position moins favorable que les autres, si tous se trouvent imposés dans la même proportion. Il est par conséquent évident que, dans ces circonstances, il ne pourra point éviter cette taxe en changeant d’affaires ; les capitaux, par conséquent, ne changeront pas d’emploi. Comme la taxe n’augmente pas la quantité de travail requise pour la fabrication des marchandises, les frais de production ne deviendront pas plus considérables ; la provision et la demande n’éprouveront pas de variation, et comme elle affectera plutôt les profits que les capitaux, les moyens de production ne seront pas diminués par suite de son établissement. Les moyens d’acheter de ceux qui vivent de profits seront sans doute diminués par suite de l’imposition de cette taxe ; mais, comme les moyens d’acheter dont disposeraient le gouvernement et ses agents qui perçoivent la taxe, seront augmentés en proportion de la diminution qu’auront éprouvée les contribuables, l’ensemble des demandes de la société restera le même ; et comme la taxe ne pourra ni diminuer la quantité du capital, ni affecter sa distribution, ni même diminuer la faculté d’acheter de ses produits, il est évident qu’elle n’occasionnera aucune variation dans le prix des marchandises. L’effet immédiat d’une taxe sur les profits, égale et universelle, sera de les faire baisser dans une même proportion, mais comme la possibilité d’accumuler des capitaux est toujours proportionnée au taux des profits, il s’ensuivra que la tendance et l’effet de pareilles taxes, quand elles sont assez élevées pour ne pas être balancées par l’industrie et l’économie, seront d’empêcher l’accumulation des capitaux et l’accroissement de la population.

    Mais, si la taxe n’était pas universelle et qu’elle affectât seulement les profits des capitaux engagés dans une ou plusieurs affaires, les effets en seraient tout à fait différents. En ce cas, elle ferait hausser les prix, et ne retomberait par conséquent sur les capitalistes qu’autant qu’ils consommeraient leurs produits. Supposons, par exemple, qu’une taxe de 10 pour 100 fût mise exclusivement sur les profits des chapeliers., il serait alors facile de démontrer que le prix des chapeaux augmentera en proportion ; car sans cette augmentation, les chapeliers gagneraient moins que les fabricants engagés dans d’autres affaires, et ils seraient forcés de retirer leurs capitaux de cet emploi ; les capitaux continueraient ainsi d’être retirés jusqu’à ce que, par la diminution de la provision des chapeaux, leur prix se fût élevé de manière à fournir le taux des profits ordinaires. Par la même raison, une taxe sur les profits du tailleur, du fermier, du [cordonnier, produirait une augmentation dans le prix des marchandises qu’ils portent sur le marché. Dans ce cas, les producteurs ont toujours la possibilité d’élever les prix et de faire porter la taxe sur les consommateurs, parce qu’ils peuvent retirer des capitaux des emplois dont les profits sont frappés d’une taxe pour les placer là où les profits ne le sont pas. Mais, quand toutes les affaires sont imposées d’une manière égale, cette ressource échappe aux capitalistes, et ils n’ont aucun moyen d’élever les prix ou d’éviter la taxe. Mac Culloch.
  32. La taxe sur les carrosses de place ou fiacres est de 10 sch. par semaine depuis 1784.
  33. En 1786, M. Pitt essaya d’établir une taxe sur les boutiques, graduée sur le loyer ; elle excita de grands murmures, et on fut obligé de la révoquer en 1789.
  34. Copy-holders, ainsi nommés parce qu’ils possédaient sans titre direct, et que leur droit n’était fondé que sur la prescription et la coutume locale ; qu’ainsi, pour justifier de ce droit, ils se faisaient délivrer copie ou extrait des registres de leur baron, ce qui attestait, 1° l’ancienneté de leur possession ; 2° la nature et quotité des services auxquels ils étaient tenus par la coutume de la baronie.
  35. Mémoires concernant les droits, etc., tome I, page 17.
  36. C’est celui qu’on nomme obroc. On peut consulter utilement, sur les effets de cet impôt, le chapitre vu des Nouveaux principes d’économie politique de M. de Sismondi, et le Cours de M. Storch. A. B.
  37. Lib. LV. Voyez aussi Burman, de Vectigalibus Pop. Rom., cap. x ; et Bouchaud, de l’Impôt du vingtième sur les successions. (Note de l’auteur.)
  38. Mémoires concernant les droits, etc., tome I, page 225.
  39. Mémoires concernant les droits, etc. tome I, page 154.
  40. Idem, page 157.
  41. Ces droits ont été fort augmentés et multipliés depuis quelques années. Il a été établi de plus, en 1796, un droit sur les legs en ligne collatérale, qui monte jusqu’à 6 pour 100 du montant des legs, quand les légataires sont étrangers ou parents éloignés.
  42. Mémoires concernant les droits, etc., tome I, pages 223, 224 et 225.
  43. Le stiver, qui est la vingtième partie du florin, vaut environ 11 centimes.
  44. Les raisons qui font supposer à Adam Smith qu’une taxe sur le travail aurait pour suite une augmentation analogue aux prix des salaires, sont peu satisfaisantes ; ses vues sur cette matière se rattachent à sa théorie sur l’état invariable du taux des salaires, que j’ai essayé de réfuter ailleurs. Son argumentation parait se réduire à ceci : l’état d’une société, selon qu’il est en progrès, qu’il reste stationnaire, ou qu’il décline, détermine les moyens d’existence du travailleur ; ils sont ainsi ou abondants, ou modiques, ou bornés ; et comme les salaires se règlent d’après ce principe, il paraît admettre qu’aucune cause ne saurait altérer ce rapport. Dans une société en progrès, le travail est sans doute bien rétribué, parce que les demandes sont très-grandes ; et dans une société stationnaire ou en déclin, il est mal payé, parce que les demandes baissent. Mais, après avoir reçu la rétribution due à son travail, le travailleur peut-il avoir quelque recours contre celui qui l’a employé, parce qu’il sera forcé de dépenser une partie de ce salaire en impôts ? Il n’y a aucune loi qui autorise une pareille supposition. Après avoir reçu son salaire, le travailleur porte à ses propres risques et périls le fardeau de toutes les exactions auxquelles on l’expose, car il n’a à sa disposition aucun moyen coercitif pour exiger un remboursement de celui qui lui a payé la rétribution convenable de son travail. S’il était réduit au strict nécessaire, il ne pourrait pas supporter une pareille réduction de ses salaires, il ne pourrait plus soutenir sa famille ; mais, comme les salaires du travail lui permettent de se procurer une plus grande aisance, quelquefois même des objets de luxe, il a toujours de quoi payer l’impôt. Ce que l’impôt lui enlève serait dépensé en jouissances auxquelles il est ainsi obligé de renoncer. Les taxes sur le travail, ou sur des articles à l’usage du travailleur, ont pour effet de diminuer l’aisance du travailleur ; elles augmentent ses privations et tendent à dégrader la condition des classes ouvrières. Adam Smith suppose que l’effet inévitable d’une taxe sur les objets de première nécessité sera d’en rendre l’acquisition impossible au travailleur, et de produire ainsi, par contre-coup, une hausse dans les salaires. Mais ceci ne peut être admis que dans le cas où le travailleur serait réduit au strict nécessaire ; car, s’il peut vivre dans l’aisance, il retranchera du superflu pour payer l’impôt sur le travail ou sur les objets de première nécessité. Qu’il y ait donc une taxe directe sur le travail, ou une taxe sur des objets qu’Adam Smith appelle articles de luxe, les effets sur la condition du travailleur resteront toujours les mêmes ; car, du moment qu’il est obligé de régler ses dépenses de manière à pouvoir payer la taxe, il n’est d’aucune importance de savoir de quelle espèce de jouissance il est forcé de se priver.

    Adam Smith modifie, il est vrai, son opinion relativement à l’influence d’une taxe directe sur les salaires du travail, en ajoutant que c’est seulement quand les demandes du travail restent les mêmes, que les salaires du travailleur s’élèvent en proportion de la taxe. Mais pourquoi admettre que les demandes resteront les mêmes, quand les salaires auront augmenté ? C’est toujours la demande qui règle le prix du travail, et si les demandes n’augmentent pas, les prix ne s’élèvent pas non plus. Il est également contraire aux principes en économie politique, de supposer que la demande restera la même, malgré une hausse dans les prix ; les demandes du travail, comme celles des marchandises, baissent a mesure que les prix s’élèvent. Si le travailleur exigeait une augmentation de salaire proportionnée à la taxe, les demandes du travail diminueraient immédiatement, et il serait bientôt forcé de se contenter des anciens salaires. Pour payer la taxe, le travailleur sera donc obligé de réduire ses dépenses, en se passant des objets qui ne sont pas absolument nécessaires. Buchanan.
  45. Mémoires concernant les droits, etc., tome II, page 108.
  46. Idem, tome III, page 67.
  47. Les choses sont bien changées en France depuis qu’Adam Smith écrivait ces lignes.
  48. Plusieurs de ces articles, notamment le thé, le sucre, le tabac et les liqueurs spiritueuses, ont subi, depuis quelques années, de fortes augmentations de droits. En 1790, le tabac a été retiré de la régie des douanes et transporté à celle de l’accise : il paye 1 sch. 7 d. par livre ; c’est plus que six fois le prix d’achat, s’il ne coûte que 3 d. la livre, comme on l’a dit aux Communes en 1784.
  49. Il est certain que la taxe sur une marchandise élèvera le prix de tous les articles dans la confection desquels elle entre. Une taxe sur le charbon et les chandelles, par exemple, fera hausser le prix des marchandises dans In production desquelles on en consomme. Mais on ne voit pas, pourquoi, quand une taxe est mise sur le cuir, le consommateur payerait la part du cordonnier. Ceux qui font le commerce d’une marchandise imposée avancent d’abord le montant de cette taxe, qui leur rentre quand la marchandise est vendue. Mais la portion qu’ils consomment eux-mêmes reste naturellement à leur charge, car la circonstance qu’ils font le commerce de cette marchandise ne peut pas les placer dans une position exceptionnelle.
  50. En 1798 le droit a été porté à 5 sch. par boisseau. M. Pitt évaluait à un demi-boisseau la consommation annuelle d’une famille pauvre.
  51. Le droit sur la chandelle avait été porté à 1 den. 1/2 : il n été, en 1792, diminué d’un demi-denier.
  52. Quand la concurrence des ouvriers entre eux ne fait pas baisser ces salaires. A. B.
  53. Ce droit sur le cabotage du charbon est actuellement de 8 sch. 10 d. par chaldron pour le port de Londres, et 5 sch. 6 d. pour les autres ports.
  54. Voyez Mémoire concernant les droits, etc., pages 210 et 211.
  55. Le Réformateur, par Cliquot de Blervache, inspecteur-général du commerce, Amsterdam, 1756
  56. Les droits imposés en 1785 et 1789 sur les carrosses vont à 8 liv. sterl. par voiture à quatre roues, avec une augmentation progressive sur les deuxième et troisième voitures, outre le droit de 1 liv. sterl. sur le premier cheval et le droit progressif sur les autres : ces derniers droits ont été augmentés en 1796, 1797 et 1801. Le triplement des taxes assises, qui ont eu lieu en 1798, a porté sur ces droits qui en font partie.
  57. Ce droit sur les ouvrages d’orfèvrerie, qui fait partie de ceux du timbre, est maintenant de 8 sch. par once d’or, et de 6 d. par once d’argent, une fois payés.
  58. Ce calcul parait exiger quelque éclaircissement. Le pot de porter, tout impôt déduit, eût coûté 2 pence. L’ouvrier, à cause de l’impôt, ne pouvant acheter le pot, se contente de la pinte ou moitié du pot, laquelle, tout impôt compris, lui coûte 1 penny 1/2 ; donc il a réellement économisé ; de penny ou un farting, et cette épargne est l’effet de l’impôt.
  59. Ces droits se montent à environ 8 sch. par quintal sur le verre pour vitre, et à moitié sur le verre pour bouteilles.
  60. En anglais, customs.
  61. Le commerce de la gomme a reçu depuis une immense extension, et, malgré ses vicissitudes, notre colonie du Sénégal a acquis beaucoup d’importance.
    A. B.
  62. En 1798 le revenu brut des douanes a monté à 7,789,658 liv. sterl. ; les frais de régie, à 414,166 liv. ; les déductions pour gratifications, à 507,221 liv. ; celles pour retours de droits, à 1,229,622 liv. ; autres dépenses prélevées sur ce produit, 77,493 liv. ; le produit net s’est trouvé être de 5,561,136 liv. ; les frais de régie ont fait environ 7 1/2 pour 100 du produit brut, et environ 5 1/2 pour 100 du produit net.
  63. C’est ce qui ne saurait manquer d’arriver parmi nous, le jour où la raison publique aura parfaitement compris la portée du dommage causé à la richesse des nations par le système des douanes. A. B.
  64. M. Pitt a exécuté une partie de ce plan en réunissant à la régie de l’accise plusieurs branches de revenu qui dépendaient des douanes ou d’autres régies particulières, notamment l’impôt du tabac, du sel. etc.
  65. Comme on voit, Adam Smith a exposé ici le premier les avantages de la création des entrepôts, que ses compatriotes ont élevés à un si haut rang d’utilité sous le nom de docks, et dont l’organisation laisse encore tant à désirer parmi nous. A. B.
  66. Cette même branche de l’accise a donné en 1798 un produit brut de 5,595,4151. sterl., sans y comprendre l’accise d’Écosse. Les vins et les liqueurs spiritueuses de l’étranger ont en outre donné lieu à plus de 1,850,000 liv. sterl, de droits d’accise.
  67. Ce droit a reçu en 1790 une augmentation qui est de 8 d. par baril si la bière est pour la consommation de Londres, et de 10 d. si elle est destinée aux provinces. dans de grandes et riches maisons de province.
  68. Il est à 6 sch. 6 d. par quarter de huit boisseaux.
  69. Voyez la note de la page précédente.
  70. A été augmenté de 2 den. par boisseau en 1790.
  71. Ce droit, qui date de 1697, était annuellement voté par le Parlement : il était de 6 den. par boisseau.
  72. Ce droit additionnel, établi en 1760, était de 3 den. par boisseau ; les deux droits réunis étaient de 9 den. par boisseau ou 6 sch. par quarter de huit boisseaux. — Voyez à la fin du volume la Table de conversion de toutes les monnaies, poids et mesures en usage en Angleterre.
  73. Ce muid est de 63 gallons.
  74. Espèce de bière dans la composition de laquelle entrent beaucoup d’ingrédients et plantes aromatiques : elle se fabrique beaucoup en Allemagne, et principalement à Brunswick. On l’appelle aussi bière de Brunswick.
  75. Il y a deux espèces de boissons faites avec le miel et l’eau, auxquelles on ajoute quelques épices et un peu de levure de bière : l’une se nomme mead, l’autre meteglin ; elles diffèrent très-peu.
  76. On donne le nom générique de vins, en Angleterre, aux liqueurs fermentées qu’on retire des différents fruits ou végétaux les plus susceptibles de la fermentation vineuse ou spiritueuse. Les petits vins ou vins factices se nomment aussi vins doux (sweets), ou vins du pays (home-made). On trouve dans l’Art de la cuisine et office, par Farley, les recettes de plus de quarante sortes différentes de ces vins.
  77. Ce sont des espèces d’eaux-de-vie qu’on extrait de la bière, du cidre, du poiré, de l’hydromel, du riz, du sucre, etc. À un certain degré de force, on les nomme esprits à l’épreuve : ce sont ceux dont il est ici question, Plus rectifiés et au-dessus de l’épreuve, ils payent des droits plus forts.
  78. Quoique les droits directement imposés sur les esprits ne montent qu’à 12 sch. 6 den. par gallon, ceux-ci ajoutés aux droits sur les petits vins dont ces esprits sont extraits, montent à 3 sch. 10 den. 2/3. Les petits vins et les esprits sont taxés aujourd’hui, pour prévenir les fraudes, d’après la jauge même des matières en fermentation. (Note de l’auteur.)
  79. On évalue à huit ou neuf mille le nombre de vaisseaux de toutes nations qui passent annuellement le Sund. En 1796 il monta à douze mille. Le droit qu’ils payent va environ à 1 3/4 pour 100 de la valeur sur toutes les marchandises. On peut l’évaluer à 75 rixdalles par chaque vaisseau l’un dans l’autre ; ce qui formerait un revenu de 600,000 rixdalles, outre ce que payent les vaisseaux pour l’entretien des feux, bouées, signaux, etc. Le droit se paye en rixdalles espèces, qui valent environ 5 fr. 30 cent.
  80. Le produit net de cette année, toutes dépenses et charges déduites, a monté à 4,975,652 liv. 19 sch. 6 den. (Note de l’auteur.) — En 1798 ce produit net, non compris l’accise de l’Écosse, s’est élevé à 9,873,618 liv. sterl.
  81. Les frais de perception sont maintenant dans une bien moindre proportion avec le produit, parce que celui-ci a été fort augmenté, et la régie améliorée. À la fin de 1799, les frais de douanes étaient à 5 5/8 pour 100 du produit ; ceux de l’accise et du timbre à 3 1/4, pour 100. A. B.
  82. Mémoires concernant les droits, etc., tome I, page 455.
  83. Il est inutile de rappeler que tout ce système a été aboli dès les premiers jours de la révolution française. A. B.
  84. On en a levé six fois davantage pendant la guerre, et on lèvera nécessairement dans l’état de paix plus de 34 millions sterl. par année.
  85. L’expérience n’a point justifié cette prédiction d’Adam Smith.