Recueil général et complet des fabliaux des 13e et 14e siècles/LXXII

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Des .III. Chanoinesses de Couloingne

LXXII

DES .III. CHANOINESSES

DE COULOINGNE
Paris, Bibl. de l’Arsen., Mss. B. L. F., 318, fol. 84 vo
à 88 ro.[1]

1
Il n’a homme de si à Sens,
S’adès vouloit parler de sens,
C’on n’en prisast mains son savoir
Qu’on[2] fait sotie et sens savoir.
5Qui set aucunes truffes dire,
Ou parlé n’ait de duel ne d’ire,
Puis que de mesdit n’i a point,
Maintes foiz vient aussi à point
A l’oïr que fait uns sarmons.
10Il a chanoinesses à Mons,[3]
Au Moustier seur Sambre, à Nivele,
Et à Andaine mainte[4] bele
Et trop plus assez à Maubeuge,
Mais ore droit conter vous veul ge,
15Sanz ajouster[5] mot de mençoingne.
De .III. de celes de Couloingne
Et dire .I. poi de reverie
Par covent que chascuns en rie

S’il y a mot qui bien le vaille.
20De longue rime ne me chaille,
Mais briément, sanz prologue faire,
Vous veul dire et conter l’afaire
De ces .III. dames Chanoinesses.[6]
D’amor aprises et maistresses,
25L’art sorent tout et le mestier
De quanqu’en amer a mestier ;
Tant l’avoient lonc temps usé
C’en tenoit ja pour refusé
Leur cors et leur[7] biautez usées,
30S’erent ainssi que refusées.
Et non pourquant mout[8] erent cointes
Et jolies, et biaus acointes
Orent racointiez de nouvel ;
Ce les tenoit en grant revel
35Et faisoit en amour penser.
Or vous voudrai avant passer
Et dire toute l’aventure
D’eles et la verité pure,
Selonc ma vraie entencion.
40Vigille iert d’une Assencion
Que chascuns doit joie mener,
Et Dieus, qui me volt amener
A droit port, si bien m’asena
Qu’à l’eglyse droit m’amena.
45Si fui à bonne destinée
Tant que grant messe fu finée
Et touz li mestiers Dieu finez.
Je, qui pas n’estoie avinez

Au matin ne beü n’avoie,
50Par mi le Cuer tornai ma voie
Pour moi vers l’ostel ravoier,
Et Eürs me volt convoier,
Qui si trés bien me convoia
Qu’entre ces dames m’avoia,
55Où il fesoit[9] si trés bel estre
C’iert uns fins paradis terrestre,
Plains[10] d’anges, de sains et d’ymages ;
Tant y avoit de biaus visages
Et de douz qu’il me fu avis
60Qu’en regardant fusse ravis.
Onques n’oi si grant melodie,
Et si n’oi pas chiere esbahie.
Quant je fus[11] à moi revenuz,
Balades et Rondiaus menuz
65Leur dis et autres Dis d’amours,
De Complaintes et de Clamours,
Que mout trés volontiers oïrent.
Et en l’oiant me conjoïrent
Et dirent iere bons compains :
70« Habandonnez te soit nos pains.
Nos chars, nos vins et nos ostez :
Jamais ne te sera ostez ;
Hons es pour soulacier malades.
Qui tant ses Rondiaus et Balades ;
75De toi ne doit estre se non
Nus princes. Or nous di ton non
Tant que bien t’aions cogneü.
T’avons nous autre foiz veü ?

Seroies tu nient Raniquès[12] ?
80— Non voir, dame, mais Watriquès
Sui nommez jusqu’en Areblois[13],
Menestrel au Conte de Blois[14]
Et si à monseignor Gauchier[15]
De Chastillon. — Tant t’ai plus chier, »
85Dist li une ; « par saint Niquaise,
Avec moi disneras tout aise,
Car toutes aprestées sommes
De servir ceuls dont tu te nommes ;
Si t’en verrai plus volentiers.
90Mes ostieus est tiens touz entiers
Et quanque j’ai, de ce me vant.
Or me sui et g’irai devant :
Nous n’i serons qu’entre[16] nous trois
Compaignes ; li lieus est estrois :
95En secré nous voulon[17] baignier ;
Plus n’en i voil acompaignier ;
Là nous diras de tes bons mos.
Vien i, si voir que parler m’os,
Tu seras aise à volenté :
100On m’a dès ersoir présenté
.II. chisnes cras et .III. chapons. »
Et je, sanz[18] faire autre respons,
Volentiers et de clere vois
Dis : « Dame, granz merciz. G’i[19] vois ;
105Je ne m’en doi faire prier ;
Je vous sivrai sanz detrier. »
Atant entrai dans la maison
Où ja iert du mengier saison ;

S’erent .II. des dames venues,
110Chascune en son baing toutes nues,
Et la[20] tierce, sans nul desdaing,
Se despoille et entre en son baing,
C’onques pour moi n’i fist dangier.
Lors commenchames à mengier.
115Ma table estoit assez près d’eles ;
Si les vi vermeilles et bêles
Et esprises de grant chaleur,
Que[21] leur fesoit avoir couleur
Li bains chauz et li bons vins frois,
120Dont assez burent sanz effrois.
Là fumes aise de touz poins,
Et, quant il fu du parler poins,
Je commençai D’amer l’escole[22]
Qui l’amant à amer escole,

125Car eles le voudrent oïr.
Pour vie amoreuse esjoïr
Et ceuls qui aiment de cuer fin.
Et, quant mes dis fu trais à fin
Que chascune ot bien escouté.
130En a l’une[23] l’autre bouté
Et distrent que c’iert trés bien dit.
Puis me firent .I. autre Dit
Commencier par commandement[24],
Qui parlast plus parfondement
135De paroles crasses et doilles,
« Si que de risées nous moilles »,
Dist l’une des mieus emparlées ;
« Nous sommes compaignes quarrées :

Di hardiment de quanqu’il touche
140A [25], s’il te vient à la bouche ;
Ja n’en seras de nous repris.
Ne voulons pas choses de pris,
Mais ce qui mieus rire nous face. »
Atant leur redreçai ma face ;
145Si leur dis le Dit, à briez mos,
Des .III.…… des…… mos,[26]
Comment l’un l’autre rampona,
Dont li Cons jugement donna
Qu’ainz n’en fu bleciez ni quassez.
150De ce ristrent eles assez
Et d’autres bons mos que je di.
Atant au bien boire entendi ;
Mes parlers lors fu acoisiez
Tant que fui de touz poins aisiez,
155Et chascune à son droit aisie.
Lors parla la plus envoisie,
Et dit que celle[27] ait mal dehait
Qui ne fera aucun souhait
Tel qui as dames ne desplaise :
160« Nous sommes ci à pais et aise ;
Li disons gogues et risées ;
Nous n’en poons estre accusées.
Car nous sommes en lieu secré. »
Lors dist cele au cuer plus letré.
165« Honnie soit à cui il poise,
Or faites abaissier la noise
Tant que je aie souhaidié,
Car Dieus proprement m’a aidié

A mon souhait à aviser ;
170Or vous le voudrai deviser.
Je souhaide q......,[28]
Fust aumosne aussi con pechiés,
Et c’on en aquerist pardon
De touz meffais et guerredon.
175Que ja Dieus ne s’en courouçast ;
Mais certes, qui qui en grouchast,
Je vous jur et ai en couvent
............[29]
S’ensi estoit que je devise.
180— Or est il temps que je m’avise, »
Dist la seconde, « à souhaidier
Chose qui mieus nous puist aidier.
Je souhaide à nostre Seignour
Que ce fust aussi grant honor.... »[30]
185« Laquelle set mieus souhaidier ?
Juges, si Dieus te puist aidier,
Ouquel puet plus de bien avoir.
— Dames, je ne le puis savoir »,
Dist Watriquès, « sanz les plus sages.
190Si serai du porter messages,
Tant que Ton en aura jugié. »
Ainssi pris d’eles mon congié ;
Si mis tout cest affaire en rime,
Où il n’a ne honte ne crime[31].
195Ni chose qui grieve à nului.
Qui que le voille traire à lui,
Huimais n’en puet estre autre chose,
N’ai deservi que nus m’en chose ;

A moi ne s’en doit nus conbatre ;
200Ce sont risées, pour esbatre
Les roys, les princes et les contes.
Ci faut des .III. dames li contes.

Explicit le Dit des .iij. Chanoinesses de Couloingne.

  1. LXXII. — Des .III. Chanoinesses de Couloingne, p. 137.

    Le ms. de l’Arsenal porte dans la nouvelle numérotation le no 3525.


    Publié par M. Aug. Scheler, Dits de Watriquet de Couvin, 373-379.


  2. Vers 4 — * Qu’on ; ms., Von.
  3. 10-3 — Ces noms connus de villes du Hainaut servent assez à prouver la nationalité de l’auteur du fabliau, qui est de Couvin (évéché de Liége).
  4. 12 — riante, lisez mainte.
  5. 15 — Sans ajouter, lisez Sanz ajouster.
  6. 23 — M. Scheler, tout en constatant qu’à Cologne il a existé un canonicat de dames, ne veut voir ici qu’une fiction du poëte.
  7. 29 — leurs, lisez leur.
  8. 31 — * mout ; ms., mont.
  9. 55 — faisoit, lisez fesoit.
  10. 57 — * plains ; ms., plain.
  11. 63 — fu, lisez fui.
  12. 79 — Il faut voir dans le nom Raniquet une confusion de prononciation : les chanoinesses croient connaître le poëte, et ne se rappellent que confusément son nom, qu’elles estropient ; elles font ainsi Raniquet de Watriquet.
  13. 81 — Ne s’agit-il pas ici du château d’Arabloy, près de Gien, dont M. Pillon a écrit l’histoire dans les Mémoires de la Société archéologique de l’Orléanais, IV, 199-204 ?
  14. 82 — Ce comte de Blois est Gui de Blois.
  15. 83 — Dans le ms., ce vers est ainsi écrit : Et monseignor mesire Gauchier. Il s’agit du connétable.
  16. 93 — * qu’entre ; ms., que tre.
  17. 95 — voulons, lisez voulon.
  18. 102 — sans, lisez sanz.
  19. 104 — J’i, lisez G’i.
  20. 111 — le, lisez la.
  21. 118 — * Que ; ms., Ce.
  22. 123-4 — Le titre et le commencement de la chanson, que nous avons ici, ne se retrouvent nulle autre part.
  23. 130 — * En a l’une ; ms., L’une en a.
  24. 133 — comandement, lisez commandement.
  25. 140 — Supprimez l’s placée après les points.
  26. 146 — Supprimez « et ». — Le fabliau dont il est parlé ici ne nous est pas parvenu. Ce n’est certainement pas le Jugement des C… (Méon, III, 466-471).
  27. 157 — cele, lisez celle.
  28. 171 — La fin du vers est ici grattée, ainsi que les quelques mots des vers précédents que nous avons remplacés par des points.
  29. 178 — Vers gratté.
  30. 184 — Il manque ici tout un feuillet, à peu près 56 vers.
  31. 194 — rime, lisez crime.

    Ce fabliau est précédé, dans le ms (fol. 84 vo), d’une grande miniature fond quadrillé rouge, bleu et or, avec une fleur de lis d’argent sur les carreaux bleus et rouges. Les trois chanoinesses, nues, sont dans trois tonneaux surmontés d’une sorte de dais à rideaux. Le poëte est assis ; il tient une coupe en forme de calice de la main droite, et un pilon de volaille ou un os de jambon de la gauche. Ce qu’il y a de singulier, c’est que la table, qui est couverte d’une nappe, et où l’on voit entre autres choses un couteau et un vase à deux anses, est une tabula au sens strict ; elle n’a pas de pieds et est posée sur les genoux du trouvère, dont la robe presque monacale est mi-partie à dextre de vert, et à senestre d’une couleur brun jaunâtre très-claire (Cf. la miniature de présentation et celle du fol. 144 vo).