Redgauntlet/Chapitre 20

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Redgauntlet. Histoire du XVIIIe siècle
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume XXp. 429-439).


CHAPITRE XX.

SUITE DES AVENTURES DE DARSIE LATIMER.

LA CAUSE DU BRUIT.


Le cabaret de Joé Crackenthorp n’avait jamais été, depuis la première fois que ses cheminées fumèrent au bord de la Solway, fréquenté par une réunion de visiteurs aussi mélangés que ceux qui étaient devenus ses hôtes ce matin-là. Plusieurs d’entre eux étaient des personnes dont le rang semblait de beaucoup supérieur à leurs vêtements et à leur manière de voyager. Les domestiques qui les accompagnaient démentaient les conclusions qu’on pouvait tirer des costumes de leurs maîtres, et, suivant l’habitude des chevaliers de l’arc en-ciel[1] donnaient à entendre qu’ils n’étaient pas hommes à servir des gens de peu d’importance. Les gentilshommes, qui s’étaient rendus en ce lieu principalement pour voir M. Redgauntlet, paraissaient tous de mauvaise humeur et inquiets ; ils causaient et se promenaient ensemble ; leur conversation semblait assez vive, et ils évitaient toute communication avec les voyageurs que le hasard avait amenés le matin dans le même lieu de repos.

Comme si le destin eût pris plaisir à confondre les plans des conspirateurs jacobites, le nombre des voyageurs était plus grand que jamais ; ils remplissaient la salle publique du cabaret, où les hôtes politiques s’étaient déjà emparés de la plupart des appartements particuliers.

Entre autres, l’honnête Josué Geddes était arrivé, voyageant, à ce qu’il disait, dans la douleur de son âme, et pleurant le sort de Darsie Latimer, comme il pleurerait son fils premier-né. Il avait côtoyé tous les bords de la Solway, outre différentes excursions dans l’intérieur des terres, ne craignant pas de s’exposer en pareilles occasions aux railleries des rieurs, même à de sérieux dangers personnels, en fréquentant des repaires de contrebandiers, de maquignons et d’autres individus aussi peu endurants, qui le voyaient toujours arriver avec des yeux jaloux, et étaient fort disposés à le prendre pour un officier de l’excise déguisé en quaker. Toutes ces fatigues, tous ces périls pourtant, il les avait vainement affrontés. Aucune des recherches qu’il avait pu faire ne lui avait donné le moindre renseignement sur Latimer, de sorte qu’il commençait à craindre que le pauvre garçon n’eût été transporté sur le continent ; car l’usage d’enlever les gens était assez fréquemment mis en pratique, surtout sur les côtes occidentales de la Grande-Bretagne, si toutefois on n’avait pas employé, pour s’en débarrasser, un moyen plus cruel et plus expéditif.

Ce fut donc le cœur bien gros qu’il remit son cheval, son cher Salomon, entre les mains du garçon, et qu’entrant dans l’auberge, il demanda à déjeuner et une chambre particulière. Des quakers et des hôtes tels que Geddes et le père Crackenthorp ne sont pas compères et compagnons. Celui-ci tourna la tête sur son épaule pour regarder le nouvel arrivant, et répliqua : « Si vous désirez déjeuner ici, l’ami, il faut vous résigner à manger dans la salle où mangent les autres.

— Et pourquoi ne puis-je, dit le quaker, avoir avec mon argent une chambre pour moi seul ?

— Parce qu’il vous faut attendre, maître Jonathan, que vos supérieurs soient servis, ou bien manger avec vos égaux. »

Josué Geddes ne poussa point la discussion plus loin, mais, allant s’asseoir tranquillement à la place que lui indiquait Crackenthorp, et demandant une pinte d’ale, du pain, du beurre, et du fromage de Hollande, il se mit à satisfaire un appétit que la fraîcheur du matin avait rendu plus vif que d’ordinaire.

Tandis que l’honnête quaker était ainsi occupé, un autre étranger entra dans l’appartement, et s’assit près de la table où les mets étaient placés. Il regardait continuellement Josué, léchait ses lèvres sèches et arides quand il voyait le bon quaker avaler son pain et son fromage, et frottait ses maigres mâchoires quand M. Geddes portait son verre à sa bouche, comme si ces fonctions animales qu’il voyait remplies par un autre eussent éveillé ses sympathies d’une manière irrésistible. Enfin, ne pouvant pas modérer plus long-temps ses désirs, il demanda en balbutiant au cabaretier, qui promenait avec un air d’importance son énorme embonpoint dans la salle, « s’il ne pourrait pas avoir un pâté d’un plack[2]. »

« Je n’ai jamais entendu parler de chose pareille, » mon maître, répondit le cabaretier, et il allait passer son chemin, lorsque son hôte, l’arrêtant, dit avec un accent écossais fortement prononcé : « Peut-être n’avez-vous ni petit-lait, ni lait de beurre, peut-être même pas de lait caillé.

— Ne pourriez-vous pas parler plus clairement, mon maître, reprit Crackenthorp.

— Hé bien ! ne pourriez-vous pas me servir un déjeuner dont la valeur n’excédât pas celle d’un shilling écossais[3] ?

— C’est-à-dire d’un sou sterling ? » répliqua Crackenthorp en ricanant. « Ma foi ! non, l’ami ; on ne déjeune pas chez nous à ce prix : — impossible, Sawney[4] ! Mais je vous emplirai la bedaine pour l’amour de Dieu, comme nous disons, c’est-à-dire, pour rien.

— Je ne refuserai jamais une offre polie, » répliqua le convive au gousset plat ; « et je dirai à l’honneur des Anglais que, fussent-ils des diables, ils sont très-civils à l’égard des gentilshommes qui sont couverts d’un nuage.

— Des gentilshommes ! — hum ! s’écria Crackenthorp. — Il n’est pas un bonnet bleu qui ne cloche de ce pied. » Puis, prenant un plat qui contenait encore un énorme morceau de ce qui avait été jadis un magnifique pâté de mouton, il le plaça sur la table devant l’étranger, en disant : « Voilà, monsieur le gentilhomme, voilà qui vaut bien tous les pâtés d’un plack, comme vous les appelez, qui aient jamais été faits avec la tête de mouton.

— La tête de mouton est une bonne chose, malgré tout, » répliqua l’Écossais ; mais n’étant pas prononcée assez haut pour offenser l’aubergiste hospitalier, l’interjection peut être regardée comme une protestation particulière contre le ridicule déversé à plaisir sur un met en honneur dans la Calédonie.

Après s’être donné cette petite satisfaction, il se mit immédiatement à porter le mouton et la croûte de pâté de son assiette à sa bouche, par morceaux si gros, qu’il semblait n’avoir pas mangé depuis trois jours, et vouloir rassasier par provision son appétit à venir.

Josué Geddes, à son tour, le regarda d’un air de surprise, croyant n’avoir jamais vu personne offrir en mangeant un type plus vrai de la faim. « Ami, » lui dit-il, après l’avoir contemplé durant quelques minutes, « si tu te gorges de cette manière, tu étoufferas assurément : ne veux-tu pas accepter un coup d’ale pour faire descendre une nourriture si sèche ?

— Vraiment, » répliqua l’étranger, s’arrêtant un peu, et regardant l’individu qui lui faisait cette douce proposition, « ce n’est pas une mauvaise ouverture, comme on dit dans l’assemblée générale. J’ai entendu faire des motions qui ne valaient pas ce sage conseil. »

M. Geddes ordonna qu’on servît une chopine de petite bière à notre ami Pierre Peebles ; car le lecteur doit avoir déjà pensé que cette victime de Thémis était le voyageur en question.

Le malheureux plaideur n’eut pas plutôt aperçu le pot de bière qu’il le saisit avec la même énergie qu’il avait déployée en attaquant le pâté, — souffla l’écume de dessus avec tant de force, que plusieurs flocons allèrent tomber sur la tête de M. Geddes ; — puis, se rappelant tout à coup ce qu’il devait à la politesse, il dit : « À votre santé, l’ami ! — Quoi ! êtes-vous donc un si grand personnage que vous ne me fassiez point raison, ou avez-vous l’oreille dure ?

— Je t’engage à boire ta pinte, l’ami, répliqua le quaker ; ton intention est bonne, sans doute, mais nous faisons peu de cas de ces sottes coutumes.

— Quoi ! vous êtes donc quaker, hein ? » dit Pierre, et, sans plus de cérémonie, il porta le pot à sa bouche, et ne le replaça sur la table qu’après avoir bu jusqu’à la dernière goutte la liqueur d’orge : « Voilà qui nous fait un fameux bien à vous et à moi, » dit-il en poussant un profond soupir, et en mettant le pot sur la table ; « mais, en vérité, deux chopines de bière pour deux sont une bien petite mesure. Que dites-vous d’un autre pot ? ou bien demanderons-nous tout d’abord la grande pinte d’Écosse ? — On en perd moins en mesurant.

— Tu peux demander tout ce qui te fera plaisir, à ton compte, l’ami, répliqua Geddes ; quant à moi, j’ai contribué de bon cœur à étancher ta soif naturelle, mais j’ai peur qu’il ne soit pas aussi facile de satisfaire celle qui n’est que factice et artificielle.

— C’est-à-dire, pour parler plus simplement, que vous ne me cautionnez plus auprès du maître de la maison. Vous autres quakers, vous restez toujours à mi-chemin ; mais puisque vous m’avez fait boire une boisson si froide, — à moi qui n’y suis pas accoutumé avant midi, — je trouve que vous pourriez aussi bien m’offrir un verre d’eau-de-vie ou d’usquebaugh. — Je ne fais pas la petite bouche : — je bois tout ce qui est liquide et piquant.

— Pas une goutte à mes dépens, répliqua Geddes. Tu es un vieillard, et peut-être as-tu devant toi une route longue et pénible. Tu es mon compatriote, d’ailleurs, si j’en juge par ton accent, et je ne te mettrai point dans le cas de déshonorer tes cheveux blancs en pays étranger. »

— Mes cheveux blancs, voisin ! » s’écria Pierre en interrogeant de l’œil les assistants, que ce dialogue commençait à intéresser, et qui espéraient voir le quaker dupé par ce mendiant, ce fou, car Pierre Peebles ne ressemblait pas à autre chose ; — mes cheveux blancs ! le Seigneur vous corrige la vue, voisin ! vous qui ne pouvez distinguer des cheveux blancs d’une perruque d’étoupes. »

Cette plaisanterie excita un rire général, et ce qui valait encore mieux que des applaudissements tout secs, un homme de la compagnie s’écria : « Père Crackenthorp, apportez une mesure d’eau-de-vie. Je veux régaler ce drôle d’un petit coup, ne fût-ce que pour sa gaieté. »

L’eau-de-vie fut aussitôt apportée par une servante qui faisait l’office de garçon, et Pierre, avec une grimace de ravissement, remplit un verre, l’avala, et puis disant : « Dieu me pardonne ! j’ai commis l’impolitesse de ne pas boire à votre santé. Je crois que le quaker m’a gâté avec ses vilaines manières. » — Il allait se verser un second verre, quand son nouvel ami lui arrêta la main en disant à son tour : « Non, non, l’ami, — jouons franc jeu ; — permettez, s’il vous plaît : » et remplissant un verre pour lui-même, il le vida aussi lestement que l’eût fait Pierre. « Que dites-vous de cela, l’ami ? » continua-t-il en s’adressant au quaker.

— Ma foi ! l’ami, répliqua Josué, que la liqueur a passé par ton gosier, non par le mien, et que je n’ai rien à dire des choses qui ne me regardent pas ; mais si tu as la moindre humanité, tu ne donneras point à cette pauvre créature les moyens de se plonger dans la débauche. Songe qu’on le jetterait à la porte comme un chien sans maison ni maître, et qu’il pourrait mourir sur les sables ou sur le grand chemin. Et si tes largesses l’ont rendu incapable de se conduire, tu ne seras pas innocent de sa mort.

— En vérité, Large-Bord, je crois que tu as raison, et notre vieux gentilhomme à cheveux d’étoupes n’en aura pas davantage : — d’ailleurs, nous avons de l’ouvrage sur les bras aujourd’hui, et ce drôle, si fou qu’il paraisse, peut avoir un nez au milieu du visage après tout. — Écoutez-moi, mon vieux, quel est votre nom, et qui vous amène dans une maison si éloignée des routes ?

— Je ne suis pas tenu à vous décliner mon nom, dit Pierre, et quant à l’affaire qui m’amène ici… il y a encore une goutte d’eau-de-vie au fond du pot : — ce serait dommage de la laisser pour la fille. — C’est lui faire prendre de mauvaises habitudes.

— Tu auras le reste de la mesure, et tu iras ensuite au diable, si tu veux bien me dire ce que tu fais ici.

— Je cherche un jeune avocat qu’on appelle Alan Fairford, qui m’a joué un fort vilain tour : il faut que je vous mette au courant de l’affaire…

— Un avocat, l’ami ! » répliqua le capitaine de Jenny la Sauteuse, (car c’était lui, en personne, qui avait eu compassion de la soif de Pierre), « ma foi ! le Seigneur te protège ! tu as pris la mauvaise rive du détroit pour chercher un avocat, car les avocats sont écossais, et les hommes de loi anglais, à mon avis[5].

— Des hommes de loi anglais, l’ami ! s’écria Pierre, du diable s’il y a en Angleterre un seul homme de loi !

— Je souhaiterais de tout mon cœur que vous disiez vrai, répliqua Ewart ; mais qui diable vous a mis cela dans la tête ?

— Mon Dieu, mon homme, j’ai consulté un de leurs procureurs à Carlisle, et il m’a appris qu’il n’y avait pas un seul homme de loi en Angleterre, sans s’excepter lui-même, qui pût comprendre la nature d’un procès quelque peu compliqué, et quand je lui eus dit comment ce jeune vagabond, cet Alan Fairford m’avait servi, il me répliqua que je pouvais y prendre le prétexte d’une nouvelle action dans la cause, — tout comme si la cause n’avait point déjà autant d’actions qu’une cause pouvait en comporter. Mais, ma parole ! c’est une bonne cause, et qui a bien résisté dans son temps aux ressources de la procédure ; — mais c’est à force d’entasser de l’orge sur un cheval qu’on lui rompt les reins, et de mon consentement on ne l’embrouillera point davantage.

— Mais cet Alan Fairford ? dit Ewart, — voyons, — avalez la goutte d’eau-de-vie, bon homme, et parlez-moi de lui plus au long, dites-moi si vous le cherchez pour bien ou pour mal ?

— Pour mon bien à moi, et pour son mal à lui, c’est une chose sûre, répondit Pierre. Songez qu’il a laissé ma cause sur une paillasse entre la vie et la mort, moitié gagnée, moitié perdue, pour courir à travers tout le Cumberland après un méchant vagabond sans cervelle qu’on nomme Darsie Latimer ?

— Darsie Latimer ! » dit vivement M. Geddes ; « savez-vous la moindre chose sur Darsie Latimer ?

— Peut-être oui, peut-être non, répondit Pierre : je ne suis pas tenu de répondre aux questions du premier venu, quand elles ne sont pas posées judiciairement et dans les formes de la loi, — surtout avec des gens qui font tant d’embarras pour un coup d’ale ou pour une goutte d’eau-de-vie. Mais quant à ce gentilhomme qui s’est montré gentilhomme en déjeunant, et se montrera encore gentilhomme à son repas de midi, je suis tout disposé à l’éclaircir sur tous les points de la cause qui peuvent paraître se rapporter à la question en litige.

— Ma foi ! tout ce que j’ai besoin de savoir, mon ami, c’est si vous cherchez cet Alan Fairford pour lui faire du bien ou du mal ; parce que si vous venez lui faire du bien, je crois que vous pourrez parvenir à lui parler ; — mais si vous voulez lui faire du mal, je prendrai la liberté de vous conduire sur l’autre rive de la Solway, avec l’avis amical de ne plus vous charger d’une semblable commission, de crainte que pire ne vous arrive. »

Les manières et le langage d’Ewart étaient tels, que Josué Geddes résolut de garder un profond silence jusqu’à ce qu’il pût découvrir clairement si le marin voulait l’aider dans ses recherches relativement à Darsie Latimer, ou bien y mettre obstacle. Il se décida donc à écouter attentivement l’entretien qui allait avoir lieu entre le capitaine et Pierre, et à épier l’occasion de questionner celui-ci, aussitôt qu’il se séparerait de sa nouvelle connaissance.

— Je n’ai aucune envie, répliqua Pierre Peebles, de faire le moindre mal physique à ce pauvre garçon de Fairford qui a reçu de bonnes guinées de moi, aussi bien que son père avant lui ; mais je voudrais le ramener pour qu’il raccommodât mes affaires aussi bien que les siennes. Et peut-être ne lui intenterai-je d’action en dommages et intérêts que pour lui faire rendre ses honoraires, et payer à son client une rente annuelle sur la somme principale, due à partir du jour où il aurait pu me la faire restituer, capital et intérêts, savoir à partir du jour de la grande plaidoirie ; car, vous concevez, c’est le moins que je puisse réclamer nomine damni[6]. Du reste, je n’ai pas l’intention de lui nuire corporellement ; — nous devons vivre et laisser vivre, — pardonner et oublier.

— Le diable m’enlève, ami Large-Bord, » dit Nanty Ewart en regardant le quaker, « si je comprends un mot de ce que veut dire ce vieil épouvantail. Si je croyais qu’il fût convenable de lui faire voir maître Fairford, ma foi ! c’est une affaire qu’on pourrait sans doute arranger. Connaissez-vous un peu ce vieux drôle ? — vous sembliez prendre intérêt à lui tout à l’heure.

— Pas plus que je n’en prendrais à tout homme dans la détresse, » répondit Geddes, content d’être ainsi interpellé. « Mais je ferai tout mon possible pour découvrir qui il est, et ce qu’il vient faire dans ce pays ; — cependant, ne sommes-nous pas un peu trop en public dans cette salle ouverte à tout venant ?

« C’est bien pensé vraiment ! » dit Ewart, et, d’après ses ordres, la servante les introduisit dans un petit cabinet, Pierre les accompagnant dans l’espérance instinctive qu’ils boiraient encore avant de se quitter. Ils s’étaient à peine établis dans leur nouvel appartement, que le son d’un violon se fit entendre dans la pièce qu’ils venaient de quitter.

« Il faut que je retourne là-bas, » dit Pierre en se levant ; c’est le son d’un violon ; et quand il y a de la musique, il y a toujours quelque chose à manger ou à boire.

— Je vais vous faire servir quelque chose ici-même, dit le quaker ; mais en attendant, voyez-vous quelque inconvénient, mon bon ami, à nous dire votre nom ?

— Pas le moindre, si vous désirez boire à mon nom et à mon surnom ; mais autrement, je ne répondrai pas à vos interrogatoires.

— Ami, ta santé s’en trouvera mal, attendu que tu as bu déjà suffisamment. — Néanmoins, — ici donc, la fille ! — apportez-moi un gill[7] de sherry.

— Le sherry est une boisson peu spiritueuse, et un gill est une bien petite mesure pour deux gentilshommes qui font connaissance pour la première fois. — Mais voyons, pourtant, goûtons votre pauvre gill de sherry, » ajouta Pierre Peebles, en avançant sa longue main pour saisir la petite mesure d’étain, qui, suivant la coutume du temps, contenait la généreuse liqueur fraîche tirée du poinçon.

« Mais, l’ami, arrête donc, dit Josué, tu ne m’as point encore dit quel nom et quel surnom je devais te donner.

— Le quaker est diablement rusé, » dit tout bas Ewart, « il lui fait payer la liqueur avant de la lui donner. Moi, au contraire, je suis tellement fou, qu’avant de songer à lui faire une seule question, je l’aurais laissé boire au point qu’il n’aurait pas pu ouvrir la bouche.

— Hé bien ! je me nomme Pierre Peebles, » répondit le plaideur d’un air mécontent, comme s’il eût pensé qu’on était trop chiche de vin à son égard ; « et qu’avez-vous à dire cela ?

— Pierre Peebles ! » répéta Nanty Ewart, et il parut réfléchir sur une chose que ces mots lui remettaient en mémoire, tandis que le quaker continuait ses questions.

— Mais je te prie, Pierre Peebles, n’es-tu pas autrement désigné ? — Tu le sais, dans notre pays, certaines personnes sont distinguées les unes par leur état et leur profession, comme pêcheurs, cordonniers, tisserands, etc., et les autres par leurs titres, comme possesseurs de terres, ce qui sent la vanité. — Eh bien, comment te désigne-t-on des gens qui portent le même nom que toi ?

— Pierre Peebles du grand procès, le pauvre Pierre Peebles contre Plainstanes, et per contra ; — si je ne suis laird de rien autre chose, je suis toujours dominus litis.

— C’est une pauvre seigneurie, à ce qu’il me semble, dit Josué.

— S’il vous plaît, monsieur Peebles, » dit Ewart interrompant la conversation d’une façon un peu brusque, « n’étiez-vous pas jadis bourgeois d’Édimbourg ?

— Si j’étais bourgeois ! » s’écria Pierre avec indignation ; « ne suis-je donc pas encore bourgeois aujourd’hui ? Je n’ai rien fait qui me dépouille de mes droits, je pense. — Une fois prévôt, on est toujours milord[8].

— Eh bien, monsieur le bourgeois, répondez un peu, ne possédiez-vous pas du bien dans la bonne ville ? continua Ewart.

— Si vraiment ! — C’est-à-dire qu’avant mon infortune, j’avais deux ou trois bonnes maisons dans les clos et dans les rues, outre ma boutique et l’étage au-dessus. Mais Plainstanes m’a mis sur le pavé. N’importe, il faudra bien que je l’attrape.

— N’aviez-vous pas autrefois un établissement dans le clos du Covenant ? demanda encore Nanty.

— Comme vous le dites, mon garçon ; quoique vous ne ressembliez guère à un covenantaire, nous boirons à la mémoire du Covenant, tenez ! — Dieu ! n’est-ce pas à vous faire hausser les épaules qu’une méchante mesure comme celle-ci ? la voilà déjà vide. — Ma maison du clos me produisait un revenu d’environ quatorze livres sterling par an, depuis la cave jusqu’au grenier, sans compter encore un superbe cellier que je louais à la mère Littleworth.

— Et vous rappelez-vous que vous aviez pour locataire une pauvre vieille dame, mistress Cantrips de Kittlebasket ? » demanda Nanty en ne cachant qu’avec peine son émotion.

— Si je me le rappelle ! Corbleu ! j’ai bonne raison de me le rappeler, dit Pierre, puisqu’elle m’a fait banqueroute, la vieille sorcière ; et après tout ce que put faire la loi pour me satisfaire et me payer, en l’expropriant de ses biens, en les vendant à la criée et à l’encan, elle se réfugia dans la maison de charité, et m’emporta vingt bonnes livres d’Écosse qu’elle me devait toujours. — C’est une honte et une grande oppression que la maison de charité, donnant asile aux banqueroutiers qui ne peuvent payer leurs honnêtes créanciers.

— Il me semble, l’ami, dit le quaker, que tes haillons devraient t’apprendre à avoir compassion de la nudité des autres.

— Haillons ! » s’écria Peebles prenant les paroles de Josué à la lettre ; « voit-on jamais un homme sage mettre son plus bel habit pour voyager, dans la vue de faire compagnie avec des quakers, et tel autre bétail que l’on rencontre en route ?

— La vieille dame est morte à ce que j’ai appris, » répliqua Ewart avec une indifférence affectée, que trahissait une voix qui tremblait de colère.

— Morte ou vivante, que m’importe à moi ? répondit Pierre le Cruel. Quelle nécessité de vivre, je vous le demande, quand on ne vit pas comme la loi le veut, quand on ne satisfait pas ses justes et légitimes créanciers ?

— Et vous, — vous-même qu’on foule maintenant aux pieds, qui gisez maintenant étendu dans le ruisseau, n’êtes-vous pas fâché de ce que vous lui avez fait ? ne vous repentez-vous pas d’avoir occasionné la mort de cette pauvre veuve ?

— De quoi me repentirais-je ? La loi était de mon côté, — décrets des baillis ordonnant saisie et plaçant des gardiens, — demande tendant à faire cesser les poursuites, — arrêt qui les déclare valables ! que vouliez-vous de plus ? J’ai suivi la vieille radoteuse devant deux cours : — elle m’a coûté plus d’argent que ne valaient ses oreilles.

— Ah ! au nom du ciel ! répliqua Nanty, je donnerais mille guinées si je les avais pour que vous fussiez digne de mes soufflets. Si vous aviez dit que vous vous repentiez, c’eût été une affaire entre Dieu et votre conscience ; mais vous entendre vous glorifier de votre vilenie ! — Croyez-vous que ce soit peu de chose que d’avoir réduit une vieille femme à la misère, et une jeune fille à l’infamie, — d’avoir causé la mort de l’une et la ruine de l’autre, — d’avoir poussé un homme à l’exil et au désespoir ? De par celui qui m’a fait, j’ai peine à ne pas vous prendre au collet !

— Mettez donc la main sur moi ! — je vous en défie ! — je prends cet honnête homme à témoin que si vous touchez seulement du bout du doigt mon habit, je pourrai vous intenter une action pour violence, voies de fait, coups et outrage. Voilà bien du tapage en vérité pour une vieille femme qui est en terre, pour une jeune fille qui court les rues et les carrefours, pour un méchant drôle qui écume la mer au lieu de figurer à une potence !

— Oh ! sur mon âme, c’est trop fort ! et puisque vous ne pouvez sentir autrement, je vais voir en vous rouant de coups si vous avez quelque humanité dans la tête et les épaules. »

Il tira son sabre en parlant ainsi, et quoique Josué, qui avait vainement tenté d’interrompre le dialogue dont il prévoyait la fin tragique, se fut jeté alors entre Nanty et le vieux plaideur, il ne put empêcher celui-ci de recevoir sur le dos deux ou trois bons coups du plat de la lame.

Le pauvre Pierre Peebles, aussi piteux dans ce moment critique qu’il avait montré de présomption en s’attirant cette punition, se mit à s’enfuir, à jeter les hauts cris, à courir dans l’appartement et dans la maison même, poursuivi par Nanty, dont la colère augmentait à mesure qu’il s’y abandonnait davantage, et par Josué qui intervenait encore à tout risque, suppliant Nanty de songer à l’âge et à l’état misérable de l’offenseur, et le pauvre Pierre de s’arrêter et de se mettre sous sa protection. En face de la maison pourtant, Pierre Peebles trouva un protecteur plus efficace que le digne quaker.



  1. Laquais à livrée, ainsi nommés plaisamment à Londres. a. m.
  2. Une des plus petites monnaies qui aient existé en Écosse. a. m.
  3. Environ dix centimes. a. m.
  4. Sobriquet donné aux Écossais. a. m.
  5. L’avocat est en écossais advocat, et en anglais counsellor. a. m.
  6. À titre de dommage. a. m.
  7. Une roquille. a. m.
  8. Le prévôt d’Édimbourg a le titre de lord. a. m.