Redgauntlet/Lettre 10

La bibliothèque libre.
Redgauntlet. Histoire du XVIIIe siècle
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume XXp. 110-122).
◄  Lettre IX
Lettre XI  ►


LETTRE X.

DARSIE LATIMER À ALAN FAIRFORD.


L’intrigue se complique. J’ai reçu votre lettre, et une aussi de votre père. La seconde me place dans l’impossibilité de me rendre à la pressante invitation de la première. Non — je ne puis aller vous rejoindre, Alan ; et ce, pour la meilleure de toutes les raisons ; — je ne puis et ne dois point contrarier les désirs inquiets de votre père. Je ne m’offense nullement de ce qu’il souhaite mon absence. Il est naturel qu’il désire pour son fils ce que son fils mérite si bien — l’avantage d’un compagnon plus sage et plus posé que moi. Et pourtant je suis certain de m’être souvent donné beaucoup de peine pour acquérir cette décence de conduite qu’on ne peut pas plus soupçonner de sortir des justes bornes, qu’un hibou de poursuivre un papillon.

Mais c’était vainement que je fronçais les sourcils, à m’en donner un mal de tête, pour m’attirer la réputation d’un jeune homme grave, solide et réfléchi. Votre père a toujours découvert ou cru découvrir une espèce d’extravagance qui se cachait sous les rides de mon front, et qui rendait ma société périlleuse pour le futur avocat et le juge à venir. Eh bien, la philosophie du caporal Nym me servira de consolation : — « Ça ira comme ça pourra ». — Je ne puis retourner dans la maison de votre père, puisqu’il souhaite ne pas m’y voir ; et quant à votre dessein de venir ici, — par tout ce qui m’est cher, je jure que si vous vous rendiez coupable d’un tel acte de légèreté et de folie — pour ne pas dire d’irrévérence et de cruauté, considérant les désirs et les idées de votre père — je ne vous parlerais de ma vie ; c’est fort sérieusement que je le dis. D’ailleurs votre père, tandis qu’il me défend en quelque sorte de revenir à Édimbourg, me donne les plus puissantes raisons de rester encore un certain temps où je suis, en me faisant espérer que je puis recevoir de votre vieil ami, M. Herries de Birrenswork, quelques renseignements sur mon origine, que cet ancien rebelle semble posséder.

Ce monsieur a mentionné le nom d’une famille du Westmoreland, à laquelle il me suppose allié. Mes recherches ici sur une telle famille ont été infructueuses, — car les habitants des frontières des deux pays se connaissent peu les uns les autres. Mais je trouverai sans doute quelque Anglais auprès de qui je pourrai prendre des informations, puisque les maudites chaînes imposées à mes mouvements par le vieux Griffiths m’empêchent d’entrer moi-même en Angleterre. Au moins, la perspective d’obtenir des renseignements est-elle plus large ici que partout ailleurs. Ce sera pour moi un motif de faire un plus long séjour dans ces environs, conduite qui semble avoir l’approbation de votre père, dont l’opinion doit être plus importante que celle de votre demoiselle errante.

Quand même la route qui conduit à une telle découverte serait hérissée de dangers, je n’hésiterais pas à m’y engager. Mais il n’y a réellement aucun péril. Si les Tritons de la Solway viennent détruire les filets à marée de l’honnête quaker, je ne suis ni assez don Quichotte de caractère, ni assez Goliath de corps pour tenter de les défendre. Je n’ai pas envie d’essayer à soutenir une maison qui tombe, en l’étayant de mes épaules. Du reste Josué m’a dit que la compagnie dont il est membre, et qui renferme encore quelques gens experts dans les affaires de ce monde, si l’on nuisait à ses intérêts en exécutant les menaces qu’on ose faire, poursuivrait les coupables devant les tribunaux et obtiendrait des dédommagements que ses propres idées sur la non résistance ne l’empêcheraient sans doute pas de partager. Cette affaire marchera donc suivant les règles de la justice, et je n’ai l’intention d’intervenir que lorsqu’il sera nécessaire de diriger les plaignants vers votre cabinet. Je vous supplie donc de vous mettre en mesure, afin qu’ils vous trouvent initié à tous les statuts écossais sur les pêcheries de saumons, depuis la lex aquarum[1] jusqu’à nos jours.

Quant à la dame à la mante, je parierais que le soleil vous avait tellement ébloui les yeux dans cette matinée mémorable, que tous les objets vous paraissaient verts lorsque vous les regardiez ; et malgré l’expérience que James Wilkinson a acquise dans les fusiliers, aussi bien que son coup de sifflet négatif, je gagerais une couronne qu’elle n’est qu’une… je ne sais quoi après tout. Que la somme d’argent ne vous persuade pas le contraire. Elle saura bien vous faire cracher son billet, et (dépouilles plus considérables) — vos honoraires d’une session par-dessus le marché, si vous ne prenez pas bien garde à vous. S’il en était autrement, s’il y avait réellement un mystère caché sous cette visite, croyez-moi, c’en serait un que vous ne pourriez pénétrer, que moi-même je ne voudrais pas chercher à découvrir ; car si je venais à me tromper, et il serait possible que je me trompasse, j’aimerais mieux entrer dans le taureau de Phalaris, s’il se trouvait devant moi tout rouge, que de me laisser rôtir par vos railleries. Ne m’accusez pas de manque de confiance : dès l’instant que je pourrai jeter quelque lumière sur cette affaire, vous en recevrez avis ; mais tant que j’erre seulement dans les ténèbres, j’aime mieux ne pas appeler les gens sages pour qu’ils me voient casser le nez contre un poteau, Si donc cela vous émerveille,


Émerveillez-vous à votre aise
Jusqu’à l’heure où viendra le jour.


En attendant permettez-moi, cher Alan, de continuer mon journal.

Le troisième ou quatrième jour après mon arrivée à Mont-Sharon, le temps, ce fossoyeur chauve auquel je vous ai renvoyé, s’est mis certainement à clocher pour moi avec plus de lenteur qu’il ne l’avait encore fait. La raide morale de Josué et la simplicité huguenote de sa sœur commencèrent à perdre beaucoup de leur piquant avec la nouveauté, et ce mode de vie, à force d’être tranquille, devint abominablement ennuyeux. C’était, ainsi que vous dites, comme si les quakers eussent mis le soleil dans leur poche. Tout alentour était calme et paisible, même agréable ; mais il y avait dans toute cette routine une uniformité, un manque d’intérêt, une langueur sans espoir ni remède, qui rendaient la vie insipide. Sans doute, mon digne hôte et ma jolie hôtesse ne s’apercevaient point de ce vide, de cette absence de toute émotion, qui devenaient accablants pour leur jeune ami. Ils avaient leur petit cercle d’occupations, de charités et de plaisirs ; Rachel avait la basse-cour, et Josué son jardin. En outre, ils trouvaient sans doute du bonheur à se livrera leurs pieuses méditations ; et en résumé, le temps s’écoulait doucement et imperceptiblement pour eux, tandis que pour moi, qui aime passionnément les cascades et les cataractes, il semblait rester absolument immobile. Je songeais à retourner à Shepherd’s Bush, et je commençais à penser avec quelque plaisir au petit Benjie et à ma ligne. Le polisson n’a point eu peur de venir ici, et il rôde dans les environs afin de m’apercevoir de temps à autre ; je suppose que le petit drôle voudrait pêcher dans ma bourse quelques autres six pence. Mais c’eût été, aux yeux de Josué, la parabole de la truie bien lavée qui recommence à se vautrer dans la boue, et je résolus, tant que je fus son hôte, de ne pas heurter si violemment ses préjugés. Un point important eût été d’abréger le temps du séjour que je me proposais de faire chez lui ; mais, hélas ! je sentais que c’était également impossible. J’avais promis de rester une semaine ; et quoique cette promesse me fut échappée étourdiment, elle devait être tenue pour sacrée et même remplie à la lettre ; car les Amis ne souffrent pas qu’on s’en écarte.

Toutes ces considérations excitèrent en moi une espèce d’impatience hier matin, de sorte que je saisis mon chapeau et me préparai à faire une excursion au-delà des beaux jardins et de la ferme bien cultivée de Mont-Sharon, tout comme si je souhaitais m’échapper des domaines de l’art pour me précipiter dans ceux d’une nature libre et sans contrainte.

Je ne sais si j’avais été plus enchanté lorsque j’entrai pour la première fois dans cette paisible propriété, que je le fus (telle est l’instabilité et l’inconstance de l’humaine nature) lorsque j’en sortais pour parcourir les dunes immenses qui m’avaient semblé précédemment si désertes et si tristes. L’air que je respirais me paraissait plus pur et plus fortifiant. Les nuages couraient vite, chassés par une brise d’été, et passaient gaiement à la suite l’un de l’autre sur ma tête, tantôt obscurcissant le soleil, tantôt lui permettant de darder des rayons passagers de lumière sur les différentes parties du paysage, et principalement sur le large miroir du golfe lointain de la Solway.

Je m’avançais au milieu de cette scène avec le pas léger d’un captif redevenu libre ; et comme le Pèlerin de John Bunyan, j’aurais pu chanter les inspirations de mon cœur à mesure que je marchais. Il me semblait que ma gaieté s’était accumulée pendant que je n’avais pu lui donner un libre cours, et que j’avais bien droit, dans mon humeur joyeuse du moment, de dépenser les épargnes de cette précieuse semaine. Mais à l’instant même où j’allais entonner un joyeux couplet, j’entendis, avec ravissement et surprise, les voix de trois ou quatre personnes chanter avec beaucoup de succès ce vieux et gai refrain :


Tous nos hommes étaient joyeux,
Tous nos hommes buvaient au mieux :

Trois des miens, trois des tiens, et trois de la colline
Qui sur le lac au loin domine,
Arrivés près du bac, tous étaient bien joyeux,
Et tous aussi buvaient au mieux.


Quand le chœur eut cessé, suivirent de longs et bruyants éclats de rire par manière d’applaudissements. Attiré par des sons qui répondaient si bien à l’état actuel de mon esprit, je me dirigeai vers l’endroit d’où ils partaient, — avec précaution pourtant ; car les dunes, comme on me l’avait plus d’une fois donné à entendre, ne jouissaient pas d’une bonne réputation, et les attraits de la musique que je venais d’entendre, sans avoir l’harmonie de celle des sirènes, auraient pu être suivis de conséquences aussi désagréables pour un imprudent amateur.

Je me glissai donc pour ainsi dire, espérant que les inégalités du terrain, rompu qu’il était par des trous et des monticules de sable, me permettraient d’apercevoir les musiciens avant qu’ils pussent me remarquer : tandis que j’avançais, la vieille chansonnette reprit. Les voix semblaient appartenir à un homme et à deux enfants ; elles étaient dures, mais fidèles à la mesure, et conduites avec beaucoup trop d’habileté pour des paysans ordinaires.


Vois le soleil, Jemmy ! — Moi, dit-il, j’en vois deux.
Tom poursuit une vache et la prend pour un lièvre,
Will jette son cheval en un fossé bourbeux,
Pour le guérir, dit-il, d’un mouvement de fièvre.
Jack, croyant avoir vu le guet au bord de l’eau,
Pour fuir plus lestement monte sur un poteau,
Et donne des talons sur la lourde machine.

Tous nos hommes étaient joyeux ;
Tous nos hommes buvaient au mieux :
Trois des miens, trois des tiens et trois de la colline
Qui sur le lac au loin domine.
Arrivés près du bac, tous étaient bien joyeux,
Et tous aussi buvaient au mieux.


Les voix, se mêlant dans leurs différentes parties et se séparant ensuite, s’unissant de nouveau et se quittant encore en suivant l’air du vieux et gai refrain, semblaient sentir un peu l’influence de l’orgie que célébraient les chanteurs, et montraient évidemment que les musiciens étaient engagés dans une aussi joyeuse bombance que les personnages dont parle la chanson. Enfin je pus les apercevoir : ils étaient trois, et assis ou plutôt nichés à leur aise dans ce que vous pourriez appeler en écossais un bunker, dans un petit renfoncement que formait le sable, bien abrité, garanti d’un côté par l’élévation du sable même, et de l’autre par un paravent de houx en pleine fleur.

Le seul personnalise du trio que je connusse individuellement était ce fameux petit polisson de Benjie, qui, venant de terminer sa partition, fourrait d’une main un gros morceau de croûte de pâté dans sa bouche, tandis que de l’autre il tenait un pot d’ale mousseuse. Ses yeux rayonnaient de toute la joie d’un régal défendu, et ses traits, qui avaient en tout temps une expression de malice et d’espièglerie, exprimaient tout le plaisir qu’un pareil drôle peut trouver à manger, fût-ce du pain sec, pourvu qu’il soit volé ; à boire, fût-ce de l’eau, pourvu qu’il l’avale en cachette.

Il n’y avait pas à se méprendre sur la profession du couple qui se livrait avec Benjie à cette partie de débauche. La longue, large et grande redingote de l’homme (ou son couvre-fripon, comme on l’appelle plus vulgairement), l’étui d’un violon muni d’une courroie pour qu’on pût le porter, qui était à terre devant lui, à côté d’un petit havresac qui semblait renfermer les objets de première nécessité ; — des yeux d’un gris clair ; des traits qui, en luttant contre plus d’un orage, n’avaient pas perdu une bizarre et insouciante expression de gaieté, et qui étaient plus animés que de coutume, maintenant qu’il exerçait pour son propre plaisir l’art qui lui servait ordinairement à gagner son pain : — tout annonçait un de ces disciples péripatéticiens d’Orphée que le vulgaire appelle un ménétrier ambulant. En le regardant avec plus d’attention, je découvris aisément que les yeux du pauvre musicien, quoique ouverts, étaient privés de la vue, et que l’extase avec laquelle il les levait au ciel ne tirait son expression que des émotions intérieures qu’il ressentait, sans recevoir aucun secours des objets visibles dont il était environné. Près de lui était assise sa compagne, avec un chapeau d’homme, une veste bleue qui avait fait également partie d’un habillement du même sexe, et un jupon rouge. Elle était plus propre de corps et de vêtements, que ne le sont en général les voyageurs de cette espèce ; et après avoir été dans son temps une bona roba, elle ne négligeait pas encore de donner quelques soins à son extérieur ; elle portait un gros collier d’ambre et des boucles d’oreilles en argent, et son plaid était retenu sur sa poitrine avec une longue épingle de même métal.

L’homme aussi avait l’air propre, malgré la grossièreté de ses vêtements : un mouchoir de soie propre était bien noué autour de son cou et laissait entrevoir du linge très-blanc ; sa barbe même, au lieu de montrer ces tronçons grisâtres que le rasoir n’a point abattus depuis plusieurs jours, retombait épaisse et soignée sur sa poitrine, à la longueur de six pouces, et se réunissait à ses cheveux qui commençaient seulement à se ressentir de l’atteinte des ans. Pour achever son portrait, le large vêtement que j’ai déjà décrit était serré autour de son corps par une ample ceinture de mode antique, à clous de cuivre, à laquelle étaient suspendus un poignard, et un couteau avec une fourchette qui en sont l’accompagnement ordinaire. En résumé, il y avait dans cet homme quelque chose de bizarre et de romanesque que je ne me serais pas attendu à rencontrer dans un ménétrier de nos jours ; en outre, le coup d’archet, qu’il donnait de temps à autre sur son violon pour conduire le petit chœur, n’était aucunement celui d’un joueur ordinaire.

Vous devez comprendre que la plupart de ces observations furent le fruit de remarques ultérieures ; car à peine m’étais-je assez approché pour distinguer la petite troupe, que le compagnon de mon ami Benjie, le basset qu’il appelle du nom fort convenable de Hemp[2], se mit à remuer la queue et les oreilles, et m’ayant reconnu, il se mit à courir en aboyant comme une furie vers l’endroit où j’avais l’intention de rester caché jusqu’à ce que j^eusse entendu une autre chanson. Je fus donc obligé de me remettre sur mes pieds et d’intimider Hemp, qui autrement m’aurait mordu, en lui appliquant sur le dos deux bons coups qui le renvoyèrent en grognant vers son maître.

Le petit Benjie parut d’abord un peu décontenancé à ma vue ; mais sachant combien il était facile de m’apaiser, et se rappelant que le pauvre Salomon ne m’appartenait pas, il affecta une grande joie de me voir, et presque en même temps il assura le musicien ambulant que j’étais « un grand gentilhomme, que j’avais beaucoup d’argent, et que j’étais extrêmement bon pour les pauvres ; » il m’informa aussi que c’était là « Willie Steenson — Willie le voyageur[3], — le meilleur joueur de violon qui eût jamais raclé des cordes de boyaux avec des crins de cheval. »

La femme se leva et fit une révérence ; Willie le voyageur sanctionna les éloges donnés à son talent par un signe de tête approbatif, et en s’écriant : « Tout ce que dit ce jeune garçon est la vérité. »

Je lui demandai s’il était du pays.

« De ce pays ! répliqua l’aveugle — je suis de tous les pays que renferme la vaste Écosse et une bonne partie de l’Angleterre par-dessus le marché. Mais pourtant je suis dans un certain sens de ce pays ; car je suis né dans un lieu d’où l’on pourrait entendre rugir la Solway. Régalerai-je Votre Honneur d’un petit air sur mon vieux gagne-pain ? »

Il préluda, en parlant ainsi, d’une manière qui excita vraiment ma curiosité ; puis, prenant pour thème le vieil air de Galashiels[4], il l’embellit par des variations compliquées et bizarres, mais ravissantes. Pendant qu’il jouait, il était facile d’observer comme sa figure, privée de la vue, s’épanouissait d’orgueil et de plaisir, au sentiment intime qu’il faisait preuve d’un talent fort distingué.

« Que pensez-vous de cela, pour mes soixante-deux ans ? »

Je lui exprimai ma surprise et mon contentement.

« C’est une fantaisie, mon cher monsieur, — rien qu’une fantaisie, répliqua le vieillard ; cela ne ressemble en rien à la musique de vos concerts et de vos spectacles d’Édimbourg ; mais c’est assez bon pour jouer à des passants au bord d’un fossé. — En voici une autre ; — ce n’est pas un air écossais, mais il passe pour tel. — Oswald l’a fait lui-même, je pense ; — il en a trompé plus d’un, mais il ne peut tromper Willie le voyageur. »

Il joua alors votre air favori de Rosling-Castle avec une infinité de charmantes variations, et je suis certain que la plupart étaient improvisées.

« Vous avez là un autre violon, mon ami, dis-je ; — avez-vous un camarade ? » Mais les oreilles de Willie étaient assourdies ou son attention était encore absorbée par l’air qu’il avait joué.

La femme répondit pour lui : » Oh ! oui, monsieur ; sans doute, nous avons un associé, — un pauvre diable comme nous. Ce n’est pas que mon cher homme n’aurait pu être mieux s’il avait voulu ; car plus d’un bon coin a été offert dans plus d’une bonne maison à mon cher Willie, à condition qu’il resterait tranquille et qu’il jouerait au beau monde.

— Silence, femme ! silence ! » dit l’aveugle d’un ton fâché en secouant la tête ; « ne fatiguez pas monsieur avec votre babillage. Rester dans une maison et jouer au beau monde ! — prendre l’archet quand il plaît à milady, et le déposer quand milord l’ordonne ! Non, non, ce n’est pas vivre pour Willie. Regarde donc, Meggie — vois donc, femme, si tu vois venir Robin. — Le diable l’emporte ! il se sera mis sous le vent du bol à punch de quelque contrebandier, et n’en bougera pas de la nuit, j’en suis sûr.

— C’est l’instrument de votre camarade, dis-je ; voulez-vous me permettre d’essayer mon talent ? » Je glissai en même temps un shilling dans la main de la femme.

« Je ne sais si je dois vous confier le violon de Robin, » répliqua Willie brusquement. Sa femme lui poussa le coude. « Finissez, Meggie, » continua-t-il, dédaignant l’avis qu’elle lui donnait ; « quoique monsieur vous ait donné de l’argent, il peut bien ne pas avoir la main faite à l’archet, et je ne confierai pas le violon de Robin à un ignoramus. — Mais ce n’est pas encore si mal, » ajouta-t-il, comme je commençais à jouer ; « je crois que vous vous y entendez un peu. »

Pour le confirmer dans cette favorable opinion, je me mis à exécuter un air martial si compliqué que je m’attendais à changer le Crowdero[5] en pierre, d’envie et d’étonnement. Je montai au plus haut de l’octave, pour redescendre aussitôt au plus bas ; je fis voler mes doigts sur les cordes ; — j’accumulai tours de force sur tours de force ; — je combinai arpégements et sons harmoniques, mais sans exciter aucunement la surprise dont je m’étais flatté.

Willie, à vrai dire, m’écouta avec beaucoup d’attention ; mais je n’eus pas plus tôt fini qu’il imita, sur son propre violon, la complication bizarre de sons que j’avais produits, et fit une parodie si grotesque de mon jeu que je ne pus m’empêcher de rire de bon cœur, quoique je fusse un peu piqué. Benjie se hâta de faire chorus avec moi, oubliant le respect qu’il me devait ; tandis que la pauvre femme, craignant sans doute que je ne m’offensasse de cette familiarité, semblait partagée entre sa vénération conjugale pour son Willie et le désir de lui donner un avis pour sa gouverne.

Enfin, le vieillard s’arrêta de son plein gré, et, comme s’il m’eût suffisamment censuré par sa parodie, il ajouta : « Mais, malgré tout, vous ne joueriez pas mal avec un peu de pratique et quelques bonnes leçons. Mais il vous faut apprendre à y mettre de l’âme, monsieur, — à y mettre de l’âme. »

Je jouai un air plus simple, et j’obtins une approbation plus décidée.

« C’est beaucoup mieux comme cela, monsieur. Oh ! vous êtes un gaillard assez habile. »

Sa femme le tira encore par son habit. « Monsieur est un homme de société, Willie : — il ne faut pas lui parler de la sorte, mon ami.

« Et pourquoi non, par le diable ! répliqua Willie ; pourquoi non ? — Quand il serait dix fois homme de société, il ne sait pas manier l’archet comme moi, n’est-ce pas ?

— C’est l’exacte vérité, mon honnête ami, repris-je ; et si vous voulez venir avec moi dans une maison ici près, je serai content de passer une soirée avec vous. »

Ici je regardai autour de moi, et j’aperçus Benjie tâchant d’étouffer un rire où il entrait certainement de la malice. Je saisis aussitôt par l’oreille, et je lui fis avouer qu’il riait à l’idée de l’accueil que recevrait vraisemblablement un joueur de violon des quakers de Mont-Sharon. Je le lâchai, fort satisfait que sa gaieté m’eût rappelé à temps ce que j’avais un moment oublié ; et j’invitai le musicien ambulant à me suivre à Shepherd’s Bush, d’où je me proposais d’envoyer un mot à M. Geddes pour le prévenir que je ne rentrerais pas le soir. Mais le ménétrier refusa aussi cette invitation ; il était engagé pour la nuit, dit-il, à une danse dans les environs, et il prononça une énergique malédiction sur la paresse ou l’ivrognerie de son camarade qui n’était pas encore arrivé au lieu du rendez-vous.

« J’irai avec vous à sa place, » dis-je par une fantaisie soudaine, « et je vous donnerai une couronne[6] pour m’introduire comme votre camarade.

— Vous, venir à la place de Rob le rôdeur ! Ma foi, l’ami, vous n’êtes pas honteux, » répondit Willie le voyageur d’un ton qui porta le coup mortel à ma folle gaieté.

Mais Meggie, à qui l’offre de la couronne n’avait pas échappé, se mit à en suivre la trace en adressant à son mari une espèce de sermon « Ô Willie ! cher Willie, quand apprendrez-vous à être sage ? Il y a une couronne à gagner sans autre peine que de dire le nom d’un homme pour un autre. Et, c’est la vérité pure ! je n’ai absolument qu’un shilling que monsieur vient de me donner. et un boddle que j’avais déjà ; si vous ne voulez pas même prendre le soin de ramasser l’argent qu’on jette à vos pieds, vous mourrez de la mort d’un bidet de charretier, entre les échalas d’un enclos. Que pourrais-je faire de mieux que de me coucher à terre et de mourir avec vous ? car vous refusez de nous faire vivre tous deux.

— Retenez votre langue et vos sottises, femme, » répliqua Willie, mais d’un ton moins absolu qu’auparavant. « Est-ce vraiment un homme comme il faut, ou un simple joueur d’instrument ?

— Je vous réponds que c’est un homme comme il faut.

— Je vous réponds que vous ne vous y connaissez guère. Laissez-moi voir votre main, s’il vous plaît, camarade. »

Je lui donnai ma main. Il se dit à lui-même : « Oui, oui, voilà des doigts qui n’ont pas beaucoup vu de service. » Puis, passant sa main sur mes cheveux, ma figure et mes vêtements, il continua son soliloque : « Oui, oui, des cheveux bien peignés, du meilleur drap, et dix-sept cents chemises sur le dos, au moins. — Et comment vous imaginez-vous, mon brave drôle, que vous passerez pour un joueur de violon ambulant ?

Mes vêtements sont communs, » répondis-je. — En effet, j’avais mis ce matin mes habits les plus ordinaires, pour complaire à mes amis les quakers ; — « et je puis aisément passer pour un jeune fermier qui fait ses farces. Allons, je doublerai la couronne que je vous ai promise.

— Au diable vos couronnes ! s’écria le désintéressé musicien. Je voudrais bien jouer une ronde avec vous, c’est certain ; — mais comment voulez-vous qu’on vous prenne pour un fermier, avec une main qui n’a jamais manié ni la charrue ni la pioche, et qui ne les maniera jamais. Vous pouvez passer pour un garçon marchand de Dumfries, pour un étudiant en fredaine, ou quelque chose comme cela. — Mais écoutez, jeune homme ; si vous comptez faire le diable avec les drôlesses de filles que vous trouverez où nous allons, il vous en adviendra mal : je puis vous le dire ; car les pêcheurs ne sont pas plus patients qu’il ne faut, et n’entendent pas la plaisanterie. »

Je promis d’être prudent et réservé, et pour gagner tout à fait la bonne femme, je lui glissai dans la main la pièce promise. Les organes subtils de l’aveugle découvrirent cette petite manœuvre.

« En êtes-vous encore avec l’argent, coquine ? Je gagerais que vous aimeriez mieux entendre deux pence tinter l’un contre l’autre, qu’une improvisation de Rory-Dall[7], s’il pouvait venir recommencer sa vie errante. Allez-vous-en frapper à la porte de la mère Gregson ; procurez-vous ce dont vous avez besoin, attendez-y jusqu’à onze heures du matin, et si vous voyez Robin, envoyez-le-moi.

— N’irai-je donc pas à la danse ? » demanda Meggie d’un ton désappointé.

« Et pourquoi iriez-vous ? » répondit son seigneur et maître. « Pour danser toute la nuit, n’est-ce pas ? et ne pouvoir avancer de la longueur de votre semelle demain matin, quand nous avons dix milles d’Écosse à faire ? Non, non. « Mettez votre cheval à l’écurie, et votre femme au lit, quand vous avez à travailler la nuit. »

— Eh bien, en bien, mon cher Willie, vous savez ce qui convient le mieux ; mais, au moins, prenez bien garde à vous, et songez que vous n’avez plus le bonheur d’y voir.

— Votre langue finira par me lasser du bonheur d’entendre femme, » répliqua Willie en réponse à cette tendre exhortation.

Mais j’intervins alors dans mon propre intérêt. « Attendez donc, bonnes gens, rappelez-vous qu’il faut que j’envoie l’enfant à Mont-Sharon, et si vous, ma brave femme, vous retournez à Shepherd’s Bush, comment diable pourrai-je conduire l’aveugle au lieu où il veut se rendre ? Je ne connais que peu ou point le pays.

— Et vous connaissez encore moins mon cher homme, monsieur, répliqua Meggie, si vous croyez qu’il a besoin de guide ; il est lui-même le meilleur de tous ceux qu’on pourrait trouver entre Criffell et Carlisle : routes pour les chevaux et routes pour les piétons ; chemins vicinaux et chemins communaux, grandes routes et routes de traverse, il connaît chaque pouce de terrain dans le Nithsdale.

— Oui-dà ! vous auriez pu dire dans toute l’Écosse, la mère, ajouta le ménétrier. Mettez-vous en route, Meggie, voici le premier mot sensé que vous ayez prononcé de la journée. Je voudrais que la nuit fût sombre, qu’il plût, qu’il fît du vent, pour l’instruction de monsieur, afin de lui faire voir qu’il est des instants où un aveugle y voit mieux encore que des personnes qui ont leurs yeux ; car je suis aussi sûr de mon chemin dans l’obscurité qu’en plein jour. »

Peu fâché intérieurement que mon compagnon n’eût pas à me donner cette dernière preuve de son habileté, j’écrivis un billet au crayon, où j’ordonnais à Samuel de m’amener mes chevaux à minuit, heure à laquelle je pensais que ma fantaisie serait passée, au lieu que lui indiquerait le porteur, et j’envoyai le petit Benjie d’autre part porter mes excuses au digne quaker.

Comme nous partions dans nos différentes directions, la bonne femme me dit : « Oh ! monsieur, si vous demandiez seulement à Willie de vous conter une de ses histoires pour abréger la route ! Il sait parler comme un ministre du haut d’une chaire, et même il aurait été ministre, mais…

— Retenez votre langue, folle ! — Mais attendez, Meg, — embrassez-moi ; il ne faut pas nous quitter fâchés, non plus. » — Et nous nous séparâmes ainsi.



  1. Loi des eaux. a. m.
  2. Hemp veut dire chanvre. a. m.
  3. Wandering Willie, mots d’une chanson écossaise ; ce Willie était une espèce de barde ou ménestrel errant : Willie est le diminutif de William ou Guillaume. a. m.
  4. Air écossais. a. m.
  5. Nom d’un ménétrier dans Hudibras, poème burlesque de Butler. a. m.
  6. Écu anglais équivalent à trois francs. a. m.
  7. Joueur de cornemuse, dont il est parlé dans Waverley. a. m.