Refaire l’amour/09

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J. Ferenczi & Fils (p. 88-98).
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IX

Chez Carlos Véra.

Je fouille fiévreusement dans toutes mes poches, puis, je me rappelle cette tête de gamine que j’ai crayonnée au dos de ce carton. C’est comme un geste inconscient qui fut, jadis, accompli dans un jour de mon adolescence. Ai-je rêvé ça, dans mon âge trop mûr ? Oui, cette petite fille de la rue, fuyant les bombes de la guerre le long du trottoir, emportant… un autre carton, celui des chapeaux, de la commande pressée, que ses mains adroites viennent de terminer sans trop trembler de peur au fond d’un obscur atelier de couture… Je n’ai pas revu Bouchette depuis quinze jours.

— Zut ! Je ne retrouve plus mon invitation.

— Mais, monsieur n’en a pas besoin, répond le préposé au vestiaire avec un sourire condescendant, monsieur est connu dans la maison.

Je passe et gravis l’escalier de marbre jaune dont la rampe est ruchée de roses de Nice. Carlos Véra nous convie à dîner, ce soir, entre hommes, seulement, c’est-à-dire que l’élément féminin sera composé de modèles, d’amies de tout repos, point difficiles sur le choix des conversations.

— Pour manger ou boire, prétend le cher Maître du portrait mondain, j’ai horreur des gueules vertueuses ; ça me coupe l’appétit.

S’il consent à les peindre avec amour, il préfère les autres, pour l’amitié. Mais il n’admet pas la négligence du service sous prétexte d’intimité. Il possède un chef extraordinaire qui prépare des plats absolument ignorés des restaurants, des valets de pied en livrée bleue, et un hôtel construit d’après ses plans, payé de toute une fortune américaine.

Il y aura, paraît-il, Chancère, le député communiste, Félibien Moro, le journaliste qui en ajoute, le docteur Boreuil, Jacques Otorel, le caricaturiste, et moi.

Je suis gai. Naturellement : je me sors ! J’ai envie de me griser de vins rares, de parfums de fleurs et de femmes. Je me sens capable de dévorer et de prendre la musique, ou la lumière, comme une éponge. Il ne faudra pas me presser beaucoup pour me faire tout avouer. Je suis à la fois très malheureux et très heureux. Tout me transporte ou m’exaspère. Ça commencera par des sanglots de violons et ça finira par des rires de pécheresses.

Dans la maison de ce peintre on vit en Italie. Le plafond trompe-l’œil, se voile à demi du treillage doré d’une pergola, d’où retombent des cascades de roses jaunes. L’éclairage, très doux, donne l’illusion d’une nuit de pleine lune. On pénètre dans un jardin où il fait chaud comme en été. Le long des volières, aux barreaux de feuillage, des oiseaux réveillés par la clarté poussent des cris de joie aigus et lancent le jet empenné de leurs menues flèches multicolores. De l’eau gazouille avec eux sous le gazon du tapis dans un canal de marbre, qui traverse la haute laine couleur de mousse où l’on enfonce jusqu’aux chevilles. Les murailles d’une pierre translucide veinée de jaune pâle, percées en arcades se contrariant, font fuir les salons voisins dans une étrange perspective. Sous l’une de ces arcades, au fond d’une niche de lierre, une Diane ancienne, à regards morts, nous menace de son arc vide. Toutes ces choses artificiellement vraies sont de mauvais goût, parce qu’on ne peut se mettre en harmonie avec elles que sous la tunique romaine ou des travestis de carnaval très fête galante. Si les roses ne sentaient pas si bon, ce serait intolérable.

Carlos Véra nous reçoit en costume d’atelier, toujours le même, moins les taches, large pantalon de velours bleu sombre en protestation contre le noir, couleur dont il ne s’est jamais servi malgré son grand âge, ample veston sur chemise de soie molle, cravate flottante, véritable drapeau de la tradition. En dépit de ses soixante-dix ans sonnés et de sa rosette, qui, elle, n’est pas artificielle, il affecte l’allure débraillée des anciens rapins de Montmartre, mais il va tout de même en habit chez les femmes du monde. Il est encore admirablement d’aplomb sous sa crinière grise, qui l’auréole à la Dieu le Père, et sa barbe rousse, inexplicablement rousse, qui l’apparente au Juif errant. Ses traits réguliers sont un peu gonflés par l’abus probable des alcools, et ses prunelles, en grains de muscat, commencent à se noyer, se fondre comme des raisins à l’eau-de-vie. C’est un bon Maître, indulgent, pas très intelligent, une de ces brutes de génie qu’on présente en exemple aux générations futures, lorsqu’elles ont envie de regimber contre les influences du milieu. Carlos Véra a commencé par peindre gras des héroïnes de bal de barrière. Il était, du temps de Zola, un des plus fervents apôtres, non de la nature, mais de la banlieue parisienne ; un beau matin, une passion pour une très riche Américaine, dont il fit un portrait retentissant, l’entraîna à la suite de son modèle dans le pays de l’or vierge. Il en revint complètement brouillé avec les blanchisseuses de son premier pinceau et sa fortune grandit de toute la noblesse de ses ambitions. Il fit le contraire de ce qu’il aurait dû faire et le fit avec un certain talent. Il ne lui resta, de ses anciens goûts, pour la nature ou le naturalisme, qu’une pose à la hussarde dont il s’excuse auprès des dames, pendant qu’il cherche à persuader les hommes de la rigidité de sa conscience d’artiste. J’ai dû fréquenter quelques années son atelier, où j’ai pris l’horreur du principe arrêté en même temps que celle du modèle payant.

Chancère, le député communiste, qui a épousé la veuve d’un marchand de denrées coloniales, est en habit des plus corrects. Il a le teint bilieux, la parole coupante. S’il ne se promène pas le couteau entre les dents, c’est qu’il redoute de briser son râtelier. On le devine tellement ulcéré d’estomac et d’esprit qu’on n’ose guère le contredire, de peur de lui voir sortir de sa poche une petite guillotine pour se tailler les ongles. Il fait les discours les plus incohérents qu’on ait jamais entendus, au moins en France. Je le crois tout simplement embêté par une maladie bizarre, gagnée dans un laboratoire de toxicologie. Là il a emmagasiné des poisons lents qu’il distille dans ses extravagantes revendications sociales. Ça ne sent pas la poudre, mais la pommade soufrée. Il n’aime visiblement rien, ni les hommes ni les femmes, pas davantage la bonne chère. Aussi est-il pour la suppression de toutes les jouissances connues. Quant au peuple, dont il représente les espérances, il ne l’a jamais vu qu’à l’état de cobayes dans des cages d’expériences. Il serait désolé de lui rendre la liberté, puisqu’il perdrait l’occasion d’étudier l’application de son venin-sérum sur ses maladies de peau ! Ce qui l’attire ici, c’est l’espérance d’un rabais au sujet du portrait de sa bourgeoise commencé depuis un mois.

Félibien Moro est un journaliste-romancier se débrouillant entre l’article à donner et le chapitre à finir. Il travaille tantôt l’un, tantôt l’autre et aboutit à certaines erreurs d’informations pouvant lui servir également de situations dramatiques, d’où confusion des langues, des anecdotes, des dates et surtout du style. Il n’est pas cruel, mais il enverrait un personnage au bagne plutôt que d’en démordre. Si on lui fait une observation au sujet de ses grandiloquences, il affirme qu’il y était, s’agirait-il d’un crime. En haut lieu, on lui confie volontiers les reportages à l’étranger, car il dépasse, de beaucoup, toute la diplomatie européenne.

Le docteur Boreuil, lui, est un superbe échantillon de la race humaine, ni vieux ni jeune, un type romain, une tête à profil régulier, à mâchoire énergique. Il rit, pouffe comme un enfant, tout lui semble drôle. Occupant une situation des plus sérieuses parmi les médecins légistes, il a éprouvé le besoin de fonder un cercle de jolies femmes où les postulantes ne sont reçues que si elles peuvent lui montrer pattes blanches, ont des mains répondant à tel signalement bien établi.

Quant à Jacques Otorel, le caricaturiste, c’est un doux, un pur, un gentil garçon timide. Il sourit, salue et s’en va. Le lendemain, on trouve un écho ou un masque effondrant la réputation d’un cher Maître ou d’une actrice dans une feuille bien pensante. On croit qu’il l’a fait exprès, mais c’est malgré lui ; il salit ingénument comme on embellirait avec ferveur. À son sujet cette épigramme qui a couru tous les ateliers et qu’on n’a pas encore osé imprimer :

Jacques Otorel est un bassin
Qui penche, en art, vers l’anarchie
Son écriture c’est son dessin
Et il dessine comme on…

Quoique, en effet, un peu bassin, il est charmant. Il plaît aux mondaines parce qu’il n’est pas marié, et qu’on ne lui connaît aucune liaison. Tout est donc à espérer, même qu’il vous épargne.

— Nous attendrons les dames, fait le maître de la maison. En petit comité ou en cérémonie, ces garces-là se font toujours attendre. On ne peut pourtant pas dire que leurs toilettes leur prennent du temps, de nos jours, puisqu’elles sont en robes-chemises à n’importe quelle occasion.

Il se met à rire (il n’y a que lui qui rit de ce qu’il dit), me secoue la main en ajoutant, l’air moitié fâché, moitié flatté :

— Ah ! te voilà, Don Juan ?

Les plaisanteries de Carlos Véra jettent généralement un froid et nous nous entre-regardons pour savoir lequel de nous pourrait être, ou ne pas être, Don Juan.

Pour lui infliger un démenti arrive la princesse Servandini, une importante personne hors de tous les mondes. Si elle se montre à peu près exacte, c’est probablement parce qu’elle est de race royale, et, en outre, presque toujours fourrée dans la maison. Elle aime à vivre parmi les grandes libertés de tous les arts. La chère princesse a un nez chevalin, une denture assortie, la voix éraillée d’un ouvreur de portière. Elle dit tout ce qu’elle pense, ne comprend rien à ce qu’on dit, parce qu’elle rapporte tout au même état d’âme qui est plutôt un certain état de corps. Sommairement vêtue d’une tunique d’écailles, très décolletée, elle exhibe des seins en poche et des yeux pochés avec le plus souverain mépris pour ses personnelles disgrâces. Ni fard, ni poudre, une peau de requin, mais sur sa tignasse en crinière de vieille lionne, son fameux diadème auquel s’intéressent tous les joailliers parisiens. Il se compose d’un saphir énorme, pareil à un œil de poisson féroce, de rubis volumineux, de topazes carrées, de brillants et de perles sertis dans un or ancien qui vous a tout l’aspect d’un cuivre sale. Il paraît que c’est là une fortune de rajah et elle porte ça en serre-chignon, un tantinet en arrière comme une reine d’opéra-bouffe. De temps en temps, elle lui donne une tape amicale pour le ramener aux sentiments des convenances.

Nous défilons devant elle, baise-main obligatoire, et elle nous toise, dédaigneuse ou de mauvaise humeur, tel un piqueur qui compterait ses chiens.

On prétend qu’elle fut aimée passionnément par des gens qui en sont morts. Elle n’a pas trop l’air de s’en souvenir. Elle amène souvent un gigolo quelconque, levé n’importe où, qu’elle présente comme un secrétaire d’ambassade, sans aucun souci de la vraisemblance. Quelquefois elle est obligée, pour le présenter, de lui louer un habit qui ne lui va pas ! Authentiquement la veuve d’un prince italien et fille d’un roi d’Autriche, dont je ne me rappelle plus le numéro, elle a contribué à l’histoire scandaleuse de ce pays de toute la puissance de son tempérament. Ce soir, elle est seule, ce qui donne à réfléchir. Enfin, une à une, et arrivant en retard, s’épanouissent les autres fleurs de la corbeille sur le gazon du tapis, exhalant des parfums capiteux qui rendent ceux des roses-thé un peu fades.

La danseuse Sorgah, Clara Lige, le modèle, Hubertine Cassan, l’actrice, et Raoule Pierly sans autre emploi défini que celui de remplacer tous les autres, car elle a tous les talents réunis d’une fort intelligente courtisane.

Sorgah, la danseuse, une statuette d’ambre clair, a des yeux superbes, ne vivant pas, semblant en onyx, et le plus doux des sourires. Presque nue, elle doit grelotter dans son étroit pagne hindou, d’un bleu tournant au vert turquoise. À ses bras, à ses jambes sonnent des anneaux d’or massif reliés par des chaînettes de perles. Je sais qu’elle a toujours froid, même quand elle danse, et elle dansera jusqu’à en mourir, dans les sinistres courants d’air de nos théâtres occidentaux.

Clara Lige est drapée de blanc, une longue frange d’argent se colle à ses mollets comme les ondulations d’une caressante cascade. Celle-là ne dira rien, mais d’un seul geste évoquera toute la beauté plastique de l’antiquité. Il vaudra peut-être mieux ne pas lui demander son avis sur les problèmes de la vie moderne, parce qu’elle n’a qu’un mot pour les résoudre tous : ça l’… Parfaitement !

Hubertine Cassan, qui joue les ingénues, est un bouquet de roses ; costume étoffé, jupe bouffante, sous la pointe d’un corsage Louis XV. De là, elle nous sort un buste de garçonnet, une tête tondue et brune d’un effet singulier parce qu’elle est laide, mais peu à peu cela s’arrange, sa jeunesse réelle corrige les jeux simiesques de sa physionomie. Elle devient séduisante à force de grimaces.

Raoule Pierly, en femme comme il faut, c’est-à-dire en noir, arbore une tunique de satin agrafée sur le ventre par un simple triangle de diamants. Elle se tient très bien, parle peu, mais en excellent français, est coiffée de sa chevelure immense, qu’elle se refuse noblement à couper, comme une impératrice pourrait être accablée du fardeau de son empire. Très blonde, ses yeux d’émeraude ont la profondeur de deux gouffres. Il est, diton, assez imprudent d’y plonger.

Moi, je n’en sais rien… n’étant pas assez riche pour le savoir.