Restaurateurs et Restaurés/01

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A. Le Chevalier (p. 7-25).


LES GRANDES CUISINES.



À tout seigneur, tout honneur.

Place à l’argent !

Grandes cuisines et grands vins appartiennent de droit aux grandes bourses qui font les grosses recettes. — Visitons d’abord les établissements adoptés par la gastronomie opulente.

Dans cette nomenclature nous suivrons l’ordre alphabétique, car notre écrit n’est qu’un simple précis historique.

Café Anglais. — Le café Anglais s’ouvrit en 1802, après la paix d’Amiens, qui fit affluer les Anglais à Paris, dont ils étaient écartés depuis longtemps. — (Car il est bon de remarquer que cet établissement, devenu l’un des plus illustres soutiens de la cuisine française, commença par la cuisine anglaise.) À la rupture de la paix, le café Anglais, privé tout à coup de sa clientèle étrangère, allait tomber, quand — à Paris un rien suffit pour attirer l’attention et fixer la vogue — il fut sauvé par le retentissement d’un seul dîner. Un marchand de vins nommé Buret, désireux de faire apprécier sa cave, offrit au café Anglais un dîner à dix des plus fameux gourmets de l’époque, sur lesquels il comptait pour lui faire une réclame.

À trois louis par tête !!! vins non compris !

C’était un prix exagéré pour le temps, et cela aurait déjà suffi pour signaler l’établissement, s’il n’était venu s’y joindre une curiosité culinaire. — C’est à ce repas que fut essayée la fameuse soupe, coûtant 25 fr. par tête, qui fut appelée le potage Camerani, du nom de son inventeur, semainier du théâtre Feydeau. Ce potage, qui fit événement, avait pour base fondamentale une quarantaine de foies de poulets gras qui, disait la chronique, ne devaient pas avoir été tués par la saignée, ni par l’étouffement !! Disons tout de suite que cette énigme, jetée à la badauderie parisienne, était de l’invention d’un convive, le physicien Beyer, qui avait eu l’idée de tuer ces malheureux poulets au moyen de l’électricité. — Par curiosité de connaître le problème de la mort des poulets et par gourmandise de savourer le coûteux potage inconnu, la foule afflua trois jours après au café, qui touchait à sa ruine. — Une ineptie avait attiré le public, des vins remarquables et une bonne cuisine le retinrent. Le café Anglais était déjà dans toute sa vogue, quand l’invasion lui fit acquérir une réputation européenne.

De 1814 à 1867, le triomphe du café Anglais n’a pas été sans revers. Fermé un instant, en 1841, il fut pris par Talabasse, qui lui donna un nouvel élan. Après son successeur, M. Lourdain, ancien notaire, l’établissement arriva au maître actuel, M. Delhomme, qui s’est adjoint spécialement pour la cuisine M. Dugleré, ancien propriétaire des Frères-Provençaux. — Les caves de cette maison sont une curiosité, et quelquefois les clients s’y sont fait servir à dîner.

Café Bignon (café de Foi). Le café Bignon…

(Observation : Peut-être le lecteur s’étonnera-t-il de voir que la plupart de nos grands restaurants s’intitulent « Cafés ». Que voulez-vous ? c’est un peu, a-t-on dit, comme dans cet opéra-comique appelé le Maçon, où le principal personnage est un serrurier.)

Nous reprenons. — En 1812, ce café fut tenu par le nommé Pouillet, qui était propriétaire de l’immeuble. — « Le riche M. Pouillet ! » s’écriait-on en faisant allusion à l’immeuble, qui lui rapportait 21,000 fr. de rente. (Aujourd’hui, nous dit-on, cette même maison rapporte 138,000 fr.)

Nibeau, le successeur, tint le café pendant trente ans et y introduisit les déjeuners. Après lui, M. Bignon aîné, ancien garçon du café Minerve, en fit un restaurant, lança la maison et la céda à son frère, le patron actuel.

On y récolte de l’or, mais on le gagne bien.

Maison Dorée. — Cette maison a fait revivre l’ancienne réputation du café Hardy. Nous avons dit plus haut qu’un rien suffit pour attirer la vogue : nous le répétons à propos du fondateur de cette maison. En 1799, Hardy eut l’idée d’apporter son gril dans le salon du public et de faire cuire sous l’œil du client le rognon qu’il avait demandé. — Ce n’était alors qu’un café, auquel, en 1805, la veuve Hardy joignit un restaurant, qui donna à dîner. En 1812, la riche veuve, qui épousait un général, céda sa maison à Siraud, qui, vers 1821, la vendit à MM. Hamel frères. En 1842, sur l’emplacement de la maison démolie fut élevée la Maison Dorée, où MM. Verdier frères ouvrirent ce restaurant, qu’ils ont rendu célèbre.

Maison Philippe. — En 1804, Philippe acheta 4,000 fr. le fonds d’un marchand de vins. La maison était nulle, mais l’homme était actif et ingénieux. Avant de donner à l’établissement une renommée réelle, il lui en créa une fictive. Aussi le quartier commença par s’extasier sur l’activité et la chance de Philippe, qu’on voyait à chaque instant sortir de chez lui portant sur la tête un broc de vin, qu’il courait livrer en ville. — Ce broc ne contenait que de l’eau, qu’il allait vider en cachette dans un autre quartier.

En 1820, il risqua la simple côtelette que lui faisait cuire la mère Brodier, son écaillère.

Cette côtelette fut le point de départ du restaurant qui, six années après, faisait déjà 200,000 fr. de recette annuelle et commençait à saper la gloire de son illustre voisin le Rocher de Cancale. La sole normande de Philippe combattit glorieusement le turbot à la crème du Rocher, qui ne se défiait pas assez de ce jeune concurrent. Alors à l’apogée de sa gloire, le Rocher s’enorgueillissait de cette longue file de voitures encombrant la rue, qui lui amenait la noblesse, surtout le vendredi saint, où il était de bon genre de venir faire maigre au Rocher au retour de Longchamps. — Et quel maigre !!! On se mortifiait avec les meilleurs crus !

En quelques années, Philippe éteignit la maison rivale, dont le dernier et glorieux haut-fait fut le dîner à 80 fr. par tête offert par le duc d’Orléans à soixante-dix de ses officiers après la prise d’Anvers.

Resté maître de la place, Philippe, devenu riche, céda en 1837 à son fils, qui, avec une maison ainsi lancée, comptait 40,000 livres de rente quand, après la révolution de 1848, il laissa le fonds à Pascal, ex-cuisinier du Jockey-Club, qui le paya 320,000 fr., cave non comprise.

Pascal est, sans contredit, le premier cuisinier du monde, et, malgré la cécité qui est venue frapper le célèbre praticien, sa cuisine est restée hors ligne.


Les Provençaux. — Une grande réputation qui s’était un instant amoindrie ! Avons-nous besoin de remonter à 1798 pour conter la fondation de cette maison, qui s’appela les Trois Frères parce que ses fondateurs n’osèrent pas la nommer plus véridiquement les Trois Beaux-Frères Provençaux ? L’établissement, qui pendant cinquante années resta dans la famille, sut conserver une vogue qui s’endormit sous Collot, faillit de s’éteindre sous ses successeurs, et qui, nous l’espérons, reprendra son essor par l’intelligence de son propriétaire actuel, M. Goyard.

Café Riche. — À quoi bon fouiller dans le passé de cette maison, qui végéta durant trente années avant de retrouver cette vogue perdue depuis le fondateur ? M. Bignon aîné, après avoir cédé le café de Foi à son frère, s’ennuyait dans son oisiveté ; il prit l’établissement, qui, par ses soins, vaut aujourd’hui près d’un million. Quand on a vu la cave, on comprend la valeur d’un pareil fonds.

Café Vachette. — Sous l’Empire il se nommait le café des Grands-Hommes. — En 1815, ce titre fit place à celui de café Mathon, du nom de la propriétaire, qui tint ce café comme une petite dépendance de l’hôtel Saint-Phar, situé au-dessus, qu’elle avait acheté quand il se trouva sans maître, après la condamnation aux travaux forcés de Mme  Morel et de sa fille. Ces dames furent convaincues de tentative d’assassinat sur la personne de l’usurier Ragouleau, qui, dit-on, amant de la mère et de la fille, leur avait payé l’hôtel, mais s’était fait faire des billets pour tenir en bride cette double fidélité.

Sous Mme  Mathon, l’écrivain Merle fut le client le plus sérieux de ce café… bien malgré lui. — Vivant alors avec l’actrice Mlle  M…ot, il l’amenait, après le théâtre, prendre un riz au lait. Cette habitude fut découverte, et, chaque soir, au bon moment, le malheureux Merle voyait arriver la mère de sa maîtresse conduisant l’enfant de ladite demoiselle, plus le frère, un veuf, qui remorquait ses trois enfants. Cinq minutes après entrait le second peloton, composé du père de Merle, de son oncle, ancien horloger, et de son cousin, ex-garde du corps, qui conduisait sa femme, sa fille… et une bonne. — Toute cette population tombait sur les riz au lait, et comme cette aubaine était pour quelques-uns le vrai repas de la journée, ils répétaient jusqu’à trois fois. — Ennuyé de payer chaque soir une moyenne de trente riz au lait, Merle changeait son campement ; mais deux jours après — était-il trahi par sa maîtresse ? — il voyait arriver le corps d’armée. Quand cette longue liaison cessa, Merle avait payé environ 59,280 riz au lait.

En 1827, Mme  Mathon vendit à Allez, ancien propriétaire du Caveau des Aveugles. — Allez céda à M. Vachette, qui en fit un restaurant et le rendit célèbre. Il fut dignement continué par M. Aubry, qui fit fortune en dix ans ; exemple que n’imita pas son successeur. Aujourd’hui la maison appartient à Brébant, venu de l’ex-rue Neuve-Saint-Eustache, où il continuait l’établissement paternel.

Le restaurant Vachette est un des plus fréquentés. Le café et l’hôtel ont à peu près disparu pour faire place au restaurant, qui a envahi trois étages.

Véfour (café de Chartres). — Avant d’entrer, saluons la maison voisine, Véry, une illustration culinaire changée en restaurant à prix fixe ! Que sont devenus ces beaux jours d’orgie et de prodigalité de la Restauration, où les rentrants, affamés de toutes manières par un long exil, se faisaient servir des filles nues sur le lit de persil d’une planche à poisson ?

Entrons chez Véfour.

Il s’est ressenti de l’abandon du Palais-Royal. Mais, pour être moins bruyante, la maison est-elle plus mauvaise ? Vous retrouverez cette fine cuisine, si bien appréciée par le roi Murat et tant prônée par Berchoux. — Tenez, cette table fut longtemps celle de M. de Humboldt, piètre gastronome, il est vrai, car durant tout son séjour, son dîner se composa invariablement d’un vermicelle, d’une poitrine de mouton et d’un haricot.

Aujourd’hui le calme s’est fait dans cette maison, qui retentit jadis des chants de Rotopschin, l’incendiaire de Moscou, prenant des leçons de vaudevilles de Flore, des Variétés, et des éclats de rire du Duc de Berry, quand la danseuse Virginie lui parodiait la démarche du ministre Decazes.

Un jour peut-être écrirons-nous la chronique indiscrète des cabinets de tous ces établissements. C’est un grand travail, que ne comporte pas ce petit livre.