Revoil Voyage au pays des Kangarous 1885/ch9

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Traduction par Bénédict-Henry Révoil.
Mame (p. 64-73).
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CHAPITRE IX

Approvisionnements. — Les pommes de terre nouvelles. — Ruth au milieu des naturels. — Départ de la flottille. — Arrivée sur une plage déserte. — Les sauvages au bord de la mer. — Abordage sur les côtes de l’Australie. — La fourmilière. — On reprend la mer. — L’orage. — La perte du catimaron.


En arrivant sur les bords du lac, les explorateurs aperçurent un nombre immense d’oiseaux aquatiques, dont les nids se touchaient presque au milieu des roseaux. Il ne leur fut pas difficile de s’emparer d’une douzaine de beaux canards. Ruth remplit d’œufs une corbeille assez vaste, et les jeunes gens péchèrent une quantité de superbes poissons.

Les provisions étaient suffisantes, et l’on songea à retourner au campement. En passant près du champ qu’ils avaient défriché, et dans lequel ils avaient planté des pommes de terre, les naufragés furent étonnés de trouver une luxuriante végétation couvrant toute la superficie remuée à la pelle. En creusant le sol, les fils Mayburn et leurs camarades trouvèrent des pommes de terre nouvelles, dont ils emportèrent un certain nombre dans un sac. Il restait encore un tiers du tonneau de ces précieuses solanées ; aussi les naufragés du Golden-Fairy furent-ils d’avis qu’il fallait laisser pousser la récolte, afin qu’elle servît à d’autres, si le malheur voulait qu’un autre navire fût jeté sur cette île qu’ils allaient quitter.

Parvenus dans le voisinage de la falaise, un pied de laquelle ils avaient aperçu les naturels, Hugues et Gérald s’avancèrent encore avec précaution, afin de s’assurer que ces moricauds n’avaient point reparu. On les vit tout coup se retirer avec des marques de terreur. Il y avait certes sujet de trembler ; car, sur la plage même, ils avaient vu une peuplade de gens nus, le corps horriblement peint, et rayé de zones tracées à la chaux dansant, chantant, et jetant en l’air leurs armes, qu’ils rattrapaient à la volée.

Les jeunes garçons firent signe aux autres de s’arrêter et d’observer le silence le plus profond ; mais Ruth, qui se trouvait toujours où elle ne devait pas être, s’était avancée jusqu’à leurs côtés sans qu’ils s’en aperçussent. Voulant savoir ce qui avait causé la frayeur de Gérald et de Hugues Mayburn, elle se pencha à travers un buisson pour mieux regarder.

O’Brien, craignant que la jeune fille ne fut vue par les sauvages, se jeta en avant pour la tirer à lui par un de ses bras, quand au même moment celle-ci, cherchant à se cramponner, car elle était terrifiée à la vue de tous ces hommes hideux, perdit l’équilibre et roula le long de la pente, entraînant avec elle son panier plein d’œufs jusqu’au milieu de la troupe des noirs, qui s’ébattaient sur le rivage.

La malheureuse enfant s’était relevée aussitôt, et regardait autour d’elle, en poussant des cris d’alarme, tandis que les naturels, très effrayés, examinaient cette étrange créature qui se montrait tout à coup à leurs yeux. Ruth possédait des cheveux très longs et d’un rouge de feu, épars sur un châle écarlate. Sur son visage pâle coulait une grande quantité de sang, provenant des écorchures qu’elle s’était faites au visage en tombant à travers les buissons épineux.

Pendant quelques instants les sauvages demeurèrent immobiles ; puis sans demander leur reste, sans regarder autour d’eux, ils fuirent vers la plage, et quelques minutes après on les vit se jeter dans leurs canots et faire force de rames, afin de quitter un rivage hanté par un spectre.

Pendant que ceci se passait, Jack, très alarmé au sujet de sa sœur, était descendu près d’elle, suivi par les autres jeunes gens. L’air abasourdi, l’aspect anéanti de Ruth, les gémissements incessants qu’elle faisait entendre, excitèrent l’hilarité de Gérald ; mais il se contint aussitôt, car il entendit le frère dire à sa sœur avec bonté :

« Allons, calme-toi. Dieu merci, il ne t’est rien arrivé de fâcheux. Voyons, voyons, sèche tes larmes !

— Mais j’ai cassé tous les œufs, répondit-elle. Que va dire mistress Jenny ?

— N’importe ! ramasse ton panier. Nous retournerons au lac là tu pourras te laver le visage et renouveler ta provision de cette façon tout sera réparé. »

Ruth consentit alors à cesser de se plaindre, et elle suivit son frère, dont la philosophie affectueuse acheva de la dérider.

Pendant cette excursion, les jeunes Mayburn ramassaient sur la plage des pagaies, des boute-hors et des cordes, fabriqués avec des filaments d’une extrême solidité, et que les sauvages timides avaient abandonnés en fuyant.

Wilkins se fût volontiers emparé de ces objets oubliés, mais Max Mayburn lui enjoignit de les laisser où ils étaient ; car il ne fallait pas faire à autrui, dit-il au convict, ce que l’on ne voulait pas qu’il vous fût fait.

Le marin secoua la tête, comme pour protester ; mais il obéit aux ordres du vieillard, et la famille entière s’éloigna du rivage fréquenté par les sauvages ; chacun éprouvait une réelle anxiété, car on comprenait que la curiosité et le désir de reprendre ce qu’ils avaient oublié ramèneraient bien vite les noirs vers l’île.

Tout le monde se mit alors au travail on fit provision de pommes de terre, que l’on enveloppa dans la toile à voiles ; ou rôtit les canards et l’on bouillit les poissons ; les œufs des canards sauvages et ceux du poulailler de Ruth furent durcis et bien arrangés dans un panier au milieu d’herbes molles. Puis on remplit d’eau fraîche le tonneau, et on amarra solidement sur le radeau tous les paquets et une partie des provisions.

Jack avait pourvu cette dernière embarcation d’un mât et d’une voile, laquelle avait été fabriquée avec des débris de toile trouvés sur les vergues du navire naufragé.

Sur tous ces objets, la grande voile, servant de bâche avait été étendue et clouée sur trois côtés, et dans les deux canots les jeunes gens avaient placé une couche épaisse de litière, sur laquelle on devait s’asseoir.

Tous ces préparatifs ne furent achevés qu’à la nuit. Max Mayburn adressa alors à Dieu une prière d’action de grâces, remerciant le Tout-Puissant de leur avoir sauvé la vie, à lui et aux siens, et d’avoir donné à ses enfants et à leurs amis la force d’amener à bonne fin les préparatifs de leur voyage. Chaque voix, même celle de Wilkins, répondit Amen aux différentes expressions de cette prière ; puis on alla se coucher pour la dernière fois sous les abris verdoyants que la nature avait prodigués dans cette île hospitalière.

Dès les premières lueurs de l’aube, la petite troupe fut debout. Gérald se rendit sur le sommet du promontoire, afin de savoir si les sauvages n’étaient pas revenus. À son retour, et sur son rapport négatif, Max Mayburn, sa fille Marguerite, Arthur et Hugues s’embarquèrent dans le premier canot, qui parvint sans encombre ni accident de l’autre côté des récifs. Jack et O’Brien, suivis de Jenny Wilson et de Ruth, montèrent la seconde barque, et Wilkins prit la direction du radeau, qu’il poussait à coups de gaffe et de pagaie.

« Je me sens quelque peu inquiète, mon ami Jack, dit la vieille bonne. M. Gérald a placé Ruth avec nous ; je crains qu’il ne nous arrive malheur, et nous serons tous noyés.

— Il n’en sera rien si vous ne perdez pas de vue cette maladroite, ma chère Jenny Wilson, répliqua Jack. D’ailleurs si Ruth ne se tient pas tranquille, nous la confierons à Wilkins, qui l’attachera sur son radeau. »

À ces mots, la malheureuse fille se mit à pleurer ; mais bientôt elle sécha ses larmes, pour ne s’occuper que de ses poules, qu’elle s’était bien gardée d’oublier dans l’île.

Les navigateurs eurent fort à faire pendant une heure, car il leur fallut ramer jusqu’au moment où la brise fraîchit. Wilkins put alors hisser la voile et se reposer, ce dont il avait grand besoin ; car il demandait, depuis quelques instants, un aide pour le relever de son travail.

Dès que la toile fut gonflée, le radeau se manœuvra très facilement ; il n’en était pas de même pour les « coquilles de noix » à bord desquelles se trouvaient les autres voyageurs ; mais bientôt le courage revint à chacun quand on aperçut la côte de l’Australie, sur laquelle la mer allait mourir sans ressac, sans vagues, et partant sans menace de danger pour l’abordage. Il ne restait plus qu’à choisir l’endroit où l’on allait atterrir.

« Mon avis est de longer la terre jusqu’à ce que nous arrivions à l’embouchure d’une rivière, dit Hugues à Arthur ; de cette façon, au lieu de tomber en plein désert, nous aborderons dans un pays plantureux.

— Mais nous courrons aussi le péril, répliqua l’aîné des Mayburn, de rencontrer des sauvages ; car eux aussi aiment les pays fertiles, et ces moricauds voudront nous empêcher d’envahir leur territoire. Je crois donc qu’il vaut mieux débarquer sur une plage déserte une fois là, nous prendrons un parti. Regardez devant vous, la côte est sablonneuse, et l’atterrissage me paraît facile. Que décidez-vous, mon père ?

— Je suis d’avis de suivre tes conseils, mon ami, répondit Max Mayburn, J’aperçois des arbres dans le lointain et des oiseaux en grand nombre. »

Marguerite, qui n’avait pas cessé de fixer ses regards sur la côte, dit aussitôt à son frère :

« Mais ce que notre père prend pour des oiseaux me paraît être autre chose. »

Arthur, sans répondre, se retourna du côté de l’autre canot, et s’écria : « Au sud au sud ! » puis il ajouta, en parlant à son père : « Il faut côtoyer la terre encore quelque temps ; car ce que vous avez cru être des oiseaux vous représente bel et bien une tribu de sauvages, armés de lances, qui nous gêneraient fort au moment où nous voudrions envahir leur territoire. Il est inutile de nous exposer à une bataille au début de notre voyage.

— Crois-tu que Peter soit avec ces noirs ? demanda Hugues à son frère.

— Je ne le pense pas ; notre ennemi est resté avec les sauvages de l’île. Mais cela n’empêche pas que nous devons éviter, pour le moment, tout contact avec les naturels.

— Je suis vraiment bien heureuse, mon cher Arthur, de voir que nous faisons voile vers le sud. Ah ! si Dieu voulait nous guider vers l’endroit où sont à cette heure nos amis, les Deverell !

— Je le voudrais aussi ; mais il nous faudrait, pour parvenir jusqu’à eux, de grandes chaloupes, ou des chariots traînés par des chevaux, pour voyager à travers le pays. Hélas ! il n’y a qu’une bonne fée qui pût nous fournir ces moyens de transport ! fit-il en souriant.

— Tu oublies la Providence, mon enfant, observa Max Mayburn. Oui, si Dieu daigne nous permettre d’atteindre ce pays béni, tous nos efforts doivent désormais tendre à retrouver ce bon et loyal jeune homme, qui voulait nous emmener avec lui et nous associer à ses travaux. Je renonce à tout jamais à me rendre aux grandes Indes, et mon seul but est d’arriver le plus tôt possible à la ferme des Marguerites. »

Les enfants de Max Mayburn furent au comble de la joie en entendant leur père parler de la sorte ; mais Arthur secoua la tête, et Marguerite soupira en songeant aux difficultés qu’il y avait à surmonter pour parvenir jusqu’aux colons leurs amis.

« Il ne faut désespérer de rien, ma chère Marguerite, répliqua Hugues : nous arriverons à bon port. Arthur, Gérald, Jack, Wilkins et moi nous sommes forts, nous jouissons d’une excellente santé, et je crois être assez ingénieux pour indiquer ce qu’il faudra faire. Jack est un garçon industrieux qui m’aidera. Du moment que nous avons déjà réussi à traverser la mer sur ces « coquilles », je ne vois pas pourquoi nous ne franchirions pas les déserts australiens, grâce à notre forte constitution et à notre courage.

— Mon fils a raison, observa Max Mayburn ; avec l’assistance de Dieu nous pénétrerons dans ce vaste désert, et nous pourrons admirer les merveilles cachées dans ce pays depuis la création du monde. Qu’importent les dangers ? nous les braverons. En avant !

— Mais, mon père, répliqua Arthur, avant toutes choses, il s’agit d’aborder sur cette terre promise. Nous avons déjà fait naufrage, et nous pouvons juger de la difficulté qu’il y a à franchir des brisants et à atterrir sur une rive inconnue, sans gouvernail, sans sonde, sans ancre, et sans aucun instrument nautique. Par malheur, cher père, aucun de nous n’a fait des études spéciales.

– Je le sais, cher enfant, et je me reproche d’avoir ainsi négligé votre instruction. Mais qui eût jamais pu s’imaginer que les fils d’un fermier eussent besoin de devenir des marins, et de naviguer sur une mer semée de périls ? Eh bien ! avançons-nous ? sommes-nous assez éloignés de ces méchants naturels ?

— Pas encore, répliqua Arthur. Qui sait si ces noirs ne nous ont pas suivis à travers bois ? Il faut mettre une dizaine de milles entre eux et nous avant de nous risquer sur la côte. Mais je m’aperçois que le pauvre Wilkins est accablé de fatigue, que sa voile lui est inutile, car le vent est tombé. Voyons, Hugues, mon ami, va lui donner un coup de main ; notre père te remplacera à la rame. »

Les navigateurs s’approchèrent alors assez de la côte pour pouvoir en distinguer tous les méandres tantôt sablonneux, tantôt escarpés, ou bien couverts de rochers et entourés de récifs sur lesquels leurs faibles canots se fussent brisés en morceaux.

La fatigue des rameurs devint telle, à un certain moment, que tous, distinguant à distance une côte basse et paraissant inhabitée, crurent devoir atterrir en prenant toutes les précautions nécessaires pour ne pas toucher sur quelque rocher à fleur d’eau ou quelque banc de corail.

« Laissez-moi passer devant, dit alors Wilkins, avec mon radeau s’il vous arrivait un accident, je pourrais vous porter secours. L’important, c’est de nous débarrasser de cette embarcation de malheur. »

Marguerite éprouva d’abord quelque alarme au sujet de son frère Hugues ; mais Arthur la rassura en lui rappelant que Wilkins était un excellent matelot, et, de plus, que son bon cœur et sa reconnaissance pour les services qu’on lui avait rendus servaient de garants pour le soin qu’il prendrait de leur frère.

En effet, Wilkins parvint bientôt jusqu’au rivage, où il fixa le radeau à d’énormes pierres, afin que la marée descendante ne l’entraînât point.

Le convict montra ensuite à Hugues la façon dont il devait s’y prendre pour amener les canots à côté de son catimaron. Il se mit résolument à l’eau, afin de donner un coup de main aux passagers, et, grâce à ses efforts et à ceux du jeune Mayburn, tout se passa de la plus heureuse façon.

« Il y avait là-bas un vaste banc de sable, observa Wilkins, et j’ai eu grand’peur que le courant ne vous entraînât jusqu’à cet endroit. Mais nous voici tous sur la terre ferme. Qui eût dit que ces « cocottes » d’écorce nous amèneraient en bon port ! Bravo ! mon brave Jack, nous essayerons de construire un trois-mâts à la prochaine occasion. »

Wilkins se montra de la plus belle humeur, quoique très fatigué ; il déclara que Hugues Mayburn était un excellent matelot, et digne d’être promu dans la hiérarchie maritime.

Marguerite fit observer à voix basse à son père que le convict semblait réellement revenu à d’excellents sentiments, et qu’il y avait grand espoir de le ramener au bien.

« Où allons-nous maintenant ? demanda Max Mayburn à ses enfants.

— Nous y songerons après avoir pris notre repas, répliqua Hugues, tout en nous reposant à l’ombre de ces arbres. »

Chacun approuva cette motion, et, tandis que l’on préparait les provisions nécessaires, Arthur s’aventura dans le voisinage. À son grand désappointement, il découvrit, derrière une ligne assez étroite de mangliers, une vaste plaine aride et naturellement inhabitée. Cette vue n’était pas rassurante, mais du moins il n’y avait aucun danger à courir dans ces parages, si ce n’est celui d’être piqué par des milliers de cousins, qui paraissaient avoir fait élection de domicile sous les arbres.

Tout en mangeant à bouche que veux-tu des morceaux de canard rôti, les Mayburn et leurs compagnons firent des plans de campagne, et ils conçurent l’idée d’abandonner leurs embarcations pour continuer leur route à travers le pays.

« Voudrais-tu, mon cher ami, demanda Gérald à Hugues, venir avec moi de l’autre côté du désert afin de chercher un emplacement propice pour notre campement, loin de ces moustiques infernaux ?

— Que dis-tu de ce projet ? demanda celui-ci à son frère aîné.

— Je suis d’avis d’aller avec vous, car je ne me fie pas à votre légèreté. Jack et Wilkins resteront ici pour veiller sur notre père, ma sœur, Jenny et Ruth. C’est convenu mettons-nous en route. Hugues, donne-moi le fusil ; vous vous armerez, Gérald et toi, avec des épieux et des lances de bambous. »

En effet, les jeunes gens avaient apporté différents instruments de guerre et de chasse copiés sur ceux des indigènes qu’ils avaient trouvés sur la plage de leur île. Ils possédaient même des massues, ce que l’on appelle boomerang en Australie, dont les coups portés par les sauvages sont si rapides et si terribles.

Jack avait commencé la fabrication d’arcs et de flèches ; mais ces objets étaient incomplets, et il promit de les achever pendant l’absence des trois explorateurs.

Quelle que fût la prudence d’Arthur, quelque confiance que l’on eut dans la vigilance et le courage de Jack et de Wilkins, on ne se sépara pas sans anxiété de part et d’autre. Les trois jeunes gens se dirigèrent en ligne directe à travers la plaine aride, convaincus qu’aucun danger ne les menaçait dans ces parages dénudés où l’ennemi n’eût pu se cacher, eu égard à l’absence complète d’herbes et de broussailles. Le terrain était couvert d’un gazon court, croissant avec difficulté dans le sable, et l’on ne trouvait nulle part la moindre apparence de source.

Il était heureux que les voyageurs eussent apporté une provision du précieux liquide qui devait durer longtemps encore. Après avoir cheminé avec son frère et Gérald, Arthur fut convaincu que ce serait folie d’entreprendre un voyage sur ce point inhospitalier du continent australien, où le moindre danger dont ils fussent menacés était de mourir de faim.

« Nous recourrons encore à nos embarcations, mes amis, dit-il à ses compagnons.

— J’aime mieux cela, répliqua Gérald, quoique le métier de rameur soit très fatigant. Par malheur, on ne peut employer la voile.

— Nous essayerons pourtant, si le vent le permet. Retournons au camp, nous tâcherons de dormir, si les moustiques nous le permettent, et dès demain matin nous remonterons à bord de notre flottille. Il est impossible que nous ne trouvions pas un rivage plus agréable à habiter que celui-ci. Halte ! qu’est-ce que ceci ? s’écria tout à coup Arthur, en désignant une sorte d’élévation que l’on apercevait sur la droite.

— En effet, ceci ressemble fort à une habitation humaine on dirait une pyramide d’Egypte en miniature.

— Je ne pense pas que la main des hommes ait rien fait dans tout ceci. Je crois plutôt que nous avons devant les yeux une des merveilles de l’industrie de quelques familles d’insectes. Ah ! j’y suis ; c’est une fourmilière. Quelle habileté, quel instinct inventif il a fallu pour élever cette petite montagne servant d’asile à un peuple innombrable de myrmidons ! Regardez cette terre battue ; elle est si dure, grâce aux rayons du soleil, qu’il faudrait une pioche pour l’entamer.

— Mais je ne vois aucune issue, objecta Hugues. Ce nid de fourmis est peut-être inhabité.

— Regardez par ici, là, tout au bas ; il y a une sentinelle à la porte. N’est-il pas curieux de voir d’aussi petits insectes, les plus infimes de l’espèce, se bâtir une demeure de géants ? La fourmilière que voici doit avoir au moins huit pieds de hauteur. J’ai entendu dire que si l’extérieur de ces constructions était bizarre, l’intérieur était bien des plus curieux. Ouvrons donc cette fourmilière, de façon à pouvoir raconter de visu ce que nous savons de cette merveilleuse pyramide.

— Non, mon ami, non nous n’en ferons rien ; ce serait une mauvaise action que de détruire l’œuvre de milliers d’individus.

– Marguerite se moquera de nous, et nous demandera pourquoi nous ne lui avons pas même rapporté un œuf. Soit Gérald et moi nous t’obéissons, fit Hugues ; mais il faut trouver un souvenir de notre excursion allons donc jusqu’à ce grand arbre qui nous a servi d’horizon dans notre marche à travers cette plaine aride. »

Arthur n’émit aucune objection : ce désir lui permettait d’explorer plus avant le territoire ; mais dans cette promenade, qui dura deux heures encore, rien ne sembla digne de remarque aux jeunes gens.

En montant sur le tronc d’un acacia dépourvu de feuillage, Arthur découvrit un horizon en tout semblable à celui qu’il avait vu aux abords de la plage. Il quitta donc son observatoire, et, suivi de son frère et de leur ami reprit tristement le chemin de la mer.

À la tombée de la nuit, les trois explorateurs arrivèrent près de Max Mayburn, qui lut bien vite dans leurs regards désappointés la nouvelle qu’ils apportaient.

« Nous avons mal fait de ne pas nous diriger vers le nord, observa Wilkins. Nous serons forcés, croyez-le, d’aller dans cette direction. Ce n’est pas la première fois que je parcours cette côte et je puis vous affirmer qu’en allant vers le sud nous ne trouverons ni nourriture ni eau.

— Je reconnais, mon brave, que tous les voyageurs qui ont écrit sur ce pays s’accordent à dire que les côtes de l’Australie situées entre le 18e et le 25e degré de latitude sont complètement désertes et inhospitalières, tandis qu’ils affirment que plus bas le sol est fertile et coupé par de nombreux courants d’eau. Seulement, en retournant vers le nord, nous courons grand risque de rencontrer des indigènes. »

Marguerite soupira en songeant qu’elle allait s’éloigner encore de la famille Deverell, mais elle prêta l’oreille à Wilkins, qui disait :

« N’ayez aucune crainte de ces sauvages, ils sont tous poltrons ; une fille les mettrait facilement en fuite. Nous voilà six bien armés et très valides ; nous n’avons qu’à nous montrer pour mettre en fuite une centaine de ces sauvages. »

Max Mayburn secoua la tête et parut ne pas être très rassuré par les paroles du convict ; Arthur semblait éprouver les mêmes appréhensions ; mais comme il ne fallait pas décourager les autres, ni l’un ni l’autre n’exprimèrent leur façon de penser. Il fut donc décidé que l’on s’embarquerait de nouveau, le lendemain matin, et que l’on naviguerait vers le nord, sans perdre de vue la côte, et on éviterait surtout d’aborder à l’endroit où l’on avait aperçu les naturels le jour précédent.

Il fut aussi convenu que l’on chercherait l’embouchure d’une rivière, au moyen de laquelle on pourrait pénétrer plus avant dans l’intérieur des terres.

Jack avait fait une inspection sérieuse de l’état des embarcations ; il les avait même enduites à nouveau de gomme, dont il avait apporté une certaine provision, et il avait enfin resserré les attaches du radeau, de façon à le rendre extrêmement solide.

La nuit fut mauvaise, car les moustiques avaient déclaré une guerre à outrance aux pauvres voyageurs ; mais l’aube se leva, et l’on ne songea plus qu’au déjeuner. Dès que le repas fut terminé, Max Mayburn adressa au Ciel une fervente prière, et l’on se remit en place, les uns dans les canots, les autres sur le radeau.

Depuis leur naufrage, les pauvres abandonnés avaient heureusement joui d’une admirable température ; la « féerie du ciel bleu » n’avait pas même été troublée par un simple nuage ; aussi les rameurs se livrèrent-ils à cet exercice avec une ardeur sans pareille ; parfois même ils chantaient pour se donner du courage.

Hugues, qui montait avec Wilkins le radeau aux provisions, l’engagea à profiter de la bonne brise pour hisser la voile. Le convict fut bientôt d’avis que ce vent favorable ne signifiait rien de bon, car, selon lui c’était le précurseur ordinaire de l’orage. Quoi qu’il en fût, il laissa la voile debout, car c’était autant de gagné, et il pourrait se reposer ainsi que le jeune Hugues.

Le voyage se prolongea donc sans encombre et sans interruption. Lorsque les navigateurs passèrent devant cette partie de la côte où ils avaient entrevu les sauvages deux jours auparavant, ils s’aperçurent que tout était rentré dans le calme ordinaire. Ils n’éprouvèrent cependant pas le désir d’aborder, fut-ce même pour quelques heures, et ils continuèrent leur route.

Bien leur en prit, car, en passant une demi-heure après devant un promontoire qui s’avançait vers la mer, leurs oreilles furent frappées par des cris stridents, poussés par une peuplade entière qui brandissait des armes et semblait leur adresser des menaces.

« Eh bien ! dit Hugues à Wilkins, pensez-vous encore qu’il vous serait possible de mettre en fuite tout ce monde-là comme un troupeau de moutons ? C’est à peine si je tenterais l’aventure ayant en main une bonne carabine et une paire de revolvers à la ceinture, bien entendu en votre compagnie et à l’aide de tous les autres sérieusement armés.

— Hélas ! cher Monsieur, je regrette fort le fusil que ce damné Black Peter nous a volé. Cette arme nous serait bien utile en ce moment, accompagnée de quelques autres. Mais ce n’est plus de cela qu’il s’agit ; le vent va virer avant qu’il soit peu ; gare à nous ! »

Hugues s’empressa de héler les voyageurs des autres embarcations pour leur annoncer la prédiction de Wilkins ; ce dernier avait comme matelot plus d’expérience qu’aucun de ceux qui étaient présents ; les jeunes gens, aussi bien que les femmes, éprouvèrent donc une certaine terreur. Arthur examina la côte afin d’y découvrir, si cela se pouvait, une plage favorable au débarquement mais il n’aperçut que des falaises contre lesquelles les vagues allaient se briser avec fureur, et c’eût été folie de chercher à atterrir en cet endroit.

Peu à peu le ciel s’assombrit, et l’on entendit le bruit du vent avant d’en ressentir les effets. À peine Hugues et Wilkins eurent-ils le temps d’abattre leur rude voilure ; à ce même instant le radeau fit un tour sur lui-même et on le vit s’élancer en avant des deux canots dans la direction d’un tourbillon qui écumait à un mille de distance.

Arthur et son père firent alors force de rames pour se porter au secours des pauvres rameurs du radeau, sans songer au sort qui les attendait peut-être à leur tour.

Le catimaron de Wilkins, dépourvu de sa voile, allait plus doucement, mais il talonnait sur des récifs. Bientôt on put entendre la voix du convict qui criait :

« Évitez de tomber dans le courant du tourbillon ; jetez-nous une corde. »

Le cordage d’amarre était par bonheur attacha au canot, et Arthur, après quelques essais infructueux, parvint à le jeter aux mains de Wilkins.

Celui-ci, sans hésiter, attacha Hugues à la corde et le lança à l’eau en criant à Arthur de le tirer à lui pour l’embarquer dans le canot.

Grâce aux soins de Marguerite, le jeune homme revint bientôt de sa surprise et recouvra l’usage de ses sens. Quant à Wilkins, il se précipita au milieu des vagues, et, nageur de première force, il atteignit promptement le canot.

Hélas ! cette embarcation était en ce moment par trop chargée, surtout sur une mer aussi houleuse.