Revue Musicale de Lyon 1904-03-23/À travers la presse

La bibliothèque libre.

À TRAVERS LA PRESSE

Schumann

À l’occasion de l’exécution au Concert Lamoureux du Paradis et la Péri, M. Gaston Carraud, l’éminent critique musical de la Liberté, écrit :

« Schumann, qui n’avait encore écrit que des lieder et de la musique de piano, produisit, en 1841, ses premières œuvres de longue haleine ; symphonie, quatuor et quintette, enfin le Paradis et la Péri. Il n’avait guère plus de trente ans, et ses idées brillaient d’une fraîcheur ravissante. Mais ses conceptions étaient un peu jeunes aussi ; et ses architectures, qui n’étayait point la toute-puissance du rythme, avouaient trop souvent une excessive débilité. Je crois qu’il serait difficile de trouver un ouvrage plus dénué de puissance, d’accent, de couleur et de caractère que le Paradis et la Péri. Assurément, le début de la première partie contient des pages charmantes, et la seconde — exquise presque tout entière — touche en plus d’un endroit à la beauté véritable. Mais la beauté de Schumann est d’une sorte qui ne se révèle bien que dans la douce tiédeur des intimités. Il semble presque que l’interprète soit déjà de trop pour produire les élans de cette âme concentrée ; il semble qu’un seul auditeur suffise à offenser la pudeur de ce cœur entr’ouvert. Il faut écouter directement en tête à tête, ses discrètes confidences. L’ostentation publique en fait évanouir et le charme et l’émotion même, la plus profonde cependant et la plus tendre que la musique ait jamais exprimée peut-être.

Les parties supérieures du Paradis et la Péri sont de simples lieder, dont il n’est pas sûr que l’effet ne serait pas bien plus grand au piano, dans un salon. Les parties plus développées sont d’une faiblesse, d’un vide, d’un ennui incomparables. On connaît d’ailleurs la particularité des thèmes de Schumann, dont le contenu expressif est prodigieux, mais qui sont courts et inaptes à tout développement : quand il veut allonger la mélodie, il tombe dans le plus filandreux néant. Et si plus tard la maturité de l’âge, de l’esprit et du talent, la fougue de la passion surtout, l’ont fait atteindre, en quelques passages de ses symphonies, dans Manfred, dans les Scènes de Faust, à la force souveraine, il faut avouer qu’il n’en avait point été de même dans le Paradis et la Péri, qui garde le ton d’un récit plus que tempéré, qu’il se fasse pittoresque ou dramatique. »

Sur le Contrepoint

Dans The Weekly Critical Review M. Runciman, après avoir fait l’historique du contrepoint, le juge en ces termes :

« Il y a toujours eu, parmi les musiciens, comme parmi les adeptes de tous les arts, une classe d’individus qui, tout en voyant jusqu’à un certain point ce qui est beau, veulent cependant tout ramener aux règles ; leur désir naturel n’est pas de jeter par-dessus bord, sans hésitation, les vieilles règles mais toujours de les adapter à des conditions nouvelles. Tels sont les gens qui ont établi notre contrepoint moderne qui est tout simplement le contrepoint ancien infiniment plus compliqué par les choses qui doivent être « permises », « tolérées », pour s’accorder plus ou moins avec les exigences de l’harmonie moderne. Toutes les anciennes règles d’harmonie et le contrepoint auraient fait une brochure de quelques pages ; mais il faut au moins deux grands volumes pour énoncer et expliquer les lois modernes. Tout ce qu’on pouvait retenir de l’ancien contrepoint a été retenu dans le nouveau. C’est une science et non un art, et c’est la plus comique des sciences. Les limites, solennellement posées par Cherubini et Macfarren feraient rire un mort : elles n’ont rien à faire avec l’art ; elles sont purement arbitraires. Les quintes et les octaves parallèles, les dissonnances non préparées et non résolues et tout le reste de ce bafouillage fatigant et inutile, tout cela a été écrit depuis un siècle par les plus grands compositeurs, sans réfléchir si c’était bien ou mal, et cependant, on nous dit encore que ce sont des « licences permises » ou « non permises », selon le cas.

Telles sont les idioties enseignées dans toute l’Europe à des milliers d’élèves. Les contrepointistes modernes, par opposition à ceux de l’ancienne école qui trouvent Bach « trop libre », ont tout l’enseignement entre leurs mains, et ils croient sincèrement faire œuvre utile en enseignant leurs élèves de cette façon. Il est inutile de se récrier. La musique qui ne peut s’expliquer par les règles, à laquelle on ne peut appliquer de règles, n’est pas de la musique pour eux. Si vous leur faites remarquer que ces élèves, après avoir perdu des années précieuses à apprendre ce qu’ils n’emploieront jamais (s’ils composent) et qu’ils l’oublieront deux jours après avoir quitté leur académie et leur conservatoire, les professeurs vous répondront avec feu Macfarren que l’on doit approcher l’art par le « côté de l’histoire ». À quoi on ne peut répondre qu’une chose : Balivernes et Idioties ! Les architectes ne débutent pas en construisant des huttes de feuillages, ni les peintres en traçant le portrait d’un renne sur un vieil os. Le seul résultat de cette méthode est de pétrifier les facultés et de raidir tous les muscles de l’intelligence ; le résultat peut d’ailleurs se voir dans les livres des professeurs eux-mêmes. Celui de Macfarren est sans valeur, parce que Macfarren ne savait pas écrire le contrepoint, même pas le contrepoint le plus ancien. Sir Frederick Bridge a aussi écrit un livre sans valeur, parce que Sir Frederick Bridge ne connaît pas le contrepoint. On ne fait pas un acrobate d’un homme en l’attachant au sol pendant plusieurs années ; on ne défend pas, comme l’aurait sans doute fait Macfarren, à son fils d’entrer dans l’eau avant qu’il ne sache nager, car si vous faites ainsi, vous êtes un peu comme le Monsieur qui disait qu’il ne se marierait jamais et qu’il élèverait ses enfants dans la même idée.

En résumé, le vieux contrepoint doit être complètement écarté comme une institution sans valeur et une perte de temps. Nous en voulons un nouveau, dans lequel des thèmes modernes prendraient la place des anciennes mélodies liturgiques ; toutes les harmonies modernes seraient employées au lieu de la demi-douzaine d’accords permise actuellement ; les exemples ne seraient pas écrits par des auteurs imbéciles de livres sur le contrepoint mais seraient pris dans les œuvres des grands maîtres et finalement le but ne serait pas tant d’apprendre à la génération à venir ce qu’il faut éviter, que de lui montrer ce qu’elle doit exécuter et la façon de s’y prendre. »