Revue des Romans/Étienne-Jean Delécluze

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Revue des Romans.
Recueil d’analyses raisonnées des productions remarquables des plus célèbres romanciers français et étrangers.
Contenant 1100 analyses raisonnées, faisant connaître avec assez d’étendue pour en donner une idée exacte, le sujet, les personnages, l’intrigue et le dénoûment de chaque roman.
1839


DELÉCLUSE.


MADEMOISELLE DE LIRON, suivie du Mécanicien du roi, in-8, 1832. — Mademoiselle de Liron est une jeune fille de vingt-trois ans, retirée en Auvergne dans le château de son père, avec Ernest son cousin, qui a dix-neuf ans, et qui aime éperdument sa cousine. Mlle de Liron n’est pas assez extravagante pour épouser un jeune homme de dix-neuf ans qui ne connaît pas le monde, dont la fortune n’est pas faite, et dont le cœur n’a point été éprouvé ; elle annonce à Ernest qu’elle ne peut l’épouser, et qu’elle va se marier avec M. de Thiezac, homme d’un âge mûr, d’une fortune honnête, qu’on attend incessamment. Cette résolution porte la mort dans l’âme du malheureux Ernest, qui veut avoir avec sa cousine un dernier entretien. Il s’introduit le soir dans sa chambre où elle le reçoit, car quand elle l’y trouve elle ne le renvoie pas dès le premier moment ; elle le gronde, puis l’écoute : le résultat de cet entretien fut que le lendemain Mlle de Liron écrivit à son père qu’elle ne pouvait pas épouser M. de Thiezac. Ernest partit heureux de cette nuit-là ; il entra dans la diplomatie, devint un jeune homme accompli, et au bout d’un an revint auprès de sa cousine qu’il aimait toujours. Celle-ci s’était fait un plan de conduite bizarre ; elle ne voulait être ni la femme ni la maîtresse de son cousin, auquel elle dévoile ainsi l’énigme de sa conduite : « Le ciel, lui dit-elle, nous a concédé, pour une nuit seulement, une perfection de félicité que toutes les combinaisons humaines ne ramèneront jamais ; crois-moi, ne changeons pas notre morceau d’or en vile monnaie, bientôt il ne nous en resterait plus rien ! » Cette fausse intimité, moitié chaste et moitié passionnée, qui ne peut être quelque chose de plus qu’une liaison ordinaire qu’à condition d’être une gêne, un obstacle, dont on sent à chaque instant les inconvénients, et qui finit par n’être plus tenable, cause la mort de Mlle de Liron. Quelques années après, Ernest se détermina à prendre le grand chemin de la vie, comme lui avait dit sa cousine, il se maria et fut raisonnablement heureux. — La lecture de ce roman est extrêmement attachante ; les personnages y ont une vie et une vérité qui font illusion. Ce sont des personnes que l’on a rencontrées, avec qui on a vécu pendant quelque temps : Mlle de Liron, Ernest, M. de Thiezac, M. Thilorier le médecin, on s’est entretenu avec tout ce monde. De toutes ces personnes, il y en a qui plaisent, d’autres qui déplaisent ; ainsi, on vivrait aisément avec Ernest, avec Thilorier, on aime infiniment M. de Thiezac, et même M. de Liron ; mais Mlle de Liron déplaît, froisse, contrarie, impatiente, on a de l’antipathie pour son caractère, et cela va même si loin, que lorsqu’elle meurt on n’en est pas fâché ; cependant sa mort est touchante, et elle est admirablement racontée. — Le Mécanicien du roi est une nouvelle assez agréable ; c’est l’histoire d’un fou, non pas fou d’amour, mais d’une victime de la science.

Le livre de M. Delécluse offre une lecture pleine d’attrait ; c’est un excellent remède contre le dégoût qu’inspire la littérature frénétique, épileptique, fantastique, galvanique et enragée, qui depuis quelques années s’abreuve de sang et se nourrit de cadavres.