Revue du Pays de Caux N°4 juillet 1903/IV

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LA VIE ET LA MORT



Presque simultanément sont apparus aux devantures des libraires un gros bouquin qui s’intitule : essai de philosophie optimiste — et un petit bouquin qui relate la lugubre odyssée de la colonne Seymour en Chine. Un vieux savant, le docteur Metchnikoff est l’auteur du premier ; un très jeune enseigne de vaisseau, Jean de Ruffi de Pontevès est l’auteur du second.

Le livre du docteur est plein de choses gaies, très gaies même ; un critique a pu dire ces jours-ci que le conte de fée y côtoyait l’étude scientifique ; celui de l’enseigne de vaisseau est rempli de choses infiniment tristes, de massacres, de souffrances et d’angoisses. Or, quand on en a fini avec la prose de M. Metchnikoff on se sent las de la vie comme si le poids des ans vous accablait ; celle de M. de Pontevès vous laisse au contraire sous une impression saine de vigueur et de santé. Voilà un phénomène qui vaut, n’est-ce pas, quelques moments de réflexion ?

Le docteur Metchnikoff s’est indigné en constatant que le corps de l’homme était beaucoup moins bien construit qu’il n’aurait pu l’être. Il trouve que Dieu ne mérite pas un premier prix d’architecture ni même un accessit — et que ses connaissances en mécanique sont vraiment bien imparfaites. Ainsi, à quoi sert l’appendice ? c’est un organe de lapin ; heureusement la science s’est décidée à l’enlever. Il en sera de même du gros intestin et de l’estomac ; ce sont des organes de vaches. On en arrivera bientôt à perfectionner l’individu ; la chirurgie lui fera les retouches nécessaires. D’autre part, on le guérira de toutes les maladies en attendant qu’on l’en préserve. Pasteur dont se réclame le naïf savant en cette occasion, serait certes bien étonné d’être rendu responsable d’une pareille énormité. Mais M. Metchnikoff ne s’arrête pas en route ; l’image de Mathusalem l’obsède. Il nous promet des existences superposées, une jeunesse qui ira jusqu’aux environs de cent ans et un âge mûr qui prendra fin aux environs de deux cents. Que de choses on pourra faire avec tant d’heures devant soi ! Par exemple, il sera très malaisé pour un auteur fécond qui aura débuté jeune (vers 75 ans) dans la carrière des lettres, de se rappeler, au seuil de la vieillesse, le contenu des 8 ou 10.000 chapitres que sa plume aura confectionnés sans se presser. Mais l’inconvénient est faible.

De vieillesse, d’ailleurs, il n’y aura plus. La vieillesse est encore une anomalie inacceptable. Pourquoi vieillir ? Mourir, c’est une autre chose. Oui, il faut mourir, mais « rassasié d’années », comme les patriarches de la Bible. Et alors la crainte de la mort n’existera plus. On aura autant d’agrément à s’endormir du sommeil éternel qu’on en éprouve chaque soir à s’endormir dans son lit après une journée de fatigue. Nous croyons que tout le livre de M. Metchnikoff est écrit en vue de cette petite théorie anticléricale, car on entend bien que ce sont les Églises qui, d’après lui, ont institué cette crainte de la mort avec leurs récits d’enfers et de purgatoires. Laissez faire la nature en la préservant seulement du microbe et tout cela s’évanouit… Mais, brave docteur, ne sentez-vous pas que ce qui fait l’agrément du sommeil de chaque soir, c’est la confiance de se réveiller le lendemain matin ? Si vous avez un doute sérieux à cet égard, vous n’aurez aucun plaisir à vous endormir, cela est bien certain. Aussi meurt-on d’autant plus facilement, à quelque âge que ce soit, que l’on a foi dans le réveil éternel. C’est encore l’unique recette.

Les marins dont Jean de Pontevès décrit les héroïques aventures, n’en avaient point d’autres. On sait ce que fut cette colonne Seymour qui quitta Tien-Tsin le 14 juin 1900 et y rentra le 22 décimée, n’ayant pu parvenir jusqu’à Pékin et ayant soutenu dans les ruines d’un arsenal Chinois un siège extraordinaire. Les escadres de huit nations en avaient fourni le contingent et l’amiral Anglais Seymour en exerçait le commandement. C’est lui qui à l’issue d’un assaut dans lequel nos troupes avaient joué le beau rôle et pris la première place, dit au capitaine de vaisseau de Marolles : « Décidément, vous autres Français, vous êtes toujours les plus vites ». Aucune lecture n’est plus attachante que celle de ce petit volume où les actes de bravoure de l’auteur et de ses camarades, simplement contés, se multiplient de telle façon qu’on finit par oublier de s’en émerveiller.

Les jeunes octogénaires que nous promet M. Metchnikoff seront probablement beaucoup plus avares de leur sang et n’auront point de hauts faits de ce genre à narrer. Peut-être même refuseront-ils tout à fait de se battre, ne voulant pas exposer une existence qui sera devenue si confortable et si sûre d’elle-même. Mais cette vie allongée et protégée ne sera plus la vie, et ceux qui la mèneront ne seront plus des hommes. L’idéal humain en effet, ne se compose ni de jouissances, ni même d’activité ; il lui faut de toute nécessité l’esprit de sacrifice — et de sacrifice poussé jusqu’à la mort ; la mort est une des formes de la vie ; voilà pourquoi le livre de M. Metchnikoff laisse après lui un relent de fadeur et d’ennui, et pourquoi celui de M. de Pontevès est producteur de force et d’énergie.


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