Revue pour les Français Décembre 1906/III

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Collectif
Revue pour les Français1 (p. 454-459).

L’ART CHINOIS



Il est très certain qu’il existe pour tous les peuples des principes ou des germes dominateurs qui, d’un bout à l’autre de l’existence nationale distinguent leur mentalité et la caractérisent. Mais à cet égard la Chine fait preuve d’une stabilité qu’on ne retrouverait nulle part ailleurs se manifestant à un tel degré et durant une aussi longue période. Cette stabilité dans la manière de penser, de sentir et de concevoir se reflète naturellement à travers les productions d’art, quelles qu’elles soient.

Elle apparaît principalement en architecture. Beaucoup d’observateurs se sont rencontrés pour faire remonter à la tente des pasteurs mongols l’origine de l’édifice chinois, toujours le même quant à sa silhouette essentielle. On prétend que les Athéniens ont inventé le fronton dont ils ont couronné les façades de leurs temples en contemplant les lignes rigides du Pentelique dressées devant leurs yeux. Mais nous savons qu’autrefois le Pentelique était boisé et il est douteux qu’il présentât dès lors l’aspect d’un fronton. Au contraire la toiture chinoise, avec ses coins relevés et la façon dont sont disposés ses soutiens, évoque si complètement l’image d’une tente qu’il est tout naturel de voir là une persistante influence des traditions pastorales. D’où vient cette persistance ? Il est très difficile de le deviner. Dans le langage courant, on a coutume de parler de la Chine comme d’une contrée que son étroitesse et son immobilité intellectuelle d’une part et, de l’autre, son isolement d’avec le reste du monde ont condamnée à la routine obligatoire. Cela est bien vite dit et ne répond pas tout à fait à la réalité des choses.

La Chine a connu les révolutions politiques et les révolutions religieuses. L’introduction du bouddhisme qui eut lieu dans les premières années de l’ère chrétienne, ses succès, la réaction violente qui éclata vers le milieu du viiie siècle, alors que l’empereur Hiouan-Tsong ordonna la destruction de plus de 40.000 temples et monastères, les transformations du taoïsme, les retours offensifs des disciples de Confucius, l’infiltration du mahométisme commencée vers 620 par la prédication de quatre saints de l’Islam (parmi lesquels se trouvait un oncle de Mahomet qui fut enseveli à Canton) complétée plus tard par une émigration arabe assez considérable, enfin la faveur dont à plusieurs reprises le christianisme fut entouré à la cour de Pékin, faveur dont les effets se répercutèrent dans les provinces les plus éloignées, tout cela n’alla pas, on le conçoit, sans bouleverser profondément l’âme chinoise. Celle-ci eut aussi ses périodes d’épicurisme et de raffinement où l’action et l’initiative personnelles s’effacèrent devant le souci des jouissances présentes et des rêveries voluptueuses.

Les relations du monde chinois avec les autres pays furent nombreuses. Dès l’an 1634 avant J.-C, les annales impériales mentionnent la visite d’une ambassade extraordinaire « venue de soixante-seize royaumes occidentaux ». Cinq siècles plus tard, il est dit que Mou-Ouang accomplit lui-même un grand voyage vers l’Occident, qu’il visita des cités magnifiques dont les aspects l’enchantèrent et qu’il ramena avec lui des ouvriers aptes à reproduire chez lui les merveilles que ses yeux avaient contemplées. L’on s’accorde à penser que les pays parcourus par le souverain asiatique étaient la Médie, la Chaldée, l’Assyrie — et l’on tire argument en faveur de cette conclusion des taï, sortes de tours à étages et à escaliers extérieurs qui se répandirent en Chine sous la dynastie des Tcheou, onze siècles avant J.-C. et qui rappellent de la façon la plus saisissante les monuments de la civilisation chaldéo-assyrienne. D’ailleurs les rapports de l’astronomie chinoise avec l’astronomie chaldéenne montrent que cette dernière a été certainement la mère de l’autre. Des contacts non seulement religieux mais commerciaux ont été établis du premier au septième siècle après J.-C. entre la Chine, d’une part, l’Inde, l’empire romain et les pays arabes, d’autre part.

Ainsi le principe de stagnation par lequel on prétend à tout instant expliquer la Chine et les choses chinoises n’est pas conforme à la vérité. En ce qui concerne l’art et ses formes variées, il est du reste très certain que des évolutions assez considérables se font remarquer d’une période à une autre, mais on peut les caractériser en disant qu’elles ne vont jamais au bout d’elles-mêmes. Il semble que ceux qui les ont conduites se soient arrêtés intimidés devant leur propre audace et, qu’incertains s’ils étaient dans la bonne route, ils aient préféré souvent rétrograder pour retrouver l’ancienne route. De plus, il est dans le tempérament de l’artiste chinois de chercher à interpréter la nature par des formules bien plus qu’à la reproduire par des moyens sentis. Il a le sentiment de la nécessité absolue de certaines conventions ; on sent que, s’il venait à délaisser le convenu habituel, ce serait pour en établir un nouveau ; il est incapable d’émancipation.

Nous parlions tout à l’heure d’architecture. En cette matière, la manie de réglementation de certains empereurs vint à la rescousse. Youg-Tching, par exemple, s’est signalé par la publication d’un traité d’architecture en cinquante volumes dans lesquels sont fixés les rapports proportionnels obligatoires entre telles et telles parties d’un édifice, monument public ou maison particulière. Ces dernières, du reste, si la loi était toujours appliquée, devraient indiquer par leur seule apparence extérieure, le rang du propriétaire. Toute fantaisie était interdite. Les empereurs s’en réservaient toujours le monopole pour eux-mêmes ; les taï ne s’élevaient que dans leurs palais et les princes mêmes se virent interdire, au seul profit du souverain, d’en construire dans les leurs.

Les Chinois ont toujours connu la voûte mais ils n’ont jamais pratiqué la coupole. Du reste la voûte elle-même paraît leur déplaire. Ils n’en ont fait usage que pour jeter sur les petits cours d’eau ces ponts aux courbes élégantes dont le tablier, dressé en pente assez forte, atteint au milieu de la rivière son point culminant pour redescendre symétriquement sur l’autre berge. Leurs arcs de triomphe et leurs portes monumentales, telle l’entrée célèbre des tombeaux des Ming, se composent de traverses rigides reposant sur des piliers unis dépourvus de bases et de chapiteaux dignes de ce nom ; car, comme la voûte, la colonne leur répugne. Ce ne sont pas des colonnes qu’ils dressent pour soutenir leur éternelle toiture en forme de tente, ce sont des supports de bois ; la construction, en outre, n’ayant le plus souvent qu’un étage, l’origine pastorale s’affirme curieusement.

Le souci de la décoration s’exprime avec d’autant plus de force que les lignes témoignent de quelque pauvreté et de quelque monotonie. Les motifs accessoires abondent et l’emploi de couleurs éclatantes atteint presque l’abus. De jolis effets sont obtenus par le mélange de matériaux variés, briques, céramique, bois d’essences diverses. L’artiste chinois se plait dans les détails et s’y entend. Son imagination lui suggère seulement mille bizarreries animales, auxquelles il retombe toujours. Il ne sait pas représenter un dragon autrement que lançant du feu et roulant des yeux terribles ; la colère et la menace sont les sentiments qu’il fait exprimer aux bêtes dont il reproduit les formes, non sans les exagérer ou les modifier, au mépris de l’observation élémentaire. Peu d’ornements d’aspect géométrique : quelques-uns cependant, sortes de festons et de « grecques » que les Étrusques utilisèrent de leur côté et qui semblent provenir de motifs primitifs par lesquels on symbolisait les forces de la nature. C’est toujours vers les animaux et surtout le dragon, la licorne, le phénix, la tortue que son goût et sa tendance emportent l’artiste chinois. Il les prodigue.

Il fait de même pour les objets. Nous venons de dire qu’il était architecte stérile et décorateur abondant : par analogie, il est un sculpteur incapable mais un ciseleur remarquable. Les statues chinoises n’ont point d’expression, point d’idéal ni d’élévation ; la technique, si l’on fait exception pour certaines figurines de bois ou de pâte d’un très curieux réalisme, en est misérable. Aucune harmonie entre la silhouette qu’elles présentent et l’endroit pour lequel on les a faites. Mais dès qu’il s’agit d’ajourer du bois, du cristal, du jade, de composer le « bibelot » qui sera à l’intérieur de la demeure ce que les chimères et les dragons sont au toit et à la façade, la main-d’œuvre s’approche de la perfection. Sans doute l’artiste est toujours enchaîné par l’étroitesse des rites et la puissance de la tradition. Les limites au dedans desquelles il se meut sont resserrées, mais que de grâce, de légèreté, d’ingéniosité il arrive à y déployer. Chandeliers, brûle-parfums, coupes, miroirs, moulins à prières, vases, tout cela est travaillé d’une manière consciencieuse, avec un souci du fini et une aspiration vers la perfection qui charment le regard et le toucher. Plus tard viendra la porcelaine, car si les Chinois ont connu bien des siècles avant l’ère chrétienne l’industrie de la poterie, ce n’est que vers le milieu du ixe siècle après J.-C. qu’ils parvinrent à faire de la porcelaine vraiment digne de ce nom. « Elle est, dit M. Maurice Paléologue dans son savant et charmant ouvrage sur les arts chinois, composée de deux parties distinctes : l’une fusible donne à la porcelaine la transparence qui est son principal caractère ; elle est fournie par une roche pétro-siliceuse : on l’appelle pe-tun-tse. L’autre partie composante est infusible : c’est l’élément plastique de la porcelaine ; elle sert de corps à la poterie et lui donne la propriété de supporter la température nécessaire pour vitrifier l’élément fusible. Cette matière est le kao-lin ; c’est de l’argile presque pure… Les porcelaines se divisent en deux classes : les porcelaines à pâte tendre et les porcelaines à pâte dure. Les premières sont fusibles à une température d’environ 800 degrés ; les autres, au contraire, restent inattaquables à 1.500 degrés et au-dessus. » Les amateurs classent les produits de la céramique chinoise en six périodes, sans compter le période contemporaine. Nous n’avons pas à entrer ici dans le détail de ces classifications qui intéressent surtout les collectionneurs, mais il nous reste quelques mots à dire sur la peinture.

Là encore l’artiste chinois s’est trouvé circonscrit dans une sphère secondaire ; il n’est jamais devenu peintre au sens que nous donnons à ce mot ; il est resté miniaturiste et calligraphe. Le détail lui a constamment masqué l’ensemble ; le culte de la ligne lui a fait oublier le relief ; la recherche de l’exactitude dans la perspective lui a ôté jusqu’à la notion des fantaisies nécessaires à la satisfaction du regard. Ses raccourcis sont à la fois magnifiques et absurdes ; sa façon d’éclairer les objets, puérile et charmante. Le fait qu’en 1830 un peintre de Canton du nom de Lau-Koua tenta d’appliquer à l’art chinois nos procédés européens et y échoua complètement permet de mesurer l’abîme qui sépare des nôtres les peintres du Céleste empire.

Nous n’avons point parlé des laques ; c’est qu’en ce genre les Chinois n’ont jamais égalé les Japonais. Ils n’en ont pas moins produit de belles choses. La laque est une sorte de résine, de gomme qui coule de certains arbres et que l’on manipule assez longuement avant de s’en servir. La laque est ensuite colorée à l’aide de substances diverses en noir, en jaune ou en rouge. La peinture sur laque demande naturellement un doigté extrême. On la rehausse avec de l’application d’or en poudre. La laque est assez ancienne en Chine. Un voyageur arabe mentionne avec admiration les beautés de cet art en 1345.

Les Chinois se sont encore distingués dans d’autres branches telles que le damasquinage et l’incrustation du bronze, la dorure au mercure, le verre et les émaux. Ils n’ont point trouvé tout cela tout seuls. Ainsi M. Paléologue observe que « deux cent cinquante ans environ avant de fabriquer le verre, les Chinois en avaient reçu par le commerce étranger des spécimens manufacturés, fioles, coupes, etc…., venus des grandes verreries d’Égypte et de Syrie ». Ceci est à rapprocher de ce fait connu que, quelques mois après l’introduction au Japon de la première arquebuse, les armuriers de ce pays en avaient fabriqué et livré au public plusieurs centaines. Dans ce contraste qui s’affirme de nos jours mais dont nous oublions de noter qu’il a toujours existé, on saisit la spontanéité et la puissance d’assimilation japonaises opposées à la lenteur irrémédiable des Chinois. Voilà encore un trait mental qui explique comment l’art chinois auquel n’ont pas manqué les occasions d’évolution et de perfectionnement en a si peu et si mal profité. Du moins convient-il de lui savoir gré de sa persévérance à composer et à fabriquer des objets qui se recommandent par des habiletés de contours, des finesses d’exécution, des richesses de détail que les artistes des autres pays, ont rarement atteintes et, probablement, jamais dépassées. Ce n’est pas assez sans doute pour une école nationale qui a eu pour elle le temps, les ressources naturelles, les facilités d’écoulement…, mais c’est beaucoup quand même.

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