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Revue pour les Français Septembre 1906/Texte entier

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Collectif
Revue pour les Français Septembre 1906
Revue pour les Français1 (p. 321).

REVUE POUR LES FRANÇAIS

POLITIQUE ET LITTÉRAIRE

Paraissant tous les mois




Septembre 1906



SOMMAIRE :




Rédaction et Administration :

11, Avenue Malakoff, 11
PARIS

MYOPIE



On a interviewé l’autre jour un homme politique français sur les conséquences de la récente encyclique et ce personnage a répondu à l’interviewer qu’à son avis « le pape venait de sonner le glas du catholicisme. » Sur quoi se basait ce jugement sommaire ? Qui dit catholique dit universel et jamais sans doute ce qualificatif n’a été mieux justifié que de nos jours ; si l’Église a exercé dans le passé des influences plus exclusives, à aucun moment sa hiérarchie ne s’est étendue sur un plus grand nombre de pays. Pour se faire une opinion exacte de ses destinées, il conviendrait donc d’interroger des horizons variés.

Admettons que le refus de la part du Saint-Siège d’autoriser la constitution des associations cultuelles soit définitif et absolu ; admettons qu’il en résulte une sorte de crépuscule religieux et que le catholicisme français tombe dans le coma. En résulterait-il donc pour l’Église une menace de mort ? Mais à l’heure même où l’interview ci-dessus mentionnée avait lieu, les catholiques allemands s’assemblaient à Essen en un de ces formidables congrès dont les effectifs et la hardiesse vont croissant chaque année. Sans doute, notre politicien avait lu cette nouvelle résumée dans son journal en une dépêche de trois lignes ; il n’en avait pas été frappé. Essen ?… c’est bien loin. Et ces catholiques allemands, que sont-ils ? des curés et des bonnes femmes à patenôtres probablement… Que voulez-vous ? le pauvre homme est myope. Ne lui jetons pas la pierre ; nous le sommes tous. Cette manie prodigieuse est en nous de limiter notre vision aux objets tout voisins. Le myope qui connait son infirmité y remédie du moins au moyen de lunettes. Nos lunettes en l’espèce, ce seraient la réflexion et la mémoire, l’une s’étayant sur l’autre. Voyons, nous savons bien quelle est la place qu’occupe la France dans le monde, quelles sont les dimensions de son territoire, quel est le chiffre de sa population ; supposons qu’il ne reste plus un seul catholique chez elle ; il en resterait ailleurs cinq fois autant. Voilà qui atténue étrangement la portée de ce qui pourra survenir entre Paris et le Vatican : non que l’importance n’en soit très grande mais ce n’est pas un problème mondial.

Notre myopie revêt d’autres formes encore ; celle que nous venons de rappeler était géographique pour ainsi dire ; en voici une historique. Parce que nous avons conquis nos libertés essentielles par l’effort d’assemblées représentatives luttant contre le pouvoir souverain, nous perdons absolument de vue la possibilité pour d’autres peuples (d’ailleurs différents de nous par l’hérédité, le milieu et le génie) de s’émanciper de façon autre. Il eût suffi d’y regarder de près pour constater l’inaptitude de la défunte Douma à libérer la Russie ; mais c’était une « Assemblée » ; donc la liberté devait se cacher dans les plis de sa toge… À Venise, le Conseil des Dix était aussi une manière d’assemblée qui y organisa la tyrannie mieux que n’eût su le faire le doge le plus absolu. Rappelons-nous.

Myopie, tout cela. Il faut tâcher de nous en défaire au plus tôt. La myopie est un mauvais fil dans le labyrinthe de la vie.


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CE QUI SE PASSE DANS LE MONDE



Et ce serait déjà fait pour les amis de la Revue pour les Français, s’ils avaient suivi notre conseil et si chacun d’eux avait sa petite mappemonde sur sa table. Nous radotons ?… d’accord, mais c’est un radotage réfléchi et sensé. Nous ne sommes pas près d’y renoncer. Prenez donc vos mappemondes… (ceusse qui en ont) et considérez les sphères d’activité de deux encombrants personnages qu’il convient de prendre au sérieux mais non au tragique : le panaméricanisme et le panislamisme.

Le congrès de Rio-de-Janeiro.

Ce congrès est le troisième du nom. Il groupe les représentants des républiques américaines autour d’une idée trouble à laquelle tout le monde pense et que personne ne formule mais qui, en tous les cas, possède de moins en moins de chances de se réaliser. Sous couleur de protéger le monde américain contre « les entreprises de l’Europe », les États-Unis organiseraient à leur profit une sorte de protectorat militaire et douanier qu’ils exerceraient au moyen de leurs navires de guerre et de leurs navires marchands tout autour de l’Amérique du Sud, sans parler d’un chemin de fer qui s’en irait du Yukon au Cap Horn par le Mexique, les républiques centrales, la Colombie, le Brésil, la Bolivie et l’Argentine. Notons que ce plan est déjà ancien. On le rattache à la fameuse « doctrine de Monroë » pour lui donner du prestige ; il n’en découle pas ; il est issu du cerveau d’un grand homme qui s’appelait James Blaine, qui aurait pu être président des États-Unis et préféra le rôle de premier ministre.

C’est aux efforts de cet homme qu’on dut en 1889 la réunion à Washington d’un premier congrès panaméricain. En ce temps là le monde transatlantique vivait assez replié sur lui-même ; encore occupé à s’organiser, isolé de l’Europe, ignorant l’Asie, il se montrait peu soucieux d’aventures au dehors. La mort prématurée de Blaine et diverses circonstances dans le détail desquelles nous ne saurions entrer ici retardèrent l’exécution de son plan qui certainement, à cette époque, eut été au moins en partie réalisable pour le plus grand dommage, d’ailleurs, de la civilisation universelle. Au congrès de Mexico, en 1902, on en parla mollement. Que de choses s’étaient passées dans l’intervalle ou plutôt quelle chose unique mais formidable : la guerre avec l’Espagne ! Plus tard les historiens se reportèrent vers cette date comme vers le point de départ d’une ère nouvelle ; elle marquera pour ainsi dire la « majorité » du nouveau monde comme la guerre russo-japonaise marquera la rénovation inaugurale de la race jaune. Résultat très singulier ; l’Espagne vaincue ou, pour parler plus exactement, l’hispanisme reçut de ce terrible événement la commotion la plus salutaire. Un souffle vivifiant passa sur le continent sud-américain. On vit apparaître là une force d’avenir ; les rapports longtemps détendus entre la métropole ibérique et ses anciennes colonies se renouèrent sur des bases très amicales. Pendant ce temps les États-Unis eux-mêmes jouissant de leur triomphe se mêlèrent de façon plus intense à la vie internationale des peuples ; ils eurent leur mot à dire dans les affaires européennes ; la possession des Philippines les força d’intervenir en Asie. Ainsi l’espèce de gaîne d’indifférence dans laquelle l’Amérique était restée si longtemps enfermée par rapport au reste de l’univers éclata de toutes parts et l’idée de James Blaine cessa d’être viable. Trop d’intérêts divers se sont créés, trop d’habitudes d’échange se sont établies à travers les océans pour que l’Amérique puisse désormais combiner et faire durer une union douanière exclusive : si elle y parvenait jamais ce ne serait assurément qu’une réussite éphémère.

Les républiques espagnoles ne sont nullement disposées du reste à abdiquer la situation pleine de promesses à laquelle elles sont parvenues pour se ranger en satellites autour du colosse yankee ; l’Europe leur est nécessaire financièrement et elles ne craignent plus de sa part ces mainmises territoriales dont elles s’effrayèrent si longtemps. Mais elles ne veulent point se brouiller avec une puissance dont, sous une forme ou sous une autre, le concours peut un jour leur être précieux. De leur côté, les États-Unis comprennent parfaitement que le projet de Blaine n’a plus de raison d’être mais ils aspirent à make the best of it en fournissant des ingénieurs, des capitaux et des objets manufacturés à leurs voisins en aussi grande quantité que possible. Voilà de quoi finalement accouchera le panaméricanisme… à moins que quelque jour cette monstruosité qu’on désigne sous le nom d’États-Unis d’Europe ne vienne à se constituer. Alors l’Amérique devrait s’unir à son tour et ce serait, entre le vieux et le nouveau monde, une lutte économique prompte à dégénérer en une guerre sanglante et sans merci. Ce jour-là, les hommes jaunes riraient rose.

La doctrine de Drago.

Ne pas confondre avec celle de Monroë qui était une rodomontade. Celle-ci est infiniment plus fin de siècle. On pourrait la définir très justement : l’art de ne pas payer ses dettes. Mais d’abord rendons-lui son père car M. Luis Drago, ministre des Affaires étrangères de la République Argentine n’en est pas l’auteur, bien qu’elle porte son nom. L’auteur, c’est Lord Palmerston ; il écrivait en 1848 dans une de ses dépêches officielles, parlant des Anglais qui risquent leurs capitaux entre les mains des États étrangers : « Ils ont dû faire entrer en ligne de compte les risques inévitables à courir en cas d’insolvabilité de leur débiteur : s’ils n’ont pas prévu cette éventualité, ils doivent subir le sort de tout spéculateur qui s’est trompé dans ses prévisions. » Évidemment, s’il s’agit d’intérêts absolument particuliers, d’une banque, d’une plantation, d’une usine, le citoyen n’escomptera pas l’envoi par son gouvernement pour lui faire rendre justice ou le venger, d’une escadre et d’un corps de débarquement. Mais s’il s’agit (comme c’est le cas pour la France vis-à-vis du Venezuela), de telle compagnie subventionnée assurant les services postaux ou télégraphiques et qui se trouve dépossédée au mépris de toute justice par le caprice d’un tyranneau sans vergogne, il est puéril d’exiger de l’État dont les intérêts sont ainsi lésés et la dignité bafouée qu’il s’abstienne d’intervenir par la force. Telle est pourtant le genre d’interdiction que M. Drago prétendait faire prononcer par le congrès de Rio de Janeiro et qu’après réflexion on a décidé de demander au tribunal de La Haye de sanctionner. Nous ignorons ce que pourront décider des juges qui, malheureusement, ont prouvé déjà combien les raisons politiques avaient de prise sur eux. Mais quelle que soit leur sentence ils ne pourront rien contre ce qu’édictent le bon sens et la force des choses.

Valparaiso.

Ne quittons pas l’Amérique du Sud sans saluer tristement la grande cité chilienne qui a été la victime d’une catastrophe terrible. Valparaiso, centre des affaires et du commerce (le mouvement du port est de 800.000 tonnes ; l’Angleterre tient le premier rang, puis viennent l’Allemagne et la France) forme le long du rivage une bande interminable. Sa croissance fut tardive. Fondée en 1543 par Saavedra qui lui donna le nom d’une localité d’Espagne dont il était issu, elle fut fortifiée à la fin du xviie siècle pour la mettre à l’abri des attaques des pirates dont elle était l’objectif préféré. En 1820, elle ne comptait encore que 6000 habitants mais son ouverture au commerce étranger la développa rapidement. Valparaiso a déjà éprouvé l’effet des tremblements de terre. Elle fut partiellement détruite en 1835 ; puis ce furent des incendies qui la ravagèrent à deux reprises ; enfin, en 1866, au cours de la guerre, elle souffrit beaucoup du bombardement. L’activité inlassable de ses habitants et les avantages de sa situation lui ont toujours permis de se relever promptement ; il en sera de même cette fois.

Agitation musulmane.

Que le monde musulman accuse des velléités fâcheuses de révolte, une mentalité troublée, un énervement grandissant, on ne saurait le nier. Reste à savoir si un lien sérieux existe entre les diverses manifestations par lesquelles se traduit cet état de choses ; reste à savoir surtout si une organisation d’ensemble en peut sortir ; il n’y paraît guère ; les faits sur lesquels certains s’appuient pour le prétendre peuvent se classer en trois groupes : la révolte d’Arabie, le mouvement turcophile en Égypte, enfin les échauffourées de Tunisie et du Soudan et l’affaire de Djanet. En Arabie, le parti de l’indépendance ne recule pas. Depuis que ses exactions administratives et fiscales l’ont mis debout, les efforts de la Turquie pour l’abattre ont constamment échoué. Le chef de ce parti se proclame khalife et veut faire de La Mecque le centre de son pouvoir. Il n’est pas dit qu’il n’y parvienne pas. Au Caire, on se demande si l’influence allemande, représentée par le trop remuant et peu scrupuleux Max Oppenheim n’est pas pour quelque chose dans l’activité que déploie Mustapha Kamel pacha, lequel vise à refaire de l’Égypte « un vilayet turc. » Mais déjà le contraste qui s’affirme entre ces deux entreprises parallèles mais inverses enlève à la théorie panislamique beaucoup de force ; on cherche à ramener l’Égypte sous le joug du sultan de Constantinople à l’heure où l’Arabie commence à s’en émanciper ! Et combien le dernier dessein paraît facile à réaliser en comparaison du premier auquel s’oppose la formidable puissance de l’Angleterre. Sans compter qu’en les supposant tous d’accord — et ce n’est nullement le cas — les musulmans d’Égypte n’auraient pas à compter sur la sympathie et l’aide de leurs coreligionnaires indiens. Ils sont aux Indes plus de soixante millions de musulmans parfaitement satisfaits de l’Angleterre à laquelle ils déclarent, par avance, qu’en cas de conflit ils entendent demeurer fidèles. Si nous passons à l’Afrique française, en dehors de la scandaleuse occupation des oasis centrales par un corps ottoman dont la France a le devoir d’exiger la retraite immédiate, et cela dans l’intérêt même de la paix, il faut bien reconnaître que l’affaire de Thala, comme celle de Zinder ont été des incidents tout locaux auxquels la promptitude de la répression a enlevé beaucoup de leur portée. D’autre part, l’attitude énergique de ses troupes sur la frontière d’Algérie suggère aux populations marocaines le salutaire sentiment que la France est sortie à son avantage de la conférence d’Algésiras ; et c’est à cela que l’ordre doit de n’avoir pas été troublé en ces parages. Évidemment l’effervescence musulmane existe d’une façon générale d’un bout à l’autre de l’Islam et jusqu’au Caucase, où elle se fait sentir parmi les Tatars d’Elisabetpol et de Zanquezour ; évidemment aussi, les récentes initiatives de l’empereur Guillaume sont pour beaucoup dans ce réveil d’un fanatisme redoutable mais on n’aperçoit nullement les éléments d’une action unifiée, telle qu’en exigerait une tendance véritablement panislamique : et ce mot, en fin de compte, apparaît encore vide de sens ; s’il doit en prendre un quelque jour, ce jour n’est pas prochain.

Cosas de Cuba.

L’insurrection qui a éclaté à Cuba, peu après la réélection de M. Estrada Palma à la présidence de cette jeune république, n’a point de causes bien nobles ni profondes. Il y a là d’abord un concurrent évincé, le général Gomez, qui a oublié de regarder comment faisait M. Doumer le lendemain d’un scrutin défavorable et qui, ainsi, a pris un fusil de rebelle au lieu d’une cigarette de philosophe. Il y a ensuite les soldats de la guerre de l’Indépendance mécontents, comme tous leurs devanciers des autres pays, du sort qui leur est fait. L’émancipation de leur patrie ne suffit pas à les réjouir ; ils voudraient des avantages et des honneurs ; un emprunt a été contracté pour le paiement de leur solde arriérée : ils se plaignent de la façon dont les fonds consacrés à ce paiement ont été répartis. Ajoutez-y des citoyens américains propriétaires dans l’île et qui la verraient avec plaisir annexée au territoire des États-Unis. Enfin, dit-on, les gouvernants sont assez dédaignés de l’aristocratie créole qui, de son côté, se montrerait volontiers favorable à l’annexion. Si la lutte se prolonge, il faudra bien que le président Roosevelt se décide à envoyer des troupes ; il ne le fera qu’à contre-cœur et, jusqu’à présent, ses administrés ont la sagesse de comprendre sa répugnance à intervenir — et de la partager.

Belgique et Hollande.

On commence à s’occuper de la possibilité d’une alliance à venir entre la Belgique et la Hollande. Cette alliance étant dans la force des choses, nous n’avons jamais douté qu’elle ne se nouât. Elle avait contre elle d’évoquer de mauvais souvenirs. Les traités de 1815, en effet, avaient imposé aux Belges qui n’en voulaient point, la souveraineté peu libérale du roi de Hollande. Les Flamands s’en fussent encore accommodés, à condition de pouvoir pratiquer librement le catholicisme mais pour les Wallons, français de langage et d’instinct, cette condition était insuffisante. Aussi, aux approches de 1830, envisageait-on le moment où le royaume des Pays-Bas se désagrégerait et devrait céder à la France ses provinces wallonnes. Le prince de Polignac s’intéressait fort à ce projet et se flattait de le mener à bien. La révolution de 1830 y coupa court. L’honneur de jeter bas un ministre impopulaire fut, comme on le voit, fort coûteux. À la nouvelle des événements dont Paris avait été le théâtre, Bruxelles se souleva ; le gouvernement néerlandais fut renversé et l’État belge se constitua avec le double appui des baïonnettes françaises et de la diplomatie anglaise. Depuis lors, on peut dire que la Belgique n’a songé qu’à bien vivre et à s’enrichir, ce à quoi elle est parvenue. Le souci de sa défense ne la troublait guère. On prétend qu’en 1850, le roi Léopold Ier disait de son peuple « qu’il faisait de son mieux pour décourager ceux qui auraient l’intention de le défendre. » Le mot serait encore de saison. Cependant, les convoitises qu’excite une fortune poussée à l’extrême s’étant maladroitement révélées en Allemagne, l’opinion belge a commencé d’évoluer. Voici d’autre part que l’Angleterre s’émeut et que la Hollande s’inquiète. Bons symptômes. Une ligue défensive économique et militaire se créant entre Bruxelles et La Haye, avec le patronage de la France et de l’Angleterre, c’est une garantie de paix pour toute l’Europe occidentale ; il n’est pas trop tôt pour y songer ; il est même un peu trop tard mais mieux vaut tard que jamais. Si les Belges ont le sentiment de ce qu’exige la situation, ils mettront les morceaux doubles.

Massacres d’Orient.

Ce qui est nouveau, cette fois, c’est que les Turcs n’y sont pour rien. C’est de Bulgares à Grecs que se portent les coups et réciproquement. On doit même reconnaître que les loyaux efforts d’Hilmi Pacha en Macédoine ne cessent de s’exercer, mais vainement, en faveur d’une pacification désormais bien difficile à obtenir. L’heure paraît avoir sonné d’une bataille d’ensemble entre l’hellénisme et ses adversaires. L’hellénisme est un rude combattant : il bénéficie à la fois de ses forces présentes qui sont considérables et de son passé qui est formidable et domine de très haut tous les autres passés de l’univers. Quand on le laisse libre, il s’étend avec une rapidité surprenante ; il n’a pas besoin d’être aidé ; il lui suffit qu’on ne l’entrave point. Mais bien rares ont été les instants historiques où il n’a pas été entravé. L’Europe, croyons-nous, a commis une faute énorme lorsqu’après avoir admis, non sans peine, la Grèce ressuscitée à former une nation distincte, elle lui a mesuré chichement les moyens de vivre. La Grèce remontait à la surface avec un élément de rénovation d’une puissance et d’un prestige incomparables, à savoir l’ensemble de principes civilisateurs et vivifiants qu’on nomme l’hellénisme. L’Orient, abruti par le joug ottoman, y aurait trouvé le principe d’un relèvement magnifique, et nous n’apercevons pas ce que l’Occident y aurait perdu. De mesquines rivalités surgirent ; l’élan fécond se trouva contenu et l’on donna aux rivaux slaves de l’hellénisme le moyen de se ménager une avance artificielle. Malgré tout, son essor s’imposa et, aujourd’hui, les prodromes de la grande lutte se dessinent dans les Balkans. L’importance du moment est marquée par l’attitude des gouvernements. Les cabinets de Bukarest et de Sofia ont pris parti ; ils cherchent à sauver la face en gardant un calme apparent mais on sent et on sait qu’ils ont jeté toute leur énergie dans le mouvement hellénophobe.

La question cléricale en Espagne.

Le dernier cabinet conservateur présidé par M. Maura avait négocié avec le Vatican et fait voter par le sénat du royaume un accord qui donnait à la plupart des congrégations actuellement existantes en Espagne un statut analogue à celui que le concordat de 1851 avait accordé à trois d’entre elles. L’avènement du parti libéral eut pour effet de suspendre l’approbation par les Cortès et par conséquent la mise en vigueur de cet accord. Mais les libéraux ont fait preuve au pouvoir de beaucoup de faiblesse ; ils n’arrivent pas à mettre debout un cabinet viable ; MM. Montero Rios et Moret se sont vainement employés jusqu’ici à la tâche ingrate de stabiliser la majorité. Si ce but n’est pas atteint au cours de la session prochaine, il faudra recourir à la dissolution ou rappeler les conservateurs. La situation est assez critique car les prétentions de l’église sont réellement excessives notamment en ce qui concerne la question des mariages civils et l’administration des cimetières. La curie tend à considérer que depuis la restauration de 1876 tout Espagnol catholique ne peut se marier en dehors des formes prescrites par le droit canonique, l’intervention facultative des juges municipaux ou civils n’étant qu’une simple formalité pour la constatation de la célébration du mariage et son inscription sur les registres. Il est douteux que de nos jours une thèse aussi absolue puisse s’implanter dans aucun pays.

Du sang et des paroles.

Inutile de discourir sur l’attentat dirigé contre M. Stolypine si ce n’est pour constater que la figure du premier ministre en sort singulièrement grandie et glorifiée et la responsabilité des signataires des récents manifestes singulièrement aggravée. À signaler aussi un ignoble article de M. Gorki contre la France publié par le Vorwaerts de Berlin. Nous savions déjà que M. Gorki parle volontiers une langue de voyou ; nous savons désormais qu’il a une mentalité de neurasthénique ; les deux vont souvent ensemble. En tous cas ce n’est pas sur de pareils hommes qu’il faut compter pour sauver la Russie.


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CHARLEMAGNE ET SON EMPIRE



Récemment on a ouvert à Aix-la-Chapelle le tombeau de Charlemagne ; il avait déjà été visité à plusieurs reprises dans le cours des siècles. On a même raconté que lorsque l’empereur Othon iii pénétra en l’an mille dans le caveau, il trouva Charlemagne assis sur un trône d’or, la couronne sur la tête et le sceptre en main. Cette histoire n’est pas à prendre au sérieux ; la dépouille du grand prince avait été, à sa mort, déposée dans un sarcophage de marbre et c’est là qu’Othon put la contempler. Quoiqu’il en soit de ces détails, l’attention publique, ramenée en ce moment vers les voûtes d’Aix-la-Chapelle ne doit pas s’en détourner avant de s’être remémorée l’homme et son époque tels que les découvertes et les analyses des érudits permettent de les apercevoir, c’est-à-dire non plus à travers les brumes de la légende ou les calculs de l’intérêt mais à travers la clarté de l’investigation scientifique impartiale. Aussi bien des travaux importants ont-ils été consacrés à ce vaste sujet et parmi les derniers parus il convient de citer le magnifique tableau de l’empire carlovingien dressé par M. Arthur Kleinclausz (Hachette et Cie). Nous présenterons ici un bref résumé de ces divers ouvrages, nous permettant d’en tirer des conclusions peut-être un peu différentes de celles auxquelles beaucoup d’auteurs se sont arrêtés mais qui nous semblent entièrement justifiées par les documents servant de base à la critique moderne.

L’Idée impériale avant Charlemagne

Pendant bien longtemps on a considéré que l’acte du barbare Odoacre supprimant en 476 après J.-C. l’empire d’Occident en la personne du faible Romulus Angrestule n’avait été que la consécration d’un état de choses accepté par l’opinion populaire. L’empire cessait parce que l’idée impériale était morte. Or l’idée impériale vivait si puissamment que le monde occidental, à cette date, se tourna spontanément vers Constantinople, considérant l’unité de l’ancien empire romain comme rétablie en faveur du césar oriental. Théodose avait jadis partagé l’empire entre deux césars, celui de Rome et celui de Constantinople. La division ayant cessé, ce dernier régnerait seul. Évidemment la nature de ce « règne » s’était modifiée depuis le temps des Antonins. Une lente évolution s’était opérée. En place d’une unité politique basée sur l’uniformité des lois civiles, il s’agissait maintenant d’une unité morale garantie par la communauté de la foi religieuse. Ainsi comprenait-on l’empire à la fin du Ve siècle. Le grand prestige romain doublé du grand prestige chrétien incitait les peuples d’occident à souhaiter la venue d’un empereur qui ramènerait l’âge d’or, contiendrait ou convertirait les païens, poursuivrait l’hérésie, rétablirait la sécurité et la paix. Il semblait logique que celui-là vint des rives du Bosphore et, tant qu’on put croire qu’il en serait ainsi, le loyalisme subsista vivace. Les papes s’employaient à l’entretenir rappelant fréquemment aux rois indigènes qu’ils devaient se considérer comme les vassaux de l’empereur « élu de Dieu pour gouverner la république romaine ». Mais bientôt il devint visible que l’unité n’existait pas. Non seulement l’empire d’Orient achevait de se « délatiniser » ; en s’hellénisant, il s’éloignait aussi des doctrines et des tendances catholiques. Les empereurs, de plus en plus, agissaient en autocrates, se mêlaient aux controverses théologiques et y intervenaient de façon brutale et sans appel. Par ailleurs, leur administration se faisait exigeante et tracassière. Les Italiens et les Africains étaient accablés d’impôts ; en Gaule et en Espagne, les intrigues se nouaient contre les gouvernements locaux dont les représentants de l’empire surveillaient d’un œil inquiet et jaloux l’incessant progrès. La conversion des Wisigoths d’Espagne (587) et en France l’affermissement du pouvoir des princes mérovingiens achevèrent de détacher ces deux pays et de les pousser vers l’indépendance absolue. Dès alors la papauté manifestait envers les Francs une vive sympathie, prête à s’appuyer sur eux en cas de besoin — sans pour cela vouloir rompre avec Constantinople. Malgré que plusieurs papes aient été en butte aux persécutions d’un pouvoir qui cherchait à humilier « l’évêque de Rome » dans le but de maintenir la suprématie du siège patriarcal de Constantinople, l’espoir que des temps meilleurs luiraient et qu’il serait possible d’unifier un jour l’Église donnait aux successeurs de saint Pierre la constance nécessaire pour supporter les affronts. Pendant plusieurs siècles encore, on les verra maintenir envers et contre tous leurs rapports avec les empereurs byzantins, leur envoyer des ambassades, leur rendre des honneurs, faire appel à eux. Mais en attendant, il fallait vivre, se défendre et défendre l’Italie tout entière contre la tyrannie lombarde ; de là les relations soigneusement entretenues entre le Saint-Siège et les royaumes Francs.

Ces relations se précisèrent après que le vaillant Charles-Martel eut remporté sur les musulmans la fameuse victoire de Poitiers. Il apparut en cette circonstance comme le soldat de Dieu et le défenseur de la chrétienté ; le retentissement causé par cet événement dans tout l’Occident fut énorme. Avec Pépin le Bref, la monarchie franque grandit singulièrement et c’est alors que l’on vit le pape Eugène ii apporter lui-même à ce prince les insignes du patriciat romain — titre honorifique d’ailleurs et sans portée réelle, sinon qu’il donnait à celui qui s’en trouvait investi des facilités pour intervenir en Italie. Pépin, sollicité de protéger Rome contre les Lombards leur reprit l’exarchat de Ravenne et, au lieu de le rendre au Pape au même titre que les autres domaines que celui-ci administrait en Sicile, en Italie, et même en Afrique mais qui nominalement relevaient toujours de l’empire d’Orient, il l’érigea en État pontifical indépendant. Ce fut là comme on sait l’origine des États de l’Église. Le dessein de Pépin n’était pas mauvais. Il était désirable d’assurer la pleine liberté de la papauté, en même temps que de fixer en quelque sorte la géographie de l’Italie et rien ne pouvait mieux y conduire. Appuyé par le roi des Francs et défendu par lui contre les attaques des Lombards, le Pape put reprendre ses négociations avec l’empereur d’Orient en vue d’arriver à une entente sur les questions religieuses. Il y eut notamment un grand Synode présidé par Pépin, les derniers temps de son règne et qui se tint en France, à Gentilly : la question d’une réconciliation entre les églises romaine et byzantine y fut débattue.

Charlemagne roi des Francs

Rien de tout cela pourtant n’acheminait la monarchie franque vers la pourpre impériale et, à vrai dire, nul n’y songeait : ni le souverain lui-même, ni le pape, ni les populations soumises à leur contrôle. C’est que Charles-Martel et Pépin le Bref, quels que fussent d’ailleurs les titres acquis par eux, le premier comme vainqueur des musulmans, le second comme protecteur du Saint-Siège n’avaient point eu de rôle universel à jouer : leur pouvoir n’intéressait qu’indirectement les autres nations et, dès lors, l’idée impériale qui sommeillait au fond de l’âme populaire, n’avait pas de motif à s’éveiller. Vienne un prince susceptible de créer cet intérêt unanime et de s’imposer à l’admiration générale, l’idée surgira aussitôt parce que la force qu’elle a acquise naguère est si grande que ni les années écoulées, ni les désillusions et les déboires passés n’ont pu la tuer.

Charlemagne est ce prince. Dès qu’il paraît, tous les regards sont sur lui. Il partage avec son frère Carloman l’héritage de Pépin (768). Cinq ans après, Carloman meurt et ses sujets écartent du trône ses fils auxquels ils préfèrent leur oncle. Charlemagne est seul roi. Tout aussitôt s’affirme la grande pensée de son règne royal : convertir. Est-ce par enthousiasme dévot ou par nécessité politique ? Ni l’un ni l’autre. Charlemagne ne fut jamais dévot. Ses mœurs étaient loin d’être pures. Il répudia sa première femme au bout d’un an de mariage et n’eut point de scrupules à dépouiller ses neveux. Sa déférence envers le pape en resta toujours aux formes extérieures et il le tint en somme dans une sorte de vasselage persévérant. D’autre part, aucun péril extérieur ne menaçait ses États. Les Arabes divisés, les Avars bien plus attirés vers le riche et chancelant empire grec que vers les rudes et pauvres cités occidentales, les Saxons enfin impuissants à combattre loin de leurs forêts ne constituaient point des menaces sérieuses. Mais un état d’esprit plus instinctif que raisonné dominait alors dans tout l’ouest de l’Europe et Charlemagne s’y inféoda au point d’en devenir la vivante expression. Le christianisme était considéré comme la clef unique de tout progrès, de toute sécurité, de toute paix. Il y avait au fond des cœurs simples quelque chose de la croyance naïve qui se manifeste, de nos jours, dans certains groupements socialistes. Quand le monde entier serait chrétien, le paradis s’organiserait sur terre. L’opinion publique d’alors (dans ces temps démocratiques, elle avait beaucoup plus de poids qu’elle n’en eût lorsque la féodalité fut organisée) désirait passionnément voir reculer par n’importe quel moyen les limites du paganisme et ne désespérait pas de son anéantissement final. Charlemagne apparut comme le champion de cette cause sacrée. Il apparut prestigieux, superbe et bon, accessible à tous et obstiné dans sa mission. Il s’attaqua d’abord aux Saxons[1] lesquels n’occupaient pas la Saxe actuelle mais le pays situé sur la rive gauche de l’Elbe (le Hanovre d’aujourd’hui). Il leur fit une guerre acharnée qui ne se termina qu’au bout de trente ans par leur soumission complète ; entre temps, il dompta les peuplades slaves échelonnées entre l’Elbe et l’Oder, conquit le duché autonome de Bavière sur le duc Tassillon, gendre de Didier, roi des Lombards et l’annexa à ses États, poursuivit les Avars et s’empara de leur camp central situé aux environs du lieu où s’élève aujourd’hui Budapest et que remplissaient les richesses enlevées par eux en Grèce et à Constantinople. À l’autre bout de l’Europe, il avait refoulé les Sarrasins d’Espagne jusque sur les bords de l’Èbre et créé des États qui devinrent plus tard le comté de Barcelone et le royaume de Navarre. En Italie, il avait abattu le royaume lombard et s’était fait roi d’Italie. Le duché de Bénévent qui occupait le sud de la péninsule lui payait tribut.

Telle était l’œuvre devant laquelle l’Occident — y compris l’Angleterre convertie pacifiquement par les missionnaires pontificaux et entrée désormais dans le giron chrétien — se sentait transporté d’admiration. À part le Khalifat de Cordoue qui dominait la plus grande partie de l’Espagne, la Bretagne demeurée particulariste et barbare, la Scandinavie et la Bohême, la chrétienté comprenait désormais toute l’Europe occidentale jusqu’à l’Oder et au Danube. Charlemagne régnait sur la majeure partie de ces immenses territoires. Sa capitale était à Aix-la-Chapelle, au centre du royaume d’Austrasie qui comprenait la Thuringe, la Prusse Rhénane, la Lorraine, la Hollande actuelles. À gauche de l’Austrasie, il y avait la France, divisée en royaumes ou provinces de Neustrie (de Nantes à Gand)[2], d’Aquitaine (pays situés entre la Loire, le Rhône et la Garonne) et de Bourgogne (de Melun à Arles et de Bâle à Nice). À droite il y avait la Bavière et l’Allemanie (de Strasbourg à Bâle et de Nuremberg à Saint-Gall), embryon du futur royaume d’Allemagne ou de Germanie ; enfin, au sud, le royaume d’Italie comprenant la Lombardie, la Toscane et les États de l’Église donnés au pape par Pépin et que néanmoins Charlemagne considérait comme soumis à son autorité directe. Une ceinture d’États tributaires ou de marches frontières, les duchés de Gascogne, de Bénévent (futur royaume de Naples), les marches d’Espagne, d’Autriche (empire Austro-Hongrois actuel), de Nordalbingie (Schlesvig) complétaient la physionomie et assuraient la sécurité du nouvel empire.

Car c’en était un et dès la fin du viiie siècle il avait atteint son apogée territoriale. Si le roi des Francs eût pris à ce moment l’initiative de ceindre à Aix-la-Chapelle une couronne impériale, il n’eût fait qu’assumer un titre correspondant à la fonction qu’il remplissait déjà. Mais ce qu’il désirait ou plutôt ce que des conseillers dévoués, et avant tous autres le savant Alcuin, désiraient pour lui, c’était l’empire romain, c’était le titre de César Auguste, de successeur de Trajan et de Constantin.

Charlemagne empereur

Voilà bien le titre que Charlemagne reçut à Rome le jour de Noël de l’an 800. Pendant qu’il priait dans la basilique de Saint-Pierre, le pape Léon iii s’approcha de lui et le couronna à l’improviste aux acclamations de tout le peuple. Des circonstances favorables avaient facilité cet aboutissement. Léon iii qui avait succédé à l’aristocrate Adrien était un plébéien, et comme tel, la noblesse romaine lui était hostile ; il avait besoin d’un protecteur contre elle. D’autre part l’impératrice régente d’Orient, Irène, avait fait disparaître son jeune fils pour régner à sa place. L’empire étant ainsi tombé aux mains d’une femme, l’opinion courante en Occident tendait à considérer le trône byzantin comme vacant. Qu’en pensait Charlemagne lui-même ? Assurément il se rendait compte du mouvement populaire qui le portait aux plus hautes destinées et il approuvait ce mouvement. Par la publication des Livres carolins issus du récent concile de Francfort, il avait contribué à répandre cette théorie de la vacance du trône impérial. D’autre part, il n’était pas venu à Rome (où dès 774 il avait fait, après la prise de Pavie et la suppression du royaume lombard, une entrée triomphale) pour y être couronné et l’on sait qu’il commença par témoigner un vif mécontentement de l’initiative prise par le pape d’accord avec les sentiments du peuple. Toutefois il se garda de refuser l’empire mais, quittant Rome, il se retira à Aix-la-Chapelle pour y passer une année dans le calme et la réflexion.

Fustel de Coulanges a dit que Charlemagne n’avait pas gouverné comme empereur autrement qu’il n’avait gouverné comme roi. La chose est parfaitement exacte. Mais c’est la condamnation de Charlemagne et l’aveu qu’il ne sut pas être empereur. Et de fait, il se conduisit plutôt comme un pape actif, si l’on ose ainsi dire, ne laissant au pape passif — celui de Rome — que le soin d’implorer Dieu. Le clergé fut constamment sous sa dépendance directe ; il dicta souvent ses volontés aux conciles. Son perpétuel souci fut, comme l’indiquent les capitulaires fameux de l’an 802, d’assurer la justice aux églises de Dieu, aux pauvres, aux veuves, aux orphelins » et d’obliger ses peuples à vivre « les uns avec les autres dans la paix absolue et la charité ». C’était là un sublime programme moral encore que, pour l’imposer, Charlemagne qui avait pourtant le cœur compatissant et qui était accessible à tous, n’ait pas hésité à commettre et à ordonner mille cruautés. Mais, en politique, c’était un programme négatif. Les peuples avaient pu, ainsi que nous l’avons dit plus haut, s’imaginer que la pratique universelle du christianisme suffirait à leur apporter le bonheur ; parvenu au sommet où il se trouvait, l’empereur ne pouvait s’en tenir à cette conception simpliste du progressisme humain : il avait le devoir de se préoccuper d’autre chose que de la loi morale et de travailler à établir solidement les fondements d’une société civile active et bien agencée. Il ne le tenta pas et il fit plus que de ne point le tenter. Il prépara de ses mains la destruction de son œuvre impériale. C’était la coutume franque — coutume déplorable d’ailleurs au point de vue national — que les États du souverain fussent partagés entre ses fils et certes ceux de Charlemagne étaient assez vastes pour se prêter à un tel partage. Mais l’empire, qui l’aurait ? Et comment celui auquel serait attribuée une telle charge pourrait-il l’exercer n’étant pas plus puissant que ses frères ? On demeure confondu en constatant qu’en l’an 806, six ans après son couronnement, Charlemagne procéda à un partage anticipé, réglant d’avance les parts égales de ses trois fils sans paraître se préoccuper de ce que deviendrait après lui la fonction impériale. Ce fut en 813 seulement que, n’ayant plus qu’un fils, il l’associa à son pouvoir et le fit reconnaître comme futur empereur. Ainsi le hasard s’était chargé seul de régler une si importante question.

Les successeurs de Charlemagne

L’empire de Charlemagne mit à s’effondrer le même temps qu’à se former : vingt neuf ans (771 à 800 — 814 à 843). Dès l’an 817 c’est-à-dire trois ans après son avènement, Louis le Débonnaire procéda à son tour à un partage entre ses fils Lothaire, Pépin et Louis. Du moins prit-il soin de spécifier que Lothaire serait empereur et qu’il conserverait une certaine suprématie sur ses frères pourvus l’un de l’Aquitaine, l’autre de la Bavière. Précautions illusoires du reste mais dont Louis le Débonnaire ne laissa bientôt rien subsister car, ayant eu de sa seconde femme Judith de Bavière qui le dominait entièrement, un quatrième fils, Charles, il attribua à ce dernier l’Alamanie et la Bourgogne. Le parti impérialiste (car il y avait un certain nombre de partisans d’une unité impériale sérieuse) se groupa autour de Lothaire. Un moment Louis fut déposé et son fils régna à sa place ; six mois plus tard il était rétabli. Quand il mourut en 840 au lendemain d’un nouveau partage aussi déraisonnable que les précédents, Lothaire fit une tentative pour s’emparer de la totalité de l’héritage paternel ; mais trahi, découragé, à demi vaincu par ses frères à la bataille de Fontanet, il signa avec eux le traité de Verdun qui consacrait le démembrement de l’empire.

Après Lothaire, le titre impérial fut porté par son fils Louis II qu’il avait de son vivant fait roi d’Italie. Puis ce prince étant mort sans laisser d’héritier mâle, ce fut le roi de France Charles le Chauve dernier fils de Louis le Débonnaire qui se fit couronner empereur par le pape le 25 décembre 875, soixante quinze ans jour pour jour après le couronnement de Charlemagne. À Charles le Chauve succéda son cousin, Charles le Gros, roi de Germanie, petit fils de Louis le Débonnaire ; un instant ce prince se trouva possesseur de l’héritage entier de son illustre aïeul car ses frères moururent avant lui sans héritiers et les Français en 885 l’élirent pour leur roi. Mais deux ans plus tard, ils le déposèrent. L’empire de Charlemagne d’ailleurs n’était plus que l’ombre de ce qu’il était encore pendant les dix premières années qui suivirent la disparition du fondateur. Les Normands ravageant la Frise et les côtes de France parvenaient jusqu’à Aix-la-Chapelle, à Paris et à Nantes ; les Sarrasins dévastaient le sud de l’Italie et prenaient pied en Provence ; en Allemagne, c’étaient les peuples Slaves (Bohèmes, Dalmates, Moraves), qui menaçaient la sécurité et troublaient l’ordre public. Au dedans de l’empire, l’impuissance et la faiblesse se révélaient partout. Chacun tirait à soi ; ce n’étaient qu’intrigues, fourberies, paroles reprises et pactes violés. Après Charles le Gros, Arnulf un descendant bâtard de Charlemagne puis deux princes italiens, Gui et Lambert de Spolete, enfin un arrière petit-fils de Lothaire reçurent successivement la couronne impériale laquelle ne répondait plus à aucune réalité. De 924 à 963, nul ne porta le titre d’empereur. Cette année là, il fut relevé par Othon Ier, fils du fondateur de la maison de Saxe, Henri Ier lequel en avait été salué déjà par ses soldats. Appelé en Italie, Othon fut couronné à Rome ; et ce fut l’origine du Saint Empire romain-germanique.

L’œuvre de Charlemagne

Ce n’est pas ici le lieu d’étudier la genèse et le développement de cette singulière institution. Mais il convient de se demander par quels liens elle se rattacha à la création de Charlemagne car c’est à la fois le moyen de mieux saisir le caractère et la portée de l’entreprise carlovingienne et d’élucider certains problèmes historiques qui ont eu une répercussion inattendue sur les événements de l’époque contemporaine.

Il est indiscutable que le saint empire ne soit issu de celui de Charlemagne tout comme ce dernier découlait de l’empire romain. Si le monde romain avait continué d’être gouverné par une république consulaire et si la conception césarienne n’avait pas prédominé, Charlemagne aurait sans doute accompli la même besogne comme roi des Francs, mais sans rechercher une pourpre que nul n’aurait eu l’idée d’inventer pour lui. De même Othon n’aurait jamais songé à s’en aller chercher à Rome une couronne impériale qui ne procurait en somme aucun pouvoir défini s’il n’avait, en ce faisant, suivi l’exemple d’un prince illustre dont la légende ne cessait de grossir les exploits et d’accroître la renommée. Ces attaches sont très visibles de part et d’autre. Quand bien même Charlemagne ne se « césarisa » qu’avec une certaine hésitation et un certain trouble, quand bien même il ne délaissa ni le langage ni les coutumes des Francs pour adopter les habitudes des empereurs romains, il considérait ces derniers comme ses « prédécesseurs » et se faisait officiellement qualifier Imperator Augustus ; il n’est pas jusqu’à son projet d’épouser l’impératrice d’Orient, Irène[3] pour rétablir ainsi entre ses mains et à son profit l’ancienne unité romaine qui n’indique de façon évidente à quel point son empire, à ses yeux, se rattachait à celui d’Auguste et de Trajan.

Les sentiments des empereurs germaniques ne sont pas moins explicites. Othon ier et Othon ii ne s’y attardèrent pas mais Othon iii mit autant d’insistance à rappeler les souvenirs du « grand empereur Charles » qu’à se glorifier lui-même. Frédéric Barberousse, un siècle et demi plus tard, devait renchérir encore sur les théories d’Othon iii. Il se déclarait empereur des Francs et prétendait germaniser la figure, les actes et tout l’héritage de Charlemagne.

Tels sont les rapports entre les trois empires : celui d’Auguste, celui de Charlemagne, celui d’Othon. Ils sont nés l’un de l’autre. Mais entre eux nulle autre ressemblance n’existe. Tout rapprochement au delà ne saurait reposer que sur d’enfantines spéculations. Il n’y a pas plus d’analogie entre Othon et Charlemagne qu’entre Charlemagne et Auguste. Auguste et Othon furent des princes politiques, laïques et nationaux : Charlemagne fut un prince religieux, ecclésiastique, dirait-on, si ce mot ne jurait avec ce que nous savons de sa vie privée ; du pontife en effet il n’eut jamais la silhouette mais il en eut la mentalité et, devenu empereur, toute autre préoccupation s’effaça, semble-t-il, en son esprit devant l’intérêt supérieur de la conquête chrétienne. Souverain national, Charlemagne ne le fut à aucun degré. Compte-t-il parmi les allemands ou parmi les français ? On s’est disputé violemment à ce sujet. La querelle est oiseuse. La France fut évidemment le centre, le noyau assuré de son empire. Aix-la-Chapelle était moins à ses yeux une capitale qu’un poste avancé d’où il pouvait contenir plus aisément les barbares du nord tant redoutés comme ennemis de l’Église et de la civilisation ; c’étaient Paris, Reims, Tours, Châlons, Arles, Lyon, Soissons qui étaient les foyers d’où rayonnait l’activité intellectuelle de l’empire. Charlemagne fut donc un roi de France ; il ne pouvait être roi d’Allemagne car l’Allemagne n’existait pas ; ce fut lui qui la créa. En dehors du vieux duché de Bavière qu’il détruisit d’ailleurs, elle ne formait qu’un chaos inorganique où les Teutons même ne dominaient pas encore. Il les groupa et leur donna un territoire déterminé avec une raison d’être et des germes d’ambitions[4]. Mais ceci admis, Charlemagne ne fut roi de France que de fait ; il ne le fut pas d’intention. Asseoir la puissance franque, la développer, l’unifier, franciser les peuples conquis comme Rome les avait latinisés, il ne sut pas s’y employer et rien ne prouve qu’il en ait jamais eu la pensée. C’est pour cela qu’on a pu vanter sa douceur en même temps que stigmatiser sa rudesse, qualifier à la fois son joug de paternel et de tyrannique. Il tyrannisa les consciences lesquelles, à vrai-dire, ne se rebellaient guère à cette époque ; mais il fut indulgent aux tendances particularistes sous quelque autre forme qu’elles se manifestassent. L’unité du culte était la seule qu’il voulut réaliser. Dans son palais se côtoyaient l’anglais Alcuin, l’irlandais Clément, l’italien Pierre de Pise, l’espagnol Theodulf, le lombard Diacre… C’était une Babel. Éginhard l’historien, seul était de race franque.

Ces traits marquent la figure de Charlemagne d’une façon qui explique l’intensité et l’universalité de sa réputation. Car il ne faut pas oublier que pendant cinq cents ans cette réputation domina véritablement l’Europe ; il n’est point d’homme qui ait ainsi rempli le monde de son nom. Napoléon, en effet, n’est mort que depuis quatre-vingt ans et il n’est pas étonnant que sa mémoire vive encore. Entre les deux, soit dit en passant, nul parallèle n’est permis. Napoléon était un conquérant et un organisateur, et comme tel il avait eu des précurseurs. Charlemagne n’en eut point non plus que d’imitateurs. Il donna une forme tangible, quelques années durant, au long rêve populaire qui l’avait lui-même acheminé vers l’empire. Il fonda par l’énergie du vouloir, souvent aussi par la cruauté des moyens, le règne d’une loi morale basée sur la pratique du christianisme et s’étendant sur des peuples que diversifiaient la race et l’intérêt. Les résultats effectifs de son action, la création de l’Allemagne par exemple, furent des résultats involontaires ; il ne les cherchait pas. Certes le rôle de Charlemagne dans l’œuvre de la civilisation européenne est immense ; il est permis toutefois de se demander si, en présence de circonstances aussi favorables et doué de qualités personnelles si admirables, ce grand prince n’aurait pu mieux employer les vingt dernières années de son règne qui, au total, en dura quarante six et s’il n’aurait pu, en suivant des voies plus humaines, en s’inspirant de principes plus pratiques, viser et atteindre un but moins noble peut-être, mais plus durable et plus fécond.


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LES RELIGIONS DE L’ASIE

L’ISLAMISME



L’islamisme est généralement peu estimé des Européens. En l’admettant parmi les grandes religions humaines, on considère seulement le nombre de ses adhérents. Sa doctrine nous laisse indifférents : nous en connaissons surtout les singularités et nous lui attribuons a priori quantité de défauts et d’erreurs qui font du musulman un être étrange, antipathique et un peu dédaigné. Nous cédons ainsi à des préjugés de race ou de religion indignes de notre culture. Il est utile de les détruire en substituant dans nos esprits des faits authentiques à de simples légendes. Vous montrer l’islam tel qu’il est suffira sans doute pour le réhabiliter quelque peu à vos yeux.

Pour les musulmans, Dieu lui-même inspira Mahomet et, lui ayant dicté le Coran par la bouche de l’ange Gabriel, en fit son Prophète. Pour les non-musulmans qui lui dénient cette qualité, Mahomet ne reste pas moins le fondateur unique de l’islamisme et un extraordinaire génie. Son histoire nous est bien connue : elle s’appuie sur des sources précises, scientifiquement contrôlées ; elle est récente et n’a rien de légendaire.

Au temps où Mahomet vint au monde à La Mecque, l’Arabie était en pleine décadence. Ses habitants, divisés en tribus hostiles, se séparaient tous les jours plus les uns des autres, se pillaient, se volaient mutuellement ; aucune autorité, aucun lien ne les solidarisait et leur pays, menacé d’envahissement dans toutes les directions, semblait voué à la ruine et à l’anéantissement.

Emmené par son oncle jusqu’en Syrie, pays très prospère et très avancé pour l’époque, Mahomet s’en revint frappé et doublement peiné de la déchéance de sa patrie. La régénération de l’Arabie fut ainsi le point de départ et la raison d’être de sa carrière. Cherchant un lien solide qui unit tous ses compatriotes et les solidarisât vis-à-vis du monde étranger, il se mit au travail en silence sans faire part de son intention à quiconque si ce n’est peut-être à sa femme Khadidja et, après une retraite de quinze années — il avait alors quarante ans — commença de révéler parmi ses proches sa découverte : l’islamisme. Au milieu des mouvements d’enthousiasme et de haine soulevés par cette révélation qui équivalait à une déclaration de guerre au paganisme alors tout puissant à La Mecque, Mahomet, menacé de mort, prit la fuite. De cette fuite — hidjra — date pour les musulmans l’ère nouvelle connue sous le nom d’hégire. C’est le premier jour de leur calendrier, le 16 juillet 622 du nôtre.

Réfugié à Yatsrib, ville rivale de la Mecque, Mahomet y conquit bientôt la première place et unit au pouvoir spirituel qu’il exerçait déjà une autorité temporelle sans contrepoids. À force de combats sanglants et d’habiles procédés, Mahomet fit de Yatsrib, devenue Médine : la Ville, le plus fort des États d’Arabie. En 631, l’an 8 de l’hégire, la conquête de La Mecque et la destruction des idoles de la Kaaba consacra la victoire définitive de l’islam sur le paganisme et le triomphe de Mahomet. Il mourut l’année suivante, le 8 juin 632, ayant achevé son œuvre d’union des Arabes, leur laissant sa parole pour loi, sa vie pour exemple.

L’ensemble des révélations transmises par Mahomet à ses disciples est contenu dans le Coran. Considérant le Prophète comme un simple porte-parole, les musulmans assurent que ce livre est la reproduction intégrale du verbe divin et le considèrent naturellement comme un pur chef-d’œuvre littéraire. Sa langue est l’arabe du Hedjaz. Il est divisé en versets classés par chapitres, tous précédés de la formule sacramentelle « au nom de Dieu, le Clément, le Miséricordieux » qui, sans être accompagnée jamais d’aucun geste, est l’équivalent de la formule « au nom du Père, etc., » qu’emploient les catholiques en se signant.

Le Coran qui est une transcription chronologique des enseignements divins reçus par Mahomet, traite les sujets les plus variés sans aucun plan. Il parle de tout pêle-mêle et se contredit quelquefois. Son interprétation est très difficile et les commentateurs qui ont voulu la déterminer au cours des siècles sont loin d’avoir achevé leur œuvre.

Posant en problème permanent la distinction du bien et du mal, le Coran a classé les actions des hommes en quatre principales catégories : elles sont licites, illicites, recommandables ou répréhensibles. Il tient compte dans une large mesure de la nature et de la raison humaines, sans imposer au corps d’excessives contraintes ni à l’esprit de troublantes inquiétudes. La religion musulmane est l’une des plus aisées à pratiquer qui soit au monde. Son symbole tient en quelques mots : « la ila ilalla Mohamed Rassoulalla » il n’y a de Dieu que Dieu et Mahomet est l’envoyé de Dieu. Prononcez-le du fond du cœur, vous êtes musulman.

Il n’en résulte pas que la croyance au symbole de la foi soit suffisante pour faire de vous un bon musulman. Il faut croire encore à la vie future et observer les cinq grandes obligations de la prière, du jeûne, de l’aumône, du pèlerinage et de la guerre sainte.

La vie future commencera réellement au jugement dernier : les corps et les âmes ressusciteront, chaque personne assistée de deux anges ayant à rendre compte respectivement des bonnes et des mauvaises actions commises par elle pendant la vie. Ces actions seront pesées dans une balance ad hoc dont l’aiguille indiquera la dose de récompenses ou de châtiments mérités. L’islam ne connaît ni purgatoire ni châtiments éternels, pour ses adeptes. Les musulmans doivent tous aller en paradis après un stage d’enfer proportionné à leurs fautes. Immortels de corps et d’âme, ils y trouveront des tourments ou des joies matérielles qu’énumère le Prophète et qui sont, suivant le cas, pleins de séduction ou d’horreur.

Pour mériter le paradis, les « croyants » doivent prier. Ils prient pour louer Dieu, pour le remercier, jamais pour le solliciter, cinq fois par jour : au lever du soleil, à midi, à trois heures, au coucher du soleil et le soir. Chaque prière doit être précédée d’ablutions purificatives avec de l’eau pure ou, en cas de disette d’eau, avec du sable sec. On prie n’importe où, pourvu qu’on soit dans un endroit propre et tourné dans la direction de La Mecque. Ces prières rituelles très courtes constituent avec les ablutions qui les précèdent et les mouvements du corps qui l’accompagnent, un véritable exercice d’hygiène. Le vendredi seulement — c’est le dimanche musulman — les fidèles ont coutume de se réunir à la mosquée, pour la prière de trois heures. Ce n’est pas une obligation : l’Islam, n’ayant pas de cérémonies ni de prêtres, se passerait très bien de mosquées.

Les musulmans doivent jeûner pendant tout le neuvième mois de l’année lunaire, mois de ramadan. Ce jeûne consiste à se priver totalement de nourriture, de boire, de fumer et… du reste depuis le lever du soleil jusqu’à son coucher, quitte à se rattraper du tout pendant la nuit. Aisé à pratiquer par les oisifs qui substituent bonnement le jour à la nuit pendant cette période, le ramadan est extrêmement pénible aux travailleurs. Tous l’observent avec scrupule.

Ayant satisfait à la prière et au jeûne, les musulmans doivent pratiquer la charité : c’est une obligation stricte. Le Coran détermine la part que chacun doit donner aux pauvres en raison de sa fortune : c’est la dîme, impôt charitable dont le revenu doit aller tout entier aux malheureux, aux voyageurs, aux débiteurs honnêtes, etc…, selon une proportion fixée par Mahomet lui-même mais qui s’est malheureusement transformée de nos jours presque partout en impôt ordinaire pour l’unique profit des administrations qui en assurent le recouvrement. Outre ces dons obligatoires, les musulmans pratiquent très largement l’aumône volontaire que leur recommande le Prophète. L’hospitalité arabe est proverbiale ; les fondations pieuses, refuges, caravansérails, monuments publics sont en quantités innombrables. Tous les hommes sont égaux et les riches sont considérés par le Coran comme les débiteurs de leurs frères.

Il faut encore accomplir au moins une fois pendant sa vie — sauf en cas d’impossibilité matérielle — le pèlerinage de La Mecque. Grâce à cette prescription, La Mecque est restée pour les Musulmans « le centre du monde », la capitale sainte, le trait d’union entre fidèles de tous pays. Elle est relativement peu observée en raison des difficultés et du coût du voyage et ceux qui ont accompli le pèlerinage — on les nomme hadjis — sont entourés d’une considération particulière. L’origine du pèlerinage à La Mecque est bien antérieure à l’islam : les docteurs affirment qu’il exista de tout temps et qu’Abraham, Moïse, Jésus, l’ont tour à tour accompli. La façon dont on l’exécute représente une action tout à fait méritoire.

Grâce aux pèlerinages annuels, le monde musulman forme un tout relativement solidaire ; leur rôle politique l’emporte encore sur leurs effets religieux. Ils font de l’Islam une patrie commune à tous les croyants, une sorte d’internationalisme. Ils sont sa force et la raison majeure de sa vitalité. À présent qu’on construit un chemin de fer vers La Mecque, les hadjis deviendront plus nombreux mais il n’empêche, comme le rapporte l’un des très rares Européens qui aient visité la ville sainte, Gervais-Courtellemont, il n’empêche « que les esprits éclairés du monde musulman s’y opposent de toute leur énergie : toute la morale philosophique du pèlerinage en serait annihilée. Plus de commune humilité sous le vêtement rudimentaire du pèlerin, plus de communes fatigues à endurer par le riche et par le pauvre, confondus, pour un instant, dans une égalité réelle. Le Prophète a voulu que tous, grands et petits, forts et faibles, esclaves ou monarques, viennent, ensemble, le corps nu, le front à terre, reconnaître leur égalité devant Dieu. Le chemin de fer ôtera à ce grand acte de foi et de fraternité humaine toute sa valeur morale, tout son prestige, et le transformera en une coutume de vulgaire superstition. »

La cinquième obligation est la guerre sainte. L’opinion européenne se méprend singulièrement sur sa vraie signification. Elle ne consiste pas à faire de l’islam une religion conquérante et sanguinaire. Elle ne veut pas dire que les Musulmans doivent traiter en ennemi tous ceux qui ne partagent pas leur foi. Toutes les religions ont dû, à leur début, employer la violence et fonder leur domination spirituelle sur un pouvoir temporel ; elles ont toutes accordé les palmes du martyre aux fidèles morts du bon combat. Pour augmenter l’enthousiasme de ses partisans, Mahomet, menacé par le paganisme, déclara guerre sainte, la lutte contre les idolâtres. Elle n’a plus aujourd’hui qu’une valeur purement défensive. Elle n’a rien de barbare puisqu’elle respecte et protège non seulement les non-combattants vieillards, femmes et enfants, mais encore — ce qui montre bien l’estime de Mahomet pour les religions différentes de la sienne — les prêtres non musulmans.

Telles sont les prescriptions fondamentales du Coran. Il contient en outre quantité de conseils sur toutes sortes de sujets, conseils obscurs parfois qui eussent donné lieu à bien des disputes si le Prophète n’en avait laissé, de lui-même, un vivant commentaire. La personnalité de Mahomet n’a rien de divin aux yeux des musulmans — le culte que lui rendent aujourd’hui certaines confréries est tout à fait contraire au dogme pur — mais il est pour eux l’homme-modèle qu’il faut imiter. À côté du Coran existe un autre livre, les Hadits qui constitue en quelque sorte la mise en œuvre de ses préceptes. C’est un recueil de renseignements particuliers sur la vie privée de Mahomet, d’exemples tirés de ses actes, des plus simples aux plus solennels, une espèce de livre des rites et de manuel du savoir-vivre. Le recueil des Hadits, composé dans une langue beaucoup moins littéraire que le Coran, est infiniment plus répandu. Il a créé parmi les musulmans, à côté de l’unité de dogme et de croyance une unité de mœurs et de coutumes qui augmente encore leur cohésion.

« La religion de Dieu est l’Islam » proclame le Coran. Tout en criant ainsi bien haut qu’ils pratiquent seuls la vraie religion, les musulmans ne sont pas aussi fanatiques qu’on nous les représente souvent. Mahomet, très intransigeant à l’égard des idolâtres, s’est montré tolérant à l’égard des chrétiens et des juifs. Le Penthateuque et l’Évangile sont honorés par les docteurs de l’islam ; Moïse et Jésus-Christ sont hautement vénérés par eux. Ils considèrent seulement leur religion comme une étape nouvelle, comme un progrès réalisé sur les précédentes, comme l’ultime révélation par laquelle Dieu a parfait son œuvre.

Sans doute l’histoire a enregistré de leur part des explosions de fanatisme, des persécutions violentes contre les juifs et les chrétiens mais leurs responsabilités s’atténuent quand on songe aux provocations dont ils furent parfois l’objet. D’ailleurs ils auraient peut-être le droit de nous opposer l’Inquisition, les Saint-Barthélémy, les Vêpres siciliennes quand nous jugeons sévèrement leurs excès ? Certains de ceux qui ont vu les musulmans chez eux en Turquie, en Égypte, en Perse et au cœur même de l’Arabie, estiment qu’ils nous traitent infiniment mieux que nous les traitons nous-mêmes. La vérité c’est que les Européens, trop conscients de leur supériorité, affectent publiquement chez eux le mépris de leurs coutumes et de leur culte et qu’ils vont souvent ainsi au devant des difficultés. Il est juste de dire que ce reproche ne s’applique pas aux missionnaires catholiques établis en pays musulman. Du reste, si étrange que cela puisse paraître aux personnes peu familiarisées avec les choses de l’islam, leur caractère religieux les rend plus respectables aux yeux des foules. Elles voient en eux « des hommes qui prient », des hommes « qui font la charité », elles les estiment et le Sultan lui-même, Abdul Hamid, ayant fait récemment construire à Jérusalem un hôpital turc n’a rien trouvé de mieux que d’en confier l’administration à des sœurs françaises.

Les détracteurs systématiques de l’islam, après lui avoir reproché sa prétendue intransigeance, lui font un crime d’admettre l’esclavage et la polygamie. Ceux-là devraient considérer les circonstances au milieu desquelles il est né et s’est perpétué et les difficultés avec lesquelles il s’est maintes fois trouvé aux prises. L’esclavage dans la société arabe du viie siècle était regardé comme une nécessité économique inéluctable. Les nations de l’Europe chrétienne qui ont elles-mêmes proclamé très haut cette nécessité mille ans plus tard pour la mise en valeur de leurs territoires d’outre-mer sont mal venues, nous semble-t-il, à gourmander les musulmans d’en avoir maintenu la coutume. D’ailleurs l’influence musulmane a singulièrement adouci l’esclavage et la manière dont on le pratique aujourd’hui encore au Hedjaz n’a rien de barbare.

Quant à la polygamie, tous ceux qui ont vécu en pays arabe savent parfaitement qu’elle demeure une vraie nécessité sociale et qu’en la condamnant le Prophète eut manifestement donné une prime à la débauche.

Avant de juger cette œuvre colossale il convient de toujours se rappeler que l’islam n’a pas été créé pour les Français du xxe siècle mais pour les Arabes du viie ; observons-le dans sa sphère, non dans la nôtre : nous lui accorderons alors plus d’indulgence et sans doute quelque sympathie.

Mais une autre objection nous arrête, plus raisonnée celle-là, d’apparence plus solide : la loi musulmane, religieuse et civile, dictée au viie siècle de notre ère et considérée dès ce moment comme parfaite et définitive, retarde aujourd’hui de treize siècles et condamne à l’immobilisme les populations qui lui sont soumises ; en supprimant le libre arbitre elle déprime l’énergie de l’homme et l’encourage à la paresse.

Peut-être est on porté à exagérer la vérité de ces deux propositions. Le fatalisme musulman est beaucoup moins absolu qu’on ne le suppose a priori. Il ne consacre pas complètement l’impuissance humaine à mieux faire. C’est plutôt une philosophie qui fait considérer comme inévitables les grands maux de la vie mais qui n’empêche pas pourtant qu’on travaille à les retarder ou à les atténuer. C’est la résignation, non la passivité.

En ce qui touche le progrès, sans lui être défavorable, l’islam n’en facilite assurément pas l’évolution. Le progrès tel que nous le comprenons semble même incompatible avec certains préceptes du Coran. Il ne faut pas songer dès lors à l’imposer aux communautés musulmanes. Mais on peut sans doute par la diffusion de l’instruction à notre manière fournir aux docteurs de l’islam des moyens d’interprétation, des bases d’accommodement, des armes qui faciliteront plus ou moins aisément l’adaptation de nos progrès à leur mentalité et à leurs croyances. Ils ne sont pas rebelles à la science et n’ont d’hostilité pour nos systèmes nouveaux qu’en raison d’une idée préconçue qui les leur fait considérer comme un outrage à leur conscience et à leur foi. C’est ce qu’a très clairement exprimé l’un d’entre eux, Savvas pacha, dans une étude en français sur la Théorie du droit musulman : « Le musulman, tout mauvais musulman qu’il pourra être, ne peut accepter sans abjurer une vérité de n’importe quelle nature — toutes les vérités sont religieuses pour les musulmans — si elle n’est pas islamisée… ; rien n’est plus facile — l’abondance des sources de la loi musulmane étant donnée — que d’islamiser toutes les vérités, de les asseoir sur des bases absolument orthodoxes et de les rendre par conséquent non seulement acceptables mais obligatoires pour la conscience mahométane. Le progrès est la loi de l’islam. — L’immobilité est condamnée par Dieu et son envoyé. Mais le progrès doit se présenter sous une forme islamiquement correcte pour devenir acceptable. Toutes les lois et les institutions, toutes les innovations scientifiques, sociales et politiques, nécessaires à la prospérité des peuples peuvent être sûrement extraites des sources de l’islam ou assises sur les vérités qu’elles contiennent. Tout musulman doit alors les considérer comme des devoirs religieux et les accepter avec respect et reconnaissance. Si difficiles qu’elles soient, elles le mettent à même de faire son bonheur et son salut. »

Ainsi l’opposition de l’islam au progrès semble plus apparente que réelle et repose sur une pure question de forme. Il semble même que nos progrès, une fois islamisés, seront adoptés par les musulmans avec un véritable élan religieux, presque avec fanatisme. Ce sera le signal d’une renaissance qu’appréhendent fort ceux qui croient au panislamisme.

Les musulmans sont aujourd’hui plus de deux cents millions. Leur union intime sous un même drapeau constituerait une puissance formidable, péril nouveau pour les nations d’Europe. On désigne par avance cette coalition du nom de panislamisme. Nous avouons en toute sincérité qu’elle ne nous effraie guère. En effet, les musulmans sont dispersés par toute l’Asie et l’Afrique : ils sont 65 millions aux Indes, 15 millions en Chine, 18 millions dans l’Afrique du nord, 14 millions en Russie, 10 millions en Arabie, etc., etc. Leurs intérêts sont différents, leurs langages ne sont pas les mêmes : ils s’entendront difficilement. Si même une révolte arabe prenant la Mecque pour point d’appui arrivait à soulever la masse du monde musulman et à provoquer entre ses membres une cohésion morale parfaite, qu’en résulterait-il au point de vue matériel ? Une série de troubles peut-être, mais aucun péril universel.

L’Islam n’en demeure pas moins une force avec laquelle les États de l’Europe doivent compter. La France en particulier, a intérêt à l’étudier, à le mieux connaître et à s’en rapprocher. Il dépend de nous dans une large mesure que le « progrès islamisé » ne devienne pas synonyme de « progrès anti-européen » et que le danger dont on nous menace se transforme en bienfait par l’ouverture d’un monde nouveau à notre civilisation.


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L’AFFAIRE VÉNÉZUÉLIENNE



Où en est notre querelle avec la Vénézuela ? Il y aura bientôt deux tiers d’année que le chargé d’affaires de ce pays a été prié de sortir de France après l’insulte faite par le président Castro à notre représentant, M. Taigny. On se trouvait alors en pleine conférence d’Algésiras et l’opinion s’attendait à un ajournement de toute action française contre le Vénézuela. C’est là, du reste, ce qu’avait escompté l’étonnant Castro. Se croyant certain d’une guerre prochaine entre la France et l’Allemagne, il avait risqué le tout pour le tout et jeté sa fortune dans le plateau allemand. Avec une naïveté qu’on s’étonne de rencontrer chez un gredin de cette trempe mais qu’explique peut-être l’éloignement de l’Europe et l’insuffisance de ses informations diplomatiques, Castro s’était imaginé que le gouvernement impérial consentirait à lier partie avec lui. Il doit être aujourd’hui détrompé. Mais d’autre part il y a bel âge que les négociateurs d’Algésiras sont rentrés dans leurs foyers et le cabinet de Paris a eu tout le loisir d’examiner librement la question vénézuélienne. Qu’attend-il donc pour agir ? Sa faiblesse finira par donner raison à l’audace de l’aventurier qui le tient en échec.

Ce serait une faute impardonnable de prétendre traiter cette affaire par le dédain. Les intérêts français qui sont là-bas très considérables en souffriraient de façon irrémédiable. On compte au Vénézuela plus de 2.500 de nos nationaux sur une population totale de deux millions et demi et sans compter les Français ou descendants de Français naturalisés vénézuéliens. Ces 2.500 Français possèdent une fortune globale que M. Pinon, dans une étude très documentée, a estimée dernièrement à cent trente millions de francs. Les deux principales banques de Caracas sont entre leurs mains. Une seule des provinces de la République compte cinquante-six maisons françaises faisant pour plus de douze millions d’affaires. À Campano, la colonie française qui a fondé une chambre de commerce possède pour plus de quarante millions de capitaux. Il existe de nombreuses écoles où notre langue est enseignée. Elle est du reste, dans tout le pays, le véhicule du progrès et de la civilisation et tout Vénézuélien raffiné regarde Paris comme sa capitale intellectuelle.

Cela date de l’heureux temps (1870 à 1888) où Guzman Blanco alternait de façon originale les fonctions de président de la République avec celles d’ambassadeur à Paris. Cet homme éminent comprenait admirablement son pays ; il savait qu’on s’y use vite au pouvoir mais qu’à condition de le quitter à temps, on est assuré d’y revenir. Ce plan génial s’accordait au reste avec ses convenances personnelles. Vrai Parisien d’esprit et de cœur, Guzman Blanco quittait sans regret les prérogatives dont il jouissait à Caracas pour celles qui l’attendaient sur les bords de la Seine et il faut lui rendre cette justice que, diplomate ou chef de l’État, il ne cessait de travailler par des moyens divers mais avec un zèle égal au bien de sa patrie. Lui disparu, les compétitions et les désordres intérieurs qu’il s’était au reste trouvé souvent impuissant à dominer reprirent de plus belle. Les partis recommencèrent à se déchirer. On vit des présidents poursuivre la prérogative illégale de leurs mandats ; on en vit d’autres gouverner au milieu de violences et d’abus sans nombre. Puis en 1899 parut un marchand de mulets qu’entouraient, venus des Andes comme lui, des aventuriers sans scrupules. C’étaient Castro et ses partisans. Ayant culbuté les troupes gouvernementales à Tocugito, ils entrèrent cette même année dans Caracas et s’y livrèrent à des saturnales et à des orgies quotidiennes. Ainsi fut inaugurée le nouveau régime qui se signala par le pillage et l’anarchie au dedans et par un état de guerre permanent sur les frontières de Colombie.

De 1893 à 1901 les relations entre la France et le Vénézuela furent une première fois rompues. Les membres du corps diplomatique de Cacacas effrayés de l’état dans lequel se trouvait le pays et assaillis de réclamations de la part de leurs nationaux lésés avaient adressé à leurs gouvernements respectifs un mémorandum recommandant une intervention collective. Ce qu’apprenant, le président du Vénézuela qui avait besoin d’une diversion s’était permis d’envoyer ses passeports au doyen, le ministre de France. Sept ans plus tard, une loi française sur le régime douanier des denrées coloniales causa tant de dommages au commerce vénézuélien qu’il fallut là-bas mettre les pouces d’autant que l’attitude de l’Angleterre et de l’Allemagne devenait de plus en plus comminatoire. La France ayant signé avec Castro le protocole de 1902 refusa de s’associer cette même année à l’intervention armée de ces deux puissances auxquelles se joignit bientôt l’Italie. Ce fut une faute énorme. La force dont l’action fut confirmée par un jugement inique du tribunal de La Haye l’emporta sur le droit. Les créances des puissances coalisées qui ne venaient qu’après les nôtres furent inscrites au premier rang et, à peine l’incident réglé, Castro se retourna contre la France pour compenser à ses dépens l’affront que d’autres lui avaient fait. La compagnie française des câbles au capital de 24 millions a le monopole des communications sous marines entre le Vénézuela et les États Unis. Son contrat date de 1895. Déjà en 1900 faute d’un appui suffisant elle avait dû consentir à une transaction désavantageuse comme l’avait fait en 1896 la compagnie française des chemins de fer vénézuéliens laissée sans protection et dépouillée au mépris de toute justice. Cette fois, sous prétexte de dépêches favorables à Matos fomentateur d’une insurrection dirigée en 1902 contre Castro, celui-ci expropria la compagnie, chassa ses employés et s’empara de son matériel. Puis non content de ce bel exploit, il mit littéralement M. Taigny à la porte du Vénézuela.

Quiconque a le sentiment non point seulement de la dignité nationale mais de la sécurité commerciale et du bon renom du crédit français au dehors se rendra compte que le cabinet de Paris ajoute en ce moment une très lourde faute à la série impardonnable de celles qu’il a accumulées depuis vingt cinq ans dans sa conduite à l’égard du Venezuela, pays d’un grand avenir dont le territoire est deux fois grand comme celui de la France et où notre civilisation aurait pu s’implanter de la façon la plus durable et la plus féconde.


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LA BASTILLE MATHÉMATIQUE



Si l’on considère l’ensemble des mathématiques, il est impossible de ne pas évoquer l’image de ces châteaux du moyen âge qui se composaient d’une enceinte fortifiée dans laquelle on pénétrait difficilement, puis de terrains ouverts aménagés d’ordinaire en jardins et d’où l’on jouissait d’un horizon étendu, enfin d’un énorme donjon central tout plein de force et de mystère et dont un petit nombre d’initiés connaissaient seuls les secrets compliqués. C’est sur ce plan qu’est organisé, dans la pédagogie moderne, l’enseignement mathématique. Les abords en sont rendus revêches et décourageants ; une petite porte basse et obscure y est ménagée. Par là les pauvres écoliers doivent passer. Une galerie étroite et tortueuse au bout de laquelle beaucoup n’arrivent pas conduit au plein air et à la lumière ; et tout cela n’est pas la science proprement dite, laquelle s’enferme dans le donjon où, d’ailleurs, il n’est nullement désirable que tous trouvent accès. C’est l’affaire d’une élite. Par contre, il serait utile — et aisé — que personne ne tombe de fatigue et de dépit dans la galerie d’entrée ; et pour cela il suffirait d’abattre un pan de mur afin d’établir une communication directe entre le dehors et les terrasses ; c’est de là (c’est-à dire de l’intérieur) que l’on examinerait ensuite la rude construction de l’enceinte. Quand donc le bon sens, vainqueur de la routine, prendra-t-il d’assaut cette Bastille — non pour la renverser mais pour l’utiliser, pour de prison qu’elle est, la transformer en école ?

L’enceinte dont nous venons de parler, c’est l’arithmétique ; l’esplanade c’est la géométrie. Vous feriez comprendre à un enfant de cinq ans — et sans dommage pour son cerveau tant la démonstration en est simple et l’évidence absolue — la propriété qu’ont deux droites parallèles de ne pouvoir se rencontrer. Mais comment ne s’arrêterait-il pas interdit devant cette liste des nombres premiers que le procédé d’Ératosthène permet de former aisément mais à laquelle il n’apporte aucun éclaircissement. C’est un fait qu’il existe, le nombre premier, mais un fait inintelligible et presque abstrait ; à moins d’avoir « la bosse des chiffres » l’enfant ne peut l’accueillir que comme un personnage inquiétant dont la nature et le rôle ne sont pas définis : un personnage de cauchemar. Et songez qu’avant d’apprendre le triangle et ces équivalences d’angles si faciles à expliquer, si lumineuses à apercevoir, le même enfant devra peiner sur la théorie des fractions, affreuse caverne d’où les nombres roulent sur lui accablants et implacables. Le nombre, cet abîme ! On l’y condamne avant que son regard ait connu la ligne, source de certitude et de repos. Et quand on lui montre le cercle et l’ellipse, le rayon, la corde, le segment, la sécante, la tangente, le polygone, le prisme, droites ou figures d’une simplicité merveilleuse dans leurs rapports avec l’esprit, il aura déjà pâli depuis longtemps sur l’extraction des racines carrées ou cubiques. Mais ce problème de géométrie descriptive : « Étant données les projections d’une droite, trouver ses traces » est infiniment plus acceptable et résoluble par l’intelligence juvénile que le moins compliqué des problèmes d’arithmétique auxquels on a coutume de la plier ! Vous feriez admettre à un être inculte les principes élémentaires de l’établissement des graphiques et de la géométrie cotée ; essayez donc de lui faire définir et dresser une « progression par quotients » ; vous verrez la différence. On parle d’utilité première. Évidemment il faut avant tout pouvoir se servir des quatre règles, pouvoir faire une addition, une soustraction, une multiplication, une division. Mais avant même que la quatrième de ces opérations se passe couramment, les notions géométriques devraient apparaître. Après tout, n’est-il pas plus pressé et plus important de suivre dans les champs une de ces triangulations qui en apprennent si long que de s’escrimer à des extractions de racines dont aucune occasion prochaine ne se présentera de faire usage ?

Il n’est pas jusqu’à l’algèbre dont les formules initiales, par leurs apparences presque géométriques, ne l’emportent sur la vue des nombres. Et une modeste équation présentée sous cette forme : satisfera mieux l’enfant et lui sera plus aisée et plus profitable à résoudre que l’éternel problème : un marchand a vendu 45 mètres de drap à trois francs, etc…, problème dans lequel, sous prétexte d’égayer le chiffre par l’idée, le maître n’aboutit qu’à dresser des obstacles à la pensée qui s’essaye, en associant la fantaisie au réel. Si vous tenez absolument aux carrés et aux cubes (nous ne parlons pas des racines), prenez des surfaces ou des volumes tangibles, ces morceaux de bois par exemple qui servent pour les jeux de construction et laissez faire le regard ; c’est par le regard que l’enfant se rendra compte que le carré de 4 est 16 et que le cube de 3 est 27. Ne l’embarrassez pas de ce théorème effrayant que « la somme des cubes des 12 premiers nombres entiers est égale au carré de la somme de ces nombres ». Il y a de quoi brouiller à jamais son imagination avec les mathématiques ; et qu’a-t-il donc besoin de savoir cela ? Pareillement c’est en jouant et en manipulant les poids et mesures qu’il apprendra son système métrique ; ce n’est pas l’idée ici, c’est le geste qui intervient pour fixer le chiffre ou le rapport voulu dans la mémoire. Par un procédé analogue, de jeunes écoliers américains arrivent à posséder sans se donner de mal le détail des opérations de finance en faisant fonctionner la petite banque miniature mise à leur disposition avec ses reçus, ses chèques, sa correspondance et ses livres de compte.

Ainsi donc, nous n’hésitons pas à le proclamer, la véritable initiatrice des mathématiques, celle à qui il faut, dès le début, faire appel pour lui confier la formation du premier âge, c’est la géométrie. On entend bien que nous n’avons pas voulu ici développer ce sujet ; nous l’indiquons seulement dans l’espoir que le 14 Juillet qui marquera la chute de cette Bastille mentale ne saurait tarder. On pourra faire de cet anniversaire-là une seconde fête nationale que tout le monde fêtera joyeusement : ce sera la fête de l’intelligence libérée.


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L’ARMÉE FRANÇAISE EN 1906



Tel est le titre du livre qu’a récemment fait paraître, précédé d’une préface du général Langlois, M. L.-L. Klotz, député de la Somme, rapporteur du budget de la guerre. Nous ne pouvons donner à nos lecteurs un compte-rendu complet de toutes les matières traitées dans ce volume ; certains sujets offrent, en effet, un caractère trop technique mais nous nous arrêterons sur les trois points suivants : l’armée est-elle prête ? Qui pourrait être rendu responsable de l’insuffisance de sa préparation ? Quelle est la meilleure manière d’éviter les fautes commises dans le passé ?

En ce qui concerne la première de ces questions, on est obligé de reconnaître que tout n’était pas prêt lorsqu’éclata l’incident créé par Guillaume ii au sujet du Maroc et voici pourquoi. En 1891, les Chambres décidèrent que la troisième section du budget de la guerre, celle qui a trait aux « constructions neuves et aux approvisionnements de réserve », serait dotée d’un crédit annuel. Or, le programme de 1900 affectait une somme globale de 972 millions à ce chapitre ; mais de 1901 à 1905 la dépense s’éleva à peine à 200 millions. C’est à ce fait de parcimonie que l’armée française a dû de n’être pas dans un état de préparation suffisante à un des moments les plus critiques que le pays ait traversé depuis 1870. Et ce qui est très remarquable, c’est qu’en comparant les dépenses extraordinaires des budgets de la guerre en France et en Allemagne, « on observe que la dépense allemande qui, en 1904, était triple, est, en 1905 du quintuple, pour dépenses extraordinaires, constructions neuves et approvisionnements de réserves » de celle de la France. En 1905, l’Allemagne a même consacré à ce chapitre 45 millions de plus qu’en 1904. Si l’on considère que ce crédit est destiné spécialement aux approvisionnements et aux constructions nécessaires pour le temps de guerre, on conclura que la politique de l’Allemagne n’était pas positivement orientée vers la paix.

Qui est responsable ? Le rapporteur répond textuellement : « Dans l’état actuel de notre organisation, si nous voulons connaître l’autorité responsable de la défense nationale et chargée de mettre en mouvement nos forces de terre, de mer et des colonies, tout en coordonnant leur action, nous n’en voyons pas ». Ainsi, comme dit Figaro, ce n’est personne. Il semble bien cependant, dans le cas particulier qui sollicite notre attention, que la responsabilité du Ministre de la guerre était en fait, sinon en droit, plus particulièrement engagée. Le remède à cet état de choses consisterait suivant M. Klotz « à coordonner, dans le plus bref délai, l’action des différents ministères de défense nationale sous la responsabilité pleine et entière du président du Conseil des ministres, seul susceptible d’être comptable de ses actes vis-à-vis des représentants de la France. »

Nous ne voulons pas terminer ce très rapide aperçu de l’intéressant volume du rapporteur de la guerre sans faire remarquer combien une parcimonie mal comprise peut entraîner de dépenses pour un même exercice. Pour réparer les bévues passées, il a fallu l’an dernier, pendant la période de tension politique, dépenser en hâte 235 millions, ce qui ne contribua pas à faciliter l’équilibre du budget de 1906. Mais, du moins, à ce prix nous fûmes prêts. Puisse la chaude alerte de 1905 nous tenir en haleine.


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BIBLIOGRAPHIE



Exclusivement réservée depuis sa fondation aux grandes bibliothèques universitaires et publiques de l’étranger en vue desquelles elle fut créée, la Chronique de France en est à sa sixième année. Publiée sous la direction de M. Pierre de Coubertin par l’éditeur Albert Lanier (43, rue de Paris, Auxerre), elle sera dorénavant en vente en France au prix de 3 fr. 50 (franco) ; le surplus des éditions de 1900, 1901, 1902, 1903 et 1904 est mis en vente dans les mêmes conditions que l’édition de 1905. La Chronique de France forme chaque année un volume de 250 à 280 pages dans lequel se trouvent passés en revue et commentés les événements marquants des douze derniers mois écoulés. C’est ainsi que l’Exposition de 1900, les élections de 1902 et les changements de ministères, la loi sur les associations, la dénonciation du Concordat, le rapprochement avec l’Italie, l’entente cordiale, le conflit franco-allemand ont été l’objet d’études approfondies. De même des chapitres ont été consacrés à la Louisiane française à propos du centenaire de sa cession et au Code civil à propos du centenaire de son établissement, à l’exposition des primitifs, aux progrès de la mutualité, aux missions, aux questions coloniales, ouvrières, artistiques, littéraires en un mot à tous les sujets sur lesquels s’est manifestée l’activité française depuis le début du présent siècle. La Chronique de France forme ainsi le répertoire le plus utile à posséder, le seul d’ailleurs qui ne soit ni spécialiste, ni technique et présente un résumé général des idées et des faits.

Nous pouvons annoncer dès maintenant la publication du septième volume dont les principaux chapitres auront trait à la conférence d’Algésiras, à l’élection présidentielle, à l’avènement du parti radical, à nos affaires religieuses, au centenaire de Le Play, à l’œuvre d’Albert Sorel, etc…

  1. Il y avait alors trois cents ans qu’une partie des Saxons ayant envahi la Grande-Bretagne, s’y étaient établis et y avaient fondé les royaumes d’Essex, de Wessex, de Sussex et de Kent.
  2. Nous donnons des points de repère qui n’existaient pas tous au temps de Charlemagne mais qui permettent au lecteur de dessiner son empire en quelques coups de crayon sur n’importe quelle carte.
  3. Ce projet n’eut pas de suite parce qu’Irène fut renversée par Nicephore Phocas qui se proclama empereur. Nous avons dit plus haut au moyen de quel crime abominable Irène, de régente était devenue seule souveraine. Charlemagne, en voulant l’épouser, ne semble pas y avoir regardé de si près.
  4. La grossière imposture de Godefroi de Viterbe, notaire de Frédéric Barberousse citant un soi-disant décret de l’empereur Valérien par lequel les Teutons auraient reçu le nom officiel de Francs, ne serait pas même digne d’être citée si certains historiens allemands n’avaient affecté de la prendre au sérieux. Godefroi de Viterbe qui ne craignait pas d’ailleurs d’établir que les Teutons descendaient de Priam (!) cherchait, en confondant ainsi Teutons et Francs, à réserver à son maître des titres ultérieurs à l’héritage total de Charlemagne.