Rhétorique (trad. Ruelle)/Livre I/Chapitre 11

La bibliothèque libre.
Traduction par Charles-Émile Ruelle.
(p. 142-151).
◄  X.
XII.  ►

CHAPITRE XI


Des choses agréables.


I. Établissons que le plaisir est un mouvement de l’âme, et sa disposition soudaine et sensible dans un état naturel ; — que la peine est le contraire.


II. Si donc le plaisir est tel que nous le définissons, il est évident que l’agréable est ce qui causera cette disposition et que le pénible sera ce qui la détruit ou ce qui cause la disposition contraire.

III. Il s’ensuit nécessairement qu’il y aura sensation agréable, le plus souvent, dans le fait de passer à un état conforme à la nature et, surtout, dans le cas où reprendront leur propre nature les choses produites conformément à cette nature. De même les habitudes ; et en effet, ce qui nous est habituel devient comme naturel, et l’habitude a quelque ressemblance avec la nature. Souvent est bien près de toujours, et la perpétuité est un des caractères de la nature ; de même, la fréquence est un de ceux de l’habitude.

IV. (L’agréable), c’est encore ce qui est exempt de contrainte, car la contrainte est contraire à la nature. C’est pourquoi les nécessités ont quelque chose de pénible, et l’on a dit avec justesse :
Toute action imposée par la nécessité est naturellement fâcheuse[1].

Les soins, les études, la contention d’esprit sont autant de choses pénibles, car on s’en acquitte par nécessité ou par contrainte lorsqu’on n’y est pas habitué ; mais l’habitude rend tout agréable. Leurs contraires sont autant de choses agréables. Aussi le délassement, la cessation d’un travail fatigant, le repos, le sommeil comptent parmi les choses agréables ; car aucune d’elles ne se rapporte à une nécessité.

V. Toute chose en outre est agréable, dont nous avons un désir passionné ; car le désir passionné est une aspiration vers l’agréable. Parmi ces désirs, les uns sont dépourvus de raison, les autres sont accompagnés de raison. J’appelle « désirs dépourvus de raison » tous ceux que l’on éprouve ; indépendamment d’un motif réfléchi. Sont de cette sorte tous ceux que l’on dit naturels, comme ceux qui dépendent du corps : par exemple, celui de la nourriture, la soif, la faim et les désirs relatifs à telle ou telle espèce de nourriture ; ceux que provoque le goût, les désirs aphrodisiaques ; tous ceux, en général, qui concernent le toucher, les parfums par rapport à l’odorat ; ceux qui concernent l’oreille, les yeux. Les désirs accompagnés de raison, ce sont tous ceux que l’on éprouve après avoir été persuadé. Il y a beaucoup de choses que l’on désire voir et posséder après que l’on en a entendu parler et que l’on a été amené à les désirer.

VI. Mais, comme le plaisir consiste dans la sensation d’une impression et que l’imagination est une sensation faible, lors même qu’un fait d’imagination est la conséquence d’un souvenir ou d’une espérance pour celui qui se souvient ou qui espère ; s’il en est ainsi, on voit que des plaisirs affectent ceux qui se souviennent ou qui espèrent avec une certaine vivacité, puisque, là aussi, il y a sensation.

VII. Il arrive donc nécessairement que toutes les choses agréables consistent soit dans la sensation des choses présentes, soit dans le souvenir de celles qui sont passées, soit enfin dans l’espérance des choses futures ; car on sent les choses présentes, on se souvient de celles qui sont passées et l’on espère celles qui sont à venir.

VIII. Parmi les faits dont on se souvient, ceux-là sont agréables non seulement qui étaient agréables dans leur actualité, mais encore quelques autres non agréables alors, pour peu qu’une conséquence belle ou bonne dût en résulter plus tard. De là cette pensée :

Il est agréable, une fois sauvé, de se rappeler les épreuves passées[2] ;
et cette autre :
Après la souffrance, il est doux de se souvenir pour l’homme qui a éprouvé beaucoup de fatigues et d’épreuves[3].

Cela tient à ce qu’il est agréable aussi de ne plus avoir de mal.

IX. Les choses qui sont en espérance sont agréables lorsque, dans le moment actuel, elles nous paraissent devoir nous procurer une grande joie ou un grand profit ou nous profiter sans peine ; ce sont, en général, toutes celles qui réjouissent le plus souvent, soit au moment où elles ont lieu, soit quand on les espère, soit encore lorsqu’on s’en souvient. C’est ainsi que l’indignation a quelque chose d’agréable. Aussi Homère a-t-il pu dire, en parlant de la colère :

Plus agréable que le miel qui coule avec limpidité[4].

En effet, on n’agit jamais avec colère contre une personne sur qui l’on ne peut exercer sa vengeance, ni contre ceux qui peuvent nous être supérieurs ; dans ce cas, ou bien on n’agit pas avec colère, ou bien on le fait d’une manière moins énergique.

X. La plupart des désirs passionnés ont pour conséquence un plaisir ; car c’est tantôt le souvenir du bonheur obtenu, tantôt l’espoir du bonheur à obtenir qui nous procure le plaisir. Par exemple, ceux qui sont enfiévrés (et) ont soif éprouvent une jouissance au souvenir d’avoir bu et à l’espoir qu’ils boiront.

XI. De même, aussi, les amoureux se font un bonheur de rapporter tous leurs discours, tous leurs écrits, toutes leurs actions à l’être aimé, et le principe de l’amour est pour tous (les amoureux) d’aimer non seulement en jouissant de la présence de l’objet aimé, mais d’y songer quand il est absent. Aussi y a-t-il encore plaisir dans la peine que cause son absence.

XII. Dans le deuil et dans les lamentations, il y a encore un certain plaisir ; car ce chagrin vient de la séparation : or il y a un certain charme à se souvenir de l’ami perdu, à le voir en quelque façon, à se rappeler ses actions, son caractère. C’est pour cela que l’on a dit[5] :

Il parla ainsi et jeta dans tous les cœurs le désir de gémir.

XIII. La vengeance, elle aussi, a quelque chose d’agréable ; car ce qu’il est pénible de ne pas obtenir, c’est avec plaisir qu’on l’obtient : or ceux qui sont irrités s’affligent au delà de tout de ne pas se venger, et l’espoir de la vengeance les réjouit.

XIV. Il est encore agréable de remporter une victoire, et c’est agréable non seulement pour ceux qui ont ce goût, mais pour tout le monde ; car la victoire donne l’idée d’une supériorité, ce qui est, plus ou moins, le désir de tout le monde.

XV. Comme il est agréable de remporter une victoire, il s’ensuit, nécessairement, que l’on trouve du plaisir dans les jeux qui consistent en combats, en concours de flûte, en joutes oratoires (παιδαιαὶ ἐριστικαί), car il en résulte souvent une occasion de vaincre : de même dans le jeu d’osselets, de paume, de dés, d’échecs. Il en est de même des succès remportés dans les jeux sérieux. Les uns deviennent agréables quand on y est exercé, d’autres le sont du premier coup ; telle, par exemple, la chasse, et généralement tout exercice ayant pour objet l’attaque des bêtes fauves. En effet, partout où il y a lutte, il y a aussi victoire ; et c’est pour cela que la plaidoirie et la discussion sont des choses agréables pour ceux qui en ont l’habitude et la faculté.

XVI. Les honneurs et la gloire sont au nombre des choses les plus agréables, parce que chacun y puise l’idée qu’il a telle valeur et qu’il est un personnage important ; et c’est ce qui arrive surtout lorsque ceux qui parlent de nous (dans ce sens) nous paraissent dire la vérité. Or sont dans ce cas ceux qui nous approchent, plutôt que ceux qui sont loin de nous ; nos familiers, nos connaissances, nos concitoyens, plutôt que les étrangers, et ceux qui existent actuellement plutôt que la postérité ; les hommes de sens, plutôt que les hommes irréfléchis ; le grand nombre, plutôt que la minorité ; car le témoignage de ces catégories est présumé plus vrai que celui des catégories contraires. En effet, ceux pour qui l’on professe un grand dédain, tels que les enfants ou les bêtes, on n’a aucun souci de leur estime ou de leur opinion, du moins pour cette opinion elle-même ; mais, si l’on en prend souci, c’est pour quelque autre raison.

XVII. Avoir un ami, voilà encore une des choses agréables : d’une part, donner son amitié est chose agréable, car il n’est personne qui aime le vin et ne trouve du plaisir à en boire ; d’autre part, être aimé est aussi chose agréable, car on a l’idée, dans ce cas, que l’on est un homme de bien, et c’est ce que désirent tous ceux qui se sentent aimés ; or, être aimé, c’est être recherché pour soi-même.

XVIII. Être admiré est aussi une chose agréable, à cause de l’honneur même attaché à cette admiration. La flatterie et le flatteur de même. Car le flatteur est, en apparence, un admirateur et un ami.

XIX. Faire souvent les mêmes choses est encore une chose agréable, car nous avons vu[6] que ce qui nous est habituel est agréable.

XX. Le changement est agréable aussi ; car le changement est inhérent à la nature, et ce qui est toujours la même chose donne à toute situation établie un caractère excessif. De là ce mot :

Le changement plaît en toute chose[7].
C’est pour cela aussi que ce qui a lieu par intervalles est agréable, qu’il s’agisse des hommes ou des choses. En effet, c’est un changement par rapport au moment actuel, et en même temps, une chose est rare lorsqu’elle a lieu par intervalles.

XXI. Apprendre, s’étonner[8], ce sont aussi, le plus souvent, des choses agréables ; car, dans le fait de s’étonner il y a le désir d’apprendre, de sorte que ce qui cause l’étonnement cause un désir, et, dans le fait d’apprendre, il y a celui de nous constituer dans notre état naturel.

XXII. Procurer des avantages et en recevoir, ce sont encore des choses agréables ; en effet, recevoir des avantages c’est obtenir ce que l’on désire, et en procurer, c’est, tout ensemble, posséder, et posséder en surcroît deux choses que l’on recherche. Mais, par cela même qu’il est agréable de procurer des avantages, il l’est pareillement, pour l’homme, de corriger ses semblables et de compléter les travaux inachevés.

XXIII. Comme il est agréable d’apprendre et de s’étonner, ainsi que de faire d’autres choses analogues, il en résulte nécessairement que ce qui est imitation l’est aussi ; comme, par exemple, la peinture, la statuaire, la poétique et tout ce qui est une bonne imitation, lors même que ne serait pas agréable le sujet même de cette imitation ; car ce n’est pas ce sujet qui plaît, mais plutôt le raisonnement qui fait dire : « C’est bien cela, » et par suite duquel il arrive que l’on apprend quelque chose.

XXIV. On trouve aussi du charme dans les péripéties et dans le fait d’échapper tout juste à des dangers, car tout cela cause de l’étonnement.

XXV. Comme ce qui est conforme à la nature est agréable, et que les êtres qui ont une affinité naturelle le sont entre eux, tous ceux qui sont congénères et semblables se plaisent mutuellement, d’ordinaire ; comme, par exemple, l’homme à l’homme, le cheval au cheval, le jeune homme au jeune homme. De là ces proverbes : « On se plaît avec ceux de son âge[9] » ; et : « On recherche toujours son semblable[10] » ; et encore : « La bête connaît la bête » ; ou bien : « Toujours[11] le geai va auprès du geai, » et ainsi de tant d’autres analogues.

XXVI. Mais, comme les êtres congénères et semblables se plaisent entre eux et que chacun d’eux éprouve cette affection principalement vis-à-vis de soi-même, il s’ensuit nécessairement que tout le monde a plus ou moins l’amour de soi, car ces conditions (cette affinité et cette similitude) subsistent surtout par rapport à soi-même ; et, comme tout le monde a l’amour de soi, il s’ensuit nécessairement aussi que tout ce qui nous appartient en propre nous est toujours agréable, comme, par exemple, nos actes, nos paroles. C’est pourquoi nous aimons généralement nos flatteurs, nos favoris[12], les hommages qui nous sont rendus[13], nos enfants ; car nos enfants sont notre couvre. Il est encore agréable de compléter une opération inachevée, car cette opération, dès lors, devient nôtre.

XXVII. Comme le fait de commander est chose des plus agréables, il l’est aussi de paraître sensé, car le bon sens nous met en passe de commander, et la sagesse implique la connaissance de beaucoup de choses et de choses qui excitent l’admiration. De plus, comme on aime généralement les honneurs, il s’ensuit nécessairement aussi que l’on se plaît à reprendre ceux qui nous approchent et à leur commander.

XXVIII. Il est encore agréable de se livrer à des occupations où l’on croit se surpasser soi-même. De là ces vers du poète[14] :

Il donne toute son application,
il consacre la plus grande partie de chaque jour
à l’œuvre dans laquelle il se trouve être supérieur à lui-même.

XXIX. Semblablement, comme le jeu et toute espèce de relâchement comptent parmi les choses agréables, ainsi que le rire, par une conséquence nécessaire, tout ce qui est plaisant est agréable, qu’il s’agisse des hommes, des paroles ou des actions. Mais nous avons traité séparément la question des choses plaisantes dans la Poétique[15].

Voilà ce que nous avions à dire sur les choses agréables. Quant aux choses pénibles, elles sont, manifestement, prises dans les contraires.

  1. Aristote, dans la Métaphysique, cite aussi le même vers en l’attribuant à Événus. Cp. Théognis vers 472. Voir la note de L. Spengel, éd. de la Rhétorique, t. II, p. 159.
  2. Euripide, fragment d’Andromède. Cp Virgile, Énéide, 1, 203.
  3. Hom., Od., XV, 400. Voir, pour les variantes, l’édition Al. Pierron.
  4. Hom., Il., XVIII, 107. Cp. plus bas, l. II, chap. II.
  5. Hom., Il., XXIII, 108, et Od., IV, 183. Cp. Od., IV, 113.
  6. Au paragraphe 3.
  7. Euripide, Oreste, v. 234. Cp. Morale à Nicomaque, liv. VII, à la fin où cette citation est reproduite.
  8. La plupart des traducteurs ont rendu θαυμάζειν par « admirer » ; mais ce mot est, ici, d’une application moins générale.
  9. Ce proverbe est aussi dans le Phèdre de Platon, p. 240 c ; voir le vers entier, dans les scoliastes, sur ce passage du Phèdre (Platon, éd. Didot, t. III, p. 316 b).
  10. Hom., Od., XVIII, 218.
  11. Cp. Morale à Eudème, VIII, 1. et Plutarque, De placit. philos., IV, 19.
  12. Le mot grec est plus énergique.
  13. La suite du raisonnement demanderait φιλόφιλοι, à le place de φιλότιμοι, « nous aimons… nos amis. »
  14. Leçon du plus ancien manuscrit connu (Cod. paris., 1741). Les autres remplacent ὁ ποιητής par ὁ Εύριπίδης. Ces vers sont, en effet, tirés de l’Antiope d’Euripide. Voir Spengel.
  15. Le morceau de la Poétique visé ici est perdu.