Rhétorique (trad. Ruelle)/Livre II/Chapitre 2

La bibliothèque libre.
Traduction par Charles-Émile Ruelle.
(p. 180-187).
◄  I.
III.  ►


CHAPITRE II

De ceux qui excitent la colère ; des gens en colère ; des motifs de colère.

I. La colère sera un désir, accompagné de peine, de se venger ostensiblement d’une marque de mépris manifesté à notre égard, ou à l’égard de ce qui dépend de nous, contrairement à la convenance.

II. Si la colère est bien ce que nous disons, il s’ensuit, nécessairement, que la personne en colère le sera toujours contre quelqu’un en particulier, par exemple, contre Cléon, et non contre un homme quelconque, et parce qu’on lui aura fait quelque chose à elle-même, ou à l’un de ceux qui dépendent d’elle, ou qu’on aura été sur le point d’agir ainsi. Nécessairement aussi, toute colère est accompagnée d’un certain plaisir, celui que donne l’espoir de la vengeance. En effet, on se plaît à la pensée d’obtenir ce qu’on désire ; or personne ne désire les choses dont l’obtention lui apparaît comme impossible ; mais la personne en colère désire des choses qu’elle croit possibles. Aussi rien de plus juste que ces vers sur la colère :

Qui, plus douce encore que le miel, qui coule avec limpidité, se gonfle dans la poitrine des hommes[1].

Elle est accompagnée de plaisir, et, pour cette raison, et encore parce que l’on vit dans la vengeance par la pensée, il en résulte que l’idée qui nous remplit l’esnous procure une sorte de plaisir analogue à celui qui nous vient des songes.

III. Comme le mépris est l’effet d’une opinion tendant à faire juger sans aucune valeur ce qui en est l’objet (car les choses mauvaises, les choses bonnes, nous leur accordons une certaine importance, ainsi qu’à celles qui s’y rattachent ; mais celles qui ne sont rien, ou sont tout à fait insignifiantes, nous ne leur supposons aucune valeur), il y a trois espèces de mépris : le dédain, la vexation et l’outrage.

IV. En effet, celui qui dédaigne méprise, car, ce que l’on juge être sans aucune valeur, on le dédaigne ; or on méprise ce qui est sans aucune valeur. Celui qui vexe fait voir qu’il dédaigne, car la vexation est un empêchement que l’on apporte à l’accomplissement des volontés d’autrui, non pas afin qu’une chose profite à soi-même, mais afin qu’elle ne profite pas à un autre. Ainsi donc, comme on n’agit pas pour que la chose profite à soi-même, on marque du mépris ; car, évidemment, on ne pense ni que la personne vous fera du mal (dans ce dernier cas, on aurait peur et l’on ne mépriserait pas), ni qu’on pourra lui devoir aucun service important ; autrement, on aviserait à être son ami.

V. Celui qui outrage méprise. En effet, l’outrage c’est le fait de maltraiter et d’affliger à propos de circonstances qui causent de la honte à celui qui en est l’objet, et cela dans le but non pas de se procurer autre chose que ce résultat, mais d’y trouver une jouissance. Ceux qui usent de représailles ne font pas acte d’outrage, mais acte de vengeance.

VI. La cause du plaisir qu’éprouvent ceux qui outragent, c’est qu’ils croient se donner un avantage de plus sur ceux auxquels ils font du tort. Voilà pourquoi les jeunes gens et les gens riches sont portés à l’insolence. Ils pensent que leurs insultes leur procurent une supériorité. À l’outrage se rattache le fait de déshonorer, car celui qui déshonore méprise, et ce qui est sans aucune valeur ne se prête d’aucune estimation, ni bonne, ni mauvaise. De là cette parole d’Achille en courroux :

Il m’a déshonoré, car, pour l’avoir prise (Briséis), il a l’honneur qu’il m’a ravi[2] ;

Et cette autre :

Comme un vil proscrit[3]

Ces expressions excitent sa colère.

VII. On pense devoir être honoré : de ceux qui sont inférieurs en naissance, en pouvoir, en mérite, et généralement par les côtés où on leur est de beaucoup supérieur. Par exemple : l’argent donne au riche l’avantage sur le pauvre ; l’élocution à l’orateur sur l’homme incapable de discourir ; celui qui commande est supérieur à celui qui est commandé, et celui que l’on juge digne du commandement à celui qui est bon pour le recevoir. De là cette pensée :

Il est grand le ressentiment des rois, fils de Jupiter[4] ;

Et cette autre :

Mais aussi il refoule sa haine jusqu’à ce qu’il ait accompli (sa vengeance)[5].

Et en effet, l’indignation est causée par le sentiment de la supériorité.

VIII. De ceux dont on croit devoir attendre un bon office. Sont dans ce cas ceux que l’on a obligés, ou que l’on oblige actuellement, soit en personne, soit par quelqu’un des siens, soit encore par son entremise, ou qu’on a, ou enfin qu’on a eu l’intention d’obliger.

IX. On voit déjà, d’après ce qui précède, quelles sont les personnes qui s’abandonnent à la colère, contre qui elles se courroucent, et pour quelles raisons. Tel (est en colère) lorsqu’il a du chagrin ; car, lorsqu’on a du chagrin, c’est qu’on éprouve un désir. Tel autre, si l’on se met directement à la traverse quand il marche vers un but ; par exemple, si l’on fait de l’opposition à une personne qui a soif, lorsqu’elle va boire. Lors même que l’opposition n’est pas directe, l’effet produit peut être identique. Soit que l’on contrarie l’action projetée, soit qu’on ne la seconde pas, soit que l’on traverse en quelque autre façon celui qui est dans une telle disposition, celui-ci se fâche contre les auteurs de tous ces empêchements.

X. Voilà pourquoi les malades, les malheureux, les amoureux, les gens qui ont soif, et généralement tous ceux qui éprouvent un désir passionné sans pouvoir le satisfaire, sont enclins à la colère et à l’emportement. Ils s’en prennent surtout à ceux qui tiennent peu de compte de leur mal actuel. Ainsi le malade s’irritera contre ceux qui n’auront pas d’égard à sa maladie ; le malheureux, contre ceux qui insulteront à sa pauvreté ; le guerrier, contre les détracteurs de la guerre ; l’amoureux, contre ceux de l’amour, et ainsi du reste ; car chacun est porté à un genre particulier de colère, d’après la nature de sa passion.

XI. De même encore, si la fortune envoie le contraire de ce qu’on attend ; car ce qui s’éloigne grandement de l’attente cause d’autant plus de peine, tout comme on trouve un charme d’autant plus vif dans ce qui surpasse l’attente, si l’événement est conforme à la volonté. C’est pourquoi on peut voir clairement, d’après ces explications, les moments, les circonstances, les dispositions et les âges qui portent à la colère, et quand et dans quelles conditions de lieu cette passion se manifeste ; on voit aussi que, plus on est livré à ces influences, plus on se laisse emporter.

XII. On se fâche contre ceux qui raillent, qui plaisantent, qui ridiculisent, car ils outragent. Contre ceux dont la façon de nuire comporte des indices outrageants. Tels sont les procédés dont le mobile n’est pas une rémunération, ni un profit pour leur auteur ; car, dès lors, ce mobile ne peut être que l’intention d’outrager.

XIII. De même contre ceux qui nuisent en paroles et manifestent du dédain sur les questions auxquelles on attache la plus sérieuse importance. Tels, par exemple, ceux qui ont des prétentions en philosophie, si l’on attaque la philosophie ; ceux qui en ont à la beauté (ἰδέα), si l’on conteste leur beauté, et ainsi du reste.

XIV. Leur irritation n’en est que plus vive s’ils soupçonnent eux-mêmes que ces prétentions ne sont aucunement fondées, ou ne le sont guère, ou, du moins, qu’elles semblent ne pas l’être, tandis que, s’ils se croient amplement pourvus de ce qu’on leur conteste d’une façon railleuse, ils n’en prennent pas souci.

XV. On se fâche plutôt contre des amis que contre des indifférents ; car on pense qu’il y a plutôt lieu d’en recevoir du bien que de n’en pas recevoir.

XVI. De même contre ceux qui, d’ordinaire, nous honorent et nous recherchent, si un revirement fait qu’ils ne nous recherchent plus autant ; et en effet, on pense alors qu’ils nous dédaignent, car leur procédé revient à cela. De même contre ceux qui ne rendent pas le bien pour le bien et qui n’ont pas une reconnaissance égale au service rendu.

XVII. Contre ceux qui nous font de l’opposition, s’ils nous sont inférieurs. Les uns et les autres donnent une marque de leur mépris ; les uns, comme s’ils avaient affaire à des gens qui leur seraient inférieurs ; les autres, comme si les services rendus leur venaient de gens au-dessous d’eux.

XVIII. De même, et encore davantage, contre ceux qui ne jouissent d’aucune considération lorsqu’ils donnent quelque marque de mépris : et en effet, la colère est excitée, dans ce cas, par un manque d’égards qui est, en même temps, une inconvenance ; or il y a inconvenance lorsque les inférieurs témoignent du mépris.

XIX. Contre les amis, si leurs discours ou leurs procédés ne nous sont pas favorables, et encore davantage si les uns et les autres nous sont contraires ; s’ils n’ont pas le sentiment de ce que nous attendons d’eux, ce qui cause l’irritation du Plexippe[6] d’Antiphon contre Méléagre ; car ne pas avoir ce sentiment, c’est la marque d’un manque d’égards. Nous ne perdons pas de vue ce qui nous inspire de l’intérêt.

XX. Contre ceux qui se réjouissent de notre malheur, ou, généralement, contre ceux qui gardent leur tranquillité d’âme en présence de nos infortunes ; car c’est l’indice d’une disposition hostile ou méprisante. Contre ceux qui ne prennent pas souci de notre peine ; voilà pourquoi on est irrité contre ceux qui nous apprennent de mauvaises nouvelles.

XXI. Contre ceux qui entendent relever sur notre compte ou constatent, par eux-mêmes, des faits qui nous sont désavantageux ; car ils ressemblent, en cela, à des gens qui nous méprisent ou à des ennemis, tandis que les amis prennent leur part de nos douleurs et souffrent eux-mêmes de voir nos imperfections.

XXII. De même contre ceux qui nous rabaissent vis-à-vis de cinq sortes de personnes, savoir : celles avec qui nous rivalisons, celles que nous admirons, celles dont nous voulons être admirés, celles que nous révérons, ou, enfin, vis-à-vis de nous-mêmes dans les questions qui nous font honte. Lorsqu’on nous rabaisse dans de telles circonstances, nous n’en sommes que plus irrités.

XXIII. Contre ceux qui nous déprécient à tel point de vue sous lequel il serait honteux à nous de ne pas donner nos soins, comme, par exemple, les parents, les enfants, l’épouse, les subordonnés. Contre ceux qui ne nous payent pas de reconnaissance ; car c’est là une espèce de mépris, qui est, en même temps, l’oubli d’un devoir.

XXIV. Contre ceux qui répondent avec ironie lorsqu’on leur parle sérieusement ; car l’ironie est un procédé méprisant.

XXV. Contre ceux qui font du bien à tous les autres, s’ils ne nous en font pas à nous aussi ; et en effet, c’est une marque de mépris que de ne pas nous juger dignes des libéralités que l’on fait à tout le monde.

XXVI. Une chose qui contribue encore à nous irriter, c’est l’oubli ; comme, par exemple, l’oubli de notre nom, bien que ce soit sans importance. En effet, l’oubli semble être une marque de dédain, car c’est par indifférence que l’on oublie ; or l’indifférence est une espèce de dédain.

XXVII. Contre qui se met-on en colère ; quels sont ceux qui s’y mettent, et pour quels motifs, nous avons expliqué tout cela en même temps.

Il est évident que l’on devra, par son discours, disposer les auditeurs de telle façon qu’ils éprouvent des sentiments de colère et présenter ses adversaires comme incriminés pour des faits qui susciteraient ces sentiments et comme étant de ces gens contre lesquels on ne peut manquer d’être irrité.

  1. Hom., Il., XVIII, 109.
  2. Hom., Il., I, 356 et 507,
  3. Hom., Il., IX, 644, et XVI, 59.
  4. Hom., Il., ii, 196.
  5. Hom., Il., i, 820.
  6. Plexippe, un des deux oncles de Méléagre, qui les fit périr parce qu’ils lui disputaient la hure du sanglier qu’il venait de tuer, outré sans doute de ce qu’ils ne la lui avaient pas laissée.