Rhétorique (trad. Ruelle)/Livre I/Chapitre 13

La bibliothèque libre.
Traduction par Charles-Émile Ruelle.
(p. 159-164).
◄  XII.
XIV.  ►

CHAPITRE XIII


La loi naturelle et la loi écrite. — Des gens équitables.


I. Établissons, maintenant, des divisions parmi les actes injustes et les actes justes, en partant de ce point que la définition du juste et de l’injuste se rapporte à deux sortes de lois, et que leur application à ceux qu’elles concernent a lieu de deux manières.

II. Je veux parler de la loi particulière et de la loi commune. La loi particulière est celle que chaque collection d’hommes détermine par rapport à ses membres, et ces sortes de lois se divisent en loi non écrite et en loi écrite. La loi commune est celle qui existe conformément à la nature. En effet, il y a un juste et un injuste, communs de par la nature, que tout le monde reconnaît par une espèce de divination, lors même qu’il n’y a aucune communication, ni convention mutuelle. C’est ainsi que l’on voit l’Antigone de Sophocle déclarer qu’il est juste d’ensevelir Polynice, dont l’inhumation a été interdite, alléguant que cette inhumation est juste, comme étant conforme à la nature.

Ce devoir ne date pas d’aujourd’hui ni d’hier, mais il est en vigueur de toute éternité, et personne ne sait d’où il vient[1].

Pareillement Empédocle, dans les vers suivants, s’explique sur ce point qu’il ne faut pas tuer l’être animé ; car ce meurtre n’est pas juste pour certains et injuste pour certains autres.

Mais cette loi générale s’étend par tout le vaste éther et aussi par la terre immense.

De même Alcidamas, dans son discours Messénien[2].

III. Par rapport aux personnes, la détermination de la loi se fait de deux manières ; car c’est tantôt par rapport à la communauté, tantôt par rapport à un de ses membres que se produisent les choses qu’il faut faire ou ne pas faire. C’est pourquoi il y a deux manières de commettre des injustices et d’accomplir des actes de justice, soit par rapport à un certain individu, soit par rapport à la communauté. En effet, celui qui commet un adultère, et celui qui se livre à des voies de fait, cause un préjudice à certain individu, tandis que celui qui se soustrait au service militaire nuit à la communauté.

IV. Cette distinction établie entre tous les actes d’injustice, les uns visant la communauté, les autres tel ou tel individu, ou groupe d’individus, nous ajournerons l’explication de l’acte d’injustice et donnerons toutes les autres.

V. Le fait d’être préjudicié consiste à subir l’injustice de la part de gens qui la font éprouver de propos délibéré ; car on a établi, plus haut[3], que le fait injuste est un acte volontaire.

VI. Mais comme il arrive nécessairement, que celui qui est préjudicié subit un dommage et qu’il le subit involontairement, on voit clairement, d’après ce qui précède, en quoi consistent les dommages, car on a distingué précédemment les biens et les maux pris en eux-mêmes et montré, quant aux actes spontanés, que ce sont tous ceux que l’on accomplit en connaissance de cause.

VII. Il suit de là, nécessairement, que tous les faits imputés sont accomplis soit par rapport à la communauté, soit par rapport à l’individu, ou bien encore à l’insu de la personne accusée, ou malgré elle, ou avec son consentement et à sa connaissance, et, parmi ces faits imputés, les uns sont prémédités, et les autres inspirés par la passion.

VIII. On parlera du ressentiment (θυμός) dans le morceau relatif aux passions[4]. Quant à la nature des déterminations et à la disposition morale de ceux qui les prennent, on s’en est expliqué précédemment[5].

IX. Mais, comme il arrive souvent que, tout en reconnaissant que l’on est l’auteur du fait incriminé, on n’admet pas la qualification dont il est l’objet, ni l’application de cette qualification au cas présent (par exemple, on conviendra d’avoir pris, mais non d’avoir volé ; d’avoir été le premier à frapper, mais non à outrager ; d’avoir des relations intimes, mais non de commettre l’adultère ; ou encore d’avoir volé, mais non commis un sacrilège, l’objet dérobé n’appartenant pas à un dieu ; d’avoir travaillé un champ, mais non un champ public ; d’avoir conversé avec les ennemis, mais non d’avoir trahi), par ces motifs, il faudrait aussi, à ce sujet, donner la définition du vol, de l’outrage, de l’adultère, afin que, si nous voulons montrer, suivant le cas, ou que le fait existe, ou qu’il n’existe pas, nous puissions en dégager clairement le caractère de justice.

X. Toutes ces questions reviennent à celle de savoir s’il a été accompli un acte injuste et mauvais, ou un acte non injuste. C’est là-dessus que porte le débat, car c’est dans la préméditation que réside le caractère malfaisant et injuste de l’acte ; or l’idée de préméditation est accessoirement contenue dans les dénominations telles que celles d’outrage et de vol. En effet, il n’est pas dit du tout, parce que l’on a donné des coups, que l’on a voulu outrager ; mais ce sera seulement si on les a donnés avec une intention : par exemple, celle de déshonorer la personne, ou de se procurer une satisfaction à soi-même. Il n’est pas dit du tout, parce que l’on a pris quelque chose, qu’il y a eu vol ; mais il y aura eu vol seulement au cas où l’on aura pris afin de faire tort et de s’approprier personnellement ce qu’on a pris. Il en est des autres cas de même que de ceux qu’on vient de voir.

XI. Mais comme les choses justes, ainsi que les choses injustes, sont, on l’a vu[6], de deux espèces, c’est-à-dire ce qui est écrit et ce qui ne s’écrit pas, quant aux affaires au sujet desquelles les lois statuent, nous nous en sommes expliqués. Pour les choses non écrites, elles sont de deux espèces.

XII. Les unes sont celles qui se produisent par excès de vertu ou de vice et qui provoquent les invectives et les éloges, les honneurs et les affronts, puis enfin, les présents ; comme, par exemple, d’avoir de la reconnaissance pour celui qui nous a fait du bien et de répondre par une obligeance à celle que l’on a eue ; d’être secourable à ses amis et toutes les choses analogues. Les autres choses non écrites correspondent à ce qui manque dans la loi particulière et dans la loi écrite ; car ce qui est équitable semble être juste.

XIII. L’équitable, c’est le juste, pris indépendamment de la loi écrite. Or ce caractère se manifeste tantôt avec, tantôt sans le consentement des législateurs : sans leur consentement, lorsque le cas leur a échappé ; avec, lorsqu’ils ne peuvent déterminer l’espèce, étant forcés de généraliser ou ; du moins, de beaucoup étendre les applications possibles ; ou encore quand il s’agit de choses que, faute de précédents, il est difficile de déterminer avec précision, comme, par exemple, étant donné le cas de blessures faites avec un instrument en fer, de déterminer les dimensions et la nature de cet instrument ; car la vie ne suffirait pas à cette énumération.

XIV. Si donc le cas est resté indéterminé et qu’il soit nécessaire d’établir une loi, il faut s’exprimer en termes généraux. Ainsi, qu’il s’agisse d’un individu qui, portant un anneau, lève la main sur quelqu’un ou se met à le frapper ; cet individu est justiciable de la loi écrite et commet une injustice, et pourtant, en réalité, il n’en commet pas, et cet acte est conforme à l’équité.

XV. Or, si l’équité est ce que nous avons dit, on voit de quelle nature seront les choses équitables et celles qui ne le sont pas, et quel sera le caractère de l’homme non équitable. En effet seront équitables les actes qui portent en eux-mêmes leur excuse.

XVI. Il ne faut pas juger avec la même sévérité une faute et une injustice, non plus qu’une faute et un accident. Or les accidents sont les actes que l’on accomplit sans réflexion et sans intention mauvaise ; la faute, c’est tout ce qui, sans être un acte irréfléchi, n’est pas, non plus, le résultat d’une méchanceté ; l’injustice, c’est ce qui, tout ensemble, n’est pas irréfléchi et part d’une pensée méchante. En effet, les injustices inspirées par un désir passionné ont pour origine une mauvaise intention.

XVII. Une chose équitable, c’est encore d’excuser les actions humaines ; c’est de considérer non pas la loi, mais le législateur ; non pas la lettre de cette loi, mais la pensée du législateur ; non pas l’action, mais l’intention.

XVIII. C’est de ne pas s’arrêter au cas particulier, mais à l’application générale ; de ne pas envisager le caractère de la personne jugée au moment présent, mais ce qu’elle a été toujours, ou le plus souvent. C’est de se rappeler le bien, plutôt que le mal qui aura été fait, et le bien qui nous a été fait, plutôt que celui dont nous sommes les auteurs. C’est de savoir supporter une injustice ; de préférer le règlement d’une affaire par des explications, plutôt que par des voies de fait.

XIX. C’est de vouloir aller en arbitrage plutôt qu’en justice, car l’arbitre considère le côté équitable des choses, tandis que le juge ne considère que la loi, et l’arbitre a été institué précisément dans le but de faire valoir le point de vue de l’équité.

Voilà de quelle manière devront être déterminés les points relatifs à la question des choses équitables.

  1. Soph., Antig., v. 450., plus loin, chap. XV, § 6.
  2. La phrase d’Alcidamas, que nous a conservée le scoliaste mérite d’être rapportée ici : Ἐλευθέρους ἀφῆκε πάντας ὁ Θεός. δοῦλον δ’ οὐδένα ἡ φύσις πεποίηκε. La Divinité a laissé libres tous les hommes, et la nature n’a rendu personne esclave. Voir, sur ce fragment, Vahlen Der Rhetor Alkidamas, dans les Sitzungsberichte der K. Akademie der Wissenschafte, t. XLIII, Wien, 1863, p. 504.
  3. Chap. X, § 3.
  4. Livre II, chap. II.
  5. Chap. X, § 12.
  6. § 2.