Rhétorique (trad. Ruelle)/Livre II/Chapitre 12

La bibliothèque libre.
Traduction par Charles-Émile Ruelle.
(p. 228-231).
◄  XI.
XIII.  ►

CHAPITRE XII


Des mœurs. — De celles de la jeunesse.


I. Maintenant, discourons sur les mœurs et voyons dans quels divers états d’esprit on se trouve suivant les passions, les habitudes, les âges et la bonne ou mauvaise fortune.

II. J’appelle passions la colère, le désir et tout ce qui a fait le sujet de nos explications précédentes ; — habitudes (ἕξεις), les vertus et les vices ; nous avons qualifié plus haut, à cet égard, les motifs des déterminations et des tendances de chacun[1]. Les âges sont : la jeunesse, l’âge mûr et la vieillesse. J’appelle « fortune » : la noblesse, la richesse, les facultés, leurs contraires et, généralement, le bonheur et le malheur.

III. Sous le rapport des mœurs, les jeunes gens sont susceptibles de désirs ardents et capables d’accomplir ce qui fait l’objet de ces désirs. En fait de désirs corporels, ils sont surtout portés à écouter celui qui se rattache aux plaisirs de l’amour et ne peuvent le maîtriser.

IV. Ils sont changeants et promptement dégoûtés de ce qui les a passionnés. Leurs désirs sont violents, mais tombent vite. Leurs volontés sont intenses, mais sans grande force, comme la soif ou la faim chez les malades.

V. Ils sont enclins à la colère et à l’emportement, toujours prêts à suivre leurs entraînements et incapables de dominer leur fureur. Par amour-propre, ils ne supportent pas qu’on tienne peu de compte de leur personne, et se fâchent quand ils croient qu’on leur fait tort.

VI. Ils ont le goût des honneurs, ou, plutôt, de la victoire ; car la jeunesse est avide de supériorité, et la victoire en est une. Ils tiennent plus à ces deux avantages qu’à celui des richesses, ou, plutôt, ils n’ont aucunement l’amour des richesses, n’en ayant pas encore éprouvé le besoin, comme l’exprime l’apophtegme de Pittacus sur Amphiaraüs[2].

VII. Ils ne sont pas portés au mal ; ils ont plutôt un bon naturel, n’ayant pas encore eu sous les yeux beaucoup d’exemples de perversité. Ils sont confiants, n’ayant pas encore été souvent abusés.

VIII. Ils sont enclins à l’espérance ; cela vient de ce que la nature donne de la chaleur à la jeunesse, comme aux gens abreuvés de vin[3], et, en même temps, de ce qu’ils n’ont pas encore été beaucoup éprouvés par la mauvaise fortune. Ils vivent surtout d’espérance, car l’espérance a trait à l’avenir, et le souvenir au passé ; or, pour les jeunes gens, le passé est encore peu de chose, et l’avenir beaucoup. En effet, aux premier jours (de l’existence), ou trouve que le souvenir n’est rien et que l’espérance est tout. Ils sont faciles à tromper, pour la raison que nous avons donnée [4] ; en effet, ils espèrent volontiers.

IX. Ils sont plus braves (qu’on ne l’est à un autre âge). car ils sont prompts à s’emporter et ont bon espoir ; le premier de ces traits de caractère fait que l’un n’a pas peur, et le second donne de l’assurance. En effet, on n’a jamais peur quand on est en colère, et l’espoir d’obtenir un bien rend téméraire.

X. Ils ont de la retenue, car ils ne supposent pas encore qu’il y a d’autres choses belles en dehors de ce qui leur a été enseigné par la loi[5].

XI. Ils ont l’âme élevée, parce qu’ils n’ont pas encore été rabaissés par la pratique de la vie et qu’ils n’ont pas subi l’épreuve du besoin. De plus, rien n’élève l’âme comme de se croire digne de grandes choses ; or cette opinion est propre à celui qui a bon espoir.

XII. Ils se déterminent plutôt par le beau côté d’une action que par son utilité. Ils se conduisent plutôt d’après leur caractère moral[6] que d’après le calcul ; or le calcul tient à l’intérêt, et la vertu à ce qui est beau.

XIII. Ils ont le goût de l’amitié et de la camaraderie plus que les autres âges, parce qu’ils se plaisent à la vie commune et que rien n’est encore apprécié par eux au point de vue de l’intérêt ; par conséquent, leurs amis non plus.

XIV. Leurs fautes proviennent toujours de ce qu’ils font plus et avec plus de véhémence qu’il ne convient, en dépit du précepte de Chilon [7], car ils exagèrent tout, l’amitié comme la haine, et tous les autres sentiments de même. Ils croient tout savoir et tranchent sur toutes choses. De là vient leur exagération en tout.

XV. Quand ils causent un préjudice, c’est par insolence, mais non par méchanceté. Ils sont enclins à la pitié, parce qu’ils supposent toujours que l’on est honnête et meilleur[8] ; car c’est à leur absence de méchanceté qu’ils mesurent la conduite du prochain et, par suite, ils supposent que celui-ci ne mérite pas le sort qu’il éprouve.

XVI. Ils aiment à rire, et c’est pour cela qu’ils plaisantent, car la plaisanterie est une impertinence polie.

Tel est le caractère des jeunes gens.

  1. C’est le sujet du livre Ier.
  2. Voici cet apophtegme
    Σὺ δ’ οὔπω χρυσῶν ἔρωτος ἐγεύσω

    ᾞ γὰρ ἄν χεῖρας εἶχες ἑτοίμους λαδεῖν ;

    Mais toi, tu mas pas encore savouré l’amour de l’or ;

    Aurais-tu donc des mains prêtes à acquérir ?
  3. Et que cette chaleur intérieure prédispose à voir les choses en beau.
  4. § 7.
  5. Voir le serment des éphèbes (A. Dumont, Éphébie attique, t. 1er, p. 9 ).
  6. Nous lisons ἦθος au lieu de ἔθος. La confusion de ces deux leçons est fréquente dans les manuscrits. Cp. chap. suiv., § 14.
  7. Μηδὲν ἄγαν, rien de trop.
  8. Ou meilleur que l’on n’est, ou, plutôt trop bon poux mériter le sort qui fait pitié.