Rhétorique (trad. Ruelle)/Livre II/Chapitre 13

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Traduction par Charles-Émile Ruelle.
(p. 231-234).
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CHAPITRE XIII

Des mœurs de la vieillesse.

I. Les vieillards et ceux qui ont passé l’âge mûr ont des traits de caractère empruntés, pour la plupart, aux contraires de ceux qui précèdent. Comme ils ont vécu de longues années ; que, le plus souvent, ils ont été abusés ; qu’ils ont commis des fautes ; que les actions humaines pour la plupart sont mauvaises, ils n’affirment rien et, en toute chose, ils agissent moins qu’il ne faut.

II. Ils croient, ils ne savent pas ; et, quand on discute, ils ajoutent : peut-être, en effet, sans doute ; ils s’expriment sur toute chose de cette façon, et sur rien avec assurance.

III. Ils sont malicieux ; car c’est de la malice que de supposer en tout de mauvaises intentions ; ils sont enclins aux soupçons à cause de leur manque de confiance, et ils manquent de confiance, parce qu’ils ont de l’expérience.

IV. Ils n’aiment, ni ne haïssent avec une grande force, pour la même raison ; mais, suivant la maxime de Bias, ils aiment comme s’ils devaient haïr un jour et haïssent comme si, plus tard, ils devaient aimer[1].

V. Ils ont l’esprit étroit, ayant été rabaissés par la pratique de la vie ; car rien de grand, rien de supérieur n’excite leurs désirs, tout entiers aux besoins de la vie.

VI. Ils ne sont pas généreux, parce que, pour eux, l’argent est une des choses nécessaires et que, en même temps, ils savent par expérience qu’il est difficile d’acquérir et facile de perdre.

VII. Ils sont timorés et tout leur fait peur. En effet, leurs dispositions sont le contraire de celles des jeunes gens. Ils sont glacés et ceux-ci pleins de feu ; par suite, la vieillesse se laisse guider par la peur : et en effet, la peur est une sorte de refroidissement.

VIII. Ils tiennent à la vie surtout dans leurs derniers jours, parce que leurs désirs portent sur ce qui n’est plus et que l’on désire surtout ce qui fait défaut.

IX. Ils s’aiment eux-mêmes plus qu’il ne faut, car il y a, là encore, de la petitesse d’esprit. Ils rapportent la vie à l’utile, mais non à ce qui est beau, plus qu’il ne convient, à cause de leur égoïsme. Car l’utile est un bien pour tel ou tel, tandis que le beau (moral) est un bien absolu.

X. Ils sont sans retenue plutôt que réservés, car, n’ayant pas autant de souci du beau que de l’utile, ils tiennent peu de compte de l’opinion.

XI. Ils ne sont pas portés à espérer, à cause de leur expérience, vu que la plupart des choses humaines sont mauvaises [2] et que par conséquent beaucoup d’entre elles tournent à mal, — et aussi à cause de leur pusillanimité.

XII. Ils vivent plutôt par le souvenir que par l’espoir ; car il leur reste peu de temps à vive, et leur vie passée est déjà longue : or l’espérance a trait à l’avenir, et le souvenir au passé. De là vient leur loquacité ; car ils racontent perpétuellement ce qui leur est arrivé, trouvant du charme dans ces souvenirs.

XIII. Leurs colères sont vives, mais peu fortes, et le désir ou les a quitté, ou se montre faiblement ; par suite, ils sont incapables ou d’avoir des désirs, ou de mettre à exécution ceux qu’ils peuvent avoir, à moins que ce ne soit en vue d’un profit. C’est ce qui donne aux gens de cet âge l’apparence d’être tempérants, car les désirs passionnés se sont calmés et ils sont asservis à l’intérêt.

XIV. Ils conforment leur vie au calcul plutôt qu’au caractère moral, car le calcul dépend de l’intérêt, et le caractère moral dépend de la vertu. Quand ils causent un préjudice, c’est pour nuire, et non par insolence.

XV. Les vieillards sont, eux aussi, accessibles à la pitié, mais non pour la même raison que les jeunes gens. Ceux-ci le sont par humanité, et les vieillards par faiblesse ; car ils se croient toujours au moment d’avoir une épreuve à subir : or ce sentiment est, nous l’avons vu [3], propre à ceux qui sont enclins à la pitié. De là vient qu’ils sont toujours à se plaindre, qu’ils ne plaisantent point et qu’ils n’aiment pas à rire ; car le penchant aux lamentations est le contraire du caractère qui aime à rire.

XVI. Telles sont donc les mœurs des jeunes gens et celles des vieillards. Ainsi, comme tout le monde goûte les discours prononcés dans le sens de son caractère moral et leurs analogues, il n’est pas malaisé de voir quel usage on devra faire de la parole pour se donner à soi-même et donner à ses discours une apparence conforme à ce caractère.


  1. Cp. Cicéron, De Amicitia, 16.
  2. Cp. § 1.
  3. Ci-dessus, chap. VIII, § 3.